Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre LXI

Michel Lévy frères (p. 174-178).
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LXI

LE CABARET DE L’IMAGE DE NOTRE-DAME.


À deux heures, le lendemain, cinquante mille spectateurs avaient pris position sur la place autour de deux potences que l’on avait élevées en Grève entre le quai de la Grève et le quai Pelletier, l’une auprès de l’autre, adossées au parapet de la rivière.

Le matin aussi, tous les crieurs jurés de la bonne ville de Paris avaient parcouru les quartiers de la cité, surtout les halles et les faubourgs, annonçant de leurs voix rauques et infatigables la grande justice faite par le roi sur deux prévaricateurs, deux larrons affameurs du peuple. Et ce peuple dont on prenait si chaudement les intérêts, pour ne pas manquer de respect à son roi, quittait boutique, étaux, ateliers, afin d’aller témoigner un peu de reconnaissance à Louis XIV, absolument comme feraient des invités qui craindraient de faire une impolitesse en ne se rendant pas chez celui qui les aurait conviés.

Selon la teneur de l’arrêt, que lisaient haut et mal les crieurs, deux traitants, accapareurs d’argent, dilapidateurs des deniers royaux, concussionnaires et faussaires, allaient subir la peine capitale en place de Grève, « leurs noms affichés sur leurs têtes, » disait l’arrêt.

Quant à ces noms, l’arrêt n’en faisait pas mention.

La curiosité des Parisiens était à son comble et, ainsi que nous l’avons dit, une foule immense attendait avec une impatience fébrile l’heure fixée pour l’exécution. La nouvelle s’était déjà répandue que les prisonniers, transférés au château de Vincennes, seraient conduits de cette prison à la place de Grève. Aussi le faubourg et la rue Saint-Antoine étaient-ils encombrés, car la population de Paris, dans ces jours de grande exécution, se divise en deux catégories : ceux qui veulent voir passer les condamnés, ceux-là sont les cœurs timides et doux, mais curieux de philosophie, et ceux qui veulent voir les condamnés mourir, ceux-là sont les cœurs avides d’émotions.

Ce jour-là, M. d’Artagnan, ayant reçu ses dernières instructions du roi et fait ses adieux à ses amis, et pour le moment le nombre en était réduit à Planchet, se traça le plan de sa journée comme doit le faire tout homme occupé et dont les instants sont comptés, parce qu’il apprécie leur importance.

— Le départ est, dit-il, fixé au point du jour, trois heures du matin ; j’ai donc quinze heures devant moi. Ôtons-en les six heures de sommeil qui me sont indispensables, six ; une heure de repas, sept ; une heure de visite à Athos, huit ; deux heures pour l’imprévu. Total : dix.

Restent donc cinq heures.

Une heure pour toucher, c’est-à-dire pour me faire refuser l’argent chez M. Fouquet ; une autre pour aller chercher cet argent chez M. Colbert et recevoir ses questions et ses grimaces ; une heure pour surveiller mes armes, mes habits et faire graisser mes bottes.

Il me reste encore deux heures. Mordious ! que je suis riche !

Et ce disant, d’Artagnan sentit une joie étrange, une joie de jeunesse, un parfum de ces belles et heureuses années d’autrefois monter à sa tête et l’enivrer.

— Pendant ces deux heures, j’irai, dit le mousquetaire, toucher mon quartier de loyer de l’Image de Notre-Dame. Ce sera réjouissant. Trois cent soixante-quinze livres ! Mordious ! que c’est étonnant ! Si le pauvre qui n’a qu’une livre dans sa poche avait une livre et douze deniers, ce serait justice, ce serait excellent ; mais jamais pareille aubaine n’arrive au pauvre. Le riche, au contraire, se fait des revenus avec son argent, auquel il ne touche pas… Voilà trois cent soixante-quinze livres qui me tombent du ciel.

J’irai donc à l’Image de Notre-Dame, et je boirai avec mon locataire un verre de vin d’Espagne qu’il ne manquera pas de m’offrir.

Mais il faut de l’ordre, monsieur d’Artagnan, il faut de l’ordre.

Organisons donc notre temps et répartissons-en l’emploi.

Art. 1er. Athos.

Art. 2. L’Image de Notre-Dame.

Art. 3. M. Fouquet.

Art. 4. M. Colbert.

Art. 5. Souper.

Art. 6. Habits, bottes, chevaux, portemanteau.

Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En conséquence de cette disposition, d’Artagnan s’en alla tout droit chez le comte de La Fère, auquel modestement et naïvement il raconta une partie de ses bonnes aventures.

Athos n’était pas sans inquiétude depuis la veille au sujet de cette visite de d’Artagnan au roi ; mais quatre mots lui suffirent comme explications. Athos devina que Louis avait chargé d’Artagnan de quelque mission importante et n’essaya pas même de lui faire avouer le secret. Il lui recommanda de se ménager, lui offrit discrètement de l’accompagner si la chose était possible.

— Mais, cher ami, dit d’Artagnan, je ne pars point.

— Comment ! vous venez me dire adieu et vous ne partez point ?

— Oh ! si fait, si fait, répliqua d’Artagnan en rougissant un peu, je pars pour faire une acquisition.

— C’est autre chose. Alors, je change ma formule. Au lieu de : « Ne vous faites pas tuer, » je dirai : « Ne vous faites pas voler. »

— Mon ami, je vous ferai prévenir si j’arrête mon idée sur quelque propriété ; puis vous voudrez bien me rendre le service de me conseiller.

— Oui, oui, dit Athos, trop délicat pour se permettre la compensation d’un sourire.

Raoul imitait la réserve paternelle. D’Artagnan comprit qu’il était par trop mystérieux de quitter des amis sous un prétexte sans leur dire même la route qu’on prenait.

— J’ai choisi Le Mans, dit-il à Athos. Est-ce pas un bon pays ?

— Excellent, mon ami, répliqua le comte sans lui faire remarquer que Le Mans était dans la même direction que la Touraine, et qu’en attendant deux jours au plus il pourrait faire route avec un ami.

Mais d’Artagnan, plus embarrassé que le comte, creusait à chaque explication nouvelle le bourbier dans lequel il s’enfonçait peu à peu.

— Je partirai demain au point du jour, dit-il enfin. Jusque-là, Raoul, veux-tu venir avec moi ?

— Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune homme, si M. le comte n’a pas affaire de moi.

— Non, Raoul ; j’ai audience aujourd’hui de Monsieur, frère du roi, voilà tout.

Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui apporta sur-le-champ.

— Alors, ajouta d’Artagnan ouvrant ses deux bras à Athos, adieu, cher ami !

Athos l’embrassa longuement, et le mousquetaire, qui comprit bien sa discrétion, lui glissa à l’oreille :

— Affaire d’État !

Ce à quoi Athos ne répondit que par un serrement de main plus significatif encore.

Alors ils se séparèrent. Raoul prit le bras de son vieil ami, qui l’emmena par la rue Saint-Honoré.

— Je te conduis chez le dieu Plutus, dit d’Artagnan au jeune homme ; prépare-toi ; toute la journée tu verras empiler des écus. Suis-je changé, mon Dieu !

— Oh ! oh ! voilà bien du monde dans la rue, dit Raoul.

— Est-ce procession, aujourd’hui ? demanda d’Artagnan à un flâneur.

— Monsieur, c’est pendaison, répliqua le passant.

— Comment ! pendaison, fit d’Artagnan, en Grève ?

— Oui, Monsieur.

— Diable soit du maraud qui se fait pendre le jour où j’ai besoin d’aller toucher mon terme de loyer ! s’écria d’Artagnan. Raoul, as-tu vu pendre ?

— Jamais, Monsieur… Dieu merci !

— Voilà bien la jeunesse… Si tu étais de garde à la tranchée, comme je le fus, et qu’un espion… Mais, vois-tu, pardonne, Raoul, je radote… Tu as raison, c’est hideux de voir pendre… À quelle heure pendra-t-on, Monsieur, s’il vous plaît ?

— Monsieur, reprit le flâneur avec déférence, charmé qu’il était de lier conversation avec deux hommes d’épée, ce doit être pour trois heures.

— Oh ! il n’est qu’une heure et demie, allongeons les jambes, nous arriverons à temps pour toucher mes trois cent soixante-quinze livres et repartir avant l’arrivée du patient.

— Des patients, Monsieur, continua le bourgeois, car ils sont deux.

— Monsieur, je vous rends mille grâces, dit d’Artagnan, qui, en vieillissant, était devenu d’une politesse raffinée.

Et, entraînant Raoul, il se dirigea rapidement vers le quartier de la Grève.

Sans cette grande habitude que le mousquetaire avait de la foule et le poignet irrésistible auquel se joignait une souplesse peu commune des épaules, ni l’un ni l’autre des deux voyageurs ne fût arrivé à destination.

Ils suivaient le quai qu’ils avaient gagné en quittant la rue Saint-Honoré, dans laquelle ils s’étaient engagés après avoir pris congé d’Athos.

D’Artagnan marchait le premier : son coude, son poignet, son épaule, formaient trois coins qu’il savait enfoncer avec art dans les groupes pour les faire éclater et se disjoindre comme des morceaux de bois.

Souvent il usait comme renfort de la poignée en fer de son épée. Il l’introduisait entre des côtes trop rebelles, et la faisant jouer, en guise de levier ou de pince, séparait à propos l’époux de l’épouse, l’oncle du neveu, le frère du frère. Tout cela si naturellement et avec de si gracieux sourires, qu’il eût fallu avoir des côtes de bronze pour ne pas crier merci quand la poignée faisait son jeu, ou des cœurs de diamant pour ne pas être enchanté quand le sourire s’épanouissait sur les lèvres du mousquetaire.

Raoul, suivant son ami, ménageait les femmes, qui admiraient sa beauté, contenait les hommes, qui sentaient la rigidité de ses muscles, et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre, l’onde un peu compacte et un peu bourbeuse du populaire.

Ils arrivèrent en vue des deux potences, et Raoul détourna les yeux avec dégoût. Pour d’Artagnan, il ne les vit même pas ; sa maison au pignon dentelé, aux fenêtres pleines de curieux, attirait, absorbait même toute l’attention dont il était capable.

Il distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de mousquetaires en congé, qui, les uns avec des femmes, les autres avec des amis, attendaient l’instant de la cérémonie.

Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaretier, son locataire, ne savait auquel entendre.

Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour même.

D’Artagnan fit observer cette affluence à Raoul et ajouta :

— Le drôle n’aura pas d’excuse pour ne pas payer son terme. Vois tous ces buveurs, Raoul, on dirait des gens de bonne compagnie. Mordious ! mais on n’a pas de place ici.

Cependant d’Artagnan réussit à attraper le patron par le coin de son tablier et à se faire reconnaître de lui.

— Ah ! monsieur le chevalier, dit le cabaretier à moitié fou, une minute, de grâce ! J’ai ici cent enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.

— La cave, bon, mais non le coffre-fort.

— Oh ! Monsieur, vos trente-sept pistoles et demie sont là-haut toutes comptées dans ma chambre ; mais il y a dans cette chambre trente compagnons qui sucent les douves d’un petit baril de porto que j’ai défoncé ce matin pour eux… Donnez-moi une minute, rien qu’une minute.

— Soit, soit.

— Je m’en vais, dit Raoul bas à d’Artagnan ; cette joie est ignoble.

— Monsieur, répliqua sévèrement d’Artagnan, vous allez me faire le plaisir de rester ici. Le soldat doit se familiariser avec tous les spectacles. Il y a dans l’œil, quand il est jeune, des fibres qu’il faut savoir endurcir, et l’on n’est vraiment généreux et bon que du moment où l’œil est devenu dur et le cœur resté tendre. D’ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser seul ici ? Ce serait mal à toi. Tiens, il y a la cour là-bas, et un arbre dans cette cour ; viens à l’ombre, nous respirerons mieux que dans cette atmosphère chaude de vins répandus.

De l’endroit où s’étaient placés les deux nouveaux hôtes de l’Image de Notre-Dame, ils entendaient le murmure toujours grossissant des flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un geste des buveurs attablés dans le cabaret ou disséminés dans les chambres.

D’Artagnan eût voulu se placer en vedette pour une expédition, qu’il n’eût pas mieux réussi.

L’arbre sous lequel Raoul et lui étaient assis les couvrait d’un feuillage déjà épais. C’était un marronnier trapu, aux branches inclinées, qui versait son ombre sur une table tellement brisée, que les buveurs avaient dû renoncer à s’en servir.

Nous disons que de ce poste d’Artagnan voyait tout. Il observait, en effet, les allées et venues des garçons, l’arrivée des nouveaux buveurs, l’accueil tantôt amical, tantôt hostile, qui était fait à certains arrivants par certains installés. Il observait pour passer le temps, car les trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup à arriver.

Raoul le lui fit remarquer.

— Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas votre locataire, et tout à l’heure les patients vont arriver. Il y aura une telle presse en ce moment, que nous ne pourrons plus sortir.

— Tu as raison, dit le mousquetaire. Holà ! oh ! quelqu’un, mordiou !

Mais il eut beau crier, frapper sur les débris de la table, qui tombèrent en poussière sous son poing, nul ne vint.


— Sommes-nous bien seuls ? demanda la marquise. — Page 158.

D’Artagnan se préparait à aller trouver lui-même le cabaretier pour le forcer à une explication définitive, lorsque la porte de la cour dans laquelle il se trouvait avec Raoul, porte qui communiquait au jardin situé derrière, s’ouvrit en criant péniblement sur ses gonds rouillés, et un homme vêtu en cavalier sortit de ce jardin l’épée au fourreau, mais non à la ceinture, traversa la cour sans refermer la porte, et ayant jeté un regard oblique sur d’Artagnan et son compagnon, se dirigea vers le cabaret même en promenant partout ses yeux qui semblaient percer les murs et les consciences.

— Tiens, se dit d’Artagnan, mes locataires communiquent… Ah ! c’est sans doute encore quelque curieux de pendaison.

Au même moment, les cris et le vacarme des buveurs cessèrent dans les chambres supérieures. Le silence, en pareille circonstance, surprend comme un redoublement de bruit. D’Artagnan voulut voir quelle était la cause de ce silence subit.

Il vit alors que cet homme, en habit de cavalier, venait d’entrer dans la chambre principale et qu’il haranguait les buveurs, qui tous l’écoutaient avec une attention minutieuse. Son allocution, d’Artagnan l’eût entendue peut-être sans le bruit dominant des clameurs populaires qui faisait un formidable accompagnement à la harangue de l’orateur. Mais elle finit bientôt, et tous les gens que contenait le cabaret sortirent les uns après les autres par petits groupes ; de telle sorte, cependant, qu’il n’en demeura que six dans la chambre : l’un de ces six, l’homme à l’épée, prit à part le cabaretier, l’occupant par des discours plus ou moins sérieux, tandis que les autres allumaient un grand feu dans l’âtre : chose assez étrange par le beau temps et la chaleur.

— C’est singulier, dit d’Artagnan à Raoul ; mais je connais ces figures-là.

— Ne trouvez-vous pas, dit Raoul, que cela sent la fumée ici ?

— Je trouve plutôt que cela sent la conspiration, répliqua d’Artagnan.

Il n’avait pas achevé que quatre de ces hommes étaient descendus dans la cour, et, sans apparence de mauvais desseins, montaient la garde aux environs de la porte de communication, en lançant par intervalles à d’Artagnan des regards qui signifiaient beaucoup de choses.

— Mordious ! dit tout bas d’Artagnan à Raoul, il y a quelque chose. Es-tu curieux, toi, Raoul ?

— C’est selon, monsieur le chevalier.

— Moi, je suis curieux comme une vieille femme. Viens un peu sur le devant, nous verrons le coup d’œil de la place. Il y a gros à parier que ce coup d’œil va être curieux.

— Mais vous savez, monsieur le chevalier, que je ne veux pas me faire le spectateur passif et indifférent de la mort de deux pauvres diables.

— Et moi donc, crois-tu que je sois un sauvage ? Nous rentrerons quand il sera temps de rentrer. Viens !

Ils s’acheminèrent donc vers le corps de logis et se placèrent près de la fenêtre, qui, chose plus étrange encore que le reste, était demeurée inoccupée.

Les deux derniers buveurs, au lieu de regarder par cette fenêtre, entretenaient le feu.

En voyant entrer d’Artagnan et son ami :

— Ah ! ah ! du renfort, murmurèrent-ils.

D’Artagnan poussa le coude à Raoul.

— Oui, mes braves, du renfort, dit-il ; cordieu ! voilà un fameux feu… Qui voulez-vous donc faire cuire ?

Les deux hommes poussèrent un éclat de rire jovial, et, au lieu de répondre, ajoutèrent du bois au feu.

D’Artagnan ne pouvait se lasser de les regarder.

— Voyons, dit un des chauffeurs, on vous a envoyés pour nous dire le moment, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit d’Artagnan, qui voulait savoir à quoi s’en tenir. Pourquoi serais-je donc ici, si ce n’était pour cela ?

— Alors, mettez-vous à la fenêtre, s’il vous plaît.

D’Artagnan sourit dans sa moustache, fit signe à Raoul et se mit complaisamment à la fenêtre.