Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre LXXVIII

Michel Lévy frères (p. 227-230).
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LXXVIII

OÙ L’ON VOIT ENFIN REPARAÎTRE LA VÉRITABLE HÉROÏNE DE CETTE HISTOIRE.


Derrière madame de Saint-Remy montait mademoiselle de La Vallière.

Elle entendit l’explosion de la colère maternelle, et comme elle en devinait la cause, elle entra toute tremblante dans la chambre et aperçut le malheureux Malicorne, dont la contenance désespérée eût attendri ou égayé quiconque l’eût observé de sang-froid.

En effet, il s’était vivement retranché derrière une grande chaise, comme pour éviter les premiers assauts de madame de Saint-Remy ; il n’espérait pas la fléchir par la parole, car elle parlait plus haut que lui et sans interruption, mais il comptait sur l’éloquence de ses gestes.

La vieille dame n’écoutait et ne voyait rien ; Malicorne, depuis longtemps, était une des ses antipathies.

Mais sa colère était trop grande pour ne pas déborder de Malicorne sur sa complice.

Montalais eut son tour.

— Et vous, Mademoiselle, et vous, comptez-vous que je n’avertirai point Madame de ce qui se passe chez une de ses filles d’honneur ?

— Oh ! ma mère, s’écria mademoiselle de La Vallière, par grâce, épargnez…

— Taisez-vous, Mademoiselle, et ne vous fatiguez pas inutilement à intercéder pour des sujets indignes ; qu’une fille honnête comme vous subisse le mauvais exemple, c’est déjà certes un assez grand malheur ; mais qu’elle l’autorise par son indulgence, c’est ce que je ne souffrirai pas.

— Mais, en vérité, dit Montalais se rebellant enfin, je ne sais pas sous quel prétexte vous me traitez ainsi ; je ne fais point de mal, je suppose ?

— Et ce grand fainéant, Mademoiselle, reprit madame de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici pour faire le bien ? je vous le demande.

— Il n’est ici ni pour le bien ni pour le mal, Madame ; il vient me voir, voilà tout.

— C’est bien, c’est bien, dit madame de Saint-Remy ; Son Altesse Royale sera instruite, et elle jugera.

— En tout cas, je ne vois pas pourquoi, répondit Montalais, il serait défendu à M. Malicorne d’avoir dessein sur moi, si son dessein est honnête.

— Dessein honnête, avec une pareille figure ! s’écria madame de Saint-Remy.

— Je vous remercie au nom de ma figure, Madame, dit Malicorne.

— Venez, ma fille, venez, continua madame de Saint-Remy ; allons prévenir Madame qu’au moment même où elle pleure un époux, où nous pleurons un maître dans ce vieux château de Blois, séjour de la douleur, il y a des gens qui s’amusent et se réjouissent.

— Oh ! firent d’un seul mouvement les deux accusés.

— Une fille d’honneur ! une fille d’honneur ! s’écria la vieille dame en levant les mains au ciel.

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, Madame, dit Montalais exaspérée ; je ne suis plus fille d’honneur, de Madame, du moins.

— Vous donnez votre démission, Mademoiselle ? Très bien ! je ne puis qu’applaudir à une telle détermination et j’y applaudis.

— Je ne donne point ma démission, Madame ; je prends un autre service, voilà tout.

— Dans la bourgeoisie ou dans la robe ? demanda madame de Saint-Remy avec dédain.

— Apprenez, Madame, dit Montalais, que je ne suis point fille à servir des bourgeoises ni des robines, et qu’au lieu de la cour misérable où vous végétez, je vais habiter une cour presque royale.

— Ah ! ah ! une cour royale, dit madame de Saint-Remy en s’efforçant de rire ; une cour royale, qu’en pensez-vous, ma fille ?

Et elle se retournait vers mademoiselle de La Vallière, qu’elle voulait à toute force entraîner contre Montalais, et qui, au lieu d’obéir à l’impulsion de madame de Saint-Remy, regardait tantôt sa mère, tantôt Montalais avec ses beaux yeux conciliateurs.

— Je n’ai point dit une cour royale, Madame, répondit Montalais, parce que madame Henriette d’Angleterre, qui va devenir la femme de Son Altesse Royale Monsieur, n’est point une reine. J’ai dit presque royale, et j’ai dit juste, puisqu’elle va être la belle-sœur du roi.

La foudre tombant sur le château de Blois n’eût point étourdi madame de Saint-Remy comme le fit cette dernière phrase de Montalais.

— Que parlez-vous de Son Altesse Royale madame Henriette ? balbutia la vieille dame.

— Je dis que je vais entrer chez elle comme demoiselle d’honneur : voilà ce que je dis.

— Comme demoiselle d’honneur ! s’écrièrent à la fois madame de Saint-Remy avec désespoir et mademoiselle de La Vallière avec joie.

— Oui, Madame, comme demoiselle d’honneur.

La vieille dame baissa la tête comme si le coup eût été trop fort pour elle.

Cependant, presque aussitôt elle se redressa pour lancer un dernier projectile à son adversaire.

— Oh ! oh ! dit-elle, on parle beaucoup de ces sortes de promesses à l’avance, on se flatte souvent d’espérances folles, et au dernier moment, lorsqu’il s’agit de tenir ces promesses, de réaliser ces espérances, on est tout surpris de se voir réduire en vapeur le grand crédit sur lequel on comptait.

— Oh ! Madame, le crédit de mon protecteur, à moi, est incontestable, et ses promesses valent des actes.

— Et ce protecteur si puissant, serait-ce indiscret de vous demander son nom ?

— Oh ! mon Dieu, non ! c’est monsieur que voilà, dit Montalais en montrant Malicorne, qui, pendant toute cette scène, avait conservé le plus imperturbable sang-froid et la plus comique dignité.

— Monsieur ! s’écria madame de Saint-Remy avec une explosion d’hilarité, monsieur est votre protecteur ! Cet homme dont le crédit est si puissant, dont les promesses valent des actes, c’est M. Malicorne ?

Malicorne salua.

Quant à Montalais, pour toute réponse elle tira le brevet de sa poche, et le montrant à la vieille dame :

— Voici le brevet, dit-elle.

Pour le coup, tout fut fini. Dès qu’elle eut parcouru du regard le bienheureux parchemin, la bonne dame joignit les mains, une expression indicible d’envie et de désespoir contracta son visage, et elle fut obligée de s’asseoir pour ne point s’évanouir.

Montalais n’était point assez méchante pour se réjouir outre mesure de sa victoire et accabler l’ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi c’était la mère de son amie ; elle usa donc, mais n’abusa point du triomphe.

Malicorne fut moins généreux ; il prit des poses nobles sur son fauteuil et s’étendit avec une familiarité qui, deux heures plus tôt, lui eût attiré la menace du bâton.

— Dame d’honneur de la jeune Madame ! répétait madame de Saint-Remy, encore mal convaincue.

— Oui, Madame, et par la protection de M. Malicorne, encore.

— C’est incroyable ! répétait la vieille dame ; n’est-ce pas, Louise, que c’est incroyable ?

Mais Louise ne répondit pas ; elle était inclinée, rêveuse, presque affligée ; une main sur son beau front, elle soupirait.

— Enfin, Monsieur, dit tout à coup madame de Saint-Remy, comment avez-vous fait pour obtenir cette charge ?

— Je l’ai demandée, Madame.

— À qui ?

— À un de mes amis.

— Et vous avez des amis assez bien en cour pour vous donner de pareilles preuves de crédit ?

— Dame ! il paraît.

— Et peut-on savoir le nom de ces amis ?

— Je n’ai pas dit que j’eusse plusieurs amis, Madame, j’ai dit un ami.

— Et cet ami s’appelle ?

— Peste ! Madame, comme vous y allez ! Quand on a un ami aussi puissant que le mien, on ne le produit pas comme cela au grand jour pour qu’on vous le vole.

— Vous avez raison, Monsieur, de taire le nom de cet ami car je crois qu’il vous serait difficile de le dire.

— En tout cas, dit Montalais, si l’ami n’existe pas, le brevet existe, et voilà qui tranche la question.

— Alors je conçois, dit madame de Saint-Remy avec le sourire gracieux du chat qui va griffer, quand j’ai trouvé monsieur chez vous tout à l’heure…

— Eh bien ?

— Il vous apportait votre brevet.

— Justement, Madame, vous avez deviné.

— Mais c’était on ne peut plus moral, alors.

— Je le crois, Madame.

— Et j’ai eu tort, à ce qu’il paraît, de vous faire des reproches, Mademoiselle.

— Très-grand tort, Madame ; mais je suis tellement habituée à vos reproches, que je vous les pardonne.

— En ce cas, allons-nous-en, Louise ; nous n’avons plus qu’à nous retirer. Eh bien ?

— Madame ! fit La Vallière en tressaillant, vous dites ?

— Tu n’écoutais pas, à ce qu’il paraît, mon enfant ?

— Non, Madame, je pensais.

— Et à quoi ?

— À mille choses.

— Tu ne m’en veux pas au moins, Louise ? s’écria Montalais lui pressant la main.

— Et de quoi t’en voudrais-je, ma chère Aure ? répondit la jeune fille avec sa voix douce comme une musique.

— Dame ! reprit madame de Saint-Remy, quand elle vous en voudrait un peu, pauvre enfant ! elle n’aurait pas tout à fait tort.

— Et pourquoi m’en voudrait-elle, bon Dieu ?

— Il me semble qu’elle est d’aussi bonne famille et aussi jolie que vous.

— Ma mère ! s’écria Louise.

— Plus jolie cent fois, Madame ; de meilleure famille, non ; mais cela ne me dit point pourquoi Louise doit m’en vouloir.

— Croyez-vous donc que ce soit amusant pour elle de s’enterrer à Blois quand vous allez briller à Paris ?

— Mais, Madame, ce n’est point moi qui empêche Louise de m’y suivre, à Paris ; au contraire, je serais certes bien heureuse qu’elle y vînt.

— Mais il me semble que M. Malicorne, qui est tout-puissant à la cour…

— Ah ! tant pis, Madame, fit Malicorne, chacun pour soi en ce pauvre monde.

— Malicorne ? fit Montalais.

Puis, se baissant vers le jeune homme :

— Occupez madame de Saint-Remy, soit en disputant, soit en vous raccommodant avec elle ; il faut que je cause avec Louise.

Et, en même temps, une douce pression de main récompensait Malicorne de sa future obéissance.

Malicorne se rapprocha tout grognant de madame de Saint-Remy, tandis que Montalais disait à son amie, en lui jetant un bras autour du cou :

— Qu’as-tu ? Voyons ! Est-il vrai que tu ne m’aimerais plus parce que je brillerais, comme dit ta mère ?

— Oh ! non, répondit la jeune fille retenant à peine ses larmes ; je suis bien heureuse de ton bonheur, au contraire.

— Heureuse ! et l’on dirait que tu es prête à pleurer.

— Ne pleure-t-on que d’envie ?

— Ah ! oui, je comprends, je vais à Paris, et ce mot : Paris ! te rappelait certain cavalier…

— Aure !

— Certain cavalier qui, autrefois, habitait Blois, et qui aujourd’hui habite Paris.

— Je ne sais, en vérité, ce que j’ai, mais j’étouffe.

— Pleure alors, puisque tu ne peux pas me sourire.

Louise releva son visage si doux que des larmes, roulant l’une après l’autre, illuminaient comme des diamants.

— Voyons, avoue, dit Montalais.

— Que veux-tu que j’avoue ?

— Ce qui te fait pleurer ; on ne pleure pas sans cause. Je suis ton amie ; tout ce que tu voudras que je fasse, je le ferai. Malicorne est plus puissant qu’on ne croit, va ! Veux-tu venir à Paris ?

— Hélas ! fit Louise.

— Veux-tu venir à Paris ?

— Rester seule ici, dans ce vieux château, moi qui avais cette douce habitude d’entendre tes chansons, de te presser la main, de courir avec vous toutes dans ce parc ; oh ! comme je vais m’ennuyer, comme je vais mourir vite !

— Veux-tu venir à Paris ?

Louise poussa un soupir.

— Tu ne réponds pas.

— Que veux-tu que je te réponde ?

— Oui ou non ; ce n’est pas bien difficile, ce me semble.

— Oh ! tu es bien heureuse, Montalais !

— Allons, ce qui veut dire que tu voudrais être à ma place ?

Louise se tut.

— Petite obstinée ! dit Montalais ; a-t-on jamais vu avoir des secrets pour une amie ! Mais avoue donc que tu voudrais venir à Paris, avoue donc que tu meurs d’envie de revoir Raoul !

— Je ne puis avouer cela.

— Et tu as tort.

— Pourquoi ?

— Parce que… Vois-tu ce brevet ?

— Sans doute que je le vois.

— Eh bien, je t’en eusse fait avoir un pareil.

— Par qui ?

— Par Malicorne.

— Aure, dis-tu vrai ? serait-ce possible ?

— Dame ! Malicorne est là, et ce qu’il a fait pour moi, il faudra bien qu’il le fasse pour toi.

Malicorne venait d’entendre prononcer deux fois son nom ; il était enchanté d’avoir une occasion d’en finir avec madame de Saint-Remy, et il se retourna.

— Qu’y a-t-il, Mademoiselle ?

— Venez ça, Malicorne, fit Montalais avec un geste impératif.

Malicorne obéit.

— Un brevet pareil, dit Montalais.

— Comment cela ?

— Un brevet pareil à celui-ci ; c’est clair.

— Mais…

— Il me le faut !

— Oh ! oh ! il vous le faut ?

— Oui.

— Il est impossible, n’est-ce pas, monsieur Malicorne ? dit Louise avec sa douce voix.

— Dame ! si c’est pour vous, Mademoiselle…

— Pour moi. Oui, monsieur Malicorne, ce serait pour moi.

— Et si mademoiselle de Montalais le demande en même temps que vous…

— Mademoiselle de Montalais ne le demande pas, elle l’exige.

— Eh bien ! on verra à vous obéir, Mademoiselle.

— Et vous la ferez nommer ?

— On tâchera.

— Pas de réponse évasive. Louise de La Vallière sera demoiselle d’honneur de Madame Henriette avant huit jours.

— Comme vous y allez !

— Avant huit jours, ou bien…

— Ou bien ?

— Vous reprendrez votre brevet, monsieur Malicorne ; je ne quitte pas mon amie.

— Chère Montalais !

— C’est bien, gardez votre brevet ; mademoiselle de La Vallière sera dame d’honneur.

— Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Je puis donc espérer d’aller à Paris ?

— Comptez-y.

— Oh ! monsieur Malicorne, quelle reconnaissance ! s’écria Louise en joignant les mains et en bondissant de joie.

— Petite dissimulée ! dit Montalais, essaie encore de me faire croire que tu n’es pas amoureuse de Raoul.

Louise rougit comme la rose de mai ; mais, au lieu de répondre, elle alla embrasser sa mère.

— M. Malicorne est un prince déguisé, répliqua la vieille dame ; il a tous les pouvoirs.

— Voulez-vous aussi être demoiselle d’honneur ? demanda Malicorne à madame de Saint-Remy. Pendant que j’y suis, autant que je fasse nommer tout le monde.

Et, sur ce, il sortit laissant la pauvre dame toute déferrée comme dirait Tallemant des Réaux.

— Allons, murmura Malicorne en descendant les escaliers, allons, c’est encore un billet de mille livres que cela va me coûter ; mais il faut en prendre son parti ; mon ami Manicamp ne fait rien pour rien.