P.-V. Stock (p. 250-260).

XVI

ORPHELINE DE PAR LA LOI


Nous ne sommes plus qu’à une demi-heure de Bruxelles et le voyageur qui me fait face, dans le compartiment où nous sommes seuls, vient de céder au sommeil. C’est un homme de soixante ans, environ, au front haut, aux traits impérieux, aux cheveux très blancs, à la face complètement rasée. Grand, maigre ; des mains fines ; et ses yeux, qu’il vient de fermer, éclairaient sa physionomie de la lueur de l’intelligence. À présent, c’est seulement de la lassitude, une expression de fatigue et de chagrin intense qui se lit sur sa figure. Souffrance toute morale, sans doute, car cet homme-là doit être riche ; je me permets, tout au moins, de le supposer. Son costume de voyage, très simple, son manteau sombre, son chapeau de feutre, ne me livrent aucun renseignement sur sa position sociale ; et une jolie petite valise à fermoirs d’argent, aux initiales J.-J. B., qu’il a déposée dans le filet au-dessus de sa tête, ne m’en donne pas davantage. Qu’y a-t-il, dans cette valise ?

Je tire mon mouchoir de ma poche, non pas que j’aie l’intention de m’en servir — je risquerais de réveiller cet honorable vieillard — mais pour l’imbiber de quelques gouttes d’un liquide contenu dans une petite fiole que je portais dans mon gousset. Ce liquide, c’est du chloroforme, toujours utile en voyage. Et, maintenant que le mouchoir en est suffisamment imprégné, je me lève tout doucement et je l’applique sous les narines du vieux monsieur. La tête du vieux monsieur se rejette en arrière, la bouche s’entr’ouvre pour laisser passer une plainte sourde, les paupières battent, et c’est tout. Le vieux monsieur se réveillera deux ou trois minutes après l’arrivée du train à Bruxelles. J’ai une grande expérience de ces choses-là.

Je lance par la portière le mouchoir et la fiole de chloroforme, par mesure de précaution ; je reprends ma place et je déplie un journal où l’on parle — quelle coïncidence ! — d’un nouveau système de sonnette d’alarme qu’on doit bientôt mettre en usage sur la ligne du Nord. Allons, il ne sera pas trop tôt ; le besoin s’en fait sentir, comme on dit dans la presse…

Le train ralentit son allure, pénètre sous la voûte de verre de la station ; il va s’arrêter. Je jette un regard sur le vieux monsieur ; ses mains se crispent et il semble faire des efforts désespérés pour ouvrir les yeux. Il est temps. Je tourne la poignée de la portière, je saisis mes deux valises — la mienne et l’autre — et je descends avec la légèreté qui me caractérise. Une minute après je suis dans un fiacre ; et un quart d’heure ne s’est pas écoulé que je fais mon apparition, à l’hôtel du Roi Salomon.

— Ah ! monsieur Randal ! s’écrie l’hôtelière dès qu’elle m’aperçoit. On ne parle que de vous, depuis ce matin.

— Qui cela ?

— Mais, une charmante jeune fille…

— Et puis, et puis !… M. Canonnier, l’avez-vous vu ?

— M. Canonnier ? Je crois bien, que je l’ai vu ! Il est là-haut, au premier étage ; il vous attendait ce matin pour déjeuner…

Je ne l’écoute plus ; je grimpe l’escalier au plus vite. Canonnier est ici !… Alors, qu’est-ce que c’était que cette comédie jouée hier par Issacar ? Avait-il deviné le but de la manœuvre que j’avais exécutée, et avait-il voulu, pour se venger à moitié, me faire une fausse peur sans nuire à l’homme que je voulais sauver ? C’est bien possible… Je frappe à la porte qu’on m’a indiquée.

— Enfin ! c’est toi, dit Canonnier qui vient m’ouvrir. Je commençais à désespérer. Qu’est-ce qui t’a retenu à Paris ?

Autant ne point le lui avouer. À présent que le danger est passé, il vaut mieux ne pas parler de mes craintes.

— J’ai manqué le train du matin, dis-je ; on m’avait réveillé, trop tard. Et il ne faudra pas m’imiter demain, car il est nécessaire de partir pour Londres à la première heure. J’ai à faire ici dans deux ou trois jours, mais je t’accompagnerai, quitte à revenir le lendemain, afin de vous installer chez moi, toi et ta fille.

— Tu es bien aimable ; je pense aussi que l’Angleterre vaut mieux pour moi que la Belgique, et j’étais décidé à ne pas rester ici bien longtemps. J’ai déjà fait porter mes bagages à la consigne de la gare du Nord et j’ai télégraphié à Paternoster de garder la valeur des titres que je lui ai expédiés jusqu’à ce que toi ou moi allions chercher cet argent. Tu sais ce qu’il donne ? Mille livres sterling. Il n’y a pas à se plaindre ; je n’espérais pas davantage. D’ailleurs, Paternoster n’aurait aucun intérêt à me rouler…

On frappe. C’est une servante qui vient demander où nous désirons dîner.

— Ici, répond Canonnier ; dans ce salon. Nous serons mieux à notre aise pour causer… Hélène est là, continue-t-il en indiquant une porte qui donne dans la pièce où nous nous trouvons. Moi, j’ai une chambre au second. Et toi ?

— Moi, je ne sais pas encore, mais peu importe. Je suis monté ici directement et j’ai même apporté ma valise…

— Tes valises, tu veux dire.

— Si tu y tiens ; quoique la petite ne soit en ma possession que depuis très peu de temps.

— Ah ! tu l’as fabriquée dans le train. On fait ça de temps en temps, pour s’amuser ; car autrement… Généralement, on y trouve un rasoir et un tire-bottes. Qu’est-ce qu’il y a dans celle-là ? Tu ne sais pas ? Ce n’est pas la peine de regarder à présent ; nous verrons plus tard.

Et il va déposer la petite valise à initiales sur la mienne, dans un coin, près d’une fenêtre, tandis qu’une servante met le couvert sur la table du salon.

— Je vais te présenter à Hélène dès que cette fille sera partie, me dit-il en revenant vers moi. Elle est très, très gentille, mais un peu enfant ; tu comprends, élevée comme elle l’a été ! Elle me semble un peu réservée aussi, un peu circonspecte, si tu veux.

— C’est assez naturel ; elle ne sait rien de toi ni de tes projets. Et quelles sont ses dispositions envers toi ?

— Oh ! elle m’est toute dévouée ; elle me l’a répété dix fois depuis hier — peut-être pour me décider à lui faire part de mes intentions à son égard…

— Et quelles sont tes intentions ?

— Cela, mon cher, c’est compliqué. Mais je ne veux pas t’en faire un mystère ; d’autant moins que je désire t’intéresser largement à mes combinaisons. J’ai besoin d’un homme instruit, audacieux, qui serait assez bien élevé pour pouvoir se conduire en sauvage, et qui aurait assez étouffé de scrupules pour oser se permettre d’agir en honnête homme. On m’a donné des renseignements sur toi ; je t’ai vu suffisamment pour m’être fait, à ton endroit, quelques opinions qui, je pense, ne sont pas fausses ; et je crois que tu es l’homme que je cherche. Si nous nous entendons, le cambriolage que nous avons exécuté ensemble à Malenvers aura été le dernier auquel tu auras participé. Il ne s’agira plus de forcer les secrétaires des bourgeois mais…

Un grand geste, qui semble vouloir balayer un monde, achève la phrase.

— D’autre part, reprend Canonnier, il faut une femme jeune, jolie, intelligente, adroite. Cette femme, ce sera Hélène. J’ignore quels sont ses sentiments actuels, et jusqu’à quel point le milieu imbécile dans lequel elle a vécu a influé sur elle ; mais je sais quelles seront bientôt ses convictions. Qu’elle soit l’élève de qui on voudra, peu m’importe ; c’est ma fille ; elle a du sang d’instinctif et d’indépendant dans les veines. Elle est assez jeune pour le sentir et pour voir clair, tout d’un coup, dès que je lui aurai dessillé les yeux… Ah ! je vais l’amener, continue-t-il comme la servante se retire pour aller chercher le potage. Bien entendu, pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce que nous sommes l’un et l’autre. Elle me prend pour un agitateur traqué à cause de ses opinions, et je lui ai parlé de toi comme d’un ingénieur qui écrit, de temps en temps, dans les revues. Il ne faut point l’effaroucher du premier coup, mais la conduire graduellement à entendre ce qu’il est nécessaire qu’elle comprenne. Je reviens…

Canonnier disparaît derrière la porte qu’il m’a désignée tout à l’heure. Qu’y a-t-il donc, dans cet homme-là ? Que rêve-t-il, et quels sont, au juste, ses projets ? J’entrevois une combinaison grandiose et basse, chimérique et pratique, inspirée par la haine de l’iniquité et par la soif du butin, par le désir de la justice et la passion de la vengeance ; toutes les idées révolutionnaires placées sur un nouveau terrain ; la désagrégation de la Société sous le vent du scandale, sous la tempête des colères personnelles et des rancunes individuelles ; et l’hallali sans pitié sonné, non plus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairon des instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face de leurs méfaits et rendus, enfin, responsables… Un rêve de barbare, peut-être. Et pourtant…

Je songe au sort d’un ami de Roger-la-Honte, qui s’était introduit, il y a trois mois, dans la maison d’un bourgeois. Le bourgeois, qui l’a surpris la pince à la main, lui a brûlé la cervelle. On ne l’a point poursuivi. Il était dans son droit. Il était chez lui.

Où donc sont-ils chez eux, les pauvres ?…


Hélène est devant moi.

Une grande jeune fille, belle. Malgré la masse de ses cheveux, d’un superbe blond aux reflets verdâtres, elle semble plutôt un éphèbe qu’une femme. Rien d’accusé en elle ; tout est à deviner, mais tout est rythmique. Chose rare chez la Française, l’expression de la tête ne contredit point celle du corps ; elle n’a pas une tête apathique de chérubin de sacristie équivoque, aux lèvres lourdes, au petit nez épaté, aux yeux d’animal stupéfait, sur un corps d’automate en fièvre. Elle a l’harmonique beauté des statues. Je regarde ses yeux, pendant qu’elle me parle ; ils me font penser, d’abord, à ces oiseaux dont le vol se suspend sur la mer, qui prennent en frôlant les flots la teinte sombre de l’océan, et qui se colorent d’azur lorsqu’ils s’approchent de la nue. Mais, non ; la nuance de ces yeux-là n’est point variable, et leur silence ne se dément pas. Ils ont la couleur du ciel bleu reflété par une lame d’acier. Ni lumière ni ombre — ni lumière de joie ni ombre de tristesse — n’en viennent troubler la surface calme. Mais on a conscience, derrière cet inflexible dédain d’expression, de quelque chose d’infiniment doux, intelligent et féminin. J’ignore son nom, à ce quelque chose ; mais il est là, si loin que ce soit, masqué par la fixité fière et froide de ces grands beaux yeux taciturnes.

Hélène m’a adressé quelques phrases aimables que je lui ai rendues, Canonnier a déclaré qu’il était très heureux de mon arrivée, et nous nous sommes mis à table.

— Non, Monsieur, répond Hélène à une question que je lui pose, je n’ai pas beaucoup voyagé. J’ai été deux fois à Dieppe, trois fois à Dinard, une fois à Nice et au Mont-Dore. Voilà tout. Mais, maintenant, j’espère bien faire le tour du monde.

— Tu as raison de l’espérer, dit Canonnier ; nous partirons demain matin pour l’Angleterre ; c’est un commencement.

— Vraiment ? Que je suis contente ! La Belgique n’est pas bien intéressante, n’est-ce pas ?

— On ne sait pas ; on n’a pas le temps de s’en apercevoir, en marchant vite.

— Est-ce votre avis, monsieur Randal ?

— Oh ! si tu demandes à Randal… Il va te parler viaducs, rampes et canaux. Ces ingénieurs ! Ils ne songent qu’au nivellement de la Suisse.

— Et ces utopistes politiques ! dis-je ; ils ne rêvent que de chimères. Figurez-vous, Mademoiselle, que votre père avait trouvé récemment la solution de la question d’Alsace-Lorraine. Il proposait qu’on y reconstituât le royaume de Pologne. Les Alsaciens seraient rentrés en France et les Prussiens en Allemagne. Le tout, bien entendu, soumis à l’approbation du czar. Que pensez-vous de cette idée-là ?

— Elle en vaut bien une autre. Mais n’avez-vous pas soutenu aussi, comme écrivain, des thèses un peu paradoxales ? J’ai lu dernièrement, dans la « Revue Pénitentiaire », un article de vous intitulé : « La Kleptomanie devant la machine à coudre » où vous me semblez avoir soutenu des opinions bien hardies.

— Elles peuvent paraître telles en France, Mademoiselle, dis-je effrontément ; mais en Angleterre, je vous assure…

— Soit ; je verrai, puisque je serai à Londres demain.

— Tu sais donc l’anglais ? demande Canonnier.

— Assez bien, père. Je lis couramment les auteurs britanniques ; je crois même que s’ils ne faisaient jamais de citations françaises, je les comprendrais encore plus facilement.

— Ta mère ne m’avait jamais dit, je crois, que l’on t’enseignait les langues vivantes au couvent.

— Oh ! j’ai appris toute seule. Au couvent, c’était très gentil. Les sœurs venaient nous réveiller le matin en criant : Vive Jésus ! Nous répondions : Vive Jésus ! les yeux encore mi-clos, et ça continuait toute la journée à peu près sur le même ton.

Canonnier fait la grimace.

— L’instruction est une belle chose, dit-il.

— Oui, répond Hélène. L’instruction qu’on donne aux jeunes personnes, surtout. Elle les met merveilleusement en garde contre toutes les tentations du monde. Cependant, il n’y a pas de système infaillible… Ainsi, une de mes amies de couvent, qui s’était mariée à dix-huit ans, vient de faire parler d’elle d’une façon désagréable ; son mari demande le divorce. Il faut qu’elle ait cédé à des entraînements… Certains hommes manquent tellement de sens moral, paraît-il !… Et, même dans la nature, on voit malheureusement ces choses-là ; car le coucou annexe le nid du voisin. C’est un bien vilain oiseau. Mais il a l’air de se vanter si joyeusement à vous de son infamie, quand on se promène dans les bois…

— Pendant que le loup n’y est pas.

— Le loup n’y est jamais, dit Canonnier ; il est dans la bergerie, en train de se faire tondre par les moutons.

— Tu sembles bien misanthrope, père ; mais tu as certainement vu le monde autrement que moi. Moi, je n’ai jamais connu que de beaux caractères.

— Oh ! il n’en manque pas, assure audacieusement Canonnier. Dieu merci ! il y a encore des gens d’honneur.

L’honneur ! Un noyé qui revient sur l’eau… Hélène continue, de sa voix riche, captivante, où vibre pourtant une émotion étrange, comme la nervosité amère de l’ironie qu’on dompte, comme le frémissement lointain de colères qu’on ne veut pas évoquer.

— Je dois dire que je n’ai guère vu que des gens riches ; et les personnes qui possèdent la fortune sont toujours si aimables ! Quant aux autres, je ne sais pas… On dit qu’il y a beaucoup de malheureux, mais on exagère peut-être… Il doit exister une certaine somme de souffrance, pourtant, puisque les pauvres se sont révoltés à plusieurs reprises… Mais, chaque fois, ils se sont si bien conduits ! Ils n’ont jamais déshonoré leur victoire… Père, est-ce que tu n’as pas aussi de la sympathie pour les faibles, pour les malheureux ?

— Si j’allais avec les déshérités, s’écrie Canonnier qui oublie son rôle, ce ne serait pas parce qu’ils sont les plus faibles, mais parce qu’ils sont les plus forts ! On se conduit bien lorsqu’on se conduit intelligemment. Il n’y a qu’un moyen de ne pas déshonorer la victoire : c’est d’en profiter.

Un éclair brille dans les yeux d’Hélène.

— Père, demande-t-elle en se penchant anxieusement vers lui, tu crois à la force ?

— Mon Dieu ! mon enfant, répond Canonnier, je… je…

— C’est le droit seul, dis-je en venant à son secours, qui légitime l’usage de la force ; par conséquent, les lois étant l’expression du droit…

— Ah ! s’écrie Hélène en riant, il me semble être encore dans le salon de Mme de Bois-Créault ; on y parlait comme vous le faites… C’était charmant… Certes, je suis très heureuse de suivre mon père, et c’est mon devoir strict ; je ne regrette rien. Mais mon existence était tellement délicieuse, chez Mme de Bois-Créault ! Je ne manquais pas une première ; toujours en soirée, au bal, comme si j’avais été sa propre fille !

Je me hâte de prendre la parole, car je m’aperçois que les émotions du souvenir vont gagner Hélène, au déplaisir certain de son père.

— Je vois, Mademoiselle, que vous étiez fort occupée ; il vous restait sans doute bien peu de temps… pour lire, par exemple ?

— Oh ! si, Monsieur, je lisais beaucoup. Même des romans. Des romans convenables, surtout ; mais aussi quelquefois des histoires d’aventures dans lesquelles évoluent de belles dames, des jeunes filles persécutées, des traîtres abominables, de grands seigneurs très braves, et aussi des voleurs généreux qui donnent aux pauvres ce qu’ils prennent aux riches.

— Ce sont des hommes d’ordre, dit Canonnier ; ils veulent mettre les pauvres en mesure de payer leurs impôts.

— Mais je n’ai pas lu d’autres romans, reprend Hélène en souriant. On dit qu’il y a des auteurs si intéressants, aujourd’hui ! qui vous font voir la vie telle qu’elle est et qui sont arrivés à démonter le mécanisme des âmes avec une précision d’horlogers.

— Oui ; ils sont de deux sortes : ceux qui aident à tourner la meule qui broie les hommes et leur volonté ; et ceux qui chantent la complainte des écrasés. En somme, ils écrivent l’histoire de la civilisation.

— Qu’est-ce que c’est que la civilisation ?

— C’est l’argent mis à la portée de ceux qui en possèdent, dit Canonnier.

— Et qu’est-ce que c’est que l’argent, père ?

— Demande à Randal.

— Non, Mademoiselle, ne me le demandez pas. Je ne pourrais pas vous répondre ; et d’autres ne le pourraient pas non plus. On ne sait point ce que c’est que l’argent.

Deux servantes, qui apportent le dessert, entrent dans le salon.

— Eh ! bien, dit Canonnier dès qu’elles sont sorties, puisque nous sommes entre la poire et le fromage, comme on dit, et que c’est le moment généralement choisi pour parler à cœur ouvert, je veux vous exposer à tous deux, et surtout à toi, Hélène, mes idées sur la civilisation et sur l’argent. Je veux vous dire, ajoute-t-il pendant que le visage de sa fille s’éclaire de joie, non seulement ce que je pense, mais ce que j’ai l’intention…

Trois coups secs frappés à la porte lui coupent la parole.

— Entrez, dit-il.

Et quatre hommes, le chapeau sur la tête, font irruption dans le salon. Nous nous levons tous les trois. L’un des hommes, qui tient un papier de la main gauche et dont la main droite, dans la poche du pardessus, serre la crosse d’un pistolet, s’approche de Canonnier.

— Vous êtes le nommé Canonnier, Jean-François ?… J’ai un mandat d’arrêt décerné contre vous. Empoignez cet homme ! dit-il à deux de ses acolytes qui saisissent chacun un des bras du père d’Hélène.

Et Canonnier sort d’un pas ferme, entre les argousins, sans un regard, sans un mot.


Ah ! oui, il doit croire à la force, cet homme qui voit ainsi toutes ses espérances brisées devant lui à l’heure même où il peut les transformer en actes, et qui a le courage de partir sans tourner la tête, l’œil sec, la bouche close. Et c’est à la mort qu’il va ; car c’est la mort, la mort lente, hideuse et bête, que cette relégation pour jamais dans les marécages de Cayenne. Mais il sait qu’il est inutile de s’indigner contre le sort et qu’il est lâche de gémir sur les débris des rêves. Le destin, qui est dur pour lui, pourra se montrer clément envers sa fille. Mais lui, qui ne peut plus rien pour elle, lui a donné en partant, par son silence même, la réponse à la question qu’elle lui posait tout à l’heure. Oui, il croit à la force. — Et elle y croira peut-être, elle aussi…

On frappe à la porte. Hélène se lève de la chaise sur laquelle elle s’est laissée tomber, pâle comme une morte.

— Entrez, dit-elle.

C’est le mouchard, celui qui vient d’arrêter Canonnier. Cette fois-ci, il salue obséquieusement.

— Mademoiselle, je suis chargé d’une mission par votre famille… c’est-à-dire des personnes qui s’intéressent à vous et qui…

— Avez-vous aussi un mandat contre moi ? demande Hélène dont la voix tremble de colère.

— Non, certainement, Mademoiselle, mais…

— Eh ! bien, je vous prie de ne m’adresser la parole que lorsque vous aurez ce mandat.