P.-V. Stock (p. 67-86).

V

OÙ COURT-IL ?


— Naturellement, si vous essayez d’expliquer ça à un gendarme, il y a fort à parier qu’il vous prendra pour un aliéné dangereux. Mais il n’en est pas moins vrai que le voleur, c’est l’Atlas qui porte le monde moderne sur ses épaules. Appelez-le comme vous voudrez : banquier véreux, chevalier d’industrie, accapareur, concussionnaire, cambrioleur, faussaire ou escroc, c’est lui qui maintient le globe en équilibre ; c’est lui qui s’oppose à ce que la terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçats seraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraient les usuriers. Le voleur seul sait vivre ; les autres végètent. Il marche, les autres prennent des positions. Il agit, les autres fonctionnent.

— Et leurs fonctions consistent à voler, dis-je.

— Si l’on veut pousser les choses à l’extrême, certainement, répond Issacar en allumant une cigarette. Mais pourquoi hyperboliser ? Il est bien évident que l’homme, en général, est avide de gains illicites et que le petit nombre de ceux qui n’ont pas assez d’audace pour agir en pirates, avec les lettres de marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Le genre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, par le trio qui fit semblant d’agoniser, voici dix-huit siècles, au sommet du Golgotha : le larron légal à droite, le larron hors la loi à gauche, et Jésus la bonté même, représentant la soumission craintive aux pouvoirs constitués, au milieu. Seulement, quand on a dit cela, on n’a pas dit grand’chose. On a établi les éléments inaltérables de l’âme actuelle, mais on a ignoré les diversités extérieures de son agencement. Il y a fleurs et fleurs, bien que, primordialement, toutes les parties de la fleur soient des feuilles ; et il y a filous et filous bien que, par leur fonds, tous les hommes soient des fripons.

— N’allez-vous pas trop loin, à votre tour ?

— Je ne pense pas. Je ne crois point que la nature humaine soit mauvaise en elle-même, ou, au moins, incurablement mauvaise ; pas plus que je ne crois au criminel-né. Ce sont là des mensonges conventionnels, fort commodes sans doute, mais qu’il ne faudrait point ériger en axiomes. Je crois à l’influence détestable, irrésistible, du déplorable milieu dans lequel nous vivons. Que la corruption engendrée par ce milieu soit profonde et générale, il n’y a pas lieu d’en douter ; les êtres qui échappent à son action sont en bien petit nombre. Ils existent, cependant ; car c’est soutenir un paradoxe abominable que d’affirmer qu’il n’y a point d’honnêtes gens. Les personnes les plus versées en la matière n’ont point de doutes à ce sujet. M. Alphonse Bertillon assure même qu’on pourrait trouver à Paris, parmi les êtres placés dès leur jeunesse dans ces conditions qui sont le lot des criminels que nous sommes tous plus ou moins, une centaine d’hommes devenus et restés parfaitement honnêtes. « On les trouverait tout de même, dit-il, mais ce seraient cent imbéciles. » Imbéciles ou non, peu importe. Il suffit qu’ils existent.

— C’est suffisant, en effet.

— Partant donc de ce point que l’honnête homme n’est pas un mythe, mais une simple exception, nous nous trouvons en face d’une masse énorme dont les éléments, absolument analogues au point de vue physiologique ou psychologique, ne se différencient qu’en raison de leur agencement au point de vue social. Pour diviser en deux parties les unités malfaisantes qui composent cette masse, on est obligé de prendre le Code pénal pour base d’appréciation.

— Bien entendu ; le Code, c’est la conscience moderne.

— Oui. Anonyme et à risques limités… La première partie est composée, d’abord, de criminels actifs, dont la loi ignore, conseille ou protège les agissements, et qui peuvent se dire honnêtes par définition légale ; puis, de criminels d’intention auxquels l’audace ou les moyens font défaut pour se comporter habituellement en malfaiteurs patentés, et dont les tentatives équivoques sont plutôt des incidents isolés qu’une règle d’existence ; ceux-là aussi peuvent se dire honnêtes. Cette catégorie tout entière a pour caractéristique le respect de la légalité. Les uns sont toujours prêts à commettre tous les actes contraires à la morale, soit idéale, soit généralement admise, pourvu qu’ils ne tombent point sous l’application directe d’un des articles de ce Code qu’ils perfectionnent sans trêve. Les autres, tout en les imitant de leur mieux, de loin en loin et dans la mesure de leurs faibles facultés, ne sont en somme que des dupes grotesques et de lamentables victimes qui ne consentent, pourtant, à se laisser dépouiller que par des personnages revêtus à cet effet d’une autorité indiscutable et qualifiés de par la loi. Classes dirigeantes et masses dirigées. De par la loi, Monsieur, de par la loi ! Vous savez quelle est la conséquence d’un pareil ordre de choses. Égoïsme meurtrier en haut, misère morale et physique en bas ; partout, la servitude, l’aplatissement désespéré devant les Tables de la Loi qui servent de socle au Veau d’Or.

— Certes, l’esclavage est général ; et le joug est plus lourd à porter, peut-être, pour les dirigeants que pour les dirigés. Il est vrai qu’ils ont l’espoir, sans doute, d’arriver à accaparer toute la terre, à monopoliser toutes les valeurs, à asservir scientifiquement le reste du monde et à le parquer dans les pâturages désolés de la charité philanthropique. Je suis convaincu que pas une voix ne s’élèverait pour protester s’ils parvenaient à établir un pareil régime.

— C’est fort probable. L’éducation de l’humanité est dirigée depuis longtemps vers un but semblable, et les utopistes du Socialisme la parachèvent. Mais la tentative, si l’on osait la risquer, ne réussirait pas, et voici pourquoi : il y a toute une catégorie d’individus qui n’ont cure des lois, qui s’emparent du bien d’autrui sans se servir d’huissiers et qui lèvent des contributions sur leurs contemporains sans faire l’inventaire de leurs ressources. Ce sont les voleurs. Il faut leur laisser ce nom, qui n’appartient qu’à eux seuls, de par la loi, et même étymologiquement. Vola, ça ne veut pas dire : une sébile. Examinez la paume des mains des législateurs, dans un Parlement quelconque, lorsqu’on vote à mains levées, et vous conviendrez que, le titre de voleurs ne saurait s’appliquer aux coquins qui mendient les uns des autres, pour commettre leurs méfaits, l’aumône de la légalité. Je ne dis pas qu’il ne se trouve point de voleurs véritables, parmi ces filous en carte ; il y en a, et il y en aura de plus en plus ; mais c’est encore l’exception. Quant au vrai voleur, ce n’est pas du tout, quoi qu’on en dise, un commerçant pressé, négligent des formalités ordinaires, une sorte de Bachi-Bouzouk du capitalisme. C’est un être à part, complètement à part, qui existe par lui-même et pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul rôle dans la civilisation moderne est de l’empêcher absolument de dépasser le degré d’infamie auquel elle est parvenue ; de lui interdire toute transformation qui n’aura point pour base la liberté absolue de l’Individu ; de la bloquer dans sa Cité du Lucre, jusqu’à ce qu’elle se rende sans conditions, ou qu’elle se détruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit pas consciemment, je l’accorde ; mais enfin, il le remplit. Je n’admets pas que le voleur soit la victime révoltée de la Société, un paria qui cherche à se venger de l’ostracisme qui le poursuit ; je le conçois plutôt comme une créature symbolique, à allures mystérieuses, à tendances dont on ignore généralement la signification, comme on ignore la raison d’être de certains animaux qui, cependant, ont leur utilité et qu’on ne détruit que par habitude aveugle et par méchanceté bête. Le voleur va à son but, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profits soient énormes, mais parce qu’il ne peut faire autrement. Il sent peser sur lui l’obligation morale de faire ce qu’il fait. Je dis bien : obligation morale. « Le renard, en volant les poules, a sa moralité, assure Carlyle ; sans quoi il ne pourrait pas les voler. » Quoi de plus juste ?

— Rien au monde. C’est faire du crime ce qu’il est : une matière purement sociologique. Et c’est faire du criminel ce qu’il est aussi : une conséquence immédiate de la mise en train des mauvaises machines gouvernementales, un germe morbide qui apparaît, dès leur origine, dans l’organisme des sociétés qui prennent pour base l’accouplement monstrueux de la propriété particulière et de la morale publique, qui se développe avec elles et ne peut mourir qu’avec elles. C’est faire du voleur un individu possédant une moralité spéciale qui lui enlève la notion de l’harmonique enchaînement de l’organisation capitaliste, et qu’il refuse de sacrifier au bien général défini par les légistes. C’est faire de lui le dernier représentant, abâtardi si l’on y tient, de la conscience individuelle.

— Certainement, dit Issacar. Mais ce n’est pas seulement son dernier représentant ; c’est son représentant éternel. Toutes les civilisations qui ne se sont pas fondées sur les lois naturelles ont vu se dresser devant elles cet épouvantail vivant : le voleur ; elles n’ont jamais pu le supprimer, et il subsistera tant qu’elles existeront ; il est là pour démontrer, per absurdum, la stupidité de leur constitution. Les gouvernements ont un sentiment confus de cette réalité ; et, avec une audace plus ingénue peut-être qu’ironique, ils déclarent que leur principale mission est de maintenir l’ordre, c’est-à-dire la servilité générale, et de faire une guerre sans merci au criminel, c’est-à-dire à l’individu que leurs statuts classent comme tel.

— C’est absolument comme si un conquérant affirmait que sa seule raison d’être est de subjuguer des provinces. Sa présence n’a pas besoin d’être expliquée. Mais il est probable que les masses exploitées finiront par s’apercevoir que leur pire ennemi n’est pas le criminel traqué par la police et exclusivement sacrifié comme un bouc émissaire pour assurer à la loi une sanction indispensable. La faim fait sortir le loup du bois…

— Les loups sont des loups, répond Issacar ; et les hommes… Il y a annuellement cinquante mille suicides en Europe ; et, en France seulement, quatre-vingt-dix mille personnes meurent de faim et de privations, tandis que soixante-dix mille autres sont internées dans les asiles d’aliénés par suite de chagrins et de misère. Croyez-vous que cette foule de misérables ait des principes moraux plus solides que ceux de leurs contemporains ? Pas du tout. Il n’y a plus que dans certains milieux révolutionnaires qu’on croie encore à l’honnêteté. Mais la distance est si grande, de la pensée à l’acte ! Plutôt que de la franchir, ils préfèrent la mort.

— Pourtant, dis-je, ils sont presque tous chrétiens ; et leur religion leur enseigne la nécessité de l’audace. Le ciel même, dit l’évangile, appartient aux violents qui le ravissent. Violenti rapiunt illud. Que pensez-vous de cette promesse du paradis faite aux criminels ?

— Elle m’amuse. Pourtant, elle est d’une grande profondeur, et les casuistes ne l’ont pas ignoré. Par le fait, les criminels commencent à jouir sur cette terre de privilèges que ne partagent point les honnêtes gens. On disait autrefois que le voleur avait une maladie de plus que les autres hommes : la potence ; on peut dire aujourd’hui qu’il a une maladie de moins : la maladie du respect. Et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce respect qu’il ressent de moins en moins, il l’inspire de plus en plus. Allez voir juger, par exemple, une affaire d’adultère ; le voleur, devant le public et même le tribunal, fait bien meilleure figure que le volé. Et qui voudrait, croire, à présent, que la faillite n’a pas été instituée pour le bien du débiteur, pour lui refaire une virginité ?

— Personne, assurément. On pourrait même aller beaucoup plus loin que vous ne le faites ; et je serais porté à admettre que cette considération pour le larron augmente en raison exacte du mépris croissant pour la misère. Penser qu’après dix-huit siècles de civilisation chrétienne les pauvres sont condamnés en naissant ! Et ils sont condamnés comme voleurs. Tu as volé de la vie, de la force, de la lumière ! Tu es condamné à payer avec ta chair, avec ton sang, avec ton geste de bête, avec ta sueur, avec tes larmes ! Et l’ignoble comédie que la charité infâme les oblige à jouer ! Quand vous entendez un homme chanter dans la rue, vous pouvez être sûr qu’il n’a pas de pain.

— Que voulez-vous ? ricane Issacar. Ils ont contre eux l’opinion publique — la même qui fera semblant de vous honnir si vous vous laissez pincer au cours d’un cambriolage. — Seulement le pauvre est réprouvé à perpétuité, et sans merci ; car la dignité de l’infortune est morte. Vous, vous ne serez déshonoré que pour un temps, et jusqu’à un certain point ; car vous aurez été assez habile pour mettre en lieu sûr le produit de vos précédents larcins. Il n’y a qu’une opinion publique, voyez-vous : c’est celle de la Bourse ; elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la en faisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurez ce qu’on pense de vous.

— J’ai déjà eu l’occasion de la consulter une fois, cette opinion publique ; lorsque j’ai voulu m’assurer de la valeur des titres avec lesquels mon oncle avait réglé ses comptes de tutelle.

— Oui, je sais ; elle vous a répondu : cent mille francs, à peu près. C’était comme si elle vous avait dit : Tu risqueras cette somme dans une entreprise quelconque, et tu la perdras ; car ton capital est mince et les gros capitaux n’existent que pour dévorer les petits. Ou bien, tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d’un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n’en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment, compensent l’absence des joies qu’ils rêvent par l’accomplissement de devoirs sociaux que l’habitude leur rend nécessaires ; et, à part ça, vivent libres comme l’air — l’air qu’on paye aux contributions directes.

— La perspective était engageante. Néanmoins, elle ne m’attirait pas. J’étais assez bien doué, il est vrai, et si j’avais eu de l’ambition… Mais je n’ai pas d’ambition. Arriver ! À quoi ? Chagrin solitaire ou douleur publique. Manger son cœur dans l’ombre ou le jeter aux chiens. D’ailleurs, je n’avais pas la notion déprimante de l’avenir. Je voulais vivre pour vivre.

— Ne faites pas de la résolution que vous avez prise une question de principes, dit Issacar. Rien de mauvais comme les principes. Vous êtes, ainsi que tous les autres criminels, poussé par une force que vous ne connaissez pas, qui n’est point héréditaire, et à laquelle les milieux que vous avez traversés ont simplement permis un libre développement. Le voleur est un prédestiné.

— C’est possible. Moi, je vole parce que je ne suis pas assez riche pour vivre à ma guise, et que je veux vivre à ma guise. Je n’accepte aucun joug, même celui de la fatalité.

— Prenez garde. Si vous vous dérobez à toute domination, vous vous condamnez à subir toutes les influences passagères.

— Ça m’est égal. Et puis, j’aime voler.

— Voilà une raison. On peut s’éprendre de tout, même du plaisir et du crime, avec sincérité et, j’oserai le dire, avec élévation.

— Vous n’avez peut-être pas tort, après tout, de parler du voleur comme d’un prédestiné. Il me semble que, même si j’étais resté riche, je n’aurais été attiré vers rien, ou seulement vers des choses impossibles.

— Vous auriez été un isolé ou un libertin, car vous êtes un individu ; étant pauvre, vous êtes un malfaiteur par définition légale. Dans une société où tous les désirs d’actes et les appétits sont réglés d’avance, le crime sous toutes ses formes, de la débauche à la révolte, est la seule échappatoire prévue, et implicitement permise par la loi aux forces vives qui ne peuvent trouver leur emploi dans le mécanisme réglementé de la machine sociale, et auxquelles la pauvreté défend l’isolement. Vous auriez pu tenter n’importe quoi ; on vous aurait reconnu tout de suite comme un caractère, et vous auriez été perdu. La lanterne avec laquelle Diogène cherchait un homme, et qu’avait déjà tenue Jérémie, l’Individu la porte sur la poitrine, aujourd’hui — afin qu’on puisse le viser au cœur et le fusiller dans les ténèbres.

— Puisque je dois être un voleur, et rien qu’un voleur…

— Pourquoi : rien qu’un voleur ? Ne pouvez-vous être quelque autre chose en même temps ? Vous êtes déjà ingénieur ; continuez. Le loisir ne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonner dans une occupation unique. Il faut être de votre temps, mais pas trop. La grande préoccupation de notre époque est la division du travail, car on affirme aujourd’hui que les parties ne doivent plus avoir de rapports avec le tout. Il n’y a que le vol qui ne soit pas une spécialité. N’en faites pas une.

— Soit. Je voulais dire qu’il y a deux sortes de filous : l’escroc et le voleur proprement dit. L’un nargue les lois, l’autre ne leur fait même pas l’honneur de s’occuper d’elles ; je veux agir comme ce dernier.

— Affaire de tempérament. Moi, je préfère l’escroquerie, pour la même cause ; mais je n’ai pas la maladie du prosélytisme. Soyez un larron primitif, un larron barbare si vous voulez. Permettez-moi seulement de vous donner un bon conseil : faites aux lois l’honneur de vous inquiéter d’elles. Comparez les statuts criminels des différents peuples, et leurs codes ; comparez aussi leurs régimes pénitentiaires et l’échelle de ces régimes ; et, avant de tenter un coup, examinez dans quel pays et dans quelles conditions il est préférable de le risquer ; laissez le moins possible au hasard ; sachez d’avance quel sera votre châtiment, et comment vous le subirez, si vous êtes pris. Je souhaite que vous ne le soyez jamais ; mais mes vœux ne sont point une sauvegarde. Jusqu’ici, vous n’avez commis qu’un vol, fort imprudent et d’une audace presque enfantine ; grâce à un concours de circonstances extraordinaires, vous n’avez même pas été soupçonné. On a bien raison de dire qu’il n’y a que l’invraisemblable qui arrive ! Cependant, ne vous y fiez pas.

— Je ne m’y fie pas.

— Et surtout, souvenez-vous bien qu’il faut éviter à tout prix les violences contre les personnes. L’assassinat, soit pour l’attaque de la propriété à conquérir, soit pour la défense de la propriété qu’on vient d’annexer, est un procédé grossier et anachronique qu’un véritable voleur doit répudier absolument. Tout ce qu’on veut, mais pas la butte.

— C’est mon avis.

— Le genre de vie que vous choisissez, à part ses risques (mais quelle profession n’a pas ses dangers ?) me semble pleine de charmes pour un esprit indépendant. Carrière accidentée ! Vous verrez du pays, et peut-être des hommes. On passe partout avec de l’argent, et l’on ne vous demande guère d’où il vient ; excusez cette banalité.

— De bon cœur. Ma vie ne sera peut-être pas très gaie, et ne sera point, sûrement, ce que j’aurais désiré qu’elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu’on aurait voulu qu’elle eût été ! La loi, qui a permis qu’on me fît pauvre, m’a condamné à une existence besogneuse et sans joie. Je m’insurge contre cette condamnation, quitte à en encourir d’autres.

— Ne vous révoltez pas trop, dit Issacar ; ça n’a jamais rien valu. Contentez-vous de donner l’exemple en vivant à votre fantaisie. Pourtant, si vous pouvez retirer un plaisir d’une comparaison entre l’état qui sera le vôtre et la situation que vous assignait la bienveillance de la Société, ne vous refusez pas cette satisfaction.

— C’est un parallèle que j’établirai souvent, et à un point de vue surtout.

— Celui des femmes, je parie ?

— Tout juste ! Ah ! les bourgeois sont bien vils ; mais ce qu’elles sont lâches, leurs filles ! Elles peuvent se vanter de le traîner, le boulet de leur origine !

— Comme vous vous emportez ! Ne pouvez-vous dire tranquillement que les honnêtes filles du Tiers-État ont la prétention ridicule de vouloir faire payer leur honnêteté beaucoup plus qu’elle ne vaut ?… Auriez-vous eu quelque petite histoire avec une de ces demoiselles, ces temps derniers ? Votre brusque arrivée à Bruxelles, quand j’y réfléchis, me laisserait croire à un drame.

— Ni drame ni comédie ; quelque chose de pitoyable et qui n’a pas même de nom. N’en parlons pas ; c’est fini. Seulement, j’en ai assez, des femmes qui portent un traité de morale à la place du cœur et qui savent étouffer leurs sens sous leurs scrupules. Ah ! des femmes qui n’aient pas d’âme, et même pas de mœurs, qui soient de glorieuses femelles et des poupées convaincues, des femmes auréolées d’inconscience, enrubannées de jeunesse et fleuries de jupons clairs !…

— Vous en aurez, dit Issacar. Je ne vous promets point que leur immoralité ne vous ennuiera pas autant, au fond, que la moralité des autres ; mais elle est moins monotone et vous distraira quelquefois. Ce sont de bonnes filles, pas si bonnes que ça tout de même, qui ont assez de défauts pour faire faire risette à leurs qualités, et auxquelles l’instruction obligatoire a même appris l’orthographe. En vérité, je me demande ce que les honnêtes femmes peuvent encore avoir à leur reprocher. Elles reniflent, parce qu’elles n’osent pas se moucher de peur d’enlever leur maquillage, mais elles ont des pièces d’or dans leurs bas. Oui, je sais bien, vous vous moquez de ça… Enfin, on n’a pas à s’occuper des toilettes ; c’est quelque chose par le temps qui court… Ah ! sapristi, quelle heure est-il donc ?

— Cinq heures et quart.

— Bon. Nous avons encore dix minutes à nous ; il nous en faux cinq tout au plus pour aller à notre rendez-vous. Je mets ces dix minutes à profit. Voulez-vous me prêter vingt mille francs ?

— Très volontiers.

— J’ai l’intention, voyez-vous, de tenter quelque chose du côté du Congo. J’ai une idée…

— Vous ne croyez donc plus aux ports de mer ?

— Si ; mais la question n’est pas mûre ; les Belges y viendront, n’en doutez pas, et je crois même qu’après avoir creusé des bassins dans toutes leurs villes ils feront la conquête de la Suisse, pour créer un port à La-Chaux-de-Fonds ; seulement, il faut attendre. Ah ! si vous vouliez marcher avec moi, nous serions des précurseurs…

— Je regrette de ne le pouvoir, dis-je ; mais je ne veux pas me mêler d’affaires. Pourtant, je suis très heureux de vous être utile, car vous m’avez rendu service.

— En m’occupant de la négociation des titres et des bijoux dont vous avez soulagé cette bonne vieille dame ? C’était si naturel ! Je regrette seulement de n’en avoir pu tirer que cent trente mille francs. Mais vous verrez vous-même, avant peu, combien nous sommes exploités.

— Je n’en serai pas surpris. Voulez-vous que je vous donne un chèque ce soir ?

— Non, répond Issacar ; vous m’enverrez ces vingt mille francs de Londres, après-demain matin, en bank-notes anglaises.

— Après-demain matin ! Mais je ne serai pas à Londres…

— Si. Vous y serez demain soir à six heures. C’est moi qui vous le dis. À présent, en route, chantonne Issacar en prenant son chapeau. Le café où nous devons voir mon homme est à deux pas d’ici.


Tout à côté, en effet ; en face de la Bourse. C’est l’heure de l’apéritif et l’établissement regorge de clients attablés devant des boissons rouges, et jaunes, et vertes. Des hommes aux figures désabusées de contrefacteurs impénitents, qui trichent aux cartes ou se racontent des mensonges ; des femmes d’une grande fadeur, joufflues et comme gonflées de fluxions malsaines, avec des bouches quémandeuses et des paupières lourdes s’ouvrant péniblement sur des yeux de celluloïd qui meurent d’envie de loucher.

Après un moment d’hésitation, nous nous dirigeons vers une table qu’encombre un jeune homme blond ; c’est la seule qui soit aussi faiblement occupée. Le jeune homme blond, plongé dans la lecture d’un journal, nous autorise à l’investir ; aussitôt, je me poste sur son flanc gauche et Issacar lui fait face avec intrépidité.

— Pour qui la chaise qui reste libre ? Pour qui ? dis-je à Issacar dès que le garçon nous a munis de pernicieux breuvages.

— Pour un fort honnête homme, gros industriel, fabricant de produits chimiques, qui brûle du désir de faire votre connaissance et de vous voir placer deux cent mille francs pour le moins dans ses mains sans tache.

— Quelle singulière idée vous avez de me mettre en rapports avec des gens…

— Chut ! Chut !

Issacar se retourne pour faire signe à l’honnête industriel qui vient d’entrer et dont il a reconnu la silhouette dans une glace. L’honnête industriel a aperçu le signal. Il s’avance en souriant ; le ventre trop gros, les membres trop courts, une tête d’Espagnol de contrebande avec des moustaches à la Velasquez, le front déprimé, ridé comme par l’habitude du casque, les doigts épais, courts, cruels, écartés comme pour l’égouttement de l’eau bénite. Issacar fait les présentations comme s’il n’avait fait autre chose de sa vie ; et la chaise libre perd sa liberté.

— Monsieur, me dit l’honnête industriel, j’ai appris par M. Issacar combien vous êtes désireux de trouver, en même temps qu’un moyen d’utiliser vos merveilleuses facultés d’ingénieur et d’inventeur, un placement rémunérateur pour vos capitaux. Je pense que je puis vous offrir, pour une fois, cette double possibilité, savez-vous. C’est aussi l’avis de notre honorable ami M. Issacar, et je suis heureux qu’il ait ménagé cette entrevue, pour une fois, afin que je puisse vous exposer l’état de mes affaires, savez-vous. Si vous le permettez, je vais, sans autre préambule, vous donner une idée de mon entreprise.

Je permets tout ce qu’on veut ; et l’honnête industriel commence ses explications. Il parle le plus vite qu’il peut et j’écoute le moins possible. Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourvu que ça ne dure pas trop longtemps !… À l’expiration du premier quart d’heure, le jeune homme blond, à côté de moi, commence à donner des signes d’impatience ; il s’agite nerveusement sur la banquette et déplie son journal avec rage. Tant pis pour lui ! Il n’a qu’à s’en aller, s’il n’est pas content. Ah ! que je voudrais pouvoir en faire autant !… Au bout d’une demi-heure, je prends le parti d’interrompre l’honnête industriel.

— Monsieur, lui dis-je, le tableau que vous venez de m’exposer est tracé de main de maître, et je dois avouer que vous m’avez presque convaincu. Le moindre des produits chimiques prend dans votre bouche une valeur toute particulière, et je crois que les résultats que vous avez atteints jusqu’ici ne sont rien en comparaison de ceux que vous pouvez espérer. Je me permettrai cependant de faire mes réserves sur la potasse. Il me semble que vous ne rendez pas suffisamment justice à la potasse.

— Moi ? fait l’honnête industriel interloqué ; mais je n’en ai pas encore parlé !

— Justement. Votre silence est plein de sous-entendus hostiles. N’oubliez pas, Monsieur, que je suis ingénieur ; rien n’échappe à un ingénieur.

— Je le vois bien, murmure l’honnête industriel, très confus.

— Quoi qu’il en soit, dit Issacar qui s’aperçoit sans doute que je m’engage sur un mauvais terrain, quoi qu’il en soit, je puis vous assurer, Monsieur, que vos paroles ont fait la plus grande impression sur M. Randal. Je connais M. Randal. Il est peu expansif, comme tous les hommes modestes bien que pénétrés du sentiment de leur valeur ; mais j’ai remarqué l’intérêt soutenu avec lequel il vous a écouté. C’est un grand point, croyez-le ; et je ne serais pas étonné si, après une ou deux visites à votre usine, il mettait à votre disposition, non pas deux cent mille francs, mais trois cent mille.

— Oh ! oh ! dis-je, un peu au hasard — car je ne comprends pas du tout la signification des coups de pied qu’Issacar me lance sous la table — oh ! oh ! c’est aller bien vite…

— Mon Dieu ! dit l’industriel dont les yeux s’allument, quand un placement est bon… Il ne s’agit pas ici des Bitumes du Maroc ou du percement du Caucase, savez-vous. C’est une affaire sérieuse, que vous pouvez étudier vous-même…

— Certainement. Mais…

— Auriez-vous quelques objections à présenter, pour une fois ?

Moi ? Pas du tout. Mais Issacar en a pour moi.

— Oui, dit-il, M. Randal a certaines raisons qui le font hésiter, jusqu’à un certain point, à placer ses capitaux dans une entreprise comme la vôtre. Il me les a exposées et je vais vous les traduire brièvement. D’abord, il redoute l’accroissement des frais généraux. Les ouvriers réclament constamment des augmentations de salaires…

— Ils les réclament ! ricane l’industriel. Oui, ils les réclament ; mais ils ne les ont jamais. Et quand même ils les obtiendraient, croyez-vous qu’ils en seraient plus heureux et nous plus pauvres ? Quelle plaisanterie ! Ce que nous leur donnerions de la main droite, nous le leur reprendrions de la main gauche. Il est impossible qu’il en soit autrement. La science nous l’apprend. La science, Monsieur ! La main-d’œuvre est pour rien ici ; savez-vous pourquoi ? Parce que la Belgique est un pays riche, pour une fois. Plus un pays est riche, plus le travailleur est pauvre. La France, au XVe siècle, était bien loin d’avoir la fortune qu’elle possède aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh ! bien, à cette époque, l’ouvrier et le paysan français gagnaient beaucoup plus qu’ils ne gagnent à présent. Loi économique, Monsieur, loi économique !

— La science est une admirable chose, dit Issacar. Mais M. Randal, qui a pour elle tout le respect nécessaire, n’ignore pas combien elle exige de ménagements dans ses diverses applications. Et il a entendu dire que deux accidents terribles s’étaient produits chez vous l’année dernière…

L’honnête industriel sourit.

— Des accidents ! Oui, il y a des accidents. Nous traitons des matières dangereuses, pour une fois. Il y a eu quinze hommes tués à la première explosion ; dix seulement à la deuxième. Mais ces catastrophes donnent à une maison une publicité gratuite si merveilleuse ! D’ailleurs, il n’y a rien à payer aux familles des victimes, car toutes les précautions sont prises. Je ne dis pas qu’elles le soient constamment, savez-vous ; on se ruinerait. Mais elles le sont quand se présentent les inspecteurs, qui nous préviennent toujours de leur visite ; question de courtoisie ; c’est nous, industriels, qui les faisons vivre… Ah ! oui, cela fait une belle réclame ! Et l’enterrement en masse ! Tous les cœurs réconciliés dans la douleur commune ! Plus de castes ! L’union de tous, patrons et ouvriers, pleurant à l’unisson aux accents du De profundis ! Tu sais, les bâtiments sont assurés.

— C’est une grande consolation, dit Issacar. Malheureusement, cette union que produisent si à propos de pareils événements n’est peut-être pas de longue durée ; et alors arrivent les grèves, dont l’idée seule effraye M. Randal.

— Oui, dis-je, obéissant à une pression du pied d’Issacar, je crains énormément les grèves.

— Crainte chimérique, affirme l’honnête industriel ; les grèves n’ont jamais fait de tort aux capitalistes ; au contraire. Voulez-vous que je vous dise le fin mot ? Les trois quarts et demi des grèves, c’est nous qui les provoquons. En Angleterre, en France, en Amérique, partout. Le capitaliste, le manufacturier encombré par la surproduction se refait par la grève. Il est curieux que vous ne vous en soyez pas douté. Tout le monde le sait, et personne n’y trouve à redire. Savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’on se rend bien compte, malgré les criailleries des détracteurs du système actuel, que le monde n’est pas si mal fait, pour une fois : si les uns jouissent de toutes les faveurs de la fortune, les autres conservent, par le fait même de leur indigence, le pouvoir de les apprécier.

— C’est une compensation, en effet, accorde Issacar ; mais elle est peut-être un peu narquoise. Et il se pourrait bien qu’un jour une révolution sociale…

Coup de pied d’Issacar. Silence. Second coup de pied d’Issacar. Je parle.

— Certainement, une révolution sociale qui… que…

— Je devine ce que vous voulez me dire, assure l’honnête industriel. Une révolution qui prendrait d’assaut les Banques et dilapiderait les épargnes des gens laborieux et économes, qui s’approprierait les capitaux des honnêtes gens. Cela n’est guère probable en Belgique ; nous avons la garde civique, ici, Monsieur, pour une fois. Mais enfin, c’est possible. Eh ! bien, il n’y a qu’une chose à faire : C’est de ne pas confier son argent aux Banques et de le garder chez soi. C’est ce que je fais, savez-vous.

Et l’honnête industriel me regarde triomphalement dans les yeux, tandis que le jeune homme blond, après avoir soigneusement plié son journal, se met à examiner les points noirs dans le marbre blanc de la table. Quel imbécile ! Pourquoi ne s’en va-t-il pas ?

— Oui, continue l’industriel, je garde tout mon argent chez moi et, en cas de besoin, je saurais le défendre. Mon coffre-fort se trouve dans mon cabinet particulier, au troisième étage de ma maison, et mon appartement est au premier ; j’ai en ce moment pour plus de cinq cent mille francs de bonnes valeurs, sans compter les espèces ; pour aller les prendre, il faudrait passer sur mon cadavre. Quant aux voleurs, je m’en moque. Ma porte est solide et je ne me couche jamais sans en avoir poussé moi-même les trois gros verrous.

— Un avertisseur électrique serait peut-être prudent, suggère Issacar.

— Je ne dis pas. Mais je puis m’en passer ; j’ai l’oreille fine et je ne dors que d’un œil, en gendarme.

— Excellente habitude, dit Issacar ; nous n’aurons pas de mal à vous réveiller, un de ces matins, pour vous demander à déjeuner, M. Randal et moi.

— Le plus tôt possible me fera plaisir, affirme l’industriel ; on ne traite bien les affaires que devant une bonne table ; c’est pourquoi, je pense, les pauvres ne réussissent jamais ; ils mangent si mal ! Ne tardez pas trop, et venez de bonne heure ; nous irons faire un tour à l’usine avant déjeuner.

Il nous donne son adresse : 67, rue de Darbroëk ; et se retire après force compliments, absolument enchanté de lui.

— Pourquoi m’avez-vous imposé une pareille corvée ? demandai-je à Issacar.

— Vous le verrez bientôt, me répond-il en souriant. Mais que pensez-vous du personnage ? C’est un symbole. À une époque où tout, même les plus vils sentiments, perd de sa force et se décolore, l’égoïsme pur, sans mélange et naïf ne se rencontre plus guère que dans les classes moyennes ; mais il s’y cramponne. Et quelle inconscience ! Cet homme que vous venez de voir était candidat aux dernières élections municipales, candidat libéral et démocratique ; il représentait la démocratie, la seule, la vraie !

— Il la représente encore, dis-je. La vraie démocratie est celle qui permet à chaque individu de donner, en pure perte, son maximum d’efforts et de souffrance ; Prudhomme seul ne l’ignore pas. Ah ! quelle lame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie ?… Et comme tout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement ! Ce qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c’est son manque de dignité ; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sang des misérables, elle n’en a pu faire un manteau de pourpre.

— Et quand les déshérités la prendront aux épaules pour la jeter dans l’égout où elle doit crever, on ira leur demander leurs raisons, on s’étonnera de leur manque de ménagements, on leur reprochera leurs façons brutales… Ah ! l’ironie anglaise : « Le chien, pour arriver à ses fins, se rendit enragé, et mordit l’homme »…

— Ma foi, dis-je, c’est presque un soulagement, quand on vient de quitter un de ces honnêtes gens, que de penser qu’on doit avoir pour amis des canailles, qu’on fréquentera des êtres destinés à l’échafaud ou au bagne.

J’ai prononcé la phrase un peu haut, et j’ai vu sourire le jeune homme blond. De quoi se mêle-t-il ? Il commence à m’agacer. Et je me penche sur la table pour murmurer à Issacar :

— Allons-nous en d’ici ; et conduisez-moi auprès de ce voleur si adroit dont vous m’avez parlé tantôt et que vous devez me faire connaître ce soir.

— Volontiers, répond Issacar ; mais il est inutile de sortir.

Il se lève et pose la main sur l’épaule du jeune homme blond.

— J’ai l’honneur, me dit-il, de vous présenter mon ami Roger Voisin, dont vous désirez si vivement faire la connaissance.

J’esquisse un geste d’étonnement ; mais le jeune homme blond me tend la main.

— Je suis vraiment enchanté, Monsieur… Permettez-moi seulement une petite rectification ; mon nom est bien Roger Voisin mais, d’ordinaire, on m’appelle Roger-la-Honte.