Le Voyage artistique à Bayreuth / IV- Analyse des Poèmes – (4/7) Tristan et Isolde

Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 137-148).

TRISTAN ET ISEULT
PERSONNAGES
selon l’ordre de leur première entrée en scène.
1er  ACTE 2me  ACTE 3me ACTE
SCÈNES : 1 2 3 4 5 1 2 3 1 2 3
Un Jeune Matelot (ténor). Personnage épisodique.
invis.
Iseult (soprano). Princesse, quelque peu magicienne, fille des souverains d’Irlande ; fut fiancée à Morold, que tua Tristan ; devient l’épouse du roi Marke. Aime Tristan, d’abord en secret.
.. ..
Brangaine (soprano). Suivante et confidente dévouée d’Iseult.
.. ..
Kurwenal (basse). Écuyer ; serviteur vieux et fidèle, passionnément attaché à Tristan.
.. .. .. .. ..
Tristan (ténor). Chevalier d’origine bretonne ; neveu du roi Marke, défenseur du trône de Cornouailles. Aime Iseult, d’abord en secret.
.. .. .. ..
Les Matelots (chœur : ténors, basses).
(invisibles.)
.. ..
Chevaliers, Écuyers, Hommes d’armes (chœur : ténors, basses).
.. .. ..
Mélot (ténor). L’un des chevaliers du roi Marke. Traître à l’amitié de Tristan. Aime Iseult secrètement et se venge d’elle.
.. .. .. .. .. .. .. .. ..
Le Roi Marke (basse). Prince géuéreux, roi de Cornouailles, oncle de Tristan. Épouse Iseult.
.. .. .. .. .. .. .. .. ..
Un Berger (ténor). Personnage épisodique.
.. .. .. .. .. .. .. .. ..
Un Pilote (basse). Personnage épisodique.
.. .. .. .. .. .. .. .. .. ..

TRISTAN ET ISEULT

______

Iseult, princesse d’Irlande, a été autrefois fiancée à Sire Morold, chevalier irlandais, qui, allant guerroyer en Cornouailles, a trouvé la mort dans un combat avec Tristan, le neveu du roi Marke. L’adversaire peu généreux a eu la cruelle ironie d’envoyer la tête de sa victime à la princesse, qui a découvert dans la plaie profonde un éclat d’acier provenant de l’arme du meurtrier.

Mais Tristan, au cours de la lutte, a été lui-même atteint par la lame empoisonnée de Sire Morold, et sa blessure ne veut pas se fermer ; alors il se souvient que la jeune souveraine d’Irlande a le secret de baumes précieux, seuls capables de guérir son mal, et il décide d’aller lui demander le secours de sa science.

Il se fait conduire en barque, mourant, jusqu’en Irlande, et, se présentant comme un inconnu à Iseult, sous le nom de Tantris, il implore son assistance. La jeune princesse, émue des souffrances du moribond, le soigne avec dévouement ; mais un événement imprévu lui fait un jour découvrir la vérité : l’épée de Tantris est celle qui a donné la mort à son fiancé, car à sa lame est une brèche se rapportant exactement au fragment d’acier trouvé dans la blessure de Morold.

Indignée, Iseult brandit l’arme sur la tête de l’imposteur ; elle va lui porter le coup fatal, lorsque leurs yeux se rencontrent : le regard de Tristan supplie, et Iseult lui fait grâce. Elle tait à tous le secret qu’elle a découvert ; Tristan retournera sain et sauf dans son pays et délivrera la princesse de sa vue odieuse. Le chevalier part, après avoir protesté de sa reconnaissance et de son dévouement ; mais, ô trahison ! il revient bientôt, sous son vrai nom de Tristan et entouré d’un luxueux appareil, demander la main de la jeune fille pour son oncle le roi Marke. Les parents d’Iseult acceptent l’alliance pour leur fille, qui par obéissance doit partir sous la conduite du chevalier pour les États de son futur époux.

Mais son âme est secrètement rongée par la douleur : car ce héros qu’elle a sauvé et qui la trahit si indignement, elle s’en croyait aimée, et l’aime sans se l’avouer, en dépit du passé sanglant qui se dresse entre eux.

Tel est l’état des choses quand le rideau s’ouvre pour le premier acte.

Nous l’esquisserons, ainsi que les deux autres, à très grands traits et brièvement. Les situations sont simples, et les péripéties peu nombreuses dans le poème de Tristan. Tout l’intérêt du drame réside dans les états d’âme des héros. Comment les expliquer sans atténuer la poignante émotion qui en résultera à l’audition ? Ne vaut-il pas mieux laisser chacun la percevoir et la sentir selon sa propre nature, que la déflorer en insistant inutilement sur des détails d’ordre purement psychologique ?

1er  Acte.

Scène i. — Iseult est sur le navire qui la mène en Cornouailles ; une tente formée de riches tapisseries est dressée sur le pont et complètement fermée au fond. La princesse est étendue sur un lit de repos ; la mélancolique chanson qu’un matelot fait entendre dans la hune la blesse et l’irrite, et elle laisse éclater son désespoir en apprenant de sa suivante, Brangaine, que la terre est proche et que le voyage touche à son terme.

Scène ii. — Elle envoie sa compagne ordonner à Tristan de paraître devant elle ; depuis le commencement de la traversée il l’évite avec persistance, oubliant ainsi tous les égards qu’il doit à sa souveraine. Brangaine porte l’ordre de sa maîtresse au chevalier, qui, profondément troublé en entendant prononcer le nom d’Iseult, se remet cependant, mais refuse, avec respect et fermeté, de quitter le gouvernail du navire confié à sa garde.

Scène iii. — Brangaine vient rapporter à sa maîtresse la réponse du chevalier, et Iseult, se laissant alors aller à toute son amertume, révèle à sa compagne une partie de son secret, lui raconte les soins empressés qu’elle donna jadis à Tristan, qui l’a si mal récompensée de sa pitié envers lui. Cachant la vraie cause de sa douleur, elle se révolte à l’idée de devenir l’épouse du prince de Cornouailles, qu’elle juge indigne de sa gloire, à elle dont la couronne d’Irlande a ceint le front. Brangaine cherche en vain à la calmer et à justifier la conduite de Tristan, qui a, selon elle, brillamment payé sa dette de reconnaissance en lui faisant don d’un royaume aussi beau que celui de Cornouailles. Iseult reste pensive et, se parlant à elle-même, déplore d’être condamnée au supplice de vivre toujours près d’un être accompli auquel elle ne saurait inspirer d’amour. C’est à Tristan qu’elle pense ; mais Brangaine, se méprenant sur le sens de ses paroles, l’engage, si elle craint de n’être pas assez aimée du roi Marke, à avoir recours aux philtres merveilleux que sa mère, la reine d’Irlande, lui a remis à son départ. Il en est un qui soumet infailliblement ceux qui le boivent à la puissance de l’amour. Iseult accueille avec une sombre résolution le conseil de sa suivante et se fait apporter par elle le précieux coffret contenant les breuvages magiques. Mais ce n’est pas le philtre amoureux qu’elle choisit ; il lui en faut un plus puissant encore, et elle s’empare du flacon rempli de la liqueur de mort : c’est celle-là qu’elle fera prendre à Tristan.

Scène iv. — Il faut se hâter, car la terre est proche : déjà l’on aperçoit le pavillon d’allégresse qui flotte au faîte du château royal. Kurwenal, l’écuyer fidèle du chevalier, vient annoncer l’entrée au port. Iseult alors fait demander à Tristan un moment d’entretien et ordonne à Brangaine épouvantée de verser dans une coupe le breuvage fatal ; en vain la suivante éperdue essaye-t-elle de la détourner de son fatal dessein, Iseult commande, impérieuse ; elle fait un violent effort pour paraître calme à l’arrivée de Tristan, qui se présente respectueusement devant elle.

Scène v. — Ils se considèrent longuement en silence ; enfin Iseult, après lui avoir reproché l’éloignement dans lequel il s’est tenu pendant le voyage, lui rappelle la dette de sang qui est entre eux et qu’elle n’a pas oubliée : elle n’a pas pardonné le meurtre de son fiancé ; et puisque nul homme ne s’est présenté pour venger le mort, c’est à elle de frapper le coupable. Tristan l’a écoutée, pâle et sombre ; il lui présente le glaive et est prêt à mourir.

Mais non, lui dit Iseult, elle ne doit pas priver le roi de son plus fidèle soutien, celui auquel il doit titre et couronne ; et si une fois déjà elle a épargné le meurtrier de Morold, elle doit lui pardonner encore. Qu’il boive donc à la coupe de réconciliation et d’oubli. Pendant que les matelots poussent des cris d’allégresse à l’approche de la terre, Brangaine a été, chancelante, préparer le philtre fatal. Iseult lui arrache la coupe des mains et la présente à Tristan.

Tristan, qui a pénétré les sombres desseins d’Iseult, s’empare résolument du breuvage qui le délivrera des maux dont son cœur aussi est accablé ; il le porte à ses lèvres et boit ; mais Iseult lui arrache alors la coupe et achève de la vider, puis la jette au loin.

Tous deux, en proie à une émotion intense, se regardent avec extase ; dans l’attente du moment suprême, leurs yeux ne cherchent plus à celer le secret qui dévore leurs âmes ; enfin ils tombent dans les bras l’un de l’autre et restent longuement enlacés, tandis que Brangaine, se détournant avec accablement, commence à mesurer la portée de son erreur volontaire : au philtre de mort elle a substitué le breuvage d’amour !… Les deux amants, perdant le sentiment de la réalité, sont tout à leur mutuelle contemplation ; ils s’aperçoivent à peine du mouvement que produit autour d’eux l’arrivée au port. Iseult revêt machinalement le manteau royal ; Brangaine, pour la rappeler à elle, lui révèle alors avec désespoir la fatale substitution qu’elle a osé opérer. Tristan et Iseult se regardent éperdus ; Iseult tombe évanouie dans les bras de sa suivante, tandis que l’équipage acclame joyeusement l’arrivée du roi sur le navire.

2me  Acte.

Scène i. — Le seuil de la demeure d’Iseult, accédant par des degrés à un parc planté de grands arbres et sur lequel il règne une nuit d’été claire et radieuse. Une torche allumée est placée près de la porte.

On entend au loin des fanfares de chasse qui s’affaiblissent peu à peu et auxquelles Brangaine, debout sur les marches, prête une oreille attentive. Iseult, en proie à une grande agitation, sort de ses appartements et interroge sa suivante. Elle attend impatiemment que la chasse royale se soit éloignée du palais pour donner le signal qui amènera Tristan à ses pieds ; mais Brangaine la supplie d’être prudente : elle soupçonne des pièges tendus autour des deux amants et suspecte surtout Mélot, qui, dès la première heure, alors que le roi venait sur le pont du navire recevoir sa fiancée, scrutait l’attitude agitée de Tristan et d’Iseult et a dû découvrir la cause du trouble qui régnait dans leurs âmes. Depuis, il les épie constamment ; et cette chasse nocturne organisée à son instigation doit cacher un piège, celer quelque perfidie. Malgré les protestations de la reine, qui a une foi aveugle en la fidélité de Mélot, le confident, l’ami de Tristan, Brangaine se désole de la désobéissance qui lui a fait substituer le philtre d’amour au breuvage fatal ; mieux eût valu le sombre et bref dénouement que ces cruelles angoisses. Elle s’accuse amèrement de tous les maux qui peuvent fondre sur sa maîtresse.

— Non, lui dit celle-ci, Brangaine n’est pas coupable ; dame Minne[1] a tout fait : c’est elle, à qui la vie et la mort sont soumises, qui a transformé la haine en amour ; Iseult est désormais sa vassale et subira aveuglément ses arrêts.

Malgré Brangaine qui l’exhorte à la prudence, elle arrache la torche et l’éteint sur le sol : c’est le signal convenu avec Tristan. Brangaine se détourne consternée et monte lentement l’escalier qui conduit à la plate-forme de la maison.

Iseult alors fouille du regard l’avenue, cherchant à voir dans la nuit ; enfin ses gestes indiquent qu’elle a aperçu le bien-aimé ; son émotion est à son comble.

Scène ii. — Tristan entre impétueusement ; ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre d’un élan passionné. Leurs cœurs débordent d’amour et de ravissement ; ils maudissent la lumière du jour, si hostile à leur bonheur ; n’est-ce pas le jour qui amena Tristan en Irlande afin de solliciter Iseult pour le roi Marke ? le jour encore qui, baignant le chevalier d’une fausse lueur, l’avait fait paraître digne de haine à celle qui déjà le chérissait du fond du cœur ?… Ah ! que n’ont-ils pu, les deux amants, s’ensevelir à tout jamais dans le doux crépuscule de la nuit et de la mort, qui eût indissolublement uni leurs âmes, leurs destinées !… Ils s’asseyent sur un banc de fleurs et se tiennent longuement enlacés, appelant le trépas si ardemment désiré par eux.

Tandis qu’absorbés dans leur extase ils laissent s’envoler les heures et perdent la notion du temps, Brangaine, qui veille en haut de la plate-forme, les avertit que le jour redouté se lève et ramène avec lui le danger. Par deux fois elle les arrache à leur mutuelle contemplation ; puis on l’entend pousser un cri d’alarme, et en même temps le brave et dévoué Kurwenal entre précipitamment le dos tourné et jouant de son épée.

Scène iii. — Derrière lui se pressent tumultueusement, suivis de quelques courtisans, Mélot et le roi Marke, qui s’arrêtent en face du couple et le considèrent attentivement avec des expressions diverses. Brangaine est accourue auprès de sa maîtresse, qui s’est détournée et devant laquelle Tristan, d’un mouvement instinctif, a étendu son manteau pour la dérober aux yeux des arrivants.

Mélot se vante au roi, qui est resté frappé d’une douloureuse stupeur, du service signalé qu’il vient de lui rendre et dont le prince n’a pas le triste courage de le remercier. Il est tout à la profonde douleur que lui cause l’affreuse découverte qu’il vient de faire. Ce Tristan, qu’il regardait comme l’honneur et la vertu mêmes, en qui il avait mis l’espoir de ses vieux ans, refusant jusqu’alors, pour lui laisser un jour intact son héritage, de prendre une nouvelle épouse après que la mort lui eut ravi la première ; c’est lui, ce neveu perfide qui lui amena la beauté merveilleuse que, dans son adoration, le généreux roi a respectée comme l’eût fait un père ; c’est lui encore qui, après avoir rendu, par la possession de ce trésor, son cœur plus sensible à la douleur, vient lui faire cette cuisante blessure, et verse en son âme le cruel poison du doute envers ce qu’il aimait le plus au monde. Pourquoi l’avoir précipité dans cet enfer dont rien ne pourra l’arracher désormais ? Tristan, qui a écouté les reproches du noble prince avec une tristesse croissante, lève sur lui un regard plein de pitié ; son secret, il ne peut le dire ; nul ne le saura jamais. Se tournant ensuite vers Iseult, qui le contemple avec des yeux suppliants, il lui annonce son départ pour la sombre contrée où sa mère autrefois l’enfanta dans la douleur et la mort. C’est là qu’il offre un asile à la bien-aimée, si elle veut le suivre dans sa triste retraite. Iseult lui répond que rien ne l’empêchera de s’attacher à ses pas, il n’a qu’à lui montrer la route ; son amant la baise doucement au front ; mais alors Mélot, bondissant de rage, tire son épée et provoque Tristan, qui se met vivement en garde. Leurs armes se croisent, et Tristan s’affaisse, blessé par son adversaire. Il tombe dans les bras de Kurwenal, tandis quTseult, éplorée, se précipite sur son sein.

3me  Acte.

Scène i. — La scène représente les jardins incultes et désolés du vieux manoir de Tristan, Karéol, situé en Bretagne, sur une hauteur au bord de la mer. Au loin, on aperçoit la ligne d’horizon par-dessus les murs à moitié en ruine et envahis par la végétation. Au fond, une porte de château féodal avec des meurtrières. Au milieu de la scène, à l’ombre d’un grand tilleul, la litière sur laquelle repose Tristan.

L’infortuné se meurt de la blessure que lui a faite le traître Mélot ; son fidèle Kurwenal l’a amené dans une barque, expirant, jusqu’au domaine de ses ancêtres et le dispute au trépas, attendant avec une impatience désespérée l’arrivée d’Iseult, qu’il a envoyé chercher en Cornouailles par un serviteur dévoué. Un pâtre, qui a été placé en vigie au haut de la falaise pour signaler l’arrivée du navire portant Iseult dès qu’il poindra à l’horizon, fait entendre sur son chalumeau une mélodie triste et plaintive, à laquelle il substituera des accents joyeux si la voile tant désirée se montre au large.

Au lever du rideau, il a quitté pour un instant son poste d’observation, et vient s’enquérir des nouvelles de son seigneur ; quelle mystérieuse et sombre aventure l’a réduit en si triste état ? Kurwenal refuse de répondre et l’envoie de nouveau guetter l’horizon désert, où nul vaisseau ne paraît. Le berger reprend la mélancolique mélopée, dont le rythme tire l’agonisant de sa mortelle torpeur. Il ne reconnaît tout d’abord pas les lieux qui l’entourent ; le bon Kurwenal l’aide à rassembler ses souvenirs ; mais la seule pensée qui se présente nette à son esprit est celle d’Iseult. Son amour le reprend tout entier, il appelle éperdument la bien-aimée, et une factice lueur de vie le ranime lorsque son fidèle serviteur lui promet la prochaine venue de l’adorée. Dans sa fièvre, il voit défiler devant ses yeux toute sa triste vie, sa jeunesse malheureuse, son voyage néfaste vers la terre d’Irlande et le breuvage terrible, cause apparente de tous ses malheurs ; son exaltation va grandissant, mais ses forces le trahissent, et il tombe évanoui. Kurwenal épouvanté le ranime avec peine. Que n’arrive-t-il pas, le navire qui apportera la joie et la guérison ?

Scène ii. — Soudain une mélodie joyeuse se fait entendre ; c’est le signal convenu pour annoncer la bonne nouvelle. Déjà Kurwenal, qui, sur les instances de Tristan, est monté en haut de la tour, voit flotter parmi les voiles le pavillon d’allégresse. C’est Iseult qui arrive ; le navire a passé le cap redouté et entre au port. La bien-aimée fait des signes, elle s’élance sur le rivage, et Kurwenal va la recevoir, laissant Tristan en proie à la plus grande agitation. Le blessé, croyant désormais pouvoir défier le trépas, se précipite au-devant de son amie ; mais il a trop présumé de ses forces : elles l’abandonnent, et il tombe en expirant dans les bras de l’adorée.

La mort, appelée autrefois avec tant d’ardeur, l’a enfin exaucé ; la nuit, bienheureuse adversaire du jour hostile, l’enveloppe de ses voiles. S’agenouillant près de lui, Iseult l’enlace doucement et le supplie de la laisser guérir sa profonde blessure, de vivre encore, ne fût-ce qu’une heure ; mais, le voyant à jamais sourd à sa voix, elle tombe mourante sur le corps de celui qu’elle a tant aimé.

Scène iii. — Kurwenal a assisté, muet de douleur, à cette scène navrante ; ses regards ne peuvent se détacher de Tristan. On entend à ce moment un cliquetis d’armes : le berger accourt pour annoncer qu’un second navire vient d’entrer dans le port. Une grande confusion se produit alors. Kurwenal, croyant à une incursion hostile de la part du roi Marke, se précipite sur Mélot, qui entre un des premiers, et le tue. Il est lui-même blessé mortellement dans la lutte et vient expirer auprès du corps de son maître bien-aimé. Cependant, quelle méprise était la sienne ! Le noble et magnanime roi, instruit trop tardivement, hélas ! par Brangaine, des désastreux effets du philtre et enfin convaincu que la fatalité seule a rendu traîtres les deux êtres qu’il a tant chéris, venait leur apporter son pardon et les unir à tout jamais. Il reproche doucement à Iseult de n’avoir pas su tout lui avouer ; il eût été si heureux de découvrir l’innocence de son ami le plus cher ! L’infortunée ne le comprend pas : d’un œil hagard, elle contemple la dépouille mortelle de Tristan, mais déjà son âme s’est envolée auprès de celle de son amant, et elle expire, transfigurée par la mort bienheureuse, dans les bras de sa fidèle Brangaine.

Le roi Marke bénit les cadavres, au milieu de l’émotion profonde de tous les assistants.



__________
  1. Minne personnifiait l’amour. Elle était la protectrice des amants.