Le Voyageur (tr. Nerval)

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 330-334).


LE VOYAGEUR


LE VOYAGEUR.

Dieu te bénisse, jeune femme, ainsi que l’enfant que nourrit ton sein ! Laisse-moi, sur ces rochers, à l’ombre de ces ormes, déposer mon fardeau, et me délasser près de toi.

LA FEMME.

Quel motif te fait, pendant la chaleur du jour, parcourir ce sentier poudreux ? Apportes-tu des marchandises de la ville pour les vendre dans ces contrées ? Tu souris, étranger, de cette question.

LE VOYAGEUR.

Je n’apporte point de marchandises de la ville. Mais le soir va bientôt répandre sa fraîcheur ; montre-moi, aimable jeune femme, la fontaine où tu te désaltères.

LA FEMME.

Voici un sentier dans les rochers… Monte devant ; ce chemin parmi les broussailles conduit à la chaumière que j’habite, à la fontaine où je me désaltère.

LE VOYAGEUR.

Des traces de la main industrieuse de l’homme au milieu de ces buissons ! Ce n’est pas toi qui as uni ces pierres, ô nature, si riche dans ton désordre !

LA FEMME.

Encore plus haut !

LE VOYAGEUR.

Une architrave couverte de mousse ! Je le reconnais, esprit créateur ! tu as imprimé ton cachet sur la pierre !

LA FEMME.

Monte toujours, étranger !

LE VOYAGEUR.

Voici que je marche sur une inscription… Et ne pouvoir la lire ! Vous n’êtes plus, ô paroles si profondément ciselées dans le marbre, et qui deviez rendre témoignage devant mille générations de la piété de votre auteur !

LA FEMME.

Tu t’étonnes, étranger, de voir ces pierres ; autour de ma chaumière, il y en a bien d’autres !

LE VOYAGEUR.

Là-haut ?

LA FEMME.

Sur la gauche ; en traversant les buissons…. Ici.

LE VOYAGEUR.

O muses ! ô grâces !

LA FEMME.

C’est ma chaumière.

LE VOYAGEUR.

Les débris d’un temple !

LA FEMME.
Et, plus bas, sur le côté, coule la source où je me désaltère.
LE VOYAGEUR.

Tu vis encore sur ta tombe, divin génie ! ton chef-d’œuvre s’est écroulé sur toi, ô immortel !

LA FEMME.

Attends, je vais te chercher un vase pour boire.

LE VOYAGEUR.

Le lierre revêt maintenant tes créations légères et divines. Comme tu t’élances du sein de ces décombres, couple gracieux de colonnes, et toi, leur sœur, là-bas solitaire !… La tête couverte de mousse, vous jetez sur vos compagnes, à vos pieds renversées, un regard triste mais majestueux ! La terre, les débris, nous les cachent ; des ronces et de hautes herbes les couvrent encore de leur ombre. Estimes-tu donc si peu, ô nature ! les chefs-d’œuvre de ton chef-d’œuvre ? Tu ruines sans pitié ton propre sanctuaire, et tu y sèmes le chardon !

LA FEMME.

Comme mon petit enfant dort bien ! Étranger, veux-tu te reposer dans la chaumière, ou si tu préfères rester ici à l’air ? Il fait frais. Prends le petit, que j’aille te chercher de l’eau. — Dors, mon enfant, dors !

LE VOYAGEUR.

Que son sommeil est doux ! comme il respire paisiblement et dans sa brillante santé !… Toi qui naquis sur ces restes saints du passé, puisse son génie venir reposer sur toi ! Celui que son souffle caresse saura, comme un dieu, jouir de tous les jours ! Tendre germe, fleuris, sois l’honneur du superbe printemps, brille devant tous tes frères, et, quand tes fleurs tomberont fanées, qu’un beau fruit s’élève de ton sein, pour mûrir aux feux du soleil !

LA FEMME.
Que Dieu te bénisse ! — Et il dort encore ? Mais je n’ai avec cette eau fraîche qu’un morceau de pain à t’offrir !
LE VOYAGEUR.

Je te remercie. — Comme tout fleurit autour de nous, et reverdit !

LA. FEMME.

Mon mari va bientôt revenir des champs : ô reste, étranger, reste pour manger avec nous le pain du soir !

LE VOYAGEUR.

C’est ici que vous habitez ?

LA FEMME.

Oui, là, parmi ces murs : mon père a bâti la chaumière avec des tuiles et des décombres, et nous y demeurons depuis. Il me donna à un laboureur, et mourut dans nos bras. — As-tu bien dormi, mon amour ? Comme il est gai, comme il veut jouer, le petit fripon !

LE VOYAGEUR.

Ô nature inépuisable ! tu as créé tous les êtres pour jouir de la vie ! tu as partagé ton héritage à tous tes enfants comme une bonne mère… À chacun une habitation. L’hirondelle bâtit son nid dans les donjons, et s’inquiète peu des ornements que cache son ouvrage. La chenille file autour de la branche dorée un asile d’hiver pour ses œufs : et toi, homme ! tu te bâtis une chaumière avec les débris sublimes du passé… Tu jouis sur des tombes ! — Adieu, heureuse femme !

LA FEMME.

Tu ne veux donc pas rester ?

LE VOYAGEUR.

Dieu vous garde ! Dieu bénisse votre enfant !

LA FEMME.

Je te souhaite un heureux voyage.

LE VOYAGEUR.
Où me conduira ce sentier que j’aperçois sur la montagne ?
LA FEMME.

À Cumes.

LE VOYAGEUR.

Y a-t-il encore loin ?

LA FEMME.

Trois bons milles.

LE VOYAGEUR.

Adieu. — Guide mes pas, nature, les pas d’un étranger sur ces tombeaux sacrés d’autrefois ; guide-moi vers une retraite qui me protège contre le vent du nord, où un bois de peupliers me garde des rayons brûlants du midi ; et, quand, le soir, je rentrerai dans ma chaumière, le visage doré des derniers feux du soleil, fais que j’y trouve une pareille femme avec un enfant dans ses bras.