Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume I/Introduction/Chapitre VI-3


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1892.
Annales du Musée Guimet, Tome 21.


INTRODUCTION
CHAPITRE VI
LE RITUEL
iii.
Les deux sectes parsies : Rasmis et Qadìmis. Rapports du rituel qadìmi avec le rituel irani.


Nos deux rituels, comme nous l’avions déjà dit, et comme le lecteur le verra au cours du livre, ne sont pas identiques. Leur différence ne tient pas seulement aux pertes que le culte a faites dans l’Inde[1] : elle tient aussi à des divergences réelles. Il est probable que le rituel zend n’entrait pas dans tous les détails et laissait place à des variations considérables. Déjà le Nîrangistân, à propos d’un seul et même nîrang, donne souvent des doctrines différentes, émanant de différents Dastùrs. « Dès les temps les plus anciens, m’écrit à ce sujet M. Tahmuras, nous trouvons des différences dans l’accomplissement des mêmes kiryàs. Comme la traduction pehlvie du Vendidad nous montre les opinions différentes de différents auteurs de Càshtaks, ainsi le Nîrangistân nous présente divers Càshtaks sur la même kiryà. Les compilateurs du Nîrangistân, Pishaksar et Sôshyans, expriment souvent cet aveu : am la rôshan, je ne sais pas : telle était la franchise de ces Dastùrs des vieux temps. À présent non plus il n’y a pas accord sur les kiryàs. Il y a aussi des différences entre les prêtres de l’Inde et ceux de la Perse. Les prêtres de profession défendent leur propre pratique comme la seule authentique et traitent de fausses celles qui s’en éloignent. Et ainsi la querelle des kiryàs continue de longue date. »
Ainsi les deux rituels que nous donnons n’épuisent pas toute la variété du rituel. Non seulement la kiryà indienne diffère du nîrang pehlvi ; mais la kiryà d’aujourd’hui diffère aussi de la kiryà la plus ancienne connue, que nous trouvons dans un vieux Yasna zend-gujrati, qui date d’environ quatre cents ans et que le Dastùr Hôshangjì, de Puna, a bien voulu me communiquer. J’ai cru inutile et dangereux pour la clarté de l’exposition de donner toutes les divergences liturgiques que l’on pourrait ainsi recueillir, et j’ai cru meilleur de me borner aux deux rituels, chacun représentant toute une famille ; la kiryà imprimée représentant la coutume présente des Parsis de l’Inde ; le nîrang pehlvi représentant l’ancienne coutume parsie de Perse.
Il y a des raisons de croire que l’usage ancien, tel que le donnent les nîrangs, n’est pas entièrement éteint dans l’Inde. En effet, la kiryà que nous donnons ne représente pas l’usage de toutes les communautés parsies de l’Inde, mais seulement l’usage de la plus considérable, celle qui contient les neuf dixièmes de la population, la secte Rasmie ou Shahanshahie. Nous avons dit plus haut (p. xii) comment la visite d’un Dastùr de Perse, Jamasp Vilâyatî, en 1720, amena la constatation de différences sensibles entre l’usage religieux de la Perse et celui de l’Inde. La différence essentielle consistait en ce que l’année parsie de l’Inde était en retard d’un mois sur celle de la Perse. Le 17 juin 1745 une partie des Parsis de l’Inde adopta le calendrier des Parsis de Perse que l’on qualifia de qadîm « ancien », et la secte nouvelle prit le titre de Qadîmie. La grande majorité des Parsis de l’Inde resta fidèle à l’ancien comput et forma la communauté Rasmie ou « traditionnelle ». Les Rasmis prétendaient que les Iranis étaient en retard d’un mois parce qu’ils avaient oublié de faire l’intercalation d’un mois que l’année de 365 jours exige tous les 120 ans. De 1826 à 1830 éclata entre les deux sectes une polémique des plus vives, portant sur la légitimité religieuse de cette intercalation, de cette kabisa, qui, selon les Qadîmis, n’avait jamais été qu’une institution civile, non reconnue dans les textes religieux. Cette polémique n’amena point la solution de la question, trop complexe et composée d’éléments historiques trop variés pour pouvoir être résolue par une hypothèse simple ; mais elle amena la rupture définitive des deux sectes et la constitution d’un sacerdoce et de temples indépendants[2]. Les deux sectes diffèrent non seulement dans le calendrier, mais dans certains détails de prononciations[3], et aussi dans certains points de liturgie sur lesquels malheureusement nous n’avons point de renseignements précis, la secte qadîmie n’ayant point publié d’édition liturgique analogue à celle des Rasmis, Mais le fait que le rituel compliqué du datûsh, tel qu’on le trouve dans les nirangs iranis, se retrouve chez les Qadîmis (v. page 139), joint au fait que les Qadîmis ont pris leur calendrier à leurs frères de Perse, laisse penser qu’ils leur ont aussi emprunté leur rituel, d’autant plus que le rite du dâtush, dont l’authenticité est établie par le Nîrangistân, est absolument inconnu aux kiryàs du Yasna de Hôshangjì, qui sont le document le plus ancien du rituel parsi de l’Inde. Il devient donc probable que le dâtush n’est pas, chez les Qadìmis, un souvenir archaïque, mais un emprunt récent et qu’en donnant côte à côte le rituel rasmi et le rituel irani, nous exposions du même coup le rituel comparé des deux sectes de l’Inde. Si tel est le cas, le rituel qadìmi aura sur celui de la secte dominante l’avantage d’être plus archaïque, plus complet et plus proche de la tradition primitive, et il serait très désirable qu’un Qadìmi fît pour le rite de sa secte ce que M. Tahmuras et ses prédécesseurs ont fait pour le rite rasmi.



  1. Voir plus haut, p. xci.
  2. Sur ce schisme, voir Anquetil, Zend-Avesta, II ; Wilson, The Parsi Religion, pp. 35-36 ; Haug-West, Essays, 57-58.
  3. Les Qadîmis prononcent ahì, vohì au lieu de ahù, vohù, etc. Ici ils sont certainement dans le tort : les caractères ù et ì sont assez faciles à confondre en zend et la prononciation qadîmie repose sur une faute de lecture.