Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 366-375).




CHAPITRE XXXIX.

le vieux manoir.


Ah ! heureuses collines ! ombrages délicieux ! campagnes chéries en vain, où s’écoula mon enfance sans connaître le chagrin !
Gray, Ode sur une vue du collège d’Eton.


Ce ne sont pas seulement les besoins corporels et les infirmités qui placent, en cette vie, les hommes de l’esprit le plus élevé au niveau des autres mortels : il y a des moments d’agitation intellectuelle où l’homme le plus ferme ne diffère en rien du plus faible d’entre ses semblables ; et quand il paie ainsi tribut à l’humanité, sa souffrance s’aigrit encore par le sentiment qu’en s’abandonnant à son chagrin il transgresse, les lois, de la religion et de la philosophie, qui devraient être les guides ordinaires de sa conduite.

C’était dans un de ces moments de crise que le malheureux Morton avait quitté Fairy-Knowe. Voir, cette Édith, depuis, si longtemps aimée, et encore si tendrement, chérie ; dont l’image avait rempli son cœur durant tant d’années, la voir sur le point d’épouser un ancien rival, qui s’était acquis par ses services tant de droits sur le cœur de celle qu’il ne pouvait oublier, c’était un coup bien cruel, mais auquel pourtant Morton devait être préparé.

Pendant son séjour en pays étranger, il avait une fois écrit à miss Édith : c’était pour lui dire un éternel adieu, et la conjurer de ne plus penser à lui. Il l’avait priée de ne point répondre à sa lettre ; mais pendant long-temps il avait espéré qu’elle ne tiendrait pas compte de sa prière. Cette lettre n’était jamais parvenue à son adresse, et Morton, ignorant cette circonstance, devait croire qu’il avait été oublié, conformément à sa demande trop désintéressée. Depuis son retour en Écosse, tout ce qu’il apprit de leurs amis communs le prépara à ne plus considérer miss Édith que comme la fiancée de lord Evandale. Quand même il n’eût pas été attaché à ce dernier par les liens de la reconnaissance, il n’en eût pas moins répugné à la générosité naturelle de Morton de troubler leur union en faisant revivre des prétentions que l’absence avait pour ainsi dire frappées de prescription, qui n’avaient jamais été sanctionnées par le consentement des familles, et au succès desquelles s’opposaient mille difficultés. Pourquoi donc vint-il visiter la demeure que lady Marguerite et sa petite-fille, dans leurs revers, avaient choisie pour retraite ? Il céda, nous sommes bien forcé de l’avouer, à l’impulsion d’un désir inconséquent, que beaucoup d’autres à sa place auraient ressenti comme lui.

Pendant qu’il voyageait dans le canton où il était né, il apprit par hasard que les dames, auprès de la maison desquelles il devait nécessairement passer, étaient absentes ; et sachant d’un autre côté que Cuddie et sa femme étaient leurs principaux domestiques, il ne put s’empêcher de s’arrêter chez eux, afin d’apprendre, s’il était possible, quels progrès lord Evandale avait faits dans l’affection de miss Bellenden, qu’il ne pouvait plus nommer son Édith. On a vu quelles furent les suites de cette démarche imprudente. Morton partit de Fairy-Knowe, convaincu qu’Édith l’aimait toujours, mais que le devoir et l’honneur l’obligeaient à renoncer à elle pour toujours. Comment exprimer ce qu’il ressentit en entendant sa conversation avec lord Evandale, dont la plus grande partie parvint bien malgré lui à ses oreilles ? Mille fois il fut tenté de se précipiter dans le salon où ils étaient, et de s’écrier : « Édith, je vis encore ! » mais le souvenir de la parole qu’elle avait donnée à lord Evandale, et de la reconnaissance qu’elle lui devait ; la pensée qu’il n’avait lui-même échappé à la torture et à la mort que par l’intercession de lord Evandale auprès de Claverhouse : tous ces motifs l’empêchèrent de commettre une imprudence qui les aurait plongés dans de plus grands malheurs, sans lui rendre le bonheur à lui-même.

« Non, Édith, jura-t-il en lui-même ; non jamais je ne troublerai ta sécurité. Que la volonté du ciel s’accomplisse ; mais je ne pourrai jamais me résoudre à augmenter tes peines en te révélant les miennes. J’étais mort pour toi quand ta promesse fut donnée ; et jamais tu ne sauras que Henri Morton respire encore. »

Au moment où il formait cette résolution, se défiant de ses forces pour l’accomplir, il songea à suppléer par la fuite à la fermeté que le son de la voix d’Édith affaiblissait en lui de plus en plus ; il se précipita donc hors du petit cabinet par la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Mais quelque irrévocable que lui semblât sa détermination, il ne put cependant quitter le lieu où les derniers accents d’une voix si chère retentissaient encore à son oreille, sans jeter, par la fenêtre du salon, un dernier regard sur l’aimable fille. Au moment où il céda à cette tentation, Édith tenait ses yeux fixés sur la terre ; mais elle les leva tout à coup, et ce fut alors qu’elle aperçut Morton, et quand le cri d’étonnement qu’elle poussa eut fait comprendre à son fidèle et malheureux amant qu’elle l’avait vu, il s’enfuit comme s’il eût été poursuivi par les furies, passa près d’Holliday sans le reconnaître, sans même le voir, s’élança sur son cheval, et par une sorte d’instinct plutôt que par réflexion, se jeta dans le premier chemin de traverse, au lieu de prendre la grande route d’Hamilton.

Selon toutes les probabilités, ce fut ce qui empêcha lord Evandale de savoir que Morton existait encore ; car, à la nouvelle de l’importante victoire remportée par les Highlanders à Killiecrankie, le gouvernement, craignant quelques mouvements parmi les jacobites des basses terres, avait donné l’ordre qu’on gardât soigneusement tous les passages : on n’avait pas oublié d’établir un poste sur le pont de Bothwell, mais les sentinelles n’avaient vu passer aucun voyageur allant vers l’est ; et leurs camarades stationnés dans le village affirmèrent non moins formellement que personne n’y était passé allant vers l’ouest. L’apparition de Morton aux yeux d’Édith et de Tom Holliday devint donc plus incompréhensible que jamais pour lord Evandale. Il se détermina enfin à croire que l’imagination troublée et exaltée d’Édith avait créé le fantôme qu’elle pensait avoir vu, et que Tom Holliday, par une coïncidence inexplicable, avait été frappé de la même idée superstitieuse.

Cependant le sentier que Morton suivait avec toute la vitesse dont son cheval était capable le conduisit en quelques secondes sur les bords de la Clyde, à un endroit qu’aux traces des pas imprimées sur le sable on reconnaissait pour un abreuvoir. Le cheval de Morton, lancé au grand galop, ne s’arrêta pas un instant, et s’élança dans la rivière, où il se trouva bientôt à la nage. Jusque là tous les mouvements de Morton avaient été purement mécaniques ; mais la sensation de froid que lui fit éprouver l’eau lorsque son cheval, perdant pied, l’y plongea jusqu’à la ceinture, le rappelèrent à lui ; et il s’occupa des moyens de se sauver lui-même et le noble animal qui le portait. Habile dans tous les exercices du corps, il savait tout aussi bien conduire un cheval dans l’eau que sur le gazon : il lui fit suivre le courant pendant quelques instants, et le dirigea vers un endroit où le bord, n’étant pas escarpé, lui permettait de sortir aisément de la rivière. Mais ce terrain était peu solide, et aux deux premières tentatives qu’il fit pour s’élancer hors de l’eau, peu s’en fallut que le cheval ne s’abattît sur son cavalier. Le sentiment de la conservation personnelle ne manque jamais de donner à l’esprit toute son activité, à moins qu’il ne soit paralysé par la terreur : aussi Morton, grâce au danger où il se trouvait, reprit-il le complet usage de ses facultés. Une troisième tentative, sur un endroit de la rive plus judicieusement choisi, réussit mieux que les deux précédentes, et il se trouva en sûreté sur la rive gauche de la Clyde.

« Où dirigerai-je mes pas ? » se dit Morton dans l’amertume de son cœur ; » eh ! qu’importe sur quel point de l’espace s’agite une créature si misérable et si désespérée ? Je souhaiterais, si un pareil souhait n’était un crime, que ces eaux profondes m’eussent englouti, et qu’elles eussent enseveli avec moi le souvenir du passé et le sentiment du présent. »

Ce mouvement de désespoir, né du désordre de son cœur, s’était à peine traduit en ces expressions chagrines, qu’il eut honte de s’y être abandonné. Il se rappela par quelle protection signalée du ciel, sa vie, dont il faisait si peu de cas dans l’excès de sa douleur, avait été sauvée des plus imminents périls, depuis le commencement de sa carrière politique.

« Je suis fou, dit-il, plus que fou de mépriser ainsi une existence que le ciel a conservée si souvent d’une si merveilleuse manière. Quelque chose me reste encore à faire en ce monde, supporter mes peines en homme de cœur, et aider ceux qui ont besoin de mon assistance. Qu’ai-je vu ? qu’ai-je entendu ? en définitive, ce que je devais prévoir, Ils… (le courage lui manqua pour prononcer, même dans son état d’isolement, les noms de ceux qui occupaient sa pensée), ils sont entourés d’embarras et de dangers. Elle est dépouillée de sa fortune ; il paraît sur le point de s’engager dans une périlleuse entreprise, quoiqu’il ait tellement baissé la voix que je n’ai pu bien comprendre ce dont il s’agit. N’ai-je pas quelque moyen de leur être utile, de veiller à leur sûreté ? »

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, en s’efforçant de détourner son attention de ses propres chagrins, et de la fixer tout entière sur les intérêts d’Édith et de son futur époux, la lettre de Burley, long-temps oubliée, se représenta subitement à sa mémoire, comme un trait de lumière au milieu de l’obscurité.

« Leur ruine est sans doute son ouvrage, » se dit-il en lui-même. Si elle peut être réparée, ce doit être par son moyen ou à l’aide d’informations obtenues de lui ; je le chercherai. Sombre, rusé et fanatique comme il est, plus d’une fois la franchise de mon caractère et la pureté de mes intentions ont exercé de l’influence sur lui. Oui, je le chercherai. Peut-être me communiquera-t-il d’utiles renseignements relatifs à la fortune de ceux que je ne dois plus voir, et qui probablement n’apprendront jamais qu’en ce moment j’oublie mes propres chagrins pour travailler à leur bonheur. »

Animé par ces espérances, dont le fondement était pourtant bien fragile, il prit le plus court chemin pour gagner la grande route. Tous les détours de cette vallée lui étaient connus, car il y avait chassé mille fois dans sa jeunesse ; aussi n’eut-il d’autre obstacle à surmonter que deux ou trois clôtures, et il se trouva sur le chemin qui conduisait au petit bourg où avait eu lieu la fête du perroquet. Il marchait triste et abattu ; mais il n’éprouvait plus le désespoir et la profonde affliction à laquelle il était en proie naguère ; car les résolutions vertueuses et le courageux sacrifice de nos propres intérêts, s’ils ne nous procurent pas le bonheur, manquent rarement de nous rendre la tranquillité. Il ne s’occupa plus que des moyens de trouver Burley et d’obtenir de lui des renseignements profitables à ceux auxquels il s’intéressait. Après y avoir long-temps réfléchi, il résolut de se conduire d’après les circonstances s’il parvenait à le découvrir. Il avait la confiance que la scission qui, au rapport de Cuddie, existait entre Burley et ses frères de la secte presbytérienne, le rendrait peut-être moins défavorable à la famille Bellenden, et le porterait à faire un meilleur usage du pouvoir qu’il disait avoir sur leur destinée.

Il était plus de midi quand notre voyageur se trouva près de Milnwood, résidence de feu son oncle. Milnwood s’élevait au milieu de mille touffes d’arbres, de mille bosquets dont chacun rappelait à Morton un souvenir agréable ou pénible. À cette vue, il ne put se défendre de cette impression mélancolique, et cependant pleine de charmes, qu’une âme sensible éprouve lorsqu’après avoir essuyé les vicissitudes et les tempêtes de la vie politique, elle se retrouve aux lieux où s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse. Il sentit un vif désir d’entrer dans le château.

« Mistress Alison, » se dit-il en lui-même, « ne me reconnaîtra pas plus que l’honnête couple que j’ai vu hier. Je pourrai satisfaire ma curiosité, puis continuer mon voyage sans qu’elle se doute que je suis devant elle. On m’a dit que mon oncle lui a légué son domaine… n’importe : j’ai assez de chagrins pour ne pas m’attrister encore à ce sujet. Il a, ce me semble, donné, dans la personne de cette vieille grondeuse, un singulier successeur à une suite d’aïeux, sinon fort célèbres, au moins fort respectables ; mais qu’il en soit selon qu’il a voulu, je visiterai une fois encore le vieux château. »

Le manoir de Milnwood, dans ses plus beaux jours, n’avait jamais eu un aspect bien gai : mais il semblait devenu plus sombre encore entre les mains de la vieille gouvernante. Tout, à la vérité, y était parfaitement en ordre : pas une ardoise ne manquait sur le toit presque perpendiculaire, pas un carreau aux étroites fenêtres ; mais on aurait dit, à l’herbe qui croissait dans la cour, que le pied de l’homme n’avait pas passé par là depuis bien des années. Les portes étaient soigneusement fermées, et celle qui donnait entrée dans le vestibule ne paraissait pas avoir été ouverte depuis long-temps, puisque les araignées avaient à loisir suspendu leurs toiles aux linteaux et aux gonds. Morton, après avoir frappé à plusieurs reprises, entendit enfin ouvrir avec beaucoup de précaution la petite lucarne à travers laquelle on avait coutume de reconnaître les visiteurs ; la figure d’Alison, ornée de quelques rides de plus que quand il avait quitté l’Écosse, se présenta enveloppée dans un toy[1] qui laissait s’échapper plusieurs tresses de cheveux gris dont l’aspect était tant soit peu pittoresque. Elle demanda, d’une voix aigre et tremblotante plutôt que gracieuse, pourquoi l’on frappait ainsi.

« Je désire parler un instant à Alison Wilson qui demeure ici, répliqua Henri. — Elle n’est pas aujourd’hui à la maison, » répondit mistress Wilson à qui l’état un peu négligé de sa coiffure inspirait peut-être le désir de se renier ainsi elle-même. « Mais vous n’êtes qu’un mal appris de parler d’elle de la sorte. Vous auriez bien pu dire mistress Wilson de Milnwood. — Je vous demande pardon, » répondit Morton, souriant en lui-même de retrouver la vieille Ailie aussi prompte qu’autrefois à se fâcher quand on oubliait les égards auxquels elle croyait avoir droit. « Je vous demande pardon ; je suis étranger en ce pays ; j’ai été si long-temps sur le continent, que j’ai presque oublié ma propre langue. — Vous venez des pays étrangers ? reprit la vieille Ailie. Auriez-vous, par hasard, entendu parler d’un jeune homme de ce pays, nommé Henri Morton ? — J’ai entendu prononcer ce nom en Allemagne. — Alors attendez-moi un moment, là où vous êtes. Ou plutôt, faites le tour de la maison ; vous trouverez une porte de derrière qui n’est fermée qu’au loquet, car on ne met les verrous qu’après le soleil couché ; vous l’ouvrirez ; vous prendrez garde de tomber dans le baquet d’eau qui est auprès, car l’entrée est obscure ; vous tournerez à droite, et, après avoir fait quelques pas en avant, vous tournerez de nouveau à droite, en ayant soin de faire attention à l’escalier de la cave. Là vous trouverez la porte de la petite cuisine… c’est-à-dire de la seule cuisine qu’il y ait maintenant à Milnwood… J’irai vous y rejoindre, et vous pourrez me dire en toute sûreté ce que vous aviez à dire à mistress Wilson. »

Malgré les instructions minutieuses d’Ailie, un étranger aurait eu quelque peine à se diriger à travers l’obscur labyrinthe de passages qui conduisaient de la porte de derrière à la petite cuisine ; mais Henri les avait trop souvent parcourus pour ne pas éviter le double écueil qui le menaçait : d’un côté, Scylla sous la forme d’une cuve à lessive ; et de l’autre Charybde, qui ouvrait ses gouffres dans les obscurs détours d’un escalier de cave. Il ne rencontra d’autre obstacle que les cris et les aboiements furieux d’un petit épagneul, jadis le sien, mais qui, bien différent du fidèle Argus[2], vit son maître revenir de ses longs voyages sans témoigner en aucune façon qu’il le reconnaissait.

« Il en est de lui comme de tous les autres, » se dit en lui-même Morton en se voyant si mal accueilli par son ancien favori. « Je suis tellement changé qu’aucune créature vivante que j’ai connue et aimée ne me reconnaîtra ! »

En se parlant ainsi, il entra dans la cuisine, et, quelques instants après, le bruit des hauts talons de mistress Ailie et de la canne à bec de corbin qui servait à la fois à guider et à hâter ses pas, retentit dans l’escalier. Bientôt la personne dont ils annonçaient l’arrivée entra dans la cuisine.

Morton avait eu le loisir de remarquer combien était modeste le ménage maintenu dans la maison de ses ancêtres. Quoique le charbon ne manquât pas dans le voisinage, le feu avait été disposé pour la plus rigoureuse économie du combustible, et la légère vapeur qui s’échappait de la petite marmite dans laquelle cuisait le dîner de la vieille femme et d’une petite fille de douze ans, sa seule domestique, annonçait du reste qu’Ailie dans l’opulence conservait son ancienne frugalité.

Sitôt qu’elle parut, cette tête qui se remuait avec un air d’importance ; ces traits où l’irritabilité et la mauvaise humeur, résultat de l’habitude et de l’indulgence d’un vieux maître, se mêlaient à l’expression de la bonté qui faisait le fond de son caractère ; le bonnet, le tablier, la robe bleue à grands ramages : tout lui rappela la vieille Ailie. Mais une fontange brodée qu’elle avait mise à la hâte pour recevoir l’étranger, et quelques autres petits ornements, marquaient la différence qui existait entre mistress Alison, propriétaire actuelle de Milnwood, et la gouvernante de feu sire David.

« Que désirez-vous de moi, monsieur ? lui dit-elle ; je suis mistress Wilson. » Les soins qu’elle venait de donner à sa toilette étaient suffisants pour qu’Ailie se crût en droit de se présenter sous son nom, et d’obtenir de l’étranger le respect qui lui était dû. Cette question embarrassa Henri : il était décidé à ne pas se faire reconnaître, et cependant il ne lui était pas venu à la pensée de chercher un prétexte pour motiver sa visite. Mais Alison lui ouvrit bientôt la voie ; car, sans attendre sa réponse, elle reprit avec vivacité : « Ne disiez-vous pas que vous avez vu M. Henri Morton ? — Pardonnez-moi, madame, répondit Henri ; c’est du colonel Silas Morton que je parlais. »

La vieille femme changea de visage.

« C’est donc le père de M. Henri que vous avez connu, le frère du feu laird de Milnwood ? Mais vous ne pouvez l’avoir vu en pays étranger. Il était de retour en Écosse avant que vous fussiez né. Je croyais que vous m’alliez donner des nouvelles de ce pauvre M, Henri. — C’est par mon père, dit Henri, que j’ai entendu parler du colonel Morton ; quant au fils, j’en sais fort peu de chose : le bruit a couru qu’il avait péri en passant en Hollande. — Hélas ! cela n’est que trop vraisemblable, et cette nouvelle m’a fait verser bien des larmes. Son oncle, le pauvre cher homme, est mort en prononçant son nom. Il venait de me donner des instructions sur la quantité de pain, de vin et de bière qu’il faudrait pour le repas donné à ceux qui assisteraient à ses funérailles, car, mort ou vivant, c’était un homme prudent, économe, et veillant à tout ; et puis il me dit : Ailie (il m’appelait Ailie tout court, nous étions de si vieilles connaissances !), Ailie, prenez bien soin de la maison, car le nom de Morton de Milnwood est oublié comme le dernier refrain d’une vieille chanson. Il ne dit plus une parole, si ce n’est qu’un moment avant de rendre l’âme il me dit qu’une chandelle à la baguette était bien assez bonne pour éclairer un agonisant ; il ne pouvait souffrir qu’on usât de la chandelle moulée, et, par malheur, il y en avait une qui brûlait sur la table. »

Pendant que mistress Wilson faisait une relation détaillée des derniers moments du vieil avare, Morton était tout occupé du soin d’échapper à l’inquiète curiosité de son épagneul, qui, revenu de sa première surprise, et rappelant ses anciens souvenirs, après avoir bien flairé et bien examiné, s’était mis à japer et à gambader autour de l’étranger, de manière à lui prouver qu’il le reconnaissait. Morton ne put s’empêcher de s’écrier avec impatience : « À bas, Elphin ! à bas, monsieur. — Vous savez le nom de notre chien ! » dit mistress Alison toute surprise. « Vous savez le nom de notre chien ! il n’est pourtant pas commun. Mais la petite bête vous connaît aussi, » continua-t-elle d’une voix plus agitée et plus perçante… « grand Dieu ! c’est mon cher enfant ! »

À ces mots, la bonne vieille se jeta au cou de Morton, le serra dans ses bras, le couvrit de baisers, comme s’il eût été son fils, et se mit à pleurer de joie. Henri ne se sentit plus le courage ni l’intention de garder l’incognito ; il lui rendit ses embrassements avec la plus vive reconnaissance, et lui répondit :

« Oui, ma chère Ailie, je vis encore pour vous remercier de votre fidèle attachement et pour me réjouir de rencontrer dans mon pays natal au moins une amie qui m’y accueille avec affection. — Des amis ! s’écria Ailie, vous aurez beaucoup d’amis… oui, vous en aurez beaucoup ; car vous serez riche, mon enfant… vous serez riche. Plaise au ciel que vous fassiez un bon usage de votre richesse ! Mais, Seigneur ! » continua-t-elle en le poussant en arrière de sa main tremblante et ridée, comme pour le placer à une distance d’où elle pût le considérer plus à l’aise : « Que vous êtes changé, mon enfant ! Votre figure est pâle, vos yeux sont enfoncés, vos joues, autrefois roses et blanches, sont brûlées par le soleil. Oh ! ces maudites guerres !… combien elles font de ravages !… Et depuis quand êtes-vous arrivé, mon enfant ?… où avez-vous été ?… qu’avez-vous fait ?… pourquoi ne nous avez-vous pas écrit ?… comment se fait-il qu’on vous ait cru mort ?… pourquoi vous êtes-vous introduit furtivement dans votre propre maison, comme un inconnu, pour causer à la pauvre vieille Ailie une telle surprise ? » Et elle riait, pleurait et parlait tout ensemble.

Morton fut quelque temps avant d’être assez maître de son émotion pour donner à la bonne vieille les informations que le lecteur trouvera dans le chapitre suivant.



  1. Ancienne coiffure écossaise. a. m.
  2. Nom du chien d’Ulysse, dans l’Odyssée. a. m.