Le brigadier Frédéric/05

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 53-61).
◄  IV
VI  ►

V

Ce que je te raconte se passait à la fin de l’automne de 1869, la vallée était déjà pleine de brouillards ; l’hiver arriva bientôt après, la neige se mit à tourbillonner devant les vitres, le feu à pétiller dans le fourneau, et le rouet de Marie-Rose à bourdonner du matin au soir, au tic-tac monotone de la vieille horloge.

J’allais, je venais, en fumant ma pipe et rêvant à ma retraite. Marie-Rose y rêvait aussi sans doute. Jean Merlin me parlait quelquefois d’avancer le mariage, ce qui m’ennuyait beaucoup, car moi je n’ai jamais eu qu’une parole ; et puisque nous étions convenus de célébrer les noces le jour de sa nomination, je ne voyais pas pourquoi nous serions revenus sur des affaires décidées.

Enfin les jeunes gens étaient pressés ; l’ennui de la saison et l’impatience de la jeunesse en étaient cause.

Depuis deux mois, Baure, Vignerel, Dürr et les autres ne venaient plus ; les arbres ployaient sous le givre, personne ne passait plus que de loin en loin dans la vallée. L’histoire des espions du capitaine, qui m’avait fait tant rire, m’était sortie de l’esprit, lorsqu’une chose extraordinaire me prouva clairement que ce vieux soldat n’avait pas eu tort de se méfier des Prussiens, et que d’autres gens encore songeaient à faire de mauvais coups, des gens élevés en grade, en qui reposait toute notre confiance.

Cette année-là plusieurs troupes de sangliers ravageaient le pays ; ces animaux fourrageaient dans les nouveaux semis ; ils labouraient les bois pour trouver des racines, et descendaient toutes les nuits retourner les champs autour des fermes et des hameaux.

Les paysans ne finissaient pas de crier et de se plaindre, quand enfin on apprit que M. le baron Pichard était arrivé pour organiser une battue générale. Je reçus en même temps l’ordre d’aller le rejoindre à son rendez-vous du Rôthfelz, avec les meilleurs tireurs de la brigade et le plus de traqueurs des environs que je pourrais emmener.

C’était en décembre. Je partis avec Merlin, le grand Kern, Donadieu, Trompette, quinze ou vingt traqueurs ; et le soir nous trouvâmes là-haut tous les invités de M. le baron remplissant déjà les chambres de la petite baraque, couchant sur la paille, mangeant, buvant et se gobergeant, comme à l’ordinaire.

Mais tu connais ces choses, Georges ; tu connais aussi la baraque du Rôthfelz, les cris des traqueurs, les aboiements des chiens, et le danger des invités, qui tirent à tort et à travers dans les lignes et hors des lignes, se figurant toujours à la fin avoir tué la grosse bête. Nous autres gardes, nous avions toujours manqué… Tu connais cela, c’est toujours la même histoire.

Tout ce que je veux te dire, c’est qu’après la chasse, où quelques gros sangliers et quelques marcassins étaient tombés, on fit un festin extraordinaire dans la baraque. Les voitures du baron avaient amené de tout en abondance : vin, kirch, pain blanc, pâtés, sucre, café, cognac, et naturellement vers minùit, après avoir couru dans la neige, bu, mangé, crié, chanté, la partie de plaisir prenait une belle tournure.

Nous autres, nous étions dans la cuisine, rien ne nous manquait non plus. La porte de la salle restant ouverte pour renouveler l’air, nous entendions tout ce que les invités se disaient, d’autant plus qu’ils criaient comme des aveugles.

J’avais remarqué dans le nombre un grand gaillard sec, le nez crochu, les yeux noirs, la moustache fine, bien serré dans sa veste et les jambes nerveuses dans ses hautes guêtres de cuir, qui maniait son petit fusil avec une justesse singulière ; je m’étais dit :

« Celui-là, Frédéric, n’a pas l’habitude de rester assis devant un bureau et de se chauffer les mollets auprès du poêle ; c’est bien sûr un soldat, un officier supérieur ! »

Il était posté près de moi le matin, et ses deux coups de feu n’avaient pas manqué. Je le considérais donc comme un vrai chasseur, et il l’était. Il savait aussi boire sec, car vers minuit, les trois quarts des invités dormaient déjà dans tous les coins ; et sauf lui, le baron Pichard, M. Tubingue, le plus gros et l’un des plus riches vignerons d’Alsace, M. Jean-Claude Ruppert, le notaire, qui peut boire deux jours de suite sans changer de couleur, ni dire une parole plus vite que l’autre, et M. Mouchica, le marchand de bois, dont l’habitude est de griser tous ceux avec lesquels il a des affaires, sauf ceux-là, les autres invités, étendus sur leur botte de paille, avaient tous quitté la partie.

Alors une grande conversation venait de commencer ; le baron disait que les Allemands espionnaient l’Alsace, qu’ils avaient des agents partout, soit comme domestiques, soit comme voyageurs de commerce ou colporteurs ; qu’ils levaient les plans des chemins, des sentiers, des forêts ; qu’ils entraient même dans nos arsenaux, envoyant régulièrement des notes au pays ; qu’ils avaient fait la même chose dans le Schleswig-Holstein avant de commencer la guerre, et puis en Bohême, avant Sadowa ; qu’il fallait se méfier d’eux, etc.

Le notaire et M, Mouchica soutenaient qu’il avait raison, que c’était grave, et que notre gouvernement devrait prendre des mesures pour arrêter cet espionnage.

Naturellement nous autres, entendant cela, nous écoutions, quand l’officier se mit à rire tout haut, disant qu’il croyait d’autant plus ce que racontait M. le baron, que nous faisions le même exercice en Allemagne ; que nous avions des officiers du génie dans toutes leurs places fortes, et des officiers d’état-major dans toutes leurs vallées. M. Tubingue ayant dit alors que ça n’était pas possible, que pas un officier français ne voudrait aller rouler de la sorte, à cause de l’honneur militaire…

« Comment… comment… vous en êtes là ?… dit l’officier en riant encore plus fort. Mais, mon cher monsieur, la guerre, en ce temps-ci, qu’est-ce que c’est ? C’est un art, un jeu, une partie ouverte ; on se regarde, on tâche de deviner les cartes de son adversaire. Tenez, moi, oui, moi qui vous parle, j’ai parcouru tout le Palatinat en qualité de commis-voyageur ; je vendais du vin de Bordeaux à ces bons Allemands ! »

Puis, recommençant à rire, ce monsieur raconta tout ce qu’il avait vu sur son chemin, absolument comme le capitaine Rondeau avait dit que les Prussiens faisaient chez nous, ajoutant que nous étions prêts, et qu’on n’attendait plus qu’une bonne occasion, pour empoigner la rive gauche du Rhin.

En entendant cela, mes gardes, assis autour de l’âtre, se mirent à trépigner de joie, comme si leur fortune avait été faite ; et presque aussitôt la porte se referma, nous n’entendîmes plus rien.

Moi, je sortis prendre l’air, car la bêtise du grand Kern, de Trompette et des autres me dégoûtait.

Il faisait très-froid dehors, la lune au-dessus des vieux sapins hérissés, regardait entre les nuages.

« Qu’est-ce que vous avez, brigadier ? me demanda Merlin, qui m’avait suivi, vous êtes tout pâle… Est-ce que vous vous sentez mal ?

— Oui, la bêtise de Trompette et des autres me bouleverse, lui répondis-je. Je voudrais bien savoir ce qui les fait trépigner. Et vous aussi, Merlin, vous m’étonnez ! Vous trouvez cela beau, d’envahir le pays de nos voisins ; d’empoigner le vin, le blé, le foin, la paille de pauvres gens qui ne nous ont pas fait de mal… Vous trouvez beau de prendre leur pays et de les rendre Français malgré eux. C’est un jeu, çà… vous trouvez que c’est un jeu !… Voudriez-vous devenir Allemand, vous ? Voudriez-vous obéir aux Prussiens, et mettre de côté votre patrie, pour une autre ? Quel profit aurions-nous d’avoir fait un coup pareil ? Est-ce que cela nous rendrait plus riches, d’arracher l’âme de nos voisins ? Est-ce que cela nous laisserait une bonne conscience ? Eh bien, moi, je ne voudrais pas, pour l’honneur de notre nation, un centime ni un pouce de terre mal acquis. Je ne veux pas croire ce que dit ce monsieur. Si c’est vrai, tant pis ! Quand même nous serions les plus forts aujourd’hui, les Allemands ne penseraient de père en fils qu’à se venger, à rentrer dans leurs droits, à réclamer leur sang. Est-ce que le bon Dieu serait juste de les abandonner ? Il n’y a que des êtres sans cœur et sans religion, capables de le croire ; des joueurs qui se figurent bêtement qu’on gagne toujours. Nous voyons pourtant bien que les joueurs finissent tous sur un fumier.

— Père Frédéric, me dit Merlin, ne soyez pas fâché contre moi. Je n’avais jamais pensé à tout ça ; c’est juste ! Mais vous êtes trop en colère pour rentrer dans la cuisine.

— Oui, lui dis-je, allons dormir, cela vaudra mieux que de boire ; il reste encore de la place dans la grange. »

C’est ce que nous fîmes ; et nous repartîmes le lendemain au petit jour.

Je ne te dis pas un mot, Georges, qui ne soit vrai ; j’ai toujours mis la justice au-dessus de tout ; et même dans ce moment, où j’ai perdu ce que j’avais de plus cher au monde, je répète les mêmes choses : j’aime mieux dans ma grande misère, être privé du fruit de mon travail depuis trente ans, que d’avoir perdu l’amour de la justice.