Le Voyage du Tsar
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 541-569).
LE VOYAGE DU TSAR

Le tsar va débarquer en France ; le tsar vient à Paris faire visite à la République française. Quelle émotion, mêlée de colère et d’anxiété chez les uns, d’orgueil et de délirantes espérances chez les autres, eût suscitée, des Pyrénées au Rhin et du Rhin aux Carpathes, pareille nouvelle, il y a quinze ans, il y a vingt ans ! Le prophète qui eût osé l’annoncer n’eût guère rencontré que des incrédules ; ou, pour ajouter foi à semblable prédiction, les politiques se fussent représenté une Europe en feu, au moins une Europe belliqueuse, prête à tous les conflits, car une pareille conjonction de la démocratie française et de l’autocratie russe ne semblait se concevoir qu’à la veille ou au lendemain d’une commotion européenne. Or, c’est la première réflexion qui se présente à l’esprit, s’il y a quelque chose de changé en Europe, et de changé en mieux, à l’avantage de l’Europe et de la France, — comme le prouve cette visite impériale, — force nous est bien de reconnaître que les fondemens de l’Europe de 1871, de l’Europe du traité de Francfort, n’en sont ni modifiés ni ébranlés. Au lieu d’être le signe avant-coureur d’une grande guerre, prélude d’une révision des traités existans, le voyage du tsar à travers l’Europe apparaît bien plutôt comme une promesse de paix, partant, qu’on le veuille ou non, comme un tacite acquiescement aux traités. C’est là un point sur lequel il nous importe, à nous Français, de ne garder aucune illusion. C’est parce qu’il se présente, partout, en messager de paix que le jeune tsar est acclamé de tous les peuples. Or, qui dit paix, dit forcément maintien des traités, et qui dit maintien des traités dit respect des frontières actuelles. Rien donc de changé, quant aux limites des États ; l’Europe en reste à la paix de Francfort. La grande iniquité de 1871 n’est pas effacée, et rien, hélas ! ne fait encore présager l’heure des réparations patiemment attendues !

La répartition des territoires n’a pas changé ; elle semblerait plutôt consolidée par les dernières années ; mais la répartition des territoires n’est pas tout, pour les États et pour les nations. Qui dans l’histoire et dans la politique n’aperçoit que des mutations territoriales ne comprend ni l’histoire ni la politique. De ce que l’entente franco-russe n’a pas remué les bornes des États, de ce qu’elle ne promet pas de restaurer la frontière de la France, il ne suit point qu’elle ait été sans importance pour l’Europe et sans profit pour notre pays. A parler franc, — et s’il importe jamais d’être sincères avec nous-mêmes, c’est ici, — il est deux choses dont, en face de nos amis du Nord, nous devons nous défendre également, sous peine d’être dupes, ou sous peine d’être injustes ; l’une est de trop exalter l’alliance russe, l’autre de la trop rabaisser ; l’une est d’en magnifier outre mesure les résultats, l’autre de les méconnaître ou de les déprécier. Excès en sens inverse que nous réprouvons, l’un et l’autre, avec la même énergie, les jugeant, tous deux, — l’enivrement aveugle et le dénigrement chagrin, — peu dignes de la France et dangereux pour la France. La politique n’est ni affaire d’imagination, ni affaire de sentiment, et c’est une vérité que nous avons trop souvent oubliée, à nos dépens pour ne pas avoir appris à nous en souvenir. Aussi bien, la prochaine arrivée du jeune autocrate sur la terre française est-elle, pour nous, comme une invitation à mesurer ce que, depuis Cronstadt et depuis Toulon, l’entente franco-russe a valu à l’Europe et à la France. Pendant que sur le chemin du couple impérial se dressent, à la hâte, les arcs de triomphe qui doivent l’accueillir sur le sol français, avant que nos yeux ne soient éblouis par l’éclat des fêtes que la France prépare à ses hôtes, qu’on nous permette de nous recueillir un instant, et de nous demander ce qu’apporte, à la France et au monde, cette visite impériale, et avec elle, l’alliance franco-russe dont la visite du tsar Nicolas II est comme le couronnement et la consécration. Tout, du reste, dans ce voyage princier, a sa portée, tout est significatif, jusqu’à l’itinéraire de leurs jeunes Majestés tsariennes, et si l’on prend la peine d’en écarter le fastueux décor et les magnificences souveraines, on y découvre comme un symbole de la politique russe et une image de la situation de l’Europe. C’est pour cela que ce voyage du jeune couple fraîchement couronné est vraiment un voyage historique qui marquera une heure dans les dernières années de ce siècle expirant.

I

Et, d’abord, première remarque qui n’a rien pour déplaire à tout Français mettant la patrie au-dessus de l’esprit de parti. La forme même du gouvernement français donne à la visite du tsar en France plus de prix pour nous, et plus d’importance pour l’étranger. Si la France était restée ou redevenue une monarchie, si, à la place des vides jardins plantés sur leurs décombres, les Tuileries reconstruites abritaient, de nouveau, un empereur ou un roi, la visite de Nicolas II n’aurait assurément rien que d’agréable pour notre amour-propre national. Mais le fait que nous sommes en république, qu’il n’y a plus, chez nous, ni trône ni tête couronnée, qu’ainsi que son ancienne demeure, la monarchie a été rasée jusqu’en ses fondemens, que les souverains n’ont plus en France de frère ou d’égal qui puisse leur rendre politesse pour politesse, rend la démarche de Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies plus flatteuse encore et plus significative. L’étiquette républicaine de l’Elysée, par un involontaire souvenir des mœurs monarchiques, a beau entourer nos présidens en voyage d’honneurs presque royaux, ce n’est pas à M. et à Mme Faure que le tsar et la tsarine viennent faire visite, ce n’est même point à la République, c’est à la France elle-même, à la nation française. Cela seul est un fait nouveau, peut-être sans précédent ; et, — républicains ou non — nous avons le droit de nous en réjouir, car cela donne un solennel démenti aux calculs anciens des ennemis de la France.

Sur ce point, les combinaisons du Richelieu prussien ont été déjouées ; les complaisances et les espérances mises par M. de Bismarck sur le berceau de la République ont été trompées. Il est bon, à l’occasion, de nous rappeler la querelle faite par le chancelier de fer à M. d’Arnim, ne fût-ce qu’afin de ne pas laisser la République justifier par ses écarts les machiavéliques calculs du ministre de Guillaume Ier. Le fondateur de l’Unité allemande comptait sur la République et sur l’instabilité républicaine pour nous isoler des monarchies militaires du continent. C’est pour cette raison, — et avec sa franchise hautaine, il ne prenait même pas le soin de le dissimuler, — que ce grand contempteur de la démocratie était républicain — en France. Par bonheur pour nous et pour la Russie, le fossé creusé par la République entre Paris et Pétersbourg ne s’est trouvé ni assez profond ni assez large pour empêcher l’autocratie russe de tendre la main à la démocratie française ; tout au plus, la République a-t-elle retardé leur rapprochement d’une quinzaine d’années. Le prince de Bismarck, devenu l’ermite chagrin de Friedrichsruhe, a vécu assez pour assister à cette alliance du turbulent coq gaulois et de l’aigle russe qu’il avait, durant vingt ans, tout fait pour prévenir. Nous sommes loin de l’époque, pourtant si voisine, des exclusives entrevues des trois empereurs. Et c’est le tsar Alexandre III, le plus obstinément conservateur des souverains, le plus défiant des choses de l’Occident et de l’esprit nouveau, qui n’a pas craint, à Cronstadt, d’offrir la main à la République française sur le pont du Marengo, tant le rapprochement de la France et de la Russie était écrit, d’avance, dans la nouvelle carte de l’Europe. Et en passant, aussi délibérément, par-dessus le préjugé des cours, en séparant ainsi sa politique étrangère de sa politique intérieure, en ne craignant pas, lui, l’autocrate convaincu, qui, entre une constitution et les bombes, avait opté pour les bombes, d’entendre debout, tête nue, la Marseillaise, Alexandre III s’est montré plus clairvoyant, plus politique, plus homme d’État que son grand-père Nicolas Ier, adversaire implacable de la Révolution et des gouvernemens issus de la Révolution. A l’inverse de Nicolas Ier, que, au dedans de son vaste empire, il semblait avoir pris comme modèle, Alexandre III a compris que, pour l’autocratie russe, c’était une tâche ingrate que de se faire le paladin de la légitimité ou le gendarme de l’Europe monarchique ; il a senti que, même coiffée du bonnet phrygien, la France restait la France, c’est-à-dire un État essentiel à l’Europe et au monde ; et pour s’allier à la République, il a noblement fait taire ses préférences de souverain et ses répugnances dynastiques, n’écoutant que l’intérêt de l’Europe et les besoins de ses peuples.

Cette entente des nécessités du temps présent, le feu tsar l’a transmise à son fils, héritier de sa politique aussi bien que de sa couronne. Ainsi, en dépit du contraste de leurs institutions, malgré l’opposition de leurs procédés de gouvernement, non moins que de leurs formes de gouvernement, s’est nouée, entre la troisième République française et le tsarisme russe, une alliance qui a survécu à son fondateur, et qui, vieille à peine de cinq ans, semble déjà, avec le nouveau règne, entrée dans les traditions de la chancellerie impériale.

Cette alliance, officiellement scellée par la visite du tsar autocrate, quel en est l’esprit ? quel en est le but ? Va-t-elle, comme le craignaient les sages, comme s’en flattaient les téméraires, couper décidément l’Europe en deux camps, et lancer, les unes contre les autres, les armées qui veillent à la frontière des États ? Non, tout au contraire, ce qu’on avait pris de loin pour un instrument de guerre s’est montré un agent de pacification. L’entente de la France et de la Russie a eu pour premier effet de consolider la paix, de renforcer la paix, — la seule paix, il est vrai, dont ose jouir l’Europe que nous a faite M. de Bismarck, la paix armée, la paix appuyée sur dix millions de baïonnettes. L’antique si vis pacem reste plus de mise que jamais. La triple alliance n’est pas dissoute ; la triple alliance a été récemment renouvelée ; mais avec M. de Bismarck et avec M. Crispi, elle a perdu de son aigreur et de son arrogance ; peut-être aussi a-t-elle perdu de sa solidité ou de sa confiance en soi. En tout cas, la triplice ne se sait plus omnipotente ; elle a, devant elle, à qui parler. La paix ne dépend plus uniquement d’un froncement de sourcils du chancelier germanique ; elle n’est plus, autant qu’elle le semblait naguère encore, à la merci d’un caprice de l’inquiétant Kaiser au sommeil léger, qui, par les nuits de printemps, se plaît à faire sonner à l’improviste le boute-selle de ses uhlans.

Assez longtemps l’Europe, pareille à un régiment en campagne, a dormi tout équipée, prête à toutes les alertes. Depuis que la France et la Russie se sont donné la main, elle peut du moins, cette Europe tant surmenée, reposer tranquille, sans avoir à redouter quelque alarme soudaine de Berlin ou de Rome. La paix, telle que l’entendait la triple alliance de M. de Bismarck ou de M. Crispi, avait des allures provocatrices et des airs de défi ; les déclarations les plus rassurantes aimaient à s’accompagner de fanfares guerrières. Pace imposta, Bismarck Crispi, proclamaient, mensongèrement, les fastueuses devises des arcs de triomphe érigés en Italie, il y a quelque dix ans, sur le passage du fils de Guillaume Ier, du père de Guillaume II. On affectait de croire à Berlin, à Vienne, à Pest, à Rome, à Londres même, que la tranquillité du monde n’avait d’autres ennemis que l’ambition moscovite et la turbulence gauloise. A force de le répéter, les reptiles d’outre-Rhin avaient presque persuadé à l’Europe que si elle n’avait pas encore été surprise par la guerre, elle le devait, uniquement, à la vigilance désintéressée des sentinelles de la triplice. Comment ne pas sentir que la paix est devenue plus solide, depuis que l’Allemagne et ses deux acolytes ne peuvent plus se vanter de l’imposer à la France et à la Russie, isolées et impuissantes ? La pace imposta des Bismarck et des Crispi, la démocratie française et l’autocratie russe seraient en droit de la retourner contre la triple alliance. Si elle a besoin de bras pour veiller sur elle, la paix de l’Europe a d’autres gardiens, aujourd’hui, que les grenadiers de Poméranie ou les bersagliers piémontais. Et ainsi, la paix est plus sûre, parce qu’elle ne semble plus un défi ou une menace à personne. Elle n’a pas seulement pour appui la volonté changeante des gouvernemens et les vœux des peuples ; elle repose sur quelque chose de plus substantiel et de moins fragile, sur l’équilibre des forces et des armes. Si elle est arc-boutée, d’un côté, par l’Allemagne et ses deux alliées, elle l’est, de l’autre, par le tsar russe et par la République française ; et, pour qu’elle dure, le mieux est qu’il n’y ait pas dans un sens une poussée plus forte que dans l’autre. Triste paix ! diront les esprits chagrins ; paix écrasante, paix ruineuse que celle qui repose sur l’immensité des armemens ! Mais l’Europe de la fin du XIXe siècle en peut-elle connaître une autre ? — Et le siècle qui vient, le siècle dont l’aube blanchit l’horizon, sera-t-il lui-même plus heureux que son aîné ?

S’il est de nos contemporains qui veulent exiger davantage, nous n’y contredisons point. Puisse l’avenir, sur lequel il est toujours si facile de bâtir de beaux songes, ne pas décourager trop vite les vastes espérances ! Après tout, le voyage même du tsar Nicolas II semble fait pour autoriser quelques rêves. N’est-ce point, en tout temps, le privilège de la jeunesse ? et notre vieille Europe ne saurait-elle un peu se rajeunir, ou se renouveler, au contact de ce jeune souverain et de sa jeune femme, acclamés partout comme une promesse d’avenir et une vision de paix ? Et si de pareils messagers n’y réussissent point, qui le ciel lui devra-t-il envoyer, à cette Europe divisée, pour lui faire oublier, ne fût-ce que l’espace d’une semaine, ses jalousies anciennes et ses défiances invétérées ? — Mais, pourquoi ne pas le reconnaître ? quand nous disons que l’entente franco-russe a raffermi la paix, ce qui en soi est déjà de grand prix, nous ne disons pas tout ; nous sommes injustes envers la Russie et envers nous-mêmes. Notre entente avec l’empire du Nord va peut-être faire quelque chose de plus, et quelque chose de mieux. Cette alliance qui, aux yeux de ses adversaires, et aux yeux même de certains de ses promoteurs, devait précipiter l’Europe dans la guerre, cette alliance longtemps suspecte aux pacifiques, voici que, non contente de renforcer la paix, elle s’efforçait, hier encore, avec le tsar Nicolas II et avec son ministre, feu le prince Lobanof, de reconstituer une chose bien surannée, bien archaïque, qui paraissait à jamais finie, ce que nos pères appelaient, un peu ambitieusement, le concert européen. — Le concert européen, quel revenant d’une époque à jamais, semblait-il, évanouie ! Il paraissait bien mort depuis quelque trente ans, cet antique concert européen, et l’on aurait naguère fait sourire d’incrédulité les hommes à qui l’on eût promis de le faire revivre. Combien de fois, depuis Sadowa et depuis Sedan, n’avons-nous pas entendu répéter : Il n’y a plus d’Europe. Cela en certains cercles était devenu une banalité. Finis Europæ ! gémissaient, en hochant la tête, les vieux diplomates. Et ils avaient raison, avec leur air de radoter ; l’Europe au sens diplomatique du mot, l’Europe agissant d’accord, comme une personne vivante, en vue d’intérêts communs, paraissait bien finie. Elle n’avait pas survécu aux violences de la politique bismarckienne, et il semblait qu’un miracle seul pût la ressusciter. — Le miracle, — est-il déjà permis d’y croire ? — s’est accompli ; et par qui a-t-il été opéré, sinon par ceux que l’on dénonçait naguère comme les ennemis nés de la paix européenne ? Cette Europe qu’avaient laissé périr les empereurs et les rois de droit divin, si elle a l’air de renaître, c’est l’entente de la République française avec le tsar russe qui la fait revivre. Cela tient en vérité du paradoxe, et cela pourrait bien être une réalité. Le voyage de l’empereur Nicolas II en témoigne. L’empereur Alexandre III, le tsar pacificateur, en nouant l’alliance franco-russe lui avait donné le caractère pacifique qui seul convenait à son cœur de chrétien et à sa conscience d’autocrate. L’empereur Nicolas II, en continuant l’œuvre politique de son père, aura eu l’honneur d’avoir fait, ou d’avoir tenté quelque chose de plus. Il ne paraît pas se borner au rôle de gardien de la paix de l’Europe, il semble aspirer à être le restaurateur du concert européen. Tel paraît bien, du moins, avoir été, pour son jeune souverain, l’ambition du ministre que la Russie et le tsar viennent de perdre, et n’eût-il fait qu’y réussir, durant une saison, le prince Lobanof aurait bien mérité de l’Europe.

Le rétablissement du concert européen, si tant est qu’il ne soit pas prématuré de le célébrer, la France y a volontiers prêté la main, heureuse d’y retrouver sa place, en dépit de ses révolutions et de sa forme de gouvernement. Cette place que les monarchies anciennes contestaient, autrefois, à ses rois issus de l’émeute, ou à ses empereurs sacrés par un vote populaire, les dynasties héritières de la sainte alliance la concèdent, de bonne grâce, à la République française. Ce n’est pas seulement. qu’elle se présente en compagnie de la Russie, sous l’égide et comme sous le patronage de la puissance autocratique la plus obstinée jadis à tenir à l’écart les Louis-Philippe ou les Napoléon ; c’est que l’esprit de l’Europe a changé ; que, sauf au sud des Alpes, peut-être, les cours, ne craignant plus guère la contagion républicaine, ne se croient plus tenues de faire grise mine à la République. On peut dire d’elle qu’elle sera bien reçue, partout, tant qu’elle sera correcte, ou tant qu’elle sera sage, — bien que, au milieu des têtes couronnées et des monarchies, elle semble souvent, dans un monde étranger, un peu comme une invitée sans naissance et sans relations au milieu d’hôtes de haute origine ; et en personne avisée, elle fera bien de prendre garde de ne jamais l’oublier.

N’importe, la reconstitution du concert européen, si précaire semble-t-elle, est un fait dont, en bons Européens, comme en bons Français, — deux choses que, pour notre part, nous n’aimons pas séparer, — nous avons le droit de nous féliciter. Ce n’est pas, cependant, que le nouveau concert européen semble devoir donner aux amis de l’humanité et aux amans de la justice toutes les satisfactions qu’ils en avaient osé rêver. Non, hélas ! il ne faut pas que l’éclat des fêtes officielles et le retentissement des acclamations populaires sur le chemin du jeune couple impérial fassent illusion à un temps, toujours prêt à se repaître d’espérances vagues. Non, notre siècle finissant ne va pas voir s’ouvrir, devant le monde moderne, l’ère messianique de justice et de fraternité annoncée au vieux monde par les voyans d’Israël et les sibylles alexandrines. Cette Europe que nous voudrions croire en train de renaître, cette Europe des diplomates et des chancelleries, elle a ses plaies, elle a ses blessures, les unes anciennes déjà et mal cicatrisées, les autres toutes récentes, et saignant encore ; et si douce et caressante que semble la main des diplomates, on ne voit pas qu’elle soit bien habile à les panser ; s’y emploierait-elle, avec un zèle patient, il est douteux qu’elle réussisse à les guérir. Il avait raison, ce ministre anglais qui s’écriait, il y a quelques semaines : « L’Europe n’en est plus au temps des croisades. » Parvînt-il vraiment à se reformer, ce concert européen, il semble hors d’état de mettre fin à toutes les souffrances et à toutes les iniquités de l’Europe contemporaine. A vrai dire, peut-être même ne peut-il se reconstituer, ou n’a-t-il quelque chance de durer qu’à condition de renoncer à des ambitions aussi hautes. C’est ici que se font sentir, malgré tout, les tares constitutionnelles et pour ainsi dire les vices d’origine de la vieille Europe. Elle ne peut rester unie, elle ne peut agir en commun qu’en demeurant modeste, en sachant se borner, en s’abstenant des grandes vues et des grandes œuvres. Tout principe de direction lui manque ; il ne lui en reste qu’un terre à terre, auquel elle est réduite à tout sacrifier : le souci égoïste de sa sécurité présente.

Pauvre Europe ! pauvre concert européen ! les idéalistes ne sauraient s’en promettre la réalisation de leur chimère de justice. Il ne faut pas trop attendre de cette Europe, dût-elle se reconstituer par les soins du tsar, notre allié ; — et du même coup, nous devrions, pour être sincères, en dire autant de l’alliance russe elle-même. A quoi bon, à la veille de ces jours de fête, parler de nos frères d’entre les monts et le fleuve ? Notre cœur français n’a pourtant pas le droit de les oublier. A travers le bruit des réjouissances publiques, notre pensée se reporte en secret vers eux, se demandant si, de toute cette allégresse nationale, quelque chose ira traverser les Vosges. Mais mieux vaut ne pas donner aux autres, amis ou ennemis, l’importun spectacle de nos regrets persistans et de notre impuissante douleur. Laissant de côté nos blessures et nos souvenirs, à nous, Français, si nous songeons à autrui, comme aux beaux jours de notre puissance, s’y est longtemps complu la générosité française, n’y a-t-il pas, en Europe, ou au seuil de l’Europe, des hommes, des chrétiens, des peuples, nos parens par l’origine et par tous les élémens de la civilisation, dont l’Europe officielle a vu couler le sang à flots, sans savoir ou sans pouvoir rien faire pour les sauver, ou les venger ? sans avoir rien trouvé de mieux que de fermer l’oreille à leurs gémissemens, et de détourner la tête pour ne pas voir ce qu’elle aurait eu honte de n’avoir su empêcher ? De tout temps, il est vrai, par imprévoyance, par impuissance, ou par complicité, le concert européen a laissé s’accomplir, sous son couvert, bien des violences et bien des vilenies. La diplomatie ne peut parer à tout ; justement éprise de la paix, elle a toujours eu coutume de sacrifier les petits à l’entente des grands. Elle a le droit de renvoyer à l’histoire qui aurait la naïveté de lui en faire un reproche ; n’importe, la diplomatie européenne n’a pas lieu d’être bien fière. C’est au moment où l’Europe reprenait conscience de son unité et apprenait, de nouveau, à agir ou à parler en commun que se sont perpétrés, au grand jour, en des pays de longue date confiés à sa vigilance, les plus horribles massacres qu’ait jamais éclairés le soleil. Il y a une capitale que, dans son tour d’Europe, le jeune tsar se gardera de visiter, — celle vers laquelle ont semblé s’allonger plus d’une fois les serres de l’aigle impériale, celle que le poète de Moscou réclamait jadis comme faisant partie de l’héritage de la Russie.

Dieu veuille que, chez nous, au moins, durant les dernières étapes de son voyage à travers les cours et les peuples, le jeune empereur n’entende pas percer, à travers les hourrahs de nos foules françaises, les gémissemens lointains de nouvelles victimes et le vain cri d’appel de ces chrétiens d’Orient sur qui, toutes deux autrefois, France et Russie, se croyaient, de par le ciel et de par leurs ancêtres, la mission d’étendre une main protectrice ! Qu’aucun bruit sinistre, aucun deuil importun ne vienne troubler la joie des deux nations ! Mais n’assombrissons pas ces jours de fête ; éloignons de nos yeux le fâcheux spectacle des douleurs que nous ne pouvons soulager ; jouissons des splendeurs et des magnificences de l’heure présente ; et pendant qu’on massacre en Orient, goûtons la sécurité qui nous semble assurée. Ne soyons pas trop exigeans envers l’Europe, envers nos amis, envers nous-mêmes ; comprenons les difficultés de la tâche des gouvernemens, et faisons quelque crédit à la diplomatie. Espérons, — il est toujours bon d’espérer, — que, les défiances anciennes dissipées, les mutuelles suspicions assoupies, ce voyage impérial va donner à l’Europe plus de cohésion, plus de confiance en elle-même, plus de prévoyance aussi et de résolution pour écarter les nuages sanglans qui viennent d’Orient, pour parer aux dangers d’aujourd’hui et aux périls de demain.

L’Europe a la paix ; l’Europe et la Russie, la première, semblent décidées à tout sacrifier à la paix. Qui voudrait leur en faire un reproche ? Plus les nations se sont ingéniées à se tenir prêtes pour la guerre, et plus elles redoutent la guerre. Elles se sentent mutuellement trop bien armées pour oser déchaîner un conflit. L’énormité même des préparatifs militaires est devenue un gage de paix. Il n’y a plus, en Europe, que des pacifiques, et c’est en l’honneur de la paix que les empereurs font défiler, devant leurs hôtes, régimens, escadrons et batteries. Ces masses épaisses de fantassins, ces nuées de cavaliers qu’ils se montrent les uns aux autres, avec orgueil, ne sont plus, à en croire leurs chefs héréditaires, que les gendarmes de la paix européenne. Acceptons-en l’augure, et jouissons de ce bien de la paix que nous donnent, après Dieu, la sagesse de la diplomatie et l’amitié du tsar. Les peuples ne sauraient tout avoir à la fois ; et ceux d’entre les Français qui s’étaient promis autre chose de l’alliance russe, ceux qui en attendaient, avec le redressement de tous les torts, la réparation de la grande iniquité de 1874, étaient la dupe de leur rêve. Ils s’étaient laissé décevoir par un de ces mirages d’Orient fréquens dans la steppe, comme dans le désert. Ils s’étaient mépris sur notre temps ; ils avaient compté sans les calculs et les besoins de la politique. Ils ne connaissaient ni la Russie, ni l’Europe contemporaine. De ceux-là, s’il nous est permis de le rappeler, nous n’avons jamais été, quant à nous. Il nous a toujours paru que, en regard de la triple alliance, l’entente franco-russe ne pouvait, ne devait avoir qu’un caractère pacifique. « En face de la triple alliance, écrivions-nous ici même, — voici huit ans déjà, — le rapprochement de la France et de la Russie est naturel, inévitable. La triple alliance les y invite, elle les y contraint ; mais toute entente entre Paris et Pétersbourg doit avoir en vue la paix, non la guerre[1]. » Ainsi en a jugé l’empereur Alexandre III, le fondateur de l’entente ; ainsi en juge, après lui, son héritier et son continuateur, l’empereur Nicolas II. Je ne sais s’il reste encore, parmi nous, de ces rêveurs qui voyaient déjà, dans leurs songes, l’armée française et l’armée du tsar marchant à la rencontre l’une de l’autre, à travers l’Allemagne, et s’embrassant, sur le champ de bataille, au cœur de la Prusse vaincue ? Est-il encore, au fond de la France, de ces téméraires ingénus au patriotisme trop crédule, le voyage de Nicolas II semble fait pour leur dessiller les yeux. Ce n’est pas la guerre que, dans sa visite à Vienne ou à Breslau, le jeune tsar est allé porter aux empereurs ses voisins. Si l’Europe en doit jamais être le témoin, le duel suprême, tant de fois annoncé par les voyans, du Slave et du Teuton, ne semble pas encore sur le point de faire trembler le continent. Peut-être sera-ce pour le XXe siècle ; peut-être seulement pour le XXIe ; peut-être bien pour jamais, tant chacun des deux antagonistes en semble redouter l’heure. En attendant et tout en pressant chacun ses armemens, tout en germanisant ou russifiant chacun à force, l’Allemand et le Russe, le Slave et le Teuton sont tout à la paix. Les empereurs s’embrassent et se portent des toasts, les peuples applaudissent et poussent des hourrahs, — et les rêveurs, qui, sauf à en changer, ne se lassent jamais de poursuivre leurs songes, se demandent déjà si l’aube de la paix perpétuelle ne va pas enfin se lever sur le monde.


II

Suivons l’empereur Nicolas II dans son tour d’Europe. C’est tout ensemble un voyage diplomatique (bien que le tsar ait eu le regret de perdre, dès la première étape, son ministre des Affaires étrangères) et un voyage de famille, on pourrait presque dire un voyage de noces. Le jeune tsar a voulu visiter à la fois les empereurs, ses frères en souveraineté, et les princes, ses parens par le sang ; et comme les maisons régnantes sont alliées entre elles par des nœuds multiples, il s’est trouvé parfois qu’en faisant une visite politique, il faisait du même coup une visite de famille. Après avoir été reçu par les chefs des grands Etats, Nicolas II doit, au retour de France, terminer son voyage par le berceau de la tsarine, la petite cour de Darmstadt, une de ces maisons allemandes en possession de fournir la Russie d’impératrices. Nicolas II n’a eu garde d’oublier le pays de sa mère, cette verte et calme terre danoise, la seule contrée, en dehors de la Russie, où son père Alexandre III aimât séjourner, y revenant prendre, chaque année, ses courtes vacances d’autocrate. Et comme le tsar son père, s’il ne s’y est pas entièrement délassé de la politique, Nicolas II aura rencontré, à la cour de Danemark, dans cette sorte d’annuel congrès de famille de princes et de rois, des amis, et aussi des amies de la France. Le Danemark et la Hesse, c’est la partie intime, la partie domestique du voyage impérial, celle qui doit échapper à l’indiscrète curiosité des diplomates et des reporters ; et si quelque vieux ministre professait que dans la vie des princes rien n’est indifférent, qu’il se rassure, Bernstorf aura d’avance neutralisé Darmstadt.

Aux yeux de l’Europe, l’intérêt du voyage de l’empereur Nicolas II était dans sa rencontre avec les chefs des grands Etats. Il les a tous visités, au moins les plus puissans d’entre eux, les souverains, ses égaux, parés, ainsi que lui-même, du double titre impérial et royal. Il ne tendra la main à notre président, M. Faure, qu’après avoir été l’hôte de Sa Majesté Apostolique l’empereur d’Autriche roi de Hongrie, de Sa Majesté l’empereur allemand roi de Prusse, de Sa Majesté la reine de Grande-Bretagne et d’Irlande impératrice des Indes. Officielles démonstrations de courtoisie, d’usage entre têtes couronnées, où se reconnaît une sorte d’éclectisme diplomatique. Quelques-uns, parmi nous, eussent peut-être préféré, de la part de notre jeune allié du Nord, une marque d’amitié un peu plus exclusive. Ils auraient tort. En politique aussi, la jalousie est mauvaise conseillère. Alors qu’il fait autant pour la République française que pour les empereurs ses frères, le tsar, en réalité fait plus pour la France. De Pétersbourg ou de Kief à Paris, le chemin est par l’Allemagne ou par l’Autriche, et l’autocrate russe, désireux de rassurer l’Europe, ne pouvait venir à nous qu’en passant par les cours impériales. En visitant, avant nous, le Hohenzollern et le Habsbourg, Nicolas II n’a fait que remplir sa mission de prince de la paix. Bien mieux, le jeune couple impérial n’aurait pas redouté un surcroît de fatigue ; il lui eût plu, au retour de Paris, de franchir les Alpes et de descendre jusqu’à Turin ou à Monza, que nous n’y aurions vu qu’un service de plus rendu à la paix et à la bonne harmonie de l’Europe. Quoi qu’en aient les maladives suspicions de certains de nos voisins du Sud-Est, nous n’avons pas, en France, pour l’Italie, les jalouses et mesquines rancunes que nous a trop souvent laissé voir Montecitorio ; nous nous serions sincèrement réjouis de tout ce qui eût réconforté l’amour-propre national de la dernière venue des six puissances. Mais on doit, j’imagine, savoir, au Quirinal, que ce n’est pas le quai d’Orsay qui a réglé l’itinéraire de Nicolas II. Le jeune tsar a commencé son tour d’Europe par une visite au doyen des souverains du continent, l’empereur François-Joseph. Nicolas II connaissait le chemin de Vienne ; étant encore prince héritier, il avait déjà, sous le règne de son père et par l’ordre de son père, gravi l’escalier de la Hofburg ; et à la suite de la rencontre du jeune césarévitch et du vieil empereur, on avait cru remarquer une détente dans les relations entre les deux empires. A qui veut la paix de l’Europe, à qui désire qu’il y ait encore une Europe, je ne saurais guère souhaiter une meilleure nouvelle que celle d’un rapprochement entre les Habsbourg et les Romanof. Tout bon Européen s’en devrait réjouir, et aucun Français ne saurait s’en alarmer.

L’histoire a de curieux reviremens et d’instructifs retours ; s’il est aujourd’hui une puissance qui n’ait contre l’Autriche-Hongrie ni haine, ni jalousie, c’est assurément son ancienne rivale, la France. Qu’ils sont loin de nous, les temps où tout Français voyait dans ce que nos pères appelaient la maison d’Autriche l’ennemie naturelle ! Depuis que, repliant ses ailes, l’aigle veillie des Habsbourg a cessé de couvrir de son ombre l’Allemagne et l’Italie, plus de cause de conflit entre la France et la vieille monarchie. Entre elles, pour qui veut regarder au fond des choses, il n’y a plus qu’un intérêt commun, qui, pour toutes deux, devrait tout primer, le maintien ou le rétablissement d’une Europe. Après s’être longtemps disputé la suprématie et s’être porté, l’une à l’autre, des coups qui n’ont souvent profité qu’à leurs jeunes rivaux, elles ne peuvent, toutes deux, défendre ou recouvrer leur grandeur ancienne qu’en reconstituant, en face de puissances plus jeunes, ce que, faute d’autre terme, nous devons bien nommer des vieux noms d’équilibre ou de balance de l’Europe. Une Autriche n’est guère moins nécessaire à l’Europe qu’une France ; et aucun État ne perdrait plus que la France au morcellement ou à la dissolution de la mosaïque austro-hongroise. Il est bon que nous en ayons conscience, la France ne peut guère rester une puissance de premier rang qu’autant que l’Autriche demeure elle-même une puissance de premier ordre, et j’ajouterai une puissance de l’Europe centrale. Pas plus que la Russie, en effet, nous ne saurions souhaiter que l’axe historique de l’Autriche se déplace vers l’Orient, car ce serait livrer tout le centre de l’Europe à l’Allemagne. Alors même que, par leurs alliances, elles se trouvent rangées en des camps différens, France et Autriche ont tout intérêt à ne pas s’affaiblir l’une et l’autre. Aussi ai-je toujours professé, pour ma part, que si nous pouvions encore avoir une diplomatie, et si l’instabilité de nos gouvernemens nous permettait d’avoir une politique, un des objectifs principaux de notre politique devrait être de travailler au rapprochement de la Russie et de l’Autriche. Ne serait-ce là qu’un rêve, ce devrait être le rêve de la diplomatie française.

La tâche, il faut bien le reconnaître, semblait malaisée, surtout depuis 1878, depuis le traité de Berlin, depuis l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, depuis les révolutions de Bulgarie. Si la France a toute raison de souhaiter l’entente de Pétersbourg et de Vienne, il est, en Europe, une autre puissance qui, à en juger par ses actes, obéit à des sentimens ou à des calculs tout différens. Il s’est rencontré, à Berlin, un grand ministre qui a paru s’arroger entre la Russie et l’Autriche-Hongrie le rôle de médiateur, se décernant à lui-même, au Congrès de 1878, le titre d’honnête courtier. En dépit de son zèle apparent de conciliateur, peut-être s’est-il plutôt complu, afin de garder le champ libre en Occident, à mettre aux prises, en Orient, les ambitions ou les intérêts des deux empires voisins. L’intention avouée de détourner les ambitions de l’Autriche-Hongrie vers le Balkan ne pouvait sourire à Pétersbourg ou à Moscou.

Avec le centre de gravité de la puissance autrichienne, se sont déplacées les jalousies ou les inimitiés suscitées par la maison d’Autriche. Pour nombre de Russes, l’Autriche-Hongrie semble devenue ce qu’elle avait paru jadis à nos Bourbons, l’ennemie naturelle. A leurs yeux, le compétiteur de l’aigle tsarienne, héritée des Paléologues de Byzance, ce n’est pas le jeune aiglon des Hohenzollern, mais bien la vieille aigle bicéphale des Habsbourg dont une tête regarde, plus que jamais, vers l’Orient, menaçant du bec les cimes du Balkan. L’Autriche tudesco-magyare, avec son partage de souveraineté entre deux races également hostiles au nom slave, ne s’est-elle pas montrée, de l’Elbe à la Bosna, l’oppresseur des Slaves et du slavisme ? Et si elle a paru, au sud du Danube, se réconcilier avec la résurrection nationale des Slaves du Balkan, affranchis par les armées russes, n’était-ce pas pour séduire leur jeunesse, les détourner de leur libératrice et patronne légitime, la Russie orthodoxe ? À ces griefs des Russes trop souvent justifiés par les faits, Vienne et Pest opposaient bruyamment des griefs qui, pour être parfois imaginaires, n’en étaient pas moins sincères, s’en prenant à la Russie et aux comités moscovites de toutes les résistances des Slaves au centralisme viennois ou à la magyarisation hongroise, se figurant partout découvrir ce spectre familier aux Allemands et aux Magyars, épouvantail habituel de Vienne et de Pest, le panslavisme. Et comme si ce n’était pas assez de ces soupçons et de ces défiances réciproques, les services autrefois rendus par les tsars à l’ingrate Autriche se retournaient contre les successeurs de Nicolas Ier. Après cinquante ans, l’opiniâtre rancune des compatriotes de Kossuth et de Gœrgey ne pardonne pas encore aux sotnias cosaques d’avoir franchi les Carpathes pour replacer la Hongrie sous le joug de la bureaucratie viennoise. Conflits d’ambitions ou rivalités d’intérêts, ressentimens du passé et appréhensions de l’avenir, antipathies de races et préjugés nationaux, que d’obstacles entre les deux empires ! Et par quel art amener entre eux une entente ? Pour opérer un rapprochement, il suffisait, après tout, de deux choses qui, pour cette fois au moins, semblent s’être rencontrées chez les deux empereurs et les deux gouvernemens : un commun amour de la paix et une égale loyauté. A défaut d’amitié ou d’alliance, la diplomatie ne pouvait-elle trouver, entre les deux chancelleries, un terrain d’entente et, sinon écarter tous les dissentimens, empêcher les rivalités de dégénérer en hostilité ? Un homme, un Russe a osé le tenter, et il semblait avoir su y réussir, à une heure périlleuse pour la paix du monde. Cela seul légitimerait les regrets inspirés par la disparition subite du prince Lobanof. Avant de tomber de la scène, comme un acteur frappé en plein rôle, au moment d’un de ses grands succès, le prince Lobanof a eu la joie d’accompagner son maître, à Vienne, sur le théâtre longuement préparé par ses soins. Dans l’intervalle de ses conférences avec le comte Goluchowski, le ministre russe a pu jouir de l’accueil fait, par la cour et par le peuple de Vienne, au tsar et à la tsarine. Devant la loyale figure du jeune souverain, devant la beauté souriante de la nouvelle impératrice, bien des préventions sont tombées. Les Hongrois mêmes n’ont pu s’empêcher de savoir gré au petit-fils de Nicolas Ier de leur avoir fait présent, pour le millénaire de la monarchie d’Arpad, du sabre de Rakoczi. Je ne sais si cette attention délicate a valu au jeune tsar beaucoup d’Eljen ; mais on a remarqué que partout, sur son passage dans la vieille capitale, aux Zivios slaves se mêlaient les Hoch allemands.


De Vienne, le tsar et la tsarine se sont rendus en Allemagne, ou mieux (on sait pourquoi), ils sont rentrés, pour quelques jours, à Kief, dans leurs États, ayant soin de n’arriver sur le territoire allemand qu’après le 2 septembre et la fête de Sedan, le lendemain de l’inauguration du monument de l’empereur Guillaume Ier, évitant ainsi de paraître s’associer à tout souvenir qui eût pu froisser le cœur de leurs amis de France. C’est à Breslau et à Gœrlitz, en Silésie, sur une terre qui fut longtemps slave et qui n’est pas encore entièrement germanisée ; c’est à Breslau, au milieu de ses troupes réunies pour les grandes manœuvres annuelles, en homme qui préfère la vie de camp à la vie de cour, que l’empereur allemand a reçu le tsar russe. L’empereur Nicolas II a passé en revue cette armée toujours tenue en haleine qui, après avoir fait la Prusse, a fait l’Allemagne ; devant lui ont marché en rangs serrés les jeunes fantassins de deux ans de la nouvelle loi militaire allemande, et derrière ces jeunes soldats, il a vu défiler, en troupes bigarrées, les robustes vétérans des grandes guerres. Tsar russe et Kaiser allemand, Breslau a pu admirer, chevauchant côte à côte, pareils sous leur moderne uniforme à deux dieux terrestres, les deux souverains du monde chrétien, ou mieux les deux potentats du globe qui détiennent le plus de pouvoir parmi les hommes ; car, tous deux, avec des formes différentes, peuvent, presque également, se vanter d’être autocrates, c’est-à-dire de commander par eux-mêmes, sans avoir, au-dessus d’eux, d’autre autorité que le Ciel. Tsar russe et Kaiser allemand, deux Césars, maîtres de leurs armées et de leur empire, autant que d’eux-mêmes, tous deux portant en leur main fermée la paix du monde. Un caprice, un emportement d’un de ces hommes, dont le plus âgé touche à peine à la maturité, un ordre, un mot, une signature, un télégramme, et l’Europe, éprise de paix, et l’univers civilisé sont précipités dans la plus effroyable des guerres qui aient encore ravagé la planète. En ce sens, ils n’ont pas d’égaux, ces deux empereurs, même parmi les souverains des nations rivales ; ils sont sans pairs ni pareils sur la face du globe ; et peut-être est-il heureux, pour le monde, qu’ils soient deux, car cela seul est, pour chacun, comme une limite ou un frein. Tous deux jeunes, et chefs de deux Etats, eux aussi, relativement jeunes ; tous deux héritiers d’une tradition d’agrandissement continu et comme parallèle ; issus de deux maisons maintes fois alliées, dont l’amitié plus que séculaire, comme s’est complu à le rappeler Guillaume II, parut longtemps un dogme dynastique, ils semblent, l’un et l’autre, avoir pleine conscience de la hauteur de leur fonction d’empereur-roi ou de tsar autocrate.

Quoi que pense la France de Guillaume II, en dépit de ses bravades tudesques, de son activité quelque peu brouillonne, de son imagination mystique et de ses allures féodales, c’est un homme, et c’est un souverain. Il a mûri, depuis son avènement et son émancipation de la tutelle bismarckienne, et voilà que, grâce à Nicolas II, il a cessé d’être le jeune empereur. En lui, sous le revenant du moyen âge, tout plein de réminiscences des Othon et des Barberousse, semble percer l’homme moderne. Entre tous les souverains qui occupent aujourd’hui la scène du monde, Guillaume II est encore celui qui apporte le plus d’entrain, le plus de variété, le plus de brillant et de brio dans son rôle d’empereur-roi. Certains affirment que le jeune tsar Nicolas tient son impérial cousin, son aîné en âge et son ancien en grade, en haute estime, admirant la forte culture, le port souverain, la parole imagée et royalement hautaine, l’activité infatigable, en un mot la personnalité si vivante et vibrante de ce rejeton des Hohenzollern, en qui, par un mystérieux atavisme, semblent revivre tour à tour et batailler ensemble tant d’ancêtres d’humeurs et d’époques différentes. Quelques-uns ont été jusqu’à dire que, à vingt ans, le futur Nicolas II avait pris Guillaume II pour modèle. Est-ce là autre chose qu’une légende, l’admiration du jeune tsarévitch pour le fils de Frédéric III s’expliquerait plutôt par la diversité, voire par l’opposition de leurs caractères, que par leur similitude. Si modeste, si timide, si réservé qu’il a longtemps paru, le tsar Nicolas est, comme son père, Russe avant tout et, comme son père, il n’entend être le second de personne. Il l’a suffisamment montré, à Breslau même, par le ton et le laconisme de sa réponse française au toast allemand de son exubérant cousin.

De quoi ont bien pu s’entretenir les deux monarques si, en dehors des parades militaires et des fastueuses réceptions de cour, ils ont trouvé le loisir de causer une heure ? Une chose est certaine, ils se sont fait part, mutuellement, de leur amour de la paix, se déclarant, tous deux, résolus à tout faire pour la maintenir. L’empereur Guillaume, celui même qui, naguère, entonnait une invocation à l’épée libératrice, annonçait à ses troupes, au lendemain de l’entrevue de Breslau, qu’il était pleinement d’accord avec son puissant voisin. D’accord pour la paix sans doute, nous en pouvons, aujourd’hui, croire Guillaume II. Une faute de tact qu’un prince n’aurait pas commise, il s’est rencontré des Allemands pour nous apprendre que le tsar avait dû s’excuser d’avance, auprès de son cousin, de sa prochaine visite en France, comme, entre gens du même monde, on cherche à se faire pardonner des fréquentations vulgaires. Personne en France, ni en Russie, ne s’est laissé prendre à cette inepte billevesée. Chacun sait que, si le tsar vient chez nous, il le fait de propos délibéré, par politique, non par politesse. S’il a fait, durant ce voyage, des visites de courtoisie, c’est ailleurs. Il n’a, sur sa venue en France, d’explications à donner à personne, et moins peut-être à l’empereur allemand qu’à tout autre. L’Allemagne est, de tous les pays du monde, le dernier qui se puisse étonner de l’alliance franco-russe. Comment s’en montrerait-elle surprise ? Cette alliance est son œuvre, c’est elle qui l’a préparée, elle qui l’a nouée, à Francfort, en 1871, à Berlin en 1878. Ses vrais parrains sont l’empereur Guillaume Ier et le prince Bismarck.

Que les Allemands se plaisent à railler certaines naïvetés ou puérilités de nos Franco-Russes, libre à eux d’en sourire ; mais ils n’ont ni le droit de s’étonner de l’alliance, ni le droit de s’en scandaliser ; car, encore une fois, c’est bien l’Allemagne qui a mis la main de la France dans celle de la Russie. Le trait d’union entre les deux pays, il n’est pas difficile à découvrir ; les Allemands le connaissent bien, c’est l’Alsace-Lorraine. En annexant l’Alsace-Lorraine au nouvel empire, l’Allemagne a dû savoir ce qu’elle faisait.

La paix de Francfort était grosse de l’alliance franco-russe ; elle portait dans son sein Cronstadt et Toulon. Le vieux Guillaume Ier et son grand ministre ont-ils pu s’y tromper ? ont-ils vraiment compté, pour empêcher l’alliance de venir au jour, sur la parenté des Romanof et des Hohenzollern, sur la solidarité monarchique, sur les fautes et les frasques de la république, sur l’antipathie d’un autocrate pour une démocratie ? Si oui, ces grands politiques se sont fait illusion, et le prince Bismarck a vécu assez longtemps pour s’en apercevoir. Au fond, tout en cherchant à écarter la Russie de la France, le fondateur de l’unité germanique était trop clairvoyant pour se flatter d’y réussir. C’est pour cela qu’il a pris ses précautions avec la triple alliance ; mais la triple alliance même devait déterminer une contre-alliance. L’unique moyen de prévenir l’entente franco-russe, ni Bismarck, ni Moltke, ni Guillaume n’en ont voulu. Aussi, quand les Allemands reprochent à la France de couper l’Europe en deux devant le colosse slave, quand ils nous accusent de trahir la cause de l’Occident et de la civilisation au profit de la barbarie moscovite et de la servitude autocratique, les Allemands oublient que, si l’Europe occidentale est aujourd’hui scindée en deux, la faute en est à l’épée qui a fait une entaille entre le Rhin et les Vosges.

Oui, il est vrai, l’Europe occidentale, la vieille Europe, la véritable Europe, semble, pour longtemps, pour jamais peut-être, divisée, irréconciliablement désunie, en face de l’orientale Russie qui, de la Vistule au Pacifique, tient déjà ramassée dans sa main la moitié du continent. Au siècle qui vient, la scission de l’Europe semblera sans doute le principal résultat de la paix de Francfort et l’involontaire couronnement de la politique bismarckienne.

Déjà, aux yeux qui osent fixer l’avenir, une chose apparaît de plus en plus claire : le grand bénéficiaire de la guerre franco-allemande, c’est l’empire russe. L’avènement de Nicolas II ne remonte pas encore à deux ans, et déjà le règne de ce jeune tsar couronné d’hier, son voyage même à travers l’Europe, témoignent, assez haut, de l’ascendant croissant de la Russie. La voilà, sans avoir eu besoin de tirer l’épée, qui se montre aux peuples comme l’arbitre de l’Europe ; on dira peut-être bientôt comme l’arbitre du monde. La fière Allemagne dont la pudeur se révolte contre les viles complaisances des Welches envers les Tatars slavisés du Nord, l’Allemagne elle-même, lors de la guerre de la Chine et du Japon, s’est empressée de saisir l’occasion d’être agréable aux Russes ; tout comme la République française, le nouvel empire s’est mis à la remorque de la chancellerie pétersbourgeoise, heureux de rendre, lui aussi, service à son grand voisin. On eût dit que pour neutraliser l’entente de la Russie et de la France, l’Allemagne n’eût rien trouvé de mieux que de chercher à s’introduire en tiers dans leur intimité. Entre les deux adversaires de 1870, entre Paris et Berlin, le monde peut, à certaines heures, voir une sorte d’émulation de prévenances, une façon de concours et comme de surenchère, au profit de la Russie. Déjà, si le concert européen semble avoir quelque chance de se reformer, c’est par l’initiative russe, sous la direction russe. Ce surcroît de puissance, acquis par son impérial voisin, Guillaume II sait mieux que personne d’où le tsar l’a tiré. Ce que Nicolas II va faire en France, l’empereur Guillaume n’a pas besoin de le lui demander ; et qui sait ? dans le secret de son cœur, peut-être le Kaiser-Kœnig envie-t-il, à son cousin de Russie, ce voyage aux bords de la Seine.

Pour invraisemblable que cela semble, le petit-fils du vainqueur de Sedan est homme à rêver, lui aussi, d’une promenade pacifique à travers les boulevards de Paris. Il semble bien, au moins, s’être promis de contraindre la France à se réconcilier avec son ennemi de 1870. Peut-être va-t-il jusqu’à compter, pour cela, sur les bons offices de la naïveté russe. Telle serait, à en croire certains indices, la triple alliance de ses rêves. Gageure d’un prince avide d’une gloire plus rare que celle des conquêtes, ou chimère d’un esprit résolu à tout courber devant sa volonté, cette alliance à trois, ébauchée en Asie, bonne peut-être en terre exotique, reste bien loin des sentimens et des instincts de l’Europe contemporaine. Le présent, et avec lui l’avenir prochain, est à l’entente nouée à Cronstadt et bientôt scellée à Paris. Ni la Russie, ni la France ne sentent le besoin de changer de voie. L’ascendant croissant qu’elle exerce dans le monde, la Russie sent qu’elle le doit à l’alliance de la France ; et si l’Allemagne elle-même, en face de l’homme jaune, s’est empressée de seconder la politique russe, on n’ignore pas, à Pétersbourg, que c’est encore à l’alliance française que la Russie a dû le concours de Berlin. Après cela, bien ingénu, ou bien présomptueux, l’empereur ou le chancelier qui demanderait au jeune tsar de renoncer au bénéfice de l’entente avec la France ; — et bien soupçonneux, ou bien malavisé, le Français qui garderait quelque ombrage de l’entrevue de Breslau.


Autant en pourrait-on dire du voyage de Nicolas II en Grande-Bretagne. Rien de ce que les Trois-Royaumes pourraient offrir au tsar russe ne saurait le détourner de la politique héritée de son père. Et que lui peuvent offrir les Anglais, si ce n’est le partage du vieux monde, des tours en ruines de Byzance à la muraille croulante de la Chine ? Autrefois, il y avait, entre l’Angleterre et la Russie, un homme malade et un héritage. Aujourd’hui, de l’Archipel à la mer du Japon, ils sont deux malades, on pourrait presque dire trois malades ; car le pâle successeur des Darius et des Chosroès, le roi des rois de l’Iran n’est guère plus robuste ou guère mieux portant que le padishah de Stamboul ou le fils du Ciel. C’est toute la vieille Asie, minée dans ses fondemens, l’Asie musulmane ou païenne, usée par les siècles, qui menace de s’effondrer sur l’Europe. Par bonheur pour la paix du monde, les empires branlans mettent longtemps à crouler, et qu’ils s’appellent sultan, shah ou fils du Ciel, ces malades d’Orient, dont tant d’héritiers ont escompté prématurément la succession, ont une agonie lente qui peut durer cent ans et plus. Encore une leçon d’histoire que la diplomatie russe a reçue de l’incurable gardien des détroits, et qui n’a pas été perdue pour elle. Jadis l’Anglais, jaloux de préserver tout ce qui ne pouvait tomber dans son lot, accusait le Russe de guetter, impatiemment, la fin de l’impérial moribond du Bosphore ; et les défiances de l’Anglais semblaient avoir raison. Aujourd’hui, on dirait que les rôles sont renversés. La hâte d’hériter, attribuée longtemps à Moscou, semble être passée à Londres. La Russie est devenue patiente ; a-t-elle gardé ses ambitions d’antan, elle n’est pas pressée, elle sait attendre. De la mer de Marmara à la mer Jaune, loin de chercher à précipiter la chute des empires en déclin, sa main semble plutôt prête à les étayer, pour en arrêter, ou en retarder la ruine. L’aigle du Nord, sûre de sa proie, au lieu de déchirer du bec et de l’ongle la Turquie expirante ou la Chine blessée, semble se plaire à étendre sur elles l’ombre protectrice de ses ailes déployées. Politique nouvelle, en effet, et non moins que l’ancienne suspecte aux Anglais, car, si on la laisse agir, le monde risque de voir, sans guerre et sans bruit, l’influence russe s’affermir lentement à Pékin, comme à Stamboul, et ces deux images de Dieu, le commandeur des croyans et l’empereur de la Chine, devenir, insensiblement, au fond de leurs palais, les dociles lieutenans du tsar blanc.

Comment s’étonner que la Russie préconise la paix et le statu quo, alors que la paix, le temps aidant, promet de travailler pour le tsar ? Aussi, quand Nicolas II se présente à l’Angleterre en ami de la paix, le monde peut s’en fier à sa parole ; mais, aux Anglais, la paix russe est suspecte. Entre la Russie et l’Angleterre, entre les deux suzeraines de l’Asie, persistent les défiances anciennes, ranimées par des incidens récens. C’est, en vérité, grand dommage, sinon pour la paix de l’Europe, du moins pour une chose qui nous tient encore à cœur, à nous, Français, pour la civilisation chrétienne et pour l’humanité. Il y a, de par le monde, des vallées de la Macédoine et des collines du Bosphore aux pentes légendaires de l’Ararat, des milliers de familles qui souffrent, des peuples entiers qui meurent des soupçons réciproques du Russe et de l’Anglais. Osons le dire, des races qui ont survécu à trente siècles d’oppression, restes vivaces de nations autrefois illustres, sont menacées d’extermination, d’ici à quelques semaines, pour peu que les conversations des diplomates traînent encore en longueur. Il serait reçu en sauveur, des rives de la Corne d’Or aux sources de l’Euphrate, le messager qui annoncerait à l’Orient que la visite du tsar russe à la Grande-Bretagne a dissipé les préventions des deux peuples et rétabli, ne fût-ce que pour quelques mois, la confiance entre les deux gouvernemens. Les fêtes célébrées par l’opulente Angleterre en l’honneur de son hôte impérial, l’écho en va retentir au fond de l’Orient, comme une promesse de vie, ou comme un glas de mort. Ils sont, là-bas, sous le sceptre ensanglanté du maître d’Yldiz-Kiosk, entre le Rhodope et les frontières de la Perse, quatre ou cinq millions d’hommes, coupables de porter le nom de chrétiens, qui ne peuvent espérer de salut que d’une entente entre les deux lointaines rivales, la Tamise et la Neva.

Nous autres, Français, si longtemps les premiers aux pays des croisades, nous voici, par notre faute, plus peut-être que par les efforts de nos concurrens, déjà relégués au second plan. Encore une part, et non la moins glorieuse, de l’héritage de l’ancienne France que nous semblons en train de perdre. Ce ne sont pourtant pas les adjurations de nos consuls et de nos missionnaires qui nous auront manqué. Déjà, l’Orient, étonné de notre effacement ou de notre silence, s’habitue à tourner vers d’autres ses regards et ses espérances. Peut-être avions-nous là, en ces contrées tant de fois pacifiées par nos conseils ou par nos armes, une occasion nouvelle de faire bénir le nom de la France, ne fût-ce qu’en servant d’intermédiaires entre nos amis les Russes et nos voisins les Anglais, pour arracher les chrétiens d’Asie au yatagan des fanatiques. Ne soyons pas injustes envers nous-mêmes ; cette tâche, nous nous y sommes essayés, l’automne dernier ; il est vrai que le succès a été maigre. Le monde a eu cette déception de voir la France, la Russie, l’Angleterre, en apparence unies, impuissantes à retenir ou à punir le bras des égorgeurs.

La faute, vont murmurer les Anglais, sur le passage du tsar, en est à la Russie, devenue infidèle à sa mission ancienne, et à la France, pour complaire à la Russie, oublieuse de ses traditions séculaires. Ainsi raisonnent les Anglais, ne voulant voir, comme d’habitude, que la paille dans l’œil du voisin. La faute. hélas ! est aux défiances des puissances ; et ces défiances, les Anglais feignent d’ignorer que d’alimens l’Angleterre n’a cessé de leur fournir. Ne s’en souviennent-ils plus, les autres se rappellent quels ont été les procédés de la politique britannique à Cypre, en Égypte, au Soudan, sans parler des incorrections ou des incartades des Compagnies à charte au Transvaal et sur le Niger. Les gouvernemens sont-ils injustes envers la politique anglaise, c’est que son passé légitime toutes les suspicions. Lorsque, prise d’un zèle nouveau chez elle, l’Angleterre est venue se poser en champion des chrétiens égorgés comme un vil troupeau, les autres nations, la Russie la première, peu habituées avoir le cabinet britannique aussi soucieux de la sécurité des sujets chrétiens du sultan, se sont demandé quelle intrigue nouvelle machinait l’Angleterre, sur quelle autre Cypre ou sur quelle autre Alexandrie ses flottes s’apprêtaient à planter son drapeau. La chancellerie pétersbourgeoise, alors attentive à l’Extrême-Orient, a cru que le Foreign-Office cherchait à la distraire de la Corée et de la Mandchourie au moyen d’une diversion dans les montagnes d’Arménie. La politique anglaise avait d’avance discrédité la philanthropie anglaise. Soupçons injustes ! défiances à tout le moins exagérées ! dont les disciples de Gladstone, jadis auxiliaires des Russes en Bulgarie, ont le droit de s’indigner, mais qui ne sauraient beaucoup surprendre les héritiers de lord Beaconsfield, si longtemps patrons aveugles des brigands kurdes ou des pachas turcs, et hier encore, négateurs obstinés, à l’encontre des Russes, des « atrocités bulgares ». N’est-ce pas une loi de ce triste monde que les innocens payent pour les coupables ? Les chrétiens d’Asie ont été les victimes, sinon de la politique anglaise, du moins des suspicions fomentées par les pratiques anciennes ou récentes de la politique anglaise. Les malheureux Arméniens ont pâli du peu de scrupules de leurs tardifs protecteurs, aux bords du Nil ou sur les plateaux de l’Afrique ; et après avoir, en vain, attendu, dix-huit ans, l’exécution des illusoires promesses du traité de Berlin, ils ont payé, de milliers d’existences, leur foi aux encouragemens de Westminster.

N’importe. Quelles que soient les fautes et les inconséquences de leurs avocats d’outre-Manche, l’Europe ne saurait laisser égorger, impunément, un peuple entier. L’extermination méthodique des chrétiens n’est pas un procédé que la diplomatie franco-russe puisse couvrir de son autorité. A s’en tenir à l’intérêt égoïste des deux puissances, il ne serait bon, ni pour la France, ni pour la Russie, d’abandonner aux Anglais, ne fût-ce qu’en apparence, le monopole de l’humanité. Déjà, les Échelles du Levant et les bazars d’Asie, grâce aux matelots et aux missionnaires britanniques, tendent à se persuader que, de toutes les puissances, l’Angleterre est la seule qui s’intéresse aux chrétiens et ose prendre en main la cause des opprimés. Laisser s’accréditer pareille opinion dans les ports de l’Anatolie, ou dans les khans de Syrie ne serait pas faire pièce à l’Angleterre, mais, tout au rebours, favoriser les menées de la politique anglaise. L’humanité, la civilisation, la justice, ne sont pas seulement des mots sonores, bons à faire retentir à l’oreille des foules, dans les meetings de Hyde-Park ; malavisés les diplomates qui en laisseraient tout le bénéfice aux ministres et aux consuls de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria. La trop longue tolérance de l’Europe n’a fait qu’aggraver la situation de l’Orient et mettre en péril l’existence de l’empire turc. Au lieu d’assurer la paix, l’inaction des puissances finirait par la compromettre. Il est grand temps, pour elles, d’exiger de la Porte les réparations et les réformes nécessaires. Si malaisée que soit la tâche, l’exemple de la Crète montre qu’elle n’est pas au-dessus des forces d’une Europe unie ; et cette union de l’Europe, le séjour du tsar à Balmoral peut la refaire, ou la compléter. Au sortir de ses entrevues impériales, Nicolas II se présente en quelque sorte à la Grande-Bretagne, comme le plénipotentiaire du continent. Que les Anglais montrent au jeune empereur qu’ils n’ont d’autre souci que celui de l’humanité ; que, suivant le conseil donné à ses amis par lord Rosebery, ils fassent appel à la conscience et au cœur de Nicolas II, et ils auront plus fait, pour la pacification de l’Orient et pour le salut des chrétiens d’Europe et d’Asie, qu’en ameutant l’opinion des Trois-Royaumes, ou en fomentant, chez leurs nouveaux cliens, des espérances irréalisables.

III

Et maintenant, voici que le tsar et la tsarine, au terme de leur voyage, vont débarquer sur la terre de France. Comment allons-nous les recevoir ? Notre souci, à nous, Français, le souci du moins du grand nombre d’entre nous, ce n’est pas la politique, ce ne sont ni les négociations entre les puissances, ni les combinaisons diplomatiques. L’heure a beau être grave pour l’Europe, la situation traditionnelle et l’honneur même de la France ont beau être en jeu, malgré nous, là-bas, sur les plages du Levant, la plupart des Français n’en ont cure ; l’intérêt pour eux est ailleurs. La grande préoccupation du public est la réception impériale ; il s’inquiète peu de savoir si, entre la France et la Russie, il existe un traité, une convention formelle, des arrangemens réciproques. Politique, diplomatie, traités, tout s’efface devant le programme de l’entrée du tsar à Paris ; rien n’existe plus en regard de la décoration de nos rues et des préparatifs de nos fêtes.

Le grand enfant qu’est demeuré le peuple, l’impersonnel souverain à qui le tsar autocrate daigne rendre visite, n’a de pensée que pour l’accueil à faire à son hôte impérial. Qui donc disait que le travers des cours et le vice des monarchies était de subordonner les réalités de la politique au faste du cérémonial ? La France républicaine fait songer à une maîtresse de maison qui donnerait, pour la première fois, une soirée à un invité de marque. La réception du jeune couple impérial a mis toutes les imaginations en branle. De la magnificence des fêtes, de la splendeur de la décoration de Paris, nul ne doute ; nous nous fions, pour cela, à l’ingéniosité de nos architectes et au goût de nos artistes. Nous comptons bien que l’éclat de nos pompes républicaines va faire rentrer dans l’ombre tout le fastueux attirail et la froide solennité des vieilles cours. Faut-il l’avouer ? le grand souci des gens sérieux est que nous nous montrions corrects, qu’aucun manquement à l’étiquette ne vienne effaroucher nos hôtes. On tient à prouver au monde que, pour avoir renversé rois et empereurs, la France n’en est pas moins respectueuse des règles du protocole. Or, l’on m’affirme que, à cet égard, les connaisseurs ne sont pas sans appréhensions. Le puis-je confesser ? si légitimes qu’elles soient, de semblables préoccupations me semblent avoir quelque chose d’un peu mesquin et enfantin. Il y aurait, pour nous, à l’heure actuelle, en présence même du tsar, de plus graves questions que celle du cérémonial. Il nous répugne de voir, aux yeux du monde, le directeur du protocole devenir le plus important personnage de l’État. Cela risque de donner, à la République française, un faux air de parvenue, embarrassée de recevoir le couple impérial qui l’honore de sa visite. Or, la République ici représente la France, et si la République est jeune, la France est vieille, la France n’est pas une parvenue, même en regard de l’héritier de la couronne de Monomaque.

Nous ne sommes pas, quant à nous, des Français qui se persuadent que, par le seul fait d’être en république, la France est au-dessus des autres nations européennes, comme ayant atteint un degré supérieur dans la série des organismes politiques ; mais dès lors que nous sommes en république, il nous paraît que ce qui sied le mieux à notre gouvernement, c’est encore ce que nous vantaient autrefois les républicains, la simplicité républicaine. Aussi ne sommes-nous pas de ceux qui regrettent que le président de la République n’ait, pour se présenter devant le tsar, qu’un vulgaire habit noir, ou que nos ministres aient laissé tomber l’usage des uniformes chamarrés d’or. Quand bien même M. Faure se fût affublé, pour la circonstance, d’un costume à la Barras, avec grande plume blanche et manteau de soie, il n’eût pu rendre à notre hôte les mêmes honneurs que les autres chefs d’État ; nous ne le voyons pas, à l’imitation de l’empereur François-Joseph ou de l’empereur Guillaume, défiler à la tête de nos régimens, devant le tsar, en le saluant de l’épée. Il faut en prendre notre parti, et laisser les pompes monarchiques aux monarchies, — à moins que l’engouement franco-russe n’aille jusqu’à nous faire regretter d’être en république. Quant aux minuties du code de l’étiquette, nous pouvons nous rassurer ; les Russes sont gens d’esprit, et quand le tsar aurait à sourire de quelque infraction au protocole, ce n’est pas cela qui mettrait en péril l’alliance.

La vraie réception ne sera pas du reste celle de l’Elysée et de la cour présidentielle ; ce sera celle des boulevards et de la rue. Là aussi sera le spectacle. Le tsar reçu par le peuple, voilà ce qui fera l’originalité inoubliable de la visite à Paris. Le peuple le sait bien, et en fêtant ses hôtes, il semble, lui aussi, tenir à être correct, — ou l’on s’en préoccupe pour lui. On a entendu poser de graves questions. De quel drapeau convient-il de pavoiser nos maisons ? Est-ce du drapeau national russe aux trois couleurs horizontales, ou de l’étendard impérial à fond jaune et à aigle noire ? Certains conseillers des foules semblent croire qu’arborer ce dernier, réservé au tsar, serait tout compromettre. J’incline, humblement, à penser que les yeux du tsar et de la tsarine ne seront pas si faciles à offusquer, et que drapeau jaune ou drapeau tricolore, ils ne voudront voir dans les couleurs russes qu’un hommage de leurs hôtes. De même, autre question fort controversée, de quels vivats faut-il saluer le jeune souverain ? doit-on crier Vive le tsar, ou Vive l’empereur ? ou ne serait-il pas mieux de s’en tenir au hourra ? Encore un scrupule d’étiquette qui nous laisse assez froid. Au rebours de certains pédans de chancellerie, nous irons même jusqu’à confesser que, entre ces vivats, celui qui nous agréerait le plus, c’est celui que veulent proscrire les dévots du protocole, le Vive le tsar ; il a, pour nous, le mérite d’être moins officiel et de n’être pas équivoque, sans compter qu’il a plus de saveur, étant plus russe et plus populaire. Ne craignez rien, du reste ; qu’on l’appelle tsar ou empereur, Nicolas II saura reconnaître les acclamations dont il sera salué.

Il y a quelques cris cependant dont nous oserons engager Français et Parisiens à s’abstenir sur le passage du couple impérial, — fût-ce au seuil de l’Hôtel de Ville, en présence des députés et des conseillers municipaux de Paris. Tels les cris de Vive la Révolution ! Vive la Sociale ! Vive la Commune ! Vive l’Anarchie ! Vive l’Internationale ! ou même, A bas le Sénat ! A bas le ministère ! A bas les bourgeois. Ce sont là des manifestations qui, pour être parfois tolérées autour du cortège présidentiel, détonneraient sur le chemin du tsar. Ni le socialisme, ni l’anarchie, ni l’internationalisme ne sont en faveur chez notre auguste allié, et si nous avons quelque faiblesse pour eux, nous ferons sagement de ne pas trop le lui laisser voir. Socialistes et anarchistes veulent bien nous informer qu’ils se tiendront tranquilles, annonçant que, durant le séjour du tsar, ils nous feront grâce de la plus petite bombe. Plaise au ciel ! nous ne demandons pas mieux que de les en croire, quand ils s’indignent qu’on ait pu imaginer que les explosifs de leurs amis, les fenians d’Anvers, étaient destinés au couple impérial. Puissent-ils dire vrai ! qu’ils nous accordent une trêve de quelques jours ; autrement, mal leur en prendrait. S’ils ne peuvent réclamer leur part de l’allégresse nationale, qu’ils se gardent d’irriter le sentiment des masses en tentant d’arborer leur drapeau noir ou leur drapeau rouge. Ils apprendraient, à leurs dépens, le peu que pèsent leurs théories, quand dans la chair des foules court un frisson de patriotisme.

Le tsar et la tsarine vont visiter Paris, infortunés touristes impériaux, condamnés à voir, en un jour, l’œuvre de dix siècles. Qu’au moins leurs guides officiels ne se croient pas tenus de leur faire admirer ce qui constitue l’œuvre propre de la troisième république. Qu’on leur fasse grâce de nos écoles, aussi bien que de nos hôpitaux ; non qu’un tsar ne s’y puisse intéresser, tout comme un président de république, mais les beautés de la laïcisation pourraient lui échapper ; et peut-être aurait-il la naïveté de demander, cet autocrate qui, à l’instar de ses moujiks, a une icône dans chaque salle de ses palais, ce qu’a de dangereux une croix au-dessus du pupitre d’un enfant ou du lit d’un mourant. De même, dans sa course à travers nos monumens, qu’en lui faisant visiter Notre-Dame, l’on ne se croie pas obligé de s’excuser, auprès de lui, de n’avoir pu encore désaffecter ce temple de la superstition ; et quand il entrera au Panthéon, cherchant des yeux l’autel supprimé, qu’on n’insiste pas trop pour qu’il demeure la tête couverte ; car peut-être est-il inutile de lui révéler que, en France, les grands hommes ne peuvent reposer en paix que là d’où l’on a chassé Dieu.

Après cela, s’il convient d’écarter tout ce qui peut choquer ou scandaliser nos hôtes impériaux, il n’importe pas moins de nous garder, dans l’expression de notre joie, de tout ce qui peut paraître excessif ou servile. Certes, la France attache un grand prix à l’honneur que lui fait le tsar de toutes les Russies ; mais en lui témoignant sa reconnaissance, la France ne doit point oublier qu’elle est l’aînée des nations européennes, et qu’aucune n’a derrière elle une aussi longue traînée de gloire. Un pareil passé oblige ; nous ne saurions supporter qu’en s’inclinant devant le tsar, les Français aient l’air d’abaisser, devant lui, la dignité de la France ; même en face de son auguste allié, la France doit savoir se tenir debout. Quelques épreuves que nous ayons traversées, si peu de raisons que nous ayons d’être fiers des hommes qui nous gouvernaient hier et qui peuvent nous gouverner demain, l’humilité ne sied pas plus que la forfanterie, à un pays comme le nôtre. Notre France n’est pas encore assez mince puissance pour être la cliente de personne, fût-ce de l’immense Russie. Ce qui est bon pour une Serbie ou pour un Monténégro convient mal à la France de Louis XIV et de Napoléon, même convertie en République. Le coq gaulois n’est pas encore assez dégénéré pour avoir besoin de chercher un abri sous les ailes de l’aigle moscovite. C’est un allié, non un protecteur, que nous allons recevoir, et c’est d’égal à égal que nous devons traiter avec le tsar. Laissons dire les rivaux ou les jaloux d’outre-Rhin ou d’outre-Manche ; il n’est pas vrai que la France soit résignée au rôle de satellite. Le quai d’Orsay n’est pas encore une succursale de la chancellerie pétersbourgeoise ; nous n’entendons rien abdiquer des droits, rien abandonner du patrimoine de la France. Ce n’est pas de la politique russe, mais bien de la politique franco-russe que nous attendons de notre gouvernement.

Aussi bien, la Russie n’a-t-elle pas à se plaindre de nous ; nous avons assez fait pour elle pour qu’elle daigne tenir compte de nos intérêts. Notre alliance ne lui a pas été inutile ; nous nous en réjouissons ; mais nous avons le droit de lui laisser voir que nous ne l’ignorons point. Entre amis, mieux vaut ne pas calculer le prix des services rendus. Si l’on dressait le bilan de l’alliance, peut-être trouverait-on que, suivant son tempérament, la France a donné plus qu’elle n’a reçu. Ne fut-ce point, de tout temps, l’habitude française ? Sa haute situation en Europe, et plus encore peut-être en Asie, la Russie la doit bien, pour une bonne part, au concours de notre diplomatie. Constantinople et Pékin en savent quelque chose. Le développement de ses forces militaires, l’essor surprenant de son industrie, sa rapide et continue transformation économique, le raffermissement de ses finances menacées de fléchir sous le poids de ses charges, la suppression du cours forcé du papier et la réapparition du rouble or, l’achèvement de ses voies ferrées et jusqu’à ce prodigieux Transsibérien qui va mettre ses marchands et ses soldats aux portes de la Corée et du Japon, la Russie les doit, avant tout, à la Bourse de Paris et à nos banquiers français, à la confiance de nos petits bourgeois et de nos petits rentiers, au légendaire bas de laine de nos paysans, — si bien que l’on pourrait dire que l’alliance a été faite, en réalité, autant par ces braves gens que par nos diplomates, et qu’en les venant voir, le tsar et la tsarine ne font que leur payer une juste dette.

Encore quelques jours, et le voyage du tsar va s’achever dans l’éblouissement des fêtes que, de la digue de Cherbourg aux colonnades du Trocadéro, lui prépare le peuple de France. De cette visite qui, pour la première fois peut-être depuis vingt-cinq ans, fait battre à l’unisson les cœurs français et qui, à, l’encontre des sophismes débilitans du socialisme international, montre à l’Europe quelle prise garde sur l’âme du peuple l’idée de patrie, restera-t-il autre chose, à la France et à la Russie, qu’un brillant et fugitif souvenir ? Elles sont si différentes, les deux alliées que, en dépit de leur rapprochement, il semble qu’elles ne puissent avoir d’ascendant l’une sur l’autre. Dirons-nous que leur intimité ne peut exercer d’action qu’en dehors d’elles-mêmes ? Et pourtant, si la Russie avait quelque influence sur la France, je doute que la République eût à s’en plaindre. Et si la France avait, à son tour, quelque ascendant sur l’empire autocratique, la Russie n’en serait peut-être pas plus malheureuse. Tout paradoxal que cela puisse sembler, les deux pays gagneraient beaucoup à prendre quelque influence l’un sur l’autre, — non pas, certes, pour se copier ou s’imiter ; ils sont trop différens pour avoir rien à s’emprunter ; — non point, à coup sûr, pour intervenir dans les affaires l’un de l’autre ; ni la France, ni la Russie ne le toléreraient, et j’espère que, sur ce point, notre démocratie serait non moins chatouilleuse qu’un autocrate ; mais pour exercer l’un sur l’autre une action modératrice, et tout en conservant chacun leur principe, pour se préserver mutuellement de pousser leur principe à l’excès, ce qui, sous le régime populaire, comme sous le régime absolu, est le grand danger de tout gouvernement. Qui ne le sent, parmi nous, en France ? Et quel patriote, en ces jours d’allègre attente, ne se demande, avec un serrement de cœur, quel sera, pour notre démocratie, le lendemain de ces fêtes franco-russes dont la France est déjà comme éblouie ? Le peuple français sait ce qu’il veut en politique étrangère ; son enthousiasme le témoigne assez haut ; mais cette alliance russe, dont il se montre presque unanimement épris, sait-il seulement à quelles conditions elle peut durer ?

Puisse l’éclat féerique de cette réception impériale ne pas nous aveugler ! Notre alliance lui a valu trop d’avantages pour que la Russie n’en sente pas le prix ; mais n’ayons pas la fatuité de vouloir être aimés pour nous-mêmes. Notre alliance, la Russie ne l’estimera qu’autant qu’elle nous croira forts et riches ; et pour croire en notre richesse et en notre force, il faut qu’elle nous croie sages. — Serons-nous sages ? tout est là ; ou mieux, — car être sages serait beaucoup exiger de notre fragilité, — jusqu’où pouvons-nous glisser sur la pente des aventures et des entraînemens, sans mettre en péril, au regard de nos amis, les forces vives de la nation ? Ne l’oublions point, notre politique étrangère est, malgré nous, dans la dépendance de notre politique intérieure. Nous avons, au quai d’Orsay, des diplomates et des patriotes ; mais ils ne peuvent nous faire de bonne diplomatie, au dehors, si nous leur faisons, au dedans, de mauvaise politique. Radicaux et socialistes, tous ceux qui, par système ou par faiblesse, travaillent à détruire les ressorts essentiels de la puissance française, peuvent bien nous assurer qu’ils demeureront fidèles à l’alliance russe ; qu’importe, si la France doit perdre, en leurs mains, tout ce qui rendait son alliance désirable ? Que la République française soit livrée au couteau des barbares opérateurs déjà penchés sur elle, quand la France devrait survivre à leurs périlleuses expériences, elle serait, bien vite, trop affaiblie et trop appauvrie pour ne pas retomber dans l’isolement. Soyons sages, pour être forts, — soyons forts, pour avoir des amis. Autrement, la visite du tsar à la République ne laisserait pas plus de traces dans notre histoire que, demain, les lampions, les girandoles et les lanternes vénitiennes de nos illuminations ne laisseront de reflet sur le ciel de Paris ou sur les eaux de la Seine.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 16 février 1888 ; Cf. la France, la Russie et l’Europe ; Calmann Lévy, 1888.