Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (4/14) Le Système harmonique

Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 273-278).


Le système harmonique de Wagner se rapproche beaucoup de celui de J.-S. Bach et de Beethoven dans sa troisième manière ; c’est dire qu’il relève plus des procédés du contrepoint que de ceux de l’harmonie proprement dite. Non qu’il les ignore, mais parce que la nécessité de combiner fréquemment les Leit-motifs entre eux, d’une façon simultanée, devait le conduire à placer au-dessus de tout la marche indépendante des parties, telle que la comporte le style fugué ; c’était la seule manière de pouvoir jouer librement avec eux, de les faire apparaître tantôt dans une partie, tantôt dans une autre, en variant sans cesse leurs aspects, de les faire s’entre-croiser, s’enlacer, se chevaucher, courir les uns après les autres comme le font dans la fugue le sujet et ses contre-sujets.

Il nous faudrait entrer dans des considérations trop techniques pour analyser ici la structure harmonique des œuvres de Wagner. Disons seulement que ceux qui croiraient voir dans certains passages des incorrections seraient absolument dans l’erreur ; si quelques enchaînements d’accords sont irréguliers selon les règles strictes de l’harmonie, ils apparaissent d’une logique irréfutable lorsqu’on les considère avec la hauteur de vue du contre-point, d’un contrepoint considérablement élargi et dramatisé, très libre, et enrichi des hardiesses de l’harmonie moderne, avec l’emploi très fréquent de l’accord de 5te augmentée et ses renversements, qu’on trouve déjà chez Schumann, avec un luxe extraordinaire de pédales, souvent déguisées, et un mépris évident des contraintes conventionnelles.

D’ensemble, il est incontestable que ce système n’est pas simple, mais ses complications sont toujours ingénieuses et appropriées aux circonstances. Elles ne sont d’ailleurs pas continuelles ; il suffirait de citer le motif du Walhalla (l’Or du Rhin, au début de la scène II), entièrement construit en accords parfaits ; d’autres exemples ne sont pas rares ; toutefois c’est l’exception.

La conduite des modulations, au point de vue purement musical, ne paraît pas importer beaucoup à Wagner, et en cela il se sépare nettement de Beethoven et de Bach ; le choix des tonalités n’est guidé chez lui que par l’intérêt dramatique et des considérations du domaine de l’orchestration ; une fois l’action engagée, la modulation est perpétuelle, et, en bien des endroits, le plus malin serait dans l’impossibilité de dire en quel ton on est ; il en résulte une impression de vie et de lutte d’une inconcevable puissance. En revanche, au début des actes, on le voit attacher fréquemment une importance extraordinaire à l’établissement de la tonalité première, importance sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir.

La cadence parfaite est d’une extrême rareté, ce qui est la conséquence inévitable du système de la mélodie continue ; en effet, le sens de la cadence parfaite est la conclusion, l’achèvement ; or, toutes les phrases de Wagner s’enchaînant les unes aux autres sans se terminer à chaque instant, la cadence doit être presque exclusivement réservée aux fins d’actes ou parfois de scènes, là où le repos est obligatoire ; on en rencontre bien par-ci par-là dans le discours musical, mais dissimulées, atténuées, sans importance ; ce n’est que dans les grandes conclusions qu’on en trouve de nettement caractérisées, bien amenées et pressenties. Aucun auteur n’a fait de la cadence parfaite un emploi si restreint ; il est pourtant un cas où il en fait un usage très caractéristique, et d’autant plus frappant qu’il lui semble réservé : c’est lorsque le sens affirmatif de la parole dénonce le côté spécialement loyal et chevaleresque du caractère d’un héros ; la page suivante (276) présente trois remarquables exemples, pris dans des ouvrages différents, de cette belle et noble forme, d’un caractère solennel et héraldique, très fréquente chez Wagner dans ce cas spécial, qu’on pourrait appeler la formule de loyauté, et qui ne trouve sa place qu’aux moments de grande émotion, dans l’annonce de la mort (Walkyrie), dans la Marche funèbre de Siegfried (Crépuscule)…

D’une façon générale, les accords consonants sont beaucoup moins fréquents que les accords dissonants, et encore sont-ils rarement présentés dans leur pureté native, mais presque toujours dénaturés par des artifices de composition, des retards, des appogiatures, des altérations, beaucoup d’altérations surtout, qui leur enlèvent la plus grande partie de leur caractère de repos. Tout cela est voulu, logique. Il est certain que l’accord dissonant, avec ses notes à marche contrainte, avec ses résolutions diverses, est infiniment plus vivant, plus passionnel que l’accord parfait, réservé par Wagner à l’expression, plus rare dans le drame, des sentiments de calme et de placidité.

Quant aux duretés qui étonnent parfois le lecteur de la partition réduite au piano, elles sont considérablement atténuées par le choix des instruments et la variété des

[Exemples musicaux :
  • (LOHENGRIN — Scène finale)
  • (LA WALKYRIE Acte II Scène IV)
  • (LE CRÉPUSCULE — Scène finale)]


timbres ; elles sont plus apparentes que réelles ; elles disparaissent dans l’exécution symphonique, et à Bayreuth on ne s’en aperçoit pas le moins du monde ; tout l’ensemble est admirablement fondu, d’une douceur, d’une harmonie et d’une plénitude incomparables, sauf de rares exceptions voulues dans une intention pittoresque.

L’attention de l’auditeur est bien plus sollicitée par le mouvement individuel des parties, par leur caractère expressif, par l’intérêt que leur communique l’apparition suggestive des Leit-motifs, par la diversité des timbres instrumentaux, que par l’individualité des accords considérés en eux-mêmes. Chaque voix symphonique chante une partie indépendante ayant son sens propre, dialoguant avec les autres, toujours appropriée à la nature et au timbre de l’instrument interprète, sans traces de formules banales d’accompagnement, sans remplissage d’aucun genre.

Autrefois on disait que dans Wagner il n’y avait pas de mélodie ; je crois être plus dans le vrai en disant qu’il n’y a pas d’accompagnements, mais des superpositions de mélodies.

Constatons en plus, pour tâcher d’être complet, la disparition totale des marches d’harmonie, que presque toutes les écoles abandonnent aujourd’hui en raison de leur banalité ; la suppression des redites, des reprises d’un motif principal annoncées par une rentrée, ceci au même titre que la suppression de toute répétition de vers ou de mots ; toujours et partout du nouveau, de l’invention, de l’imprévu et de l’ingénieux, toujours de la création, de la sincérité et de la vie…, et nous aurons, je crois, touché aux principaux points caractéristiques de ce qu’on nomme un peu trop brièvement la formule wagnérienne, formule qu’on ne saurait trop admirer et contempler, mais que nos compositeurs feront bien de ne pas chercher à imiter, cela par deux raisons :

La première, suffisante par elle-même, c’est que c’est impossible : « Pour la continuer dans le vrai sens du mot, il faudrait un homme de la même envergure que lui ; et si cet homme existe, il ne consentira pas à jouer le rôle d’un imitateur : il voudra, lui aussi, inventer quelque chose de nouveau[1]. »

La deuxième, c’est qu’il faut toujours être de son pays et en parler la langue. Or, de même que Wagner déplorait en ces termes les tendances des musiciens allemands à imiter l’art français :

« J’ai reconnu aux Français un art admirable pour donner à la vie et à la pensée des formes précises et élégantes ; j’ai dit, au contraire, que les Allemands, quand ils cherchent cette perfection de formes, me paraissent lourds et impuissants[2]. »
de même, dis-je, les Français, à leur tour, doivent se mettre en garde contre cette fausse forme de l’admiration qui conduit au plagiat ; ils doivent conserver intactes les qualités propres de notre style national, qui ont toujours été et seront toujours, en littérature comme en musique, la clarté, l’élégance et la sincérité d’expression.

Si Wagner était là pour les conseiller, c’est certainement ce que sa propre logique le conduirait à leur dire.

  1. La Musique et les Musiciens, p. 494.
  2. R. Wagner, Lettre à M. Monod (25 octobre 1876).