P.-V. Stock (p. 404-416).

XXVII

LE REPENTIR FAIT OUBLIER L’ERREUR


Je n’ai passé que vingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suis parti pour Londres. Cette rencontre inopinée de mon oncle, si vieilli, si cassé, si près de la tombe, a remué quelque chose en moi. Je ne pourrais analyser ces sentiments ; mais je me suis rappelé avec une certaine émotion l’époque où nos rapports étaient moins tendus, où nous échangions une correspondance amicale, et j’ai voulu revoir ces lettres que j’ai pieusement conservées. Je les ai lues et relues à Londres, pendant les trois jours que j’y suis resté, et je me suis même livré à un petit travail d’écriture qui m’a rappelé le temps heureux où j’apprenais à écrire et m’évertuais à imiter, mal d’abord, puis un peu mieux, puis bien, les pleins et les déliés du modèle. Après quoi, je me suis mis en route pour Paris.

Geneviève, que j’ai prévenue de mon arrivée, est venue me voir sans retard. Elle m’a appris que mon oncle est au plus bas, qu’un dénouement fatal est probable à bref délai, et qu’il l’a suppliée de ne pas l’abandonner. Elle ne le quitte donc pas une minute, pour ainsi dire ; et c’est sous les yeux de cette courtisane que ce malheureux, qui est millionnaire, qui a une famille, doit mourir s’il ne veut pas crever seul, comme un chien.

— A-t-il peur de la mort ? demandé-je.

— Une peur terrible. C’en est effrayant et presque dégoûtant. Heureusement, il a eu une crise hier soir et, depuis, il ne peut plus parler ; il comprend encore ce qu’on lui dit. Hier matin, il a pu écrire une lettre à son homme d’affaires.

Je prends note de la date. Hier, c’était le 12. C’est ce chiffre qu’il faudra placer au bas du document que j’ai confectionné à Londres avec un si grand soin. Je recommande à Geneviève de me faire avertir dès que la fin sera proche, et elle part reprendre son rôle de sœur de charité.

— Ce n’est pas amusant, tu sais ; mais je comprends bien que ma présence ne sera pas inutile à tes intérêts — à nos intérêts car, à présent, nous ne faisons plus qu’un. C’est beau, de s’entendre, tout de même ; c’est comme si on était mariés… Compte sur moi et tiens-toi prêt.


Je suis toujours prêt. Et lorsque le domestique de mon oncle, ce matin, vient me chercher « de la part de son maître », c’est avec une rapidité foudroyante que je me précipite dans la rue, que je saute dans un fiacre, et que je me fais conduire rue du Bac, chez l’abbé Lamargelle. Une demi-heure après, nous montons, cet ecclésiastique et moi, l’escalier de la maison du boulevard Haussmann qu’habite mon oncle. Geneviève nous accueille dans le salon qui précède la chambre à coucher dont la porte, restée entr’ouverte, laisse passer les râles du moribond ; elle nous quitte après que je lui ai recommandé de ne nous laisser déranger sous aucun prétexte. Je prends place dans un fauteuil et l’abbé en fait autant.

— Quelle est cette dame ? me demande-t-il.

— C’est ma maîtresse, dis-je ; de plus, mon oncle a dû s’efforcer d’en faire la sienne ; et enfin, c’est la femme d’un certain Delpich…

— Ah ! diable ! s’écrie l’abbé. C’est Mme Delpich ! Tiens ! tiens !… Mais je devine : ce cambriolage qui fit tant de bruit à Bruxelles… Racontez-moi donc l’histoire.

Je raconte ; et mon récit, coupé par les exclamations joyeuses de l’abbé, est scandé, aussi, par les râles de plus en plus faibles du misérable qui agonise derrière le mur.

— C’est vraiment bien curieux, dit l’abbé quand j’ai fini. Ce pauvre Delpich ! Enfin… Fortuna vitrea est… Sa mésaventure ne m’a causé aucun préjudice mais a dérangé certains de mes plans. Il faudra même que j’aille en Belgique d’ici quatre ou cinq jours… Vous avez dû faire une bonne affaire, ce soir-là ; je ne parle pas de la femme, qui est charmante, mais… À propos d’argent, vous doutez-vous de ce que sera le testament de votre oncle ?

— Tout à fait. C’est moi qui l’ai rédigé, de sa plus belle écriture.

— J’en étais sûr, dit l’abbé. Je le voyais dans votre poche, à travers l’étoffe de votre redingote. Avez-vous pensé à tout ? La part à réserver à Mlle Charlotte, par exemple, si l’on vient à retrouver ses traces ?

— Hélas ! dis-je, on ne les retrouvera jamais, ses traces. J’ai fait faire toutes les recherches possibles, et sans résultat. Ma conviction est qu’elle est morte, voyez-vous. Mais si, par bonheur, je me trompais…

— Ne m’en dites pas davantage. Je sais bien que vous lui rendriez toute la fortune de son père ; et je crois aussi que vous la garderiez, elle, n’est-ce pas ? C’était une femme.

— Oui. Une vraie femme. Ah ! si vous saviez ce que j’ai souffert, quand j’ai vu que je l’avais perdue ! Et dire que la vieille canaille qui crève là…

— Bah ! dit l’abbé, le diable est en train de lui tirer les pieds, à votre oncle. Laissez-le faire sa besogne… En somme, le papier que vous avez préparé n’a d’autre raison d’être que de supprimer tout testament antérieur et d’aplanir toute difficulté. En attendant, vous aurez à payer les frais des obsèques…

— Ils ne seront pas fort élevés. Mon oncle demande à être conduit au champ de repos dans le corbillard des pauvres.

— Bel exemple d’humilité ! dit l’abbé en riant. Sa résolution sera fort commentée, n’en doutez pas, et vous épargnera quelques billets de banque. Et pour amuser la paroisse, le service sera de dernière classe, n’est-ce pas ?

— La paroisse ? Vous plaisantez. Un enterrement civil, s’il vous plaît.

— Ah ! ah ! ah ! s’écrie l’abbé en se tordant de rire. Un enterrement civil ! C’est délicieux ! J’avoue que je n’aurais pas pensé à cela. Quelle trouvaille ! Mais, continue-t-il en étendant le bras vers la porte de la chambre, on n’entend plus rien, là-bas. Non, plus rien. Si vous alliez voir ?

J’y vais. Dans le grand lit placé en travers de la pièce une forme rigide est étendue ; la tête, qui creuse profondément l’oreiller, est émaciée, couleur de cire ; et les narines sont pincées ; et la bouche sans souffle entr’ouverte et les yeux retournés dans leurs orbites. Je relève le drap ; rien ne bat plus à la place du cœur ; la main est froide comme celle d’un… J’appelle l’abbé.

— Eh ! bien ? demande-t-il en entrant. C’est fini ? Je m’en doutais, continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse les paupières d’un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ou non ? Grave question que votre oncle peut maintenant débattre avec Robespierre. Bizarre jusqu’à la fin, votre oncle. Quand on vient le voir mourir, on le trouve trépassé.

— Oui, dis-je, pas de mélodrame possible. Comme ç’aurait été beau et presque neuf, pourtant, l’apparition, à l’heure dernière, du spolié devant le spoliateur !

— Ne rions pas trop fort, dit l’abbé ; c’est inconvenant ; et, ainsi qu’on l’a dit, la mort n’est pas une excuse. Au fond, cette mort-là, voyez-vous bien, qu’elle eût déplu à certains Grecs, est presque un symbole. J’ai dans l’idée que la Société crèvera de la même façon. Cette bourgeoisie, qui est venue de bien bas, ne tombera pas de bien haut, allez ! Que de choses qui font semblant d’être, qu’on croit encore exister, et qui sont mortes !… Mais songez-vous à votre manuscrit ?

Oui, j’y songe. Je vais le placer dans le tiroir d’un petit meuble que je ferme soigneusement et dont je mets la clé dans ma poche. Puis, je sonne les domestiques. Nous sommes à genoux devant le lit, l’abbé et moi, quand ils entrent. Ils éclatent en sanglots. Un si bon maître ! Mais l’abbé, qui se relève un instant après moi, essuie leurs larmes d’une seule phrase.

— Il ne faut pleurer que sur la cendre des méchants, dit-il, car ils ont fait le mal et ne peuvent plus le réparer !… Comment trouvez-vous la sentence ? me demande-t-il tout bas. Elle n’est pas de moi, mais elle est si bête ! Rien de tel comme consolation…

Maintenant, il faut s’occuper des formalités. Les scellés, les déclarations, les lettres de faire part ; un mort n’est pas complètement décédé sans toutes ces choses-là.

Le notaire de mon oncle, Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dans l’après-midi. Le testament semble l’étonner un peu, mais lui faire plaisir.

— Je suis heureux de voir, Monsieur, me dit-il, que votre oncle est revenu avant de mourir à de meilleurs sentiments. J’avais en mon étude un testament par lequel il vous déshéritait complètement et léguait toute sa fortune à l’Institut Pasteur ; il se trouve annulé de plein droit par ce document olographe. Une seule chose me chagrine dans les dernières volontés de votre oncle : cet enterrement civil. Mais enfin, il faut respecter toutes les convictions.

J’apprends que la fortune de mon oncle est encore considérable. Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sa bouche s’ouvre du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Beaucoup d’officiers ministériels ont de ces bouches en diagonale. J’ignore pourquoi.


L’enterrement. Le corbillard des pauvres se dirige mélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voitures seulement, derrière. Je suis dans la première avec l’abbé Lamargelle qui a endossé des habits civils pour la circonstance ; ils ne lui vont pas mal du tout. Les autres voitures contiennent une dizaine de vieux amis de mon oncle, vieux voleurs probablement, et deux ou trois dames parmi lesquelles Geneviève, en grand deuil. Je n’ai pu la dissuader de venir. Même, ce matin, elle m’a fait une scène.

— C’est honteux ! m’a-t-elle dit. Tu hérites de plus d’un million et tu fais faire à ton oncle des funérailles civiles ! Oui, je sais bien que c’est toi qui as fabriqué le testament. Tout ça, c’est pour faire des économies. Ah ! si ce prêtre qui est ton ami, l’abbé Lamargelle, savait ce que tu es ! S’il savait !…

Je l’ai laissée dire. Il y a encore de bons sentiments, chez cette femme-là.

— L’immortalité de l’âme ! me dit l’abbé. Les pauvres, même, qui voudraient que l’agonie de l’existence ne finît pas au tombeau ! qui portent dignement leur misère — dignement ! ça se porte dignement, la misère ! — dans l’espoir d’une vie à venir ! L’exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils se laissent faire… Mais du moment qu’ils ne peuvent pas comprendre… vous savez que les imbéciles n’admettent que les choses très compliquées… Savez-vous quelle est la base de la propriété, la vraie base ? C’est la croyance à l’immortalité de l’âme. Méditez ça, quand vous aurez le temps.

Nous arrivons au cimetière. Le caveau de famille est ouvert, laissant apercevoir ses cases, les unes pleines, les autres vides. J’ai mon tiroir là. Il faudra que je le mette en vente. C’est d’un bon débit, paraît-il.

Les vieux amis me serrent la main à la porte du cimetière et s’éloignent. Je reviens boulevard Haussmann avec l’abbé et Geneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nous attend. Nous nous mettons à table ; mais je suis dérangé deux ou trois fois par des fournisseurs qui m’obligent à quitter la salle à manger. Sitôt le café pris, Geneviève, qui se prétend très lasse et très émue, déclare qu’elle veut se retirer, rentrer chez elle. Elle me prie de ne pas l’accompagner, promet de venir déjeuner avec moi demain.

— Elle a un drôle d’air, dis-je dès qu’elle est partie.

— Oui, répond l’abbé. Et si vous voulez connaître sa chanson, venez donc chez moi demain matin, à neuf heures et demie. Pendant une de vos absences, tout à l’heure, elle m’a appris qu’elle avait des révélations à me faire et je lui ai dit que je l’attendrais demain à dix heures. Vous écouterez. Ne vous mettez pas martel en tête d’avance, sapristi !… Voyons, que joue-t-on aux Variétés, ce soir ?


Il va être dix heures et, depuis cinq minutes, j’attends, posté dans le cabinet de l’abbé, derrière la porte laissée entr’ouverte qui donne dans le salon où il va recevoir Geneviève, l’arrivée de ma petite femme. Je voudrais bien, histoire de tuer le temps, jeter un coup d’œil sur les nombreux papiers qui couvrent le bureau ; malheureusement, c’est impossible ; je ne saurai pas encore cette fois-ci quelles sont les occupations exactes de cet excellent abbé Lamargelle. Mais j’entends résonner le timbre. Voici Geneviève ; elle entre dans le salon. Je ne puis rien voir, naturellement, mais je perçois distinctement les paroles. Quelques phrases de politesse s’échangent d’abord ; puis, l’abbé demande d’une voix blanche :

— N’êtes-vous pas mariée, Madame ?

— Si, répond Geneviève ; je suis mariée ; et si vous le voulez bien, monsieur l’abbé, je vais vous exposer d’un seul mot ma situation actuelle : que celui qui est sans péché me jette la première pierre !

L’abbé tousse légèrement.

— Si j’ai failli après tant d’années d’une vie sans tache, reprend Geneviève, c’est que les circonstances ont été inexorables. L’auteur de ma perte est M. Georges Randal. Il se dit votre ami, monsieur l’abbé, et vous le croyez un honnête homme. Eh ! bien, c’est un voleur.

— Ciel ! s’écrie l’abbé. Que m’apprenez-vous là, Madame ! Un voleur !

— Oui, Un voleur. Un voleur de la pire espèce. Un vrai brigand ! Je vais vous apprendre comment j’ai eu le malheur de tomber entre ses mains…

Et elle raconte notre aventure de Bruxelles, à sa façon, bien entendu. C’est à mourir de rire.

— Je ne pouvais ni me défendre ni crier à l’aide, dit-elle en terminant. Il me tenait au bout de son pistolet et m’aurait tuée au moindre signe. Ah ! certes, j’aurais bravé la mort si j’avais été en état de grâce ; mais je ne m’étais pas confessée depuis deux mois… Il a forcé le coffre-fort, le secrétaire ; il a pris tout l’argent et, hélas ! les lettres de ma mère… Ici, monsieur l’abbé, il faut que je vous révèle un secret de famille. Ma mère a eu un amant. Elle m’écrivait souvent, la malheureuse femme, pour me dire combien elle regrettait sa faute ; et mon mari, qui était dans la douloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroir de son bureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vu tout le parti qu’il en pouvait tirer. Sous la menace de tout apprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que je prisse l’engagement de ne rien dire et de venir le retrouver à Londres dans les huit jours. Que vous dire de plus ? La piété filiale, toujours si forte dans le cœur d’une femme, l’a emporté en moi sur toute autre considération. Mon mari, que j’adorais, a été condamné malgré son innocence et je n’ose pas vous dire quelle existence M. Randal m’a fait mener depuis. C’est la honte des hontes, murmure-t-elle à travers des sanglots.

— C’est effrayant ! s’écrie l’abbé. C’est absolument effrayant ! M. Randal est un misérable et s’est joué de moi d’une manière indigne. Mais l’heure du châtiment a sonné. Je vais le faire arrêter tout de suite.

Il se lève, fait deux pas et, tout d’un coup, pousse un cri.

— Impossible ! C’est impossible ! Nous ne pouvons pas le faire arrêter. Ces lettres de votre mère, qu’il possède, il ne les a pas avec lui, sûrement. Un scélérat aussi endurci prend des précautions minutieuses. Ces lettres, il les a mises en lieu sûr, les a confiées à un de ses associés ; et, sitôt son arrestation opérée, votre père sera mis au courant de ce que vous tenez tant à lui cacher ; un scandale terrible éclatera…

— C’est vrai, dit Geneviève de la voix rêche d’une femme prise au piège. C’est vrai…

— Que faire ? demande anxieusement l’abbé. Que faire ? Mon Dieu, éclairez-nous… Voici ce qu’il faut faire, reprend-il au bout d’un instant. Je vais m’employer à livrer M. Randal à la justice après lui avoir enlevé les moyens de vous nuire, à vous et aux vôtres. Mais cela demandera du temps. Dans l’intervalle, que ferez-vous, Madame ? Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avez conservé au milieu de vos erreurs passagères ces sentiments religieux…

— Oh ! certainement, interrompt Geneviève avec feu ; je suis une croyante, monsieur l’abbé.

— Eh ! bien, vous n’ignorez point qu’il ne suffit pas au pécheur de détester ses péchés, mais qu’un peu de pénitence est nécessaire. Que penseriez-vous d’aller passer quelques jours dans une maison de retraite où je vous conduirais, où vous seriez très bien, où vous pourriez reprendre possession de vous-même et vous préparer à une nouvelle existence ?

— Oh ! s’écrie Geneviève, quelle joie ce serait pour moi !… Venez me prendre demain à onze heures, je vous en prie, et menez-moi dans cette maison. Voici mon adresse. Vous êtes mon sauveur, monsieur l’abbé, vous êtes mon sauveur !…

Elle se confond en remerciements et l’abbé se lève pour la reconduire.

— J’ai promis à M. Randal d’aller le voir aujourd’hui, dit-elle ; devrai-je le faire ?

— Certainement, répond l’abbé. Un manque de parole de votre part lui donnerait l’éveil. Mettez-le au courant de vos bonnes intentions ; cela excitera peut-être en lui un repentir tardif. Et puis, arrêtez-vous sur votre chemin à Saint-Thomas d’Aquin, et entendez la messe. Ce sera une bonne préparation…

Je n’entends plus rien. Ah ! Geneviève de Brabant ! Moi qui étais le petit voleur chéri, l’autre jour, me voilà transformé en infâme Golo !… L’abbé revient.

— J’ai tout entendu, dis-je. C’est extraordinaire, vraiment.

— Oui, répond l’abbé, mais c’est naturel, dans l’état actuel des choses. Tous les instincts ont été tellement refoulés qu’ils ne peuvent revenir à leur plan normal que par des écarts insensés. Cette femme, qui a l’âme d’une prostituée, est aussi de l’étoffe dont on fait les saintes. Elle est, présentement, vierge et martyre comme les canonisées ; elle est hallucinée comme elles ; elle a leur méchanceté aveugle, leur fureur de remords et d’expiation, pour elles-mêmes et pour leurs semblables, leur amour des larmes… Que voulez-vous ? C’est, aujourd’hui, en général, la guerre sournoise, lâche et bête de tous contre tous, de troupes de fuyards contre des armées de déserteurs. Et, quand on sort de là, tout est en excès et en contrastes ; la folie sous toutes ses formes… Enfin, je la conduirai demain dans une maison où on la gardera quinze jours, un mois, le temps qu’il faudra pour que vous terminiez vos affaires ici, ou pour qu’elle change d’idées. Qui sait ? Peut-être l’y gardera-t-on toujours. Les couvents de femmes voient quotidiennement leur population s’accroître et la majorité des malheureuses qui s’y enferment n’a pas, pour s’y cloîtrer, de meilleures raisons que votre maîtresse… Je l’ai envoyée à la messe afin de vous laisser le temps d’arriver chez vous avant elle. Partez. Hâtez-vous. J’irai vous donner des nouvelles demain…


Je suis chez moi depuis un quart d’heure lorsque Geneviève arrive. Elle ne boude plus ; au contraire, elle est absolument charmante.

— Mon chéri, me dit-elle après déjeuner, il faut que je te fasse un aveu. Tu ne me gronderas pas ; ce serait inutile. Ma résolution est bien prise. La mort de ton oncle m’a profondément troublée, m’a convaincue de l’indignité de la vie que je mène et m’a fait mesurer l’étendue des fautes que je commets chaque jour. Je me suis résolue à abandonner le monde. Sais-tu comment j’ai passé la matinée ? En prières, à l’église Saint-Étienne du Mont, où repose ma bienheureuse patronne. C’est là que Dieu m’a parlé. Il m’a dit : « Ma fille, abaisse-toi et tu seras relevée. » Tu vois que je suis franche avec toi. Tu m’as entraînée au mal, c’est vrai ; mais je te pardonne. Jamais un mot contre toi ne s’échappera de mes lèvres. Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce à Satan, à ses pompes…

Je m’y oppose formellement, au moins pour le quart d’heure. Geneviève est très alléchante dans ses vêtements de veuve et… et je pense que Samson ne devait pas s’embêter avec Dalila, chaque fois qu’elle avait tenté sans succès de le trahir.

Geneviève ne m’a quitté que vers minuit ; et je me suis endormi peu après en pensant à cette mort inattendue de mon oncle — cet homme que je haïssais tant — qui ne m’a causé aucune émotion, ni de tristesse ni de joie, qui ne m’affecte pas plus que l’événement le plus banal de mon existence ; à cette trahison ridicule de Geneviève, qui pouvait m’être si funeste et qui me laisse absolument froid. Je crois que l’homme est comme insensibilisé, à certains moments, et sans aucune raison. Et je songe aussi, tout en cédant au sommeil, à l’abbé qui doit venir m’apprendre comment les choses se sont passées, demain, vers deux heures.


Mais il est à peine midi lorsqu’il arrive.

— Eh ! bien, dit-il, l’oiseau était envolé. Je n’ai trouvé que deux lettres ; l’une d’excuses, pour moi ; et l’autre qu’on me charge de vous remettre.

Je déchire l’enveloppe. Geneviève m’apprend qu’elle quitte Paris avec l’Autrichien. C’est un homme qui a des sentiments religieux très prononcés et elle est certaine de faire son salut avec lui. Si jamais nous nous revoyons, nous serons bons amis. Du moins, elle l’espère.

— Ma foi, dit l’abbé après avoir lu la lettre que je lui ai passée, ce qui arrive ne me surprend qu’à moitié. Je m’attendais à quelque chose d’illogique. Cette pauvre femme, voyez-vous, n’a pas beaucoup la tête à elle. Elle vous enverrait à l’échafaud ou se jetterait dans le feu pour vous avec la même facilité. La liberté dont elle jouit maintenant, et qui l’affole, lutte en elle avec les vieilles habitudes du servilisme. Son cas n’est pas rare. Toutes ses faussetés, ce sont des désirs d’actes, des prurits d’action, qui se résolvent en impostures. L’impuissance ou l’hésitation à agir créent le mensonge ; voilà pourquoi il est aussi commun aujourd’hui. Au fond, que désirait-elle, votre amie, sans même en avoir conscience ? Se débarrasser de vous, simplement, afin d’avoir son entière indépendance. Et voyez quels détours elle a été prendre, lorsqu’il lui était si facile — et elle le savait — de s’entendre avec vous ; voyez quelles combinaisons baroques son esprit a été chercher ! Il y a là-dessous quelque chose de terrible : la crainte, la honte de l’action directe.

— Terrible, certes, mais si fréquent ! Le joug vermoulu de la morale imbécile est encore tellement lourd !

— Oui, dit l’abbé, l’esprit des hommes est peuplé de terreurs. La loi divine, pour faire obéir à la loi humaine, et la loi humaine, pour faire obéir à la loi divine, sèment l’épouvante dans notre cœur. La voix de ce qu’on appelle la conscience, qui ne trouve pas d’écho dans les cerveaux pleins, résonne si fort dans les cerveaux vides ! Et la conscience — interprétée, ainsi qu’elle l’est d’ordinaire, comme un privilège strictement humain — la conscience, c’est la Peur… Enfin, vous voici veuf. Profitez du temps qui vous est laissé, car votre amie pourrait avoir des remords. Elle en aura même certainement. Tâchez d’être loin quand la crise se produira et qu’elle viendra implorer votre pardon. Nolite confidere hominibus, ni aux femmes repentantes… Combien de temps pensez-vous rester à Paris ?

— Quinze jours, environ. Après quoi, j’irai régler mes affaires à Londres et partirai je ne sais où.

— Excellente idée. En vous mettant en route pour ce pays-là, passez donc par Bruxelles. Vous m’y trouverez, j’y vais après-demain et j’y resterai un mois.

— Bon. Il faudra que je vous charge d’une commission auprès d’un insoumis qui doit avoir fini un petit travail pour moi ; vous lui direz de me l’envoyer. Et puis, moi, en quittant Londres, je vous apporterai des papiers que j’ai volés à droite et à gauche, que j’ai conservés sans même en prendre connaissance, le plus souvent, et qui pourront vous être utiles.

— C’est fort possible, dit l’abbé. Merci. Et merci encore, d’avance, pour le déjeuner que vous allez m’offrir quelque part ; un déjeuner d’héritier, hein ?