Le Visage de Paris
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 569-585).
LE VISAGE DE PARIS


I. — AOÛT

Le 30 juillet dernier, allant en automobile de Poitiers vers le Nord, nous avions déjeuné au bord de la route, sous des pommiers à la lisière d’un champ. D’autres champs s’étendaient à droite et à gauche, jusqu’à l’orée d’un bois d’où émergeait un clocher de village. Tout alentour, c’était le calme de midi et le paysage discret et ordonné que le souvenir du voyageur se plaît à évoquer comme particulièrement français. Parfois, même aux yeux qui les connaissent le mieux, ces champs tirés au cordeau, ces villages gris et ramassés, semblent tout simplement plats et ternes. A d’autres momens, pour l’imagination sensible, chaque motte de terre, chaque sillon uniforme témoigne de l’attachement vigilant et ininterrompu de générations fidèles au sol. Par ce doux après-midi de juillet, cet attachement s’exprimait dans toutes les lignes du paysage que nous avions sous les yeux. Dans le grand silence environnant, l’air semblait rempli du long murmure de l’effort humain, du rythme des tâches souvent répétées : la sérénité souriante du spectacle dissipait les rumeurs de guerre qui nous poursuivaient depuis le matin.

Tout le jour, des bandes de nuages orageux avaient assombri le ciel ; mais quand nous atteignîmes Chartres, vers quatre heures, ils avaient disparu derrière l’horizon, et la ville était tellement saturée de soleil qu’en entrant dans la cathédrale on croyait pénétrer dans l’épaisse obscurité d’une église espagnole. De prime abord, aucun détail n’était visible : nous étions dans une nuit caverneuse. Puis, à mesure que les ombres s’éclaircissaient et prenaient corps en piliers, en voûtes et en nervures, il en jaillit une soudaine averse de lumière multicolore. Encadrés par ces ténèbres de velours, baignant dans le flamboiement d’un soleil de plein été, les vitraux familiers paraissaient étrangement lointains et pourtant d’une intensité écrasante. Tantôt ils s’élargissaient, semblables à des étangs aux rives sombres éclaboussés du soleil couchant ; tantôt ils scintillaient menaçans, comme des boucliers d’archanges guerriers. Quelques-uns étaient des cataractes de saphirs, d’autres des roses tombées de la tunique d’une sainte, d’autres encore de grands plats ciselés sur lesquels étaient jetés les joyaux de la couronne céleste, d’autres des voiles de caravelles cinglant vers les îles Fortunées ; et sur le mur occidental les feux dispersés de la rosace étaient suspendus comme une constellation dans une nuit d’Afrique. Quand on abaissait les regards de ces harmonies éthérées, les masses sombres de l’édifice, toutes voilées et enveloppées de brume piquée de quelques lumières d’autel, semblaient figurer la vie terrestre, avec ses ombres, ses déserts arides et ses verts îlots d’illusion. Tout ce que peut être une grande cathédrale, tout ce qu’elle peut signifier, toute la puissance d’apaisement qu’elle peut exhaler en notre âme, toute la richesse de détails qu’elle peut fondre en une seule expression de force et de beauté, tout cela, la cathédrale de Chartres nous l’a donné en cette heure unique…

Le soleil se couchait quand nous atteignîmes les portes de Paris. Au pied des hauteurs de Saint-Cloud et de Suresnes, les longues nappes d’eau de la Seine miroitaient de l’éclat rose bleuté d’un Monet. Le Bois s’étendait autour de nous dans la quiétude recouvrée d’un soir de fête, et les pelouses de Bagatelle étaient aussi fraîches qu’en juin. Au-delà de l’Arc de Triomphe, la pente des Champs-Elysées descendait dans une buée poudrée de soleil vers la brume des fontaines et l’obélisque éthéré ; et sous les arbres des avenues qui en rayonnaient les courans de la vie refluaient, gagnant le centre de Paris., La grande ville, faite pour les arts raffinés de la paix, semblait dormir au bord de son fleuve, au pied de la tour Eiffel, princesse de légende sous la garde de son géant fidèle.

Le lendemain, l’air était lourd de rumeurs. Nul n’y croyait ; tous les répétaient. La guerre ? Mais la guerre était impossible 1 Les gouvernans étaient comme des enfants imprudens qui jouent trop près du bord de l’eau ; mais l’insouciance coutumière, l’entraînement de la longue habitude persistaient en face des discussions creuses des diplomates. Paris poursuivait tranquillement sa quotidienne besogne d’été : loger, vêtir, amuser la grande armée des touristes, seule invasion que la ville eût subie depuis bientôt un demi-siècle.

Néanmoins, chacun savait qu’en même temps une autre besogne invisible se poursuivait aussi. Ce pays, dont rien ne semblait troubler la tranquillité, était en réalité traversé de courans silencieux et cachés qui le préparaient à la lutte. Ces préparatifs, on les sentait dans l’air calme comme l’on sent un changement de temps dans la douceur embaumée d’une après-midi sereine. Paris comptait les minutes jusqu’à l’apparition des journaux du soir. Ils ne disaient rien ou presque rien, sauf ce que tout le monde déclarait déjà dans le pays entier : « Nous ne voulons pas la guerre ; mais il faut que cela finisse ! » C’était la seule phrase que l’on entendît. Si les diplomates pouvaient encore éviter la guerre, tant mieux ! Personne ne la désirait en France. Ceux qui ont passé les premiers jours du mois d’août dernier à Paris témoigneront de l’accord général sur ce point. Mais vienne la guerre et le pays était prêt, comme l’était le cœur de tous ses enfans.

Le lendemain matin, chez la couturière, les essayeuses fatiguées se préparaient à partir pour leurs vacances habituelles. Elles étaient pâles et anxieuses. Partout, l’atmosphère s’alourdissait d’une appréhension grandissante. Rue Royale, à l’angle de la place de la Concorde, quelques personnes étaient arrêtées devant un bout de papier blanc collé au mur du Ministère de la Marine. On y lisait : « Mobilisation générale. » Une nation armée sait ce que cela veut dire ! Cependant, les passans rassemblés autour de l’affiche étaient calmes et peu nombreux. Ils lisaient l’annonce et continuaient leur chemin ; il n’y avait ni vivats ni gestes. L’instinct de la race l’avait avertie que l’événement était au-dessus de toute expression extérieure. Comme une monstrueuse avalanche, la guerre était tombée en travers de la route de cette nation sensée et laborieuse, rompant ses habitudes, paralysant son industrie, démembrant ses familles et ensevelissant sous un amas de ruines ce mécanisme de la civilisation si patiemment et si péniblement élaboré…

Ce soir-là, dans un restaurant de la rue Royale, assis à une table près d’une des fenêtres ouvertes au niveau du trottoir, nous vîmes s’écouler le (lot des foules aux visages nouveaux. En un instant, nous comprîmes ce qu’est une mobilisation : une interruption formidable dans le cours normal des affaires, pareille à la rupture soudaine d’une digue. La rue débordait d’un torrent de gens porté vers les différentes gares. Tous étaient à pied, chargés de leurs bagages, car, depuis l’aube, fiacres, taxis, autobus avaient disparu, réquisitionnés par le Ministère de la Guerre. La multitude qui passait devant notre fenêtre était surtout composée de conscrits, les mobilisables du premier jour, se rendant aux stations accompagnés de leur famille et de leurs amis ; mais, parmi eux, il y avait de petits groupes de touristes effarés, se traînant avec des valises et des paquets, leurs malles poussées devant eux, épaves saisies dans le tourbillon qui les emportait au maëlstrom.

Dans le restaurant, l’orchestre en vestes rouges à brandebourgs versait des flots de musique patriotique, et les intervalles entre les plats que si peu de garçons restaient pour servir étaient coupés par l’obligation de se lever pour la Marseillaise, pour le God save the King, pour l’Hymne russe, et puis de nouveau pour la Marseillaise. « Et dire que ce sont des Hongrois qui jouent tout cela ! » fit observer un humoriste du trottoir.

A mesure que la soirée s’avançait et que la foule devant notre fenêtre devenait plus compacte, les badauds du dehors se joignirent aux chansons patriotiques. « Allons, debout ! » et le couplet héroïque reprenait. Le Chant du départ était constamment redemandé, et le chœur des spectateurs s’y mêlait avec entrain. Une sorte d’humour tranquille était la note dominante de la masse. De la place de la Concorde jusqu’à la Madeleine, les orchestres des autres restaurans attiraient d’autres rassemblemens, et les refrains guerriers s’enchaînaient le long des Boulevards comme leurs guirlandes d’éclairage électrique. C’était une nuit de chants et d’acclamations, sans tapage, mais résolus et vaillans : Paris montrait ses badauds sous leur meilleur jour.

Cependant, derrière le rideau de flâneurs, le flot des conscrits coulait toujours : les femmes, les familles cheminaient à côté d’eux, portant toutes sortes de sacs et de paquets improvisés. De cette apparente confusion sortait une impression de fermeté joyeuse. Les visages se succédant sans interruption devant nous étaient graves, mais non tristes, Tous ces adolescens, ces jeunes hommes, semblaient savoir ce qu’ils avaient à faire et pourquoi ils allaient le faire. Les plus jeunes paraissaient avoir grandi soudain : ils étaient devenus des êtres responsables ; ils comprenaient l’enjeu à risquer, et ils étaient prêts.

Le lendemain, l’armée des touristes d’été fut immobilisée pour laisser partir l’autre armée. Plus de ruées vers les gares, plus de pourboires alléchans aux concierges, plus de courses vaines en quête de fiacres, plus de longues heures d’anxieuse attente chez Cook. Aucun train ne s’ébranlait plus, sauf pour emporter des soldats, et les civils qui n’avaient pu, à coups de pourboires ou à coups de coude, arriver à s’introduire dans quelque interstice des voitures bondées quittant Paris la veille au soir, devaient s’en retourner à leur hôtel par les rues brûlantes… et patienter. Et ils retournaient ainsi par centaines, déçus et pourtant à demi soulagés, au vide sonore des halls privés de portiers, des restaurans dénués de garçons, des ascenseurs immobilisés, à la vie bizarre et décousue d’hôtels élégans, réduits soudain aux promiscuités et aux expédiens d’une pension du quartier Latin.

Pendant ce temps, il était curieux d’observer la paralysie progressive de la ville. De même que les autobus, les taxis, les fiacres et les camions avaient disparu, de même les agiles bateaux-mouches avaient quitté la Seine. Les chalands étaient partis, eux aussi, ou bien ne bougeaient plus : chargement et déchargement avaient cessé. Les monumens semblaient plus grands : chaque ouverture architecturale encadrait le vide, chaque avenue s’allongeait vers des distances désertes. Dans les parcs et les jardins, personne ne ratissait les allées ni ne taillait les bordures. Les fontaines dormaient dans leurs vasques, les moineaux affamés voletaient çà et là, et des chiens sans maître, tirés de leurs habitudes quotidiennes, rôdaient avec inquiétude, cherchant des yeux familiers. Dans les veines de Paris, si intensément conscient, mais plongé dans une si étrange léthargie, il semblait qu’on eût injecté du curare.

Le lendemain, 2 août, de la terrasse de l’hôtel de Grillon, on put apercevoir quelques faibles indices d’un retour à la vie. De temps à autre, un taxi ou une auto de maître traversait la place de la Concorde, conduisant des soldats à la gare. D’autres, conscrits en détachemens défilaient à pied avec armes et bagages, bannière en tête. Un de ces détachemens s’arrêta devant la statue voilée de crêpe de Strasbourg et déposa une couronne à ses pieds. En temps ordinaire, cette manifestation aurait aussitôt attiré un rassemblement, mais, au moment même où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle provoquât une explosion patriotique, elle n’excita pas plus d’attention que si l’un des soldats se fût détourné pour donner un sou à un mendiant. Cette apparente indifférence s’expliquait aisément. Quand une nation armée mobilise, tout le monde est occupé, et occupé d’une façon précise et pressante. Les combattans ne sont pas seuls à être mobilisés ; ceux qui restent le sont aussi. Pour chaque famille française, pour chaque homme, chaque femme, la guerre entraîne une réorganisation complète de la vie. Presque inaperçu, le détachement de conscrits déposa son offrande aux pieds de la statue et s’éloigna…

Quand nous jetons un regard en arrière sur ces premiers jours de la guerre à Paris, nous les voyons dans leur cadre de grande architecture, sous des ciels d’été, éclairés d’une lumière idéale. L’éveil soudain de la vie nationale, l’oubli de tout souci médiocre, allégeait l’atmosphère morale : on croyait lire l’Epopée de la Guerre, et non en vivre les dures réalités.

Quelque chose de ce sentiment d’exaltation semblait pénétrer les foules dont le courant descendait et remontait les Boulevards jusqu’à une heure avancée de la nuit. Toute circulation de véhicules avait cessé, sauf celle des rares taxis réquisitionnés pour transporter aux gares les conscrits, et le milieu des Boulevards était aussi grouillant de piétons qu’une place de marché dans une ville italienne, un dimanche matin. Le vaste flot oscillait lentement, dans des directions contraires, s’ouvrant de temps à autre pour livrer passage à une des légions de volontaires qui se formaient à tous les coins : Italiens, Roumains, Américains du Sud, Américains du Nord, — chacune de ces légions ayant en tête le drapeau national, et saluée d’acclamations sur son chemin. Mais les acclamations mêmes étaient discrètes. Paris refusait de se laisser arracher à sa sérénité voulue. On sentait quelque chose de noblement conscient et consenti dans l’état d’esprit de cette paisible multitude. Pourtant la foule était mêlée, faite de toutes les classes, depuis l’écume des boulevards extérieurs jusqu’à la fleur des restaurans à la mode. Deux jours auparavant, ces gens s’ignoraient ou croyaient se détester, étrangers comme des ennemis séparés par une frontière. A présent, tous, travailleurs ou oisifs, mendians, poètes, honnêtes gens ou aventuriers, se coudoyaient dans une instinctive communauté d’émotions. Le peuple, heureusement, prédominait. Ce sont les visages d’ouvriers qui font le mieux dans ce genre de foule, et il y en avait des milliers, chacun illuminé par la flamme de la passion comme par l’éclair du magnésium. Je me souviens surtout des femmes au front sérieux, au regard exalté ; et aussi de ce petit fait caractéristique que presque toutes avaient songé à amener leur chien. Les plus gros de ces aimables compagnons, perdus entre les jambes de la foule, ne voyaient pas grand’chose ; mais les petits s’étaient nichés dans le creux d’un bras, et des centaines de museaux camards ou pointus, lisses ou laineux, bruns, gris, noirs ou tachetés, contemplaient le spectacle avec le calme avisé du brave toutou parisien. C’était certainement un bon signe que l’on n’eut pas oublié le chien ce soir-là.

Nous avions vu, de façon saisissante, ce qu’est la vie pendant une mobilisation ; maintenant nous allions apprendre que la mobilisation n’est qu’une des manifestations de la loi martiale, et que la loi martiale ne facilite pas la vie… tant qu’on n’a pas l’habitude. D’abord, il sembla au civil neutre que le but principal de cette loi était le plaisir capricieux de compliquer l’existence ; et sous ce rapport elle excellait en raffinemens d’ingéniosité. Les instructions commencèrent à pleuvoir sur nous après l’accalmie des premiers jours : instructions sur ce que nous devions faire et ce que nous devions ne pas faire, pour obtenir que l’on tolérât notre présence et pour assurer la sécurité de notre personne. En premier lieu, les étrangers ne pouvaient rester en France sans donner satisfaction aux autorités quant à leur nationalité et à leurs antécédens, ce qui nécessitait des visites répétées et inutiles aux chancelleries, aux consulats, aux commissariats de police, chaque endroit regorgeant d’une telle foule de postulans qu’il était impossible d’y pénétrer. Entre ces vains pèlerinages, le voyageur impatient de partir avait à cheminer péniblement jusqu’aux gares éloignées, d’où il revenait ahuri par des renseignemens contradictoires et découragé par la déclaration que même les billets de chemin de fer — s’il était possible de s’en procurer — devaient être visés par la police. Il y eut un moment où il semblait au voyageur que ses pensées les plus intimes devaient être soumises à ce visa fantôme ; et pour arriver à l’obtenir il fallait, pendant des heures infructueuses, suer, suffoquer, s’écraser dans des escaliers sordides, au milieu d’innombrables compagnons de misère. En outre, peut-être était-on à court d’argent, et fallait-il en demander par dépêche. Oui ! Mais câblogrammes et télégrammes devaient être également visés, sans que pour cela l’envoi en fût garanti. Puis, défense d’user de code pour les adresses ; et le nombre invraisemblable de mots nécessités par une adresse à New-York semblait se multiplier à mesure que les francs disparaissaient de votre poche. Enfin, le câblogramme parti, ou bien il se perdait en route, ou bien, s’il arrivait à destination, après bien des jours d’anxieuse attente on recevait la réponse désespérante : « Impossible à présent. Faisons tous nos efforts. » Il est juste d’ajouter que ces démarches fastidieuses étaient grandement facilitées par la soudaine amabilité du fonctionnaire français qui, rompant sans doute pour la première fois avec la longue tradition administrative, se montrait bienveillant et empressé…

Heureusement, ces allées et venues vous obligeaient à parcourir continuellement les belles rues désertes, chaque jour plus désertes et plus belles dans leur solitude d’été. Jamais les après-midi de Paris ne s’étaient enveloppés d’un ton gris-bleu si doux ; jamais les couchers de soleil n’avaient ainsi transformé en une féerique Carthage de Didon les hauteurs banales du Trocadéro ; jamais, surtout, la lune n’avait si lumineusement crû et décru dans la sérénité des nuits. La Seine elle-même embellissait encore de son mystère tout cet ensemble de beauté. Délivrée des embarcations qui les sillonnaient, ses flots aux petites ondes pressées s’aplanissaient en longues nappes soyeuses où les quais et les monumens pouvaient enfin contempler leur image intacte. Le soir, les feux de luciole des bateaux avaient disparu, et le reflet des réverbères s’allongeait en banderoles d’or rouge et violet, qui ondulaient sur les eaux calmes comme les feuilles fuselées d’immenses plantes aquatiques.

Puis la lune se levait et prenait possession de la ville, la purifiant de ses laideurs quotidiennes, l’apaisant, l’agrandissant et lui rendant ses lignes idéales de force et de beauté. Il y avait quelque chose d’étrangement émouvant dans ce nouveau Paris des premiers soirs d’août, exposé et pourtant si serein, que sa beauté seule semblait défendre.

Ainsi, peu à peu, nous primes l’habitude de vivre sous la loi martiale. Les premiers jours d’effarement une fois passés, les incommodités furent si légères que l’on se sentait presque honteux de n’avoir pas à souffrir davantage, de n’être pas appelé à servir la cause par quelque plus grand sacrifice de confort. La première semaine, plus des deux tiers des magasins avaient fermé, la plupart portant sur leurs devantures l’inscription : « Pour cause de mobilisation ; » mais il en restait assez d’ouverts pour satisfaire à tous les besoins ordinaires, et la fermeture des autres prouvait de combien de choses on pouvait se passer. Les provisions étaient aussi bon marché et aussi abondantes que jamais, bien que, pendant une certaine période, il fût plus facile d’acheter des alimens que de les faire accommoder. La plupart des restaurans étaient fermés, et souvent on avait à errer longtemps avant de trouver un repas, et à attendre plus longtemps encore avant qu’il fût servi. Quelques hôtels menaient encore une vie hésitante, galvanisés de temps à autre par l’arrivée de voyageurs fuyant la Belgique ou l’Allemagne ; mais la plupart avaient fermé ou s’étaient hâtivement transformés en hôpitaux. Ce furent les inscriptions au-dessus de l’entrée de ces hôtels qui troublèrent pour la première fois l’harmonie rêveuse de Paris. En une nuit, sembla-t-il, toute la ville se trouva marquée du sceau de la Croix-Rouge. Un bâtiment sur deux étalait sur sa façade la bande rouge et blanche avec les mots Ouvroir ou Hôpital. Il y avait quelque chose de sinistre dans ces préparatifs en vue d’horreurs auxquelles on ne pouvait pas encore croire, ces bandages que l’on disposait pour des membres encore intacts et sains, ces oreillers que l’on alignait pour des têtes qui se dressaient encore vigoureuses. Mais ces signes avertisseurs, tout en soulignant les douleurs à venir, ne rompirent pas l’enchantement qui enveloppait Paris. Les premiers jours de la guerre étaient pleins d’une sorte de confiance exempte de sottise ou de jactance, mais pourtant aussi différente que possible de la ténacité clairvoyante que l’expérience des mois suivans allait développer.

Il est difficile de décrire sans apparente exagération l’état d’esprit du début de la guerre : l’assurance, l’équilibre, cette sorte de fatalisme souriant avec lequel Paris allait à sa tâche ; Quelquefois, par les beaux soirs de lune, cette influence semblait émaner de la beauté de la saison et du religieux silence de la capitale. La guerre, furie hurlante, s’était annoncée par une grande vague d’apaisement. Jamais calme du désert ne fut plus complet : le silence des villes est tellement plus profond que le silence des bois ou des champs !

La lourdeur accablante du mois d’août rendait plus intense cette impression de vie suspendue : les jours étaient taciturnes, mais la nuit on entendait la voix même du silence. Dans le quartier que j’habite, toujours abandonné pendant l’été, les rues aux volets clos étaient muettes comme des catacombes, et le plus léger bruit trouant le silence semblait déchirer un voile funèbre. Je pouvais entendre à près d’un kilomètre le trot inégal d’un cheval boiteux, et les pas du sergent de ville montant la garde près de l’Ambassade de l’autre côté de la rue résonnaient sur le trottoir comme une série de détonations. Même les bruits si variés du réveil de la ville avaient cessé. Si quelques balayeurs ou chiffonniers poursuivaient encore leur métier, ils le faisaient mystérieusement, comme des ombres. Je me rappelle, un matin, avoir été tirée d’un profond sommeil par une soudaine explosion de bruit dans ma chambre. Je me dressai en sursaut et découvris que j’avais été réveillée par des bonjours échangés à voix basse dans la rue.

Une autre chose écartait de Paris la réalité de la guerre : c’était l’absence de troupes dans les rues. Après le premier flot de conscrits se hâtant vers leurs dépôts on aurait pu croire que le règne de la paix était revenu. Tandis que des villes d’importance secondaire fourmillaient de soldats, nul reflet d’armes n’étincelait dans les voies désertes de la capitale, nulle musique militaire n’y résonnait. Paris, méprisant tout étalage guerrier, nourrissait le patriotisme de ses enfans de la vue de sa seule beauté ; et cela suffisait.

Même quand les nouvelles des trop éphémères succès en Alsace commencèrent à arriver, les Parisiens ne se départirent pas de leur allure placide. Les crieurs de journaux furent les seuls à crier, et eux-mêmes furent bientôt réduits au silence par ordre du gouvernement. C’était comme si l’on eût décidé d’instinct et à l’unanimité que le Paris de 1914 n’aurait rien de commun avec le Paris de 1870, et comme si celle résolution eût passé dans le sang de millions d’êtres nés depuis la date fatale et ignorant son amère leçon. L’unanimité de cet empire de soi fut le trait le plus caractéristique d’un peuple soudain plongé dans une guerre qu’il n’avait ni cherchée, ni attendue. D’abord on aurait pu prendre cette fermeté paisible pour la stupeur d’une génération qui, étant née, ayant grandi dans la paix, ne comprenait pas encore le sens de la guerre. Mais c’est précisément sur un pareil état d’esprit que des triomphes faciles auraient dû avoir l’effet le plus démoralisant. En 1870, la foule dans la rue avait crié : « A Berlin ! » A présent, la foule des rues continuait à s’occuper de ses affaires, en dépit de la pluie d’éditions spéciales et de bulletins optimistes.

Je me souviens d’un matin où notre garçon boucher apporta la nouvelle que le premier drapeau allemand était exposé au balcon du Ministère de la Guerre. « A présent, pensai-je, le sang latin va bouillir ! » Et je voulus être là pour voir. Traversant à la hâte la calme place Sainte-Clotilde je me trouvai au milieu d’une paisible foule qui remplissait la rue devant le Ministère de la Guerre. Cette foule était si sage que les quelques gestes pacifiques de la police frayaient aisément un chemin aux fiacres qui passaient et aux automobiles militaires, qui arrivaient sans cesse. Toutes les classes y étaient représentées ; il y avait surtout beaucoup de familles, avec des petits garçons à califourchon sur les épaules de leurs mères, ou soulevés par les sergens de ville quand ils étaient trop lourds pour les mères. Il est certain qu’il n’y avait guère d’homme ou de femme dans cette foule qui n’eût un parent sur le front ; et là, devant eux, flottait le premier drapeau ennemi. C’était un magnifique drapeau de soie, blanc, noir et cramoisi, tout brodé d’or : le drapeau d’un régiment alsacien, d’un régiment de l’Alsace prussianisée. Ce drapeau symbolisait tout ce qu’ils abhorraient le plus dans la tâche abhorrée qu’ils avaient à accomplir ; il symbolisait aussi leur plus belle ardeur et leur plus noble haine, et la raison pour laquelle, si toute autre raison venait à manquer, la France ne pourrait jamais poser les armes, tant qu’un de ces drapeaux resterait debout. Et ils se tenaient là à le regarder, en silence, l’esprit conscient et averti, comme s’ils prévoyaient ce qu’il leur en coûterait pour le conserver et pour en conquérir d’autres, comme s’ils prévoyaient le prix qu’ils auraient à payer et l’acceptaient d’avance. Les enfans mêmes, et les femmes dont les faibles bras les soulevaient, tous semblaient avoir un cœur viril. Et ainsi, posément et en silence, ils contemplaient et s’en allaient, laissant la place à d’autres qui contemplaient à leur tour et s’en allaient. Tout le jour la foule se renouvela, et c’était toujours la même foule, recueillie, intelligente et silencieuse, fixant sur le drapeau un regard attentif, et comprenant tout ce qu’inspirait à son cœur français la seule présence de cet emblème flottant a cette fenêtre.

Tel était, au mois d’août, le visage de Paris.


II. — FEVRIER

La brume de février sur la Seine. Les bateaux marchent de nouveau, mais ils s’arrêtent à la nuit, et le fleuve lisse et d’un noir d’encre a les mêmes longs reflets de plantes aquatiques qu’au mois d’août. Pourtant, ces reflets sont moins nombreux et plus pâles ; car les lumières éclatantes sont partout voilées. La ligne des quais est à peine perceptible, et les hauteurs du Trocadéro se perdent dans la nuit ; bientôt le contour si net des tours de Notre-Dame s’effacera à son tour. Sur les voies trempées, seuls quelques réverbères jettent leurs zigzags de lumière humide. Les magasins sont fermés, et d’épais rideaux voilent les fenêtres des étages supérieurs. Les maisons ont toutes des visages aveugles.

Dans les rues étroites de la Rive Gauche l’obscurité est encore plus profonde, et les rares lumières disséminées dans les cités et les cours rappellent le chiaroscuro mystérieux des eaux-fortes de Piranesi. La lueur du fourneau du marchand de marrons a un coin de rue rend plus vive encore cette évocation de la vieille Italie romantique, et les ténèbres qui s’étendent au-delà semblent pleines de grands manteaux de conspirateurs. Pour rentrer chez moi, je tourne dans une rue déserte entre de hauts murs de jardins, un seul bec de gaz apparaissant bien loin à l’autre bout. Pas un être humain n’est visible entre moi et cette lumière ; mes pas résonnent sans fin dans le silence. Une forme vague tourne le coin en face de moi. Homme ou femme ? Impossible de le dire avant d’arriver jusqu’à elle. Le brouillard de février accroît l’obscurité, et empêche de distinguer les visages que l’on croise. Quant aux numéros des maisons, nul ne songe à les chercher. Si l’on connaît le quartier, on compte les portes à partir du coin, ou l’on essaie de découvrir le profil familier d’un balcon ou d’un fronton ; si l’on est dans une rue inconnue, il faut s’informer au bureau de tabac le plus proche ; quant à découvrir un sergent de ville, à un mètre vous ne sauriez le distinguer de votre grand’mère.

Telles sont, après six mois de guerre, les nuits de Paris ; les jours sont moins pittoresques. Le frisson romanesque des premiers temps s’est presque évanoui ; du moins le semble-t-il à ceux qui ont suivi le réveil progressif de la vie. L’impression peut être différente pour les observateurs venus d’autres pays, même de ceux que la guerre a entraînés dans son tourbillon. Auprès de Londres, avec tous ses théâtres ouverts et les ressorts de ses plaisirs à peu près intacts, Paris, sans doute, a l’air d’une ville sur laquelle pèsent de graves destinées. Mais pour ceux qui ont vécu ce premier mois ensoleillé et silencieux, les rues, aujourd’hui, montrent une activité presque normale. L’absence de tous les autobus et des lourds camions encombrans laisse à découvert mainte perspective oubliée, et révèle mainte beauté d’architecture que nul ne voyait plus ; mais les taxis et les autos de maître sont presque aussi nombreux qu’en temps de paix, et les piétons courent les mêmes périls, grâce au passage impétueux de ces incomparables engins de destruction, les automobiles des hôpitaux et du Ministère de la Guerre. Beaucoup de magasins ont rouvert, quelques théâtres se risquent prudemment à donner des drames patriotiques et des programmes où la note comique assaisonne discrètement l’élément sentimental ; et le cinéma déroule de nouveau ses kilomètres d’aventures.

Un moment, en septembre et en octobre, les allées et venues des soldats anglais et le branle-bas des autos militaires britanniques animèrent les rues de Paris. Puis les fraîches figures et les coquets uniformes de khaki disparurent, et maintenant Paris n’offre plus au curieux, comme spectacle militaire, qu’une poignée de pioupious faisant parfois l’exercice sur la place des Invalides.

Mais il y a une armée à Paris. Le premier détachement en est arrivé, il y a des mois, par ces jours sombres de septembre, lamentable arrière-garde de la retraite des Alliés sur Paris. Depuis lors, le nombre en a sans cesse augmenté, et le flot sordide s’est infiltré dans tous les courans de la vie parisienne. Partout, dans tous les quartiers, à toute heure, parmi la foule affairée des Parisiens au pas assuré et vigoureux, on voit ces gens à la démarche lente, le regard fermé, hommes et femmes portant sur le dos des paquets misérables, traînant sur le pavé leurs souliers râpés, tirant par la main de pâles enfans, ou pressant contre leur épaule des marmots endormis, — la grande armée des Réfugiés. Impossible de confondre ou d’oublier ces visages. Quiconque a rencontré ces yeux pleins d’un muet ahurissement, ou cet autre regard angoissé où se voit le reflet de flammes et de ruines, ne peut secouer la hantise de cette vision. La physionomie des réfugiés fait partie de la physionomie de Paris. C’est l’ombre sur l’éclat du visage que la ville tourne vers l’ennemi. Ces pauvres gens ne sont pas de ceux qui peuvent, au-delà des frontières, pressentir le triomphe final : pour eux, le monde est borné par l’ombre de leur clocher. Ils labouraient et semaient, filaient et tissaient, et vaquaient à leurs humbles occupations, quand soudain d’épaisses ténèbres pleines de feu et de sang les ont enveloppés. Et maintenant les voilà au milieu de visages étrangers et d’habitudes nouvelles, seuls avec cette vision sanglante de foyers en flammes, d’enfans massacrés, de jeunes hommes traînés en esclavage, de vieillards foulés aux pieds par des soudards ivres de carnage, de prêtres assassinés au chevet des mourans. Ce sont ces gens qui par centaines attendent chaque jour aux portes des abris improvisés, et qui, en échange de tout ce qui fait la douceur de la vie, de ce qui la rend intelligible ou du moins supportable, reçoivent un lit de camp dans un dortoir, un bon de repas — et peut-être, les- jours de chance, une paire de chaussures éculées !

Et que font les Parisiens pendant ce temps-là ? D’abord, et c’est bon signe, ils affluent de nouveau dans les magasins, et surtout dans les grands magasins de nouveauté. Au début de la guerre il n’y avait pas de plus étrange spectacle que ces palais déserts où l’on s’égarait dans des kilomètres de marchandises sans acheteurs, à la recherche de vendeurs disparus. Quelques employés restaient, en nombre suffisant, semblait-il, pour les rares cliens qui venaient troubler leurs méditations. Mais ces quelques-uns ne tenaient pas à être troublés : ils se dissimulaient derrière leurs murailles de toile, leurs bastions de flanelles, comme honteux d’être découverts. Et quand on avait réussi à les en faire sortir, ils accomplissaient automatiquement les gestes nécessaires, comme s’ils s’étonnaient qu’on pût avoir envie d’acheter. Je me souviens, un jour, au Louvre, d’avoir vu tous les employés d’un rayon, y compris celui par qui j’essayais de me faire montrer de la gaze médicamentée, abandonner leur poste pour se précipiter au-devant d’un motocycliste crotté, venu leur dire bonjour et leur apporter des nouvelles du front.

Mais après six mois, les instincts normaux reprennent leur force impérieuse, et faire des emplettes est assurément un des instincts normaux de la femme. Je dis « faire des emplettes, » et non des achats, pour distinguer entre la morne obligation d’acquérir des choses nécessaires et la volupté de s’offrir le superflu. Il est évident qu’un grand nombre parmi les milliers d’acheteurs se pressant dans les magasins cèdent à cette passion. A un moment où les besoins réels sont réduits au minimum, comment expliquer autrement l’encombrement des grands magasins, même en songeant à l’achat énorme de fournitures pour les hôpitaux et les ouvroirs, et à l’incessant approvisionnement des innombrables centres de bienfaisance ? Pour expliquer la cohue aux autres rayons, il faut reconnaître que même la femme la plus éprouvée et la plus pleine d’abnégation doit fatalement, tôt ou tard, en dépit de son idéal et de ses résolutions d’économie, recommencer à « faire des emplettes. » Elle a renoncé au théâtre, elle se refuse les salons de thé, elle va furtivement au concert le moins cher ; mais elle est prise par le courant qui l’entraîne dans le gouffre des portes battantes jusqu’aux sables mouvans des soldes et des occasions. Nul, sous ce rapport, ne souhaite un changement dans la physionomie de Paris. C’est bon signe de voir les foules se presser de nouveau autour des comptoirs. Plus intéressante, pourtant, est cette autre foule, se pressant, chaque jour sur le pont Alexandre pour aller voir les trophées allemands exposés dans la grande cour des Invalides.

Là, un sang plus riche fait battre le cœur de Paris, et quelque chose de cette ardeur passe dans les veines de l’étranger qui regarde la multitude sans cesse renouvelée en face de la triple rangée de canons allemands. Il y a, dans cette multitude, bien peu de gens à qui les monstres malfaisans n’aient porté un coup cruel, infligé un deuil déchirant. Mais la douleur personnelle est le sentiment le moins visible sur la physionomie de Paris. On peut affirmer, sans exagération, que le visage des Parisiens, après six mois d’épreuves, a pris un caractère nouveau. Le changement semble avoir affecté la matière même dont il est fait, comme si cette longue souffrance avait durci la pauvre argile humaine en lui donnant la solidité du bronze. Je croise souvent dans la rue des femmes dont le visage ressemble à une médaille commémorative, image idéalisée de leur ancien visage de chair. Et les masques de certains hommes, — ces curieux masques gaulois, tourmentés, creusés, écrasés et quelque peu faunesques, — ressemblent à des bronzes du musée de Naples brûlés et tordus par le baptême du feu. Mais aucun de ces visages ne révèle une préoccupation personnelle ; tous regardent la France debout à ses frontières. Même les femmes qui marchandent des valenciennes aux comptoirs de dentelles ont toutes quelque chose de cette vision dans les yeux, — ou bien celles qui ne l’ont pas passent inaperçues.

Il est encore vrai de dire que Paris n’a pas l’air d’une capitale en armes. On voit aussi peu de troupes qu’au début, et en dehors des allées et venues des estafettes attachées au Ministère de la Guerre et au gouvernement militaire, et des rares uniformes aperçus aux portes des casernes, rien dans la rue ne révèle la guerre, si ce n’est la présence des blessés. Ils n’ont commencé que récemment à apparaître, car, dans les premiers mois, on ne les envoyait pas à Paris : les hôpitaux si admirablement organisés de la capitale restaient presque vides, tandis que dans tout le pays d’autres hôpitaux regorgeaient. On a beaucoup discuté les motifs de cette répartition des blessés, et fourni différentes explications. Peut-être l’un des résultats de cette mesure a-t-il été l’extraordinaire santé morale de Paris, qui a donné le ton au pays entier et qui, maintenant, est assez florissante et assez vigoureuse pour affronter le spectacle de toutes les misères. Et que de misères ! Chaque jour, sur le trottoir, s’accroit le nombre des silhouettes d’éclopés, et de pâles têtes bandées dans les voitures qui passent. Au théâtre et au concert on aperçoit des uniformes, et ceux qui les portent doivent, en général, attendre que la salle soit vidée pour sortir en clopinant, appuyés sur un bras secourable. La plupart des blessés sont très jeunes, et c’est l’expression de leur visage que j’aimerais à peindre et à interpréter comme étant l’essence même de ce que j’appelle : le visage de Paris. Ils sont graves, ces jeunes visages ; on entend beaucoup parler de la gaieté dans les tranchées, mais les blessés ne sont pas gais. Ce n’est pas dire qu’ils soient tristes. Ils sont calmes, méditatifs, étrangement épurés et mûris : la grande épreuve par laquelle ils ont passé semble les avoir purifiés de toute petitesse, de toute frivolité. Elle paraît les avoir pénétrés jusqu’à la moelle, s’emparant de la substance même de leur âme, pour la modeler en quelque chose de si fort, de si magnifiquement trempé que, de longtemps, la physionomie de Paris ne voudra devenir indigne de la leur.


EDTTH WHARTON.

(Traduit par Mlle Madeleine Rolland.)