E. Dentu (p. 105-114).


CHAPITRE XII

LA FEMME RICHE. — LA FEMME ARISTOCRATIQUE.


Il y a, de nos jours, deux aristocraties. Celle des écus, celle de la naissance. L’une et l’autre obligent.

La femme riche dépasse la femme noble en luxe, en faste, en élégance ; rêve, pour sa fille, un nom blasonné, savonnette à vilain chèrement achetée, titre souvent payé par des larmes et qui n’efface pas l’origine… Les classes ont beau se mêler, leur fusion est lente, il faut plusieurs générations pour les confondre.

On dit : Le temps efface les préjugés. Moins qu’on ne croit. Nous n’en voulons pour preuve que ce qui s’est passé en France depuis 89 ; les uns ont ri des titres nobiliaires ; les autres les ont enviés. Tel, par sa fortune, s’est permis toutes sortes de fantaisies, qui n’a pu se faire ouvrir les portes des salons aristocratiques. On va de front, on ne va pas de pair ; on se coudoie, on ne se regarde pas. Le riche, à défaut d’écusson, a de magnifiques attelages ; il donne des fêtes princières ; c’est à qui s’y rendra ; quant à le recevoir dans la haute aristocratie, l’on s’en garde, les vieilles rancunes ont survécu… À certains jours, tel duc, d’antique roche, admettra, sans examen, la noblesse des écus, la noblesse de l’intelligence ; mais l’exception est en faveur des hommes. Les femmes n’entrent chez les grands seigneurs que par la porte du mariage.

Voyez cependant ces deux noblesses de front, elles se font tête ; la femme riche a ses pauvres comme la duchesse ; ses œuvres de bienfaisance sont plus larges, la bienfaitrice en relève le prix. Le plus souvent, pour donner, la femme titrée passe par un prêtre, par un ordre religieux. La femme riche a ses protégés ; la femme aristocratique a ses mendiants. Toutes deux sont mues par un sentiment chrétien ; mais leurs points de vue diffèrent ; l’une, fonde des asiles, des écoles ; l’autre, fonde des couvents. Où celle-ci emploie l’assistance, celle-là applique le secours ; pour la première, le temps a marché ; pour la seconde, il est resté stationnaire ; la femme riche vit dans le présent ; la femme noble, dans le passé ; la femme riche honore le travail ; la femme noble honore les titres ; la femme riche doit tout à son père, la femme noble, tout à ses aïeux.

Mais prenez, chacun à part, ces deux cœurs séparés, vous y trouverez de généreux élans, d’humanitaires aspirations. Étrangères l’une à l’autre, se mesurant du regard, défiantes par instinct, ennemies par ton, appelez-en à leurs sentiments de justice, faites taire ici la vanité de l’or, là, l’orgueil de race, et vous verrez la sympathie remplacer l’antagonisme, la bienveillance accueillir d’un sourire celles que le préjugé séparait. C’est que les mœurs d’un peuple suivent le mouvement du progrès et, à leur insu, ces deux femmes, l’une privilégiée du sort, l’autre privilégiée de la naissance, se sont aimées, pour s’être connues et leur appréciation a triomphé de l’erreur. Le mérite de chacune s’est fait jour, la rivalité a disparu, l’élan du cœur a développé la sympathie.

À Paris, depuis un demi-siècle, des associations se sont formées qui ont recruté leurs membres chez les deux sexes et dans tous les rangs de la société. Les crèches, les asiles, les orphelinats, les maisons pour la vieillesse sont des fondations de ce genre, et nulle part, croyons-nous, le zèle n’a montré autant d’activité que dans notre capitale. La bienfaisance y bat monnaie.

Pour s’en convaincre, il suffit de remonter à l’institution de la Société de la morale chrétienne, qui, de la présidence du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, passa à son fils Gaëtan et réunit tout ce que la naissance, le talent, la fortune pouvaient mettre en commun de dévoûment au profit des classes pauvres. Là se trouvaient mus par une même pensée, des hommes et des femmes de toutes les conditions, appartenant à divers cultes, mais s’adressant au même Dieu, et chacun apportant son obole à l’œuvre commune. Dans cette société où la charité ne fut jamais l’aumône, les esprits éclairés ne se comptaient plus, ils se groupaient. Messieurs Thiers, de Lamartine, Guizot, Carnot, Villemain, Cousin, etc., etc., furent membres actifs des divers comités de cette œuvre, une par son principe, multiple par son action. Mesdames de Montebello, de Montalivet, de Lasteyrie, Chevreau, Le Maire, etc., prêtaient leur utile concours aux divers comités et rivalisaient de zèle avec les hommes, sur le pied d’une parfaite égalité ; nul membre n’était favorisé au détriment d’un autre ; tous avaient droit de vote et d’élection ; les charges incombaient au zèle, au mérite !

C’est à la Société de la morale chrétienne qu’est due l’initiative d’un comité de patronage des jeunes orphelins. Tronc vigoureux, de puissantes racines ont puisé la vie dans son sein. L’Orphelinat, dirigé par M. Burhel et, plus tard, présidé par M. de Gérando, fut une branche détachée de cet arbre. L’exemple eut des imitateurs : on se copie pour le bien, on ne se rivalise pas, et c’est vraiment un touchant spectacle que celui d’âmes solidairement liées, en dehors de tout esprit de parti comme de tout fanatisme religieux.

Dans le cours de notre vie active, nous avons vu grand nombre de femmes s’effacer devant qui devait ou qui pouvait faire le bien. La fille de l’illustre Lafayette, Madame de Lasteyrie, fut, à la fois, le génie de la bienfaisance et le symbole de la modestie. Dans la part dévouée qu’elle prenait à l’œuvre des prisons, sous la présidence de Madame de Lamartine, son grand cœur vola toujours au devant des plus malheureuses, quel que fût le culte de leur Dieu. Jamais cette humble et charmante apôtre ne se prévalut ni de son rang ni de son zèle.

À côté de cette sublime femme, dont le zèle excitait le nôtre (nous faisions alors l’œuvre des prisons au nom de la Société de la morale chrétienne, comité mixte), se trouvait, pour un comité protestant, Madame Émilie Mallet, née Auberkampf, grand cœur consacré, sa vie durant, aux affligés du sort, aux orphelins de la fortune. Certes, à voir, avec les pauvres, Madame Mallet, sortie de l’aristocratie financière, et Madame de Lasteyrie, cachant son blason sous le plus modeste costume, on se fût étonné de trouver tant de vertus unies à tant de dévouement, si la sérénité de ces âmes sœurs n’eût convaincu de leur amour pour l’humanité !

À l’heure où nous écrivons ce livre, on nous dit que Madame de Lamartine, fort souffrante cet été, quittait son lit pour reprendre ses pinceaux. À qui destinait-elle le produit de ses œuvres ? Aux pauvres…

Dans le monde aristocratique, on citait jadis, pour son infatigable charité, Madame la marquise de Pastoret, peu soucieuse de se parer, fort soucieuse de faire le bien ; cette dame dépensait ses revenus en bonnes cœuvres, et semblait s’être condamnée, pour les pauvres, à la pauvreté.

Dans toutes les villes de France, sur les limites du plus grand nombre de nos départements, on lit : La mendicité est interdite dans cette commune. Tel est l’ordre préfectoral et communal. Qui en facilite l’exécution ? La charité des femmes !

À Paris, les bonnes œuvres vont se multipliant ; les associations élargissent leur programme ; l’initiative du baron Taylor, en faveur des artistes, a eu des imitateurs dans un autre ordre. Chaque culte, à son tour, veille sur ses fidèles. L’archevêché, le temple, la synagogue ont la même manière de donner ; le fond diffère ; mais cela ne regarde que Dieu.

Parmi les œuvres faites sans bruit, il en est une sous la présidence de Madame Lemonnier qui se distingue par son but : « L’Institut des jeunes filles pauvres nées de parents aisés tombés dans le malheur. » Former des enseignantes, les doter d’une solide instruction ; telle est la pensée de cette association. La richesse ainsi employée à faire le bien profite à qui donne et à qui reçoit ; il n’y a que l’égoïsme et l’ingratitude qui nient le prix d’un bienfait, Mesdames Rothschild, mère et bru, ont toujours utilisé en bonnes œuvres une part de leurs revenus.

Au dire d’Eugène Sue, la jolie et spirituelle princesse Marie Bonaparte-Solms, dépensait sur le pied de vingt francs, par jour, en secours aux indigents.

Madame de K…, une Russe francisée par ses alliances, ne se réserve rien, afin de donner plus. Ce n’est point vers les heureux de la terre qu’elle est attirée, c’est vers ceux qui souffrent. Dans la vie de cette femme, il n’y a pas une heure de perdue. Son esprit, ses doigts, son cœur, elle les occupe au profit du malheur. Il lui est possible de compter ses amis riches ; elle ne saurait compter les amis pauvres dont elle est la Providence ! Bon ange des artistes, consolatrice des affligés, Dieu la fit à son image ; il lui donna toutes les perfections !

La femme riche, la femme aristocratique ! sont, dans la société, des êtres enviés par ceux-ci, dénigrés par ceux-là. On vise à la dot des filles, à la réputation des jeunes femmes ; les vieilles, on les dédaigne… Est-ce pour une telle fin que notre sexe a été créé ? Non, une meilleure part lui est réservée. Plus la fortune et le rang les mettent en relief, plus les femmes sont tenues de donner de bons exemples. La lumière ne vient pas des bas-fonds, elle vient des monts élevés. Mesdames, prendrez-vous pour types ces nullités habiles à se juponner ? Esprits frivoles, cœurs froids, qui estiment les gens pour le vêtement qu’ils portent. Bouches habituées au mensonge, prunelles façonnées à l’hypocrite jeu du regard ; âmes que l’amour vrai trouve indifférentes ; raisonneuses sans raison, vampires de la fortune privée ; désespoir des mères, honte des maris, êtres au faux visage, au faux parler… Ne les imitez pas, jeunes filles, la folie seule les encense…

Ne les imitez pas, plaignez-les ; car, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une heure, elles ont aimé et, si leur âme s’est avilie, c’est qu’un amour trahi les a perdues….

Oui, dans la moins pure, dans la moins noble des femmes, est encore un rayon de l’étincelle divine ! Les plus grandes pécheresses ont des éclairs de sagesse, sorte de retour sur elles-mêmes, où, se voyant telles que les voit le monde, elles se prennent à vouloir rentrer dans la bonne voie. Mais la société est sans pitié pour leurs fautes, elles retombent dans l’abîme pour n’en plus sortir. Chacun, se croyant sans péché, s’est empressé de leur jeter la première pierre, la charité les eût sauvées, l’orgueil humain les perd.