Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre X

Michel Lévy frères (p. 29-32).
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X

L’ARITHMÉTIQUE DE M. DE MAZARIN.


Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l’aile du château occupée par le cardinal, n’emmenant avec lui que son valet de chambre, l’officier de mousquetaires sortait, en respirant comme un homme qui a été forcé de retenir longuement son souffle, du petit cabinet dont nous avons déjà parlé et que le roi croyait solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la chambre ; il n’en était séparé que par une mince cloison. Il en résultait que cette séparation, qui n’en était une que pour les yeux, permettait à l’oreille la moins indiscrète d’entendre tout ce qui se passait dans cette chambre.

Il n’y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires n’eût entendu tout ce qui s’était passé chez Sa Majesté.

Prévenu par les dernières paroles du jeune roi, il en sortit donc à temps pour le saluer à son passage et pour l’accompagner du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le corridor.

Puis, lorsqu’il eut disparu, il secoua la tête d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, et d’une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne n’avaient pu faire perdre son accent gascon :

— Triste service ! dit-il ; triste maître !

Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite.

Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l’avait suivi, tandis que le roi, à travers les longs corridors du vieux château, s’acheminait chez M. de Mazarin, une scène d’un autre genre se passait chez le cardinal.

Mazarin s’était mis au lit un peu tourmenté de la goutte, mais comme c’était un homme d’ordre qui utilisait jusqu’à la douleur, il forçait sa veille à être la très humble servante de son travail. En conséquence, il s’était fait apporter par Bernouin, son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir écrire sur son lit.

Mais la goutte n’est pas un adversaire qui se laisse vaincre si facilement, et comme, à chaque mouvement qu’il faisait, de sourde la douleur devenait aiguë :

— Brienne n’est pas là ? demanda-t-il à Bernouin.

— Non, monseigneur, répondit le valet de chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s’est allé coucher ; mais si c’est le désir de Votre Éminence, on peut parfaitement le réveiller.

— Non, ce n’est point la peine. Voyons cependant. Maudits chiffres !

Et le cardinal se mit à rêver tout en comptant sur ses doigts.

— Oh ! des chiffres ! dit Bernouin. Bon ! si Votre Éminence se jette dans ses calculs, je lui promets pour demain la plus belle migraine ! et avec cela que M. Guénaud n’est pas ici.

— Tu as raison, Bernouin. Eh bien ! tu vas remplacer Brienne, mon ami. En vérité, j’aurais dû emmener avec moi M. de Colbert. Ce jeune homme va bien, Bernouin, très-bien. Un garçon d’ordre !

— Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais je n’aime pas sa figure, moi, à votre jeune homme qui va bien.

— C’est bon, c’est bon, Bernouin ! On n’a pas besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la plume, et écrivez.

— M’y voici, Monseigneur. Que faut-il que j’écrive ?

— Là, c’est bien, à la suite de deux lignes déjà tracées.

— M’y voici.

— Écris. Sept cent soixante mille livres.

— C’est écrit.

— Sur Lyon…

Le cardinal paraissait hésiter.

— Sur Lyon, répéta Bernouin.

— Trois millions neuf cent mille livres.

— Bien, Monseigneur.

— Sur Bordeaux, sept millions.

— Sept, répéta Bernouin.

— Eh ! oui, dit le cardinal avec humeur, sept. Tu comprends, Bernouin, ajouta-t-il, que tout cela est de l’argent à dépenser.

— Eh ! Monseigneur, que ce soit à dépenser ou à encaisser, peu m’importe, puisque tous ces millions ne sont pas à moi.

— Ces millions sont au roi ; c’est l’argent du roi que je compte. Voyons, nous disions ?… Tu m’interromps toujours !

— Sept millions, sur Bordeaux.

— Ah ! oui, c’est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t’explique bien à qui est cet argent, Bernouin, attendu que tout le monde a la sottise de me croire riche à millions. Moi, je repousse la sottise. Un ministre n’a rien à soi, d’ailleurs. Voyons, continue. Rentrées générales, sept millions. Propriétés, neuf millions. As-tu écrit Bernouin ?

— Oui, Monseigneur.

— Bourse, six cent mille livres ; valeurs diverses, deux millions. Ah ! j’oubliais : mobilier des différents châteaux…

— Faut-il mettre de la couronne ? demanda Bernouin.

— Non, non, inutile ; c’est sous-entendu. As-tu écrit, Bernouin ?

— Oui, Monseigneur.

— Et les chiffres ?

— Sont alignés au-dessous les uns des autres.

— Additionne, Bernouin.

— Trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, Monseigneur.

— Ah ! fit le cardinal avec une expression de dépit, il n’y a pas encore quarante millions !

Bernouin recommença l’addition.

— Non, Monseigneur, il s’en manque sept cent quarante mille livres.

Mazarin demanda le compte et le revit attentivement.

— C’est égal, dit Bernouin, trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, cela fait un joli denier.

— Ah ! Bernouin, voilà ce que je voudrais voir au roi.

— Son Éminence me disait que cet argent était celui de Sa Majesté.

— Sans doute, mais bien clair, bien liquide. Ces trente-neuf millions sont engagés, et bien au-delà !

Bernouin sourit à sa façon, c’est-à-dire en homme qui ne croit que ce qu’il veut croire, tout en préparant la boisson de nuit du cardinal et en lui redressant l’oreiller.

— Oh ! dit Mazarin lorsque le valet de chambre fut sorti, pas encore quarante millions ! Il faut pourtant que j’arrive à ce chiffre de quarante-cinq millions que je me suis fixé. Mais qui sait si j’aurai le temps ! Je baisse, je m’en vais, je n’arriverai pas. Pourtant, qui sait si je ne trouverai pas deux ou trois millions dans les poches de nos bons amis les Espagnols ? Ils ont découvert le Pérou, ces gens-là, et, que diable ! il doit leur en rester quelque chose.

Comme il parlait ainsi, tout occupé de ses chiffres et ne pensant plus à sa goutte, repoussée par une préoccupation qui, chez le cardinal, était la plus puissante de toutes les préoccupations, Bernouin se précipita dans sa chambre tout effaré.

— Eh bien ! demanda le cardinal, qu’y a-t-il donc ?

— Le roi ! Monseigneur, le roi !

— Comment, le roi ! fit Mazarin en cachant rapidement son papier. Le roi ici ! le roi à cette heure ! Je le croyais couché depuis longtemps. Qu’y a-t-il donc ?

Louis XIV put entendre ces derniers mots et voir le geste effaré du cardinal se redressant sur son lit, car il entrait en ce moment dans la chambre.

— Il n’y a rien, monsieur le cardinal, ou du moins rien qui puisse vous alarmer ; c’est une communication importante que j’avais besoin de faire ce soir-même à Votre Éminence, voilà tout.

Mazarin pensa aussitôt à cette attention si marquée que le roi avait donnée à ses paroles touchant mademoiselle de Mancini, et la communication lui parut devoir venir de cette source. Il se rasséréna donc à l’instant même et prit son air le plus charmant, changement de physionomie dont le jeune roi sentit une joie extrême, et quand Louis se fut assis :

— Sire, dit le cardinal, je devrais certainement écouter Votre Majesté debout, mais la violence de mon mal…

— Pas d’étiquette entre nous, cher monsieur le cardinal, dit Louis affectueusement ; je suis votre élève et non le roi, vous le savez bien, et ce soir surtout, puisque je viens à vous comme un requérant, comme un solliciteur, et même comme un solliciteur très-humble et très-désireux d’être bien accueilli.

Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut confirmé dans sa première idée, c’est-à-dire qu’il y avait une pensée d’amour sous toutes ces belles paroles. Cette fois, le rusé politique, tout fin qu’il était, se trompait : cette rougeur n’était point causée par les pudibonds élans d’une passion juvénile, mais seulement par la douloureuse contraction de l’orgueil royal.

En bon oncle, Mazarin se disposa à faciliter la confidence.

— Parlez, dit-il, sire, et puisque Votre Majesté veut bien un instant oublier que je suis son sujet pour m’appeler son maître et son instituteur, je proteste à Votre Majesté de tous mes sentiments dévoués et tendres.

— Merci, monsieur le cardinal, répondit le roi. Ce que j’ai à demander à Votre Éminence est d’ailleurs peu de chose pour elle.

— Tant pis, répondit le cardinal tant pis, sire. Je voudrais que Votre Majesté me demandât une chose importante et même un sacrifice… mais, quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis prêt à soulager votre cœur en vous l’accordant, mon cher sire.

— Eh bien, voici de quoi il s’agit, dit le roi avec un battement de cœur qui n’avait d’égal en précipitation que le battement de cœur du ministre : je viens de recevoir la visite de mon frère le roi d’Angleterre.

Mazarin bondit dans son lit comme s’il eût été mis en rapport avec la bouteille de Leyde ou la pile de Volta, en même temps qu’une surprise ou plutôt qu’un désappointement manifeste éclairait sa figure d’une telle lueur de colère que Louis XIV, si peu diplomate qu’il fût, vit bien que le ministre avait espéré entendre toute autre chose.

— Charles II ! s’écria Mazarin avec une voix rauque et un dédaigneux mouvement des lèvres. Vous avez reçu la visite de Charles II !

— Du roi Charles II, reprit Louis XIV, accordant avec affectation au petit-fils de Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui donner. Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux prince m’a touché le cœur en me racontant ses infortunes. Sa détresse est grande, monsieur le cardinal, et il m’a paru pénible à moi, qui me suis vu disputer mon trône, qui ai été forcé, dans des jours d’émotion, de quitter ma capitale ; à moi, enfin, qui connais le malheur, de laisser sans appui un frère dépossédé et fugitif.

— Eh ! dit avec dépit le cardinal, que n’a-t-il comme vous, sire, un Jules Mazarin près de lui ! sa couronne lui eût été gardée intacte.

— Je sais tout ce que ma maison doit à votre Éminence, repartit fièrement le roi, et croyez bien que pour ma part, Monsieur, je ne l’oublierai jamais. C’est justement parce que mon frère le roi d’Angleterre n’a pas près de lui le génie puissant qui m’a sauvé, c’est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l’aide de ce même génie, et prier votre bras de s’étendre sur sa tête, bien assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombée au pied de l’échafaud de son père.

— Sire, répliqua Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion à mon égard, mais nous n’avons rien à faire là-bas : ce sont des enragés qui coupent la tête à leurs rois. Ils sont dangereux, voyez-vous, sire, et sales à toucher depuis qu’ils se sont vautrés dans le sang royal et dans la boue covenantaire. Cette politique-là ne m’a jamais convenu, et je la repousse.

— Aussi pouvez-vous nous aider à lui en substituer une autre.

— Laquelle ?

— La restauration de Charles II, par exemple.

— Eh ! mon Dieu ! répliqua Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre sire se flatterait de cette chimère ?

— Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des difficultés que semblait entrevoir dans ce projet l’œil si sûr de son ministre ; il ne demande même pour cela qu’un million.

— Voilà tout. Un petit million, s’il vous plaît ? fit ironiquement le cardinal en forçant son accent italien. Un petit million, s’il vous plaît, mon frère ? Famille de mendiants, va !

— Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tête, cette famille de mendiants est une branche de ma famille.

— Êtes-vous assez riche pour donner des millions aux autres, sire ? avez-vous des millions ?

— Oh ! répliqua Louis XIV avec une suprême douleur qu’il força cependant, à force de volonté, de ne point éclater sur son visage ; oh ! oui, monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre, mais enfin la couronne de France vaut bien un million, et pour faire une bonne action, j’engagerai, s’il le faut, ma couronne. Je trouverai des juifs qui me prêteront bien un million.

— Ainsi, sire, vous dites que vous avez besoin d’un million ? demanda Mazarin.

— Oui, Monsieur, je le dis.

— Vous vous trompez beaucoup, sire, et vous avez besoin de bien plus que cela. Bernouin !… Vous allez voir, sire, de combien vous avez besoin en réalité… Bernouin !

— Eh quoi ! cardinal, dit le roi, vous allez consulter un laquais sur mes affaires ?

— Bernouin ! cria encore le cardinal sans paraître remarquer l’humiliation du jeune prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te demandais tout à l’heure, mon ami.

— Cardinal, cardinal, ne m’avez-vous pas entendu ? dit Louis pâlissant d’indignation.

— Sire, ne vous fâchez pas ; je traite à découvert les affaires de Votre Majesté, moi. Tout le monde en France le sait, mes livres sont à jour. Que te disais-je de me faire tout à l’heure, Bernouin ?

— Votre Éminence me disait de lui faire une addition.

— Tu l’as faite, n’est-ce pas ?

— Oui, Monseigneur.

— Pour constater la somme dont Sa Majesté avait besoin en ce moment ? Ne te disais-je pas cela ? Sois franc, mon ami.

— Votre Éminence me le disait.

— Eh bien ! quelle somme disais-je ?

— Quarante-cinq millions, je crois.

— Et quelle somme trouverions-nous en réunissant toutes nos ressources ?

— Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.

— C’est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir ; laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, muet de stupéfaction.

— Mais cependant… balbutia le roi.

— Ah ! vous doutez encore, sire, dit le cardinal. Eh bien ! voici la preuve de ce que je vous disais.

Et Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres, qu’il présenta au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde.

— Ainsi, comme c’est un million que vous désirez, sire, que ce million n’est point porté là, c’est donc de quarante-six millions qu’a besoin Votre Majesté. Eh bien ! il n’y a pas de juifs au monde qui prêtent une pareille somme, même sur la couronne de France.

Le roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil.

— C’est bien, dit-il, mon frère le roi d’Angleterre mourra donc de faim.

— Sire, répondit sur le même ton Mazarin, rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l’expression de la plus saine politique : « Réjouis-toi d’être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi. »

Louis médita quelques moments, tout en jetant un curieux regard sur le papier dont un bout passait sous le traversin.

— Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à ma demande d’argent, monsieur le cardinal ?

— Absolue, sire.

— Songez que cela me fera un ennemi plus tard s’il remonte sans moi sur le trône.

— Si Votre Majesté ne craint que cela, qu’elle se tranquillise, dit vivement le cardinal.

— C’est bien, je n’insiste plus, dit Louis XIV.

— Vous ai-je convaincu, au moins, sire ? dit le cardinal en posant sa main sur celle du roi.

— Parfaitement.

— Toute autre chose, demandez-la, sire, et je serai heureux de vous l’accorder, vous ayant refusé celle-ci.

— Toute autre chose, Monsieur ?

— Eh ! oui, ne suis-je pas corps et âme au service de Votre Majesté ? Holà ! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa Majesté ! Sa Majesté rentre dans ses appartements.

— Pas encore, Monsieur, et puisque vous mettez votre bonne volonté à ma disposition, je vais en user.

— Pour vous, sire ? demanda le cardinal, espérant qu’il allait enfin être question de sa nièce.

— Non, Monsieur, pas pour moi, répondit Louis, mais pour mon frère Charles toujours.

La figure de Mazarin se rembrunit, et il grommela quelques paroles que le roi ne put entendre.