Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre LV

Michel Lévy frères (p. 162-164).
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LV

L’ABBÉ FOUQUET.


Fouquet se hâta de repasser chez lui par le souterrain et de faire jouer le ressort du miroir. À peine fut-il dans son cabinet, qu’il entendit heurter à la porte ; en même temps une voix bien connue criait :

— Ouvrez, Monseigneur, je vous prie, ouvrez.

Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un peu d’ordre à tout ce qui pouvait déceler son agitation et son absence ; il éparpilla les papiers sur le bureau, prit une plume dans sa main, et à travers la porte, pour gagner du temps :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Quoi ! Monseigneur ne me reconnaît pas ? répondit la voix.

— Si fait, dit en lui-même Fouquet, si fait, mon ami, je te reconnais à merveille !

Et tout haut :

— N’êtes-vous pas Gourville ?

— Mais oui, Monseigneur.

Fouquet se leva, jeta un dernier regard sur une de ses glaces, alla à la porte, poussa le verrou, et Gourville entra.

— Ah ! Monseigneur, Monseigneur, dit-il, quelle cruauté !

— Pourquoi ?

— Voilà un quart d’heure que je vous supplie d’ouvrir et que vous ne me répondez même pas.

— Une fois pour toutes, vous savez bien que je ne veux pas être dérangé lorsque je travaille. Or, bien que vous fassiez exception, Gourville, je veux, pour les autres, que ma consigne soit respectée.

— Monseigneur, en ce moment, consignes, portes, verrous et murailles, j’eusse tout brisé, renversé, enfoncé.

— Ah ! ah ! il s’agit donc d’un grand événement ? demanda Fouquet.

— Oh ! je vous en réponds, Monseigneur ! dit Gourville.

— Et quel est cet événement ? reprit Fouquet un peu ému du trouble de son plus intime confident.

— Il y a une chambre de justice secrète, Monseigneur.

— Je le sais bien ; mais s’assemble-t-elle, Gourville ?

— Non-seulement elle s’assemble, mais encore elle a rendu un arrêt… Monseigneur.

— Un arrêt ! fit le surintendant avec un frissonnement et une pâleur qu’il ne put cacher. Un arrêt ! Et contre qui ?

— Contre deux de vos amis.

— Lyodot, d’Eymeris, n’est-ce pas ?

— Oui, Monseigneur.

— Mais arrêt de quoi ?

— Arrêt de mort.

— Rendu ! Oh ! vous vous trompez, Gourville, et c’est impossible.

— Voici la copie de cet arrêt que le roi doit signer aujourd’hui, si toutefois il ne l’a point signé déjà.

Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit à Gourville.

— Le roi ne signera pas, dit-il.

Gourville secoua la tête.

— Monseigneur, M. Colbert est un hardi conseiller ; ne vous y fiez pas.

— Encore M. Colbert ! s’écria Fouquet ; çà ! pourquoi ce nom vient-il à tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes oreilles ? C’est par trop d’importance, Gourville, pour un sujet si mince. Que M. Colbert paraisse, je le regarderai ; qu’il lève la tête, je l’écraserai ; mais vous comprenez qu’il me faut au moins une aspérité pour que mon regard s’arrête, une surface pour que mon pied se pose.

— Patience, Monseigneur ; car vous ne savez pas ce que vaut Colbert… Étudiez-le vite ; il en est de ce sombre financier comme des météores que l’œil ne voit jamais complètement avant leur invasion désastreuse ; quand on les sent, on est mort.

— Oh ! Gourville, c’est beaucoup, répliqua Fouquet en souriant ; permettez-moi, mon ami, de ne pas m’épouvanter avec cette facilité ; météore, M. Colbert ! Corbleu ! nous entendrons le météore… Voyons, des actes, et non des mots. Qu’a-t-il fait ?

— Il a commandé deux potences chez l’exécuteur de Paris, répondit simplement Gourville.

Fouquet leva la tête, et un éclair passa dans ses yeux.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites ? s’écria-t-il.

— Voici la preuve, Monseigneur.

Et Gourville tendit au surintendant une note communiquée par l’un des secrétaires de l’hôtel de ville qui était à Fouquet.

— Oui, c’est vrai, murmura le ministre, l’échafaud se dresse… Mais le roi n’a pas signé, Gourville, le roi ne signera pas.

— Je le saurai tantôt, dit Gourville.

— Comment cela ?

— Si le roi a signé, les potences seront expédiées ce soir à l’hôtel de ville, afin d’être tout à fait dressées demain matin.

— Mais non, non ! s’écria encore une fois Fouquet ; vous vous trompez tous, et me trompez à mon tour ; avant-hier matin Lyodot me vint voir ; il y a trois jours je reçus un envoi de vin de Syracuse de ce pauvre d’Eymeris.

— Qu’est-ce que cela prouve ? répliqua Gourville, sinon que la chambre de justice s’est assemblée secrètement, a délibéré en l’absence des accusés, et que toute la procédure était faite quand on les a arrêtés.

— Mais ils sont donc arrêtés ?

— Sans doute.

— Mais où, quand, comment ont-ils été arrêtés ?

— Lyodot, hier au point du jour ; d’Eymeris, avant-hier au soir, comme il revenait de chez sa maîtresse ; leur disparition n’avait inquiété personne ; mais tout à coup Colbert a levé le masque et fait publier la chose ; on le crie à son de trompe en ce moment dans les rues de Paris, et, en vérité, Monseigneur, il n’y a plus guère que vous qui ne connaissiez pas l’événement.

Fouquet se mit à marcher dans la chambre avec une inquiétude de plus en plus douloureuse.

— Que décidez-vous, Monseigneur ? dit Gourville.

— S’il en était ainsi, j’irais chez le roi, s’écria Fouquet. Mais, pour aller au Louvre, je veux passer auparavant à l’hôtel de ville. Si l’arrêt a été signé, nous verrons !

Gourville haussa les épaules.

— Incrédulité ! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits !

— Gourville !

— Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la contagion tue les santés les plus robustes, c’est-à-dire en un instant.

— Partons, s’écria Fouquet ; faites ouvrir, Gourville.

— Prenez garde, dit celui-ci, M. l’abbé Fouquet est là.

— Ah ! mon frère, répliqua Fouquet d’un ton chagrin, il est là ? Il sait donc quelque mauvaise nouvelle qu’il est tout joyeux de m’apporter, comme à son habitude ? Diable ! si mon frère est là, mes affaires vont mal, Gourville ; que ne me disiez-vous cela plus tôt, je me fusse plus facilement laissé convaincre.

— Monseigneur le calomnie, dit Gourville en riant ; s’il vient, ce n’est pas dans une mauvaise intention.

— Allons, voilà que vous l’excusez, s’écria Fouquet ; un garçon sans cœur, sans suite d’idées, un mangeur de tous biens.

— Il vous sait riche.

— Et veut ma ruine.

— Non ; il veut votre bourse. Voilà tout.

— Assez ! Assez ! Cent mille écus par mois pendant deux ans ! Corbleu ! c’est moi qui paie, Gourville, et je sais mes chiffres.

Gourville se mit à rire d’un air silencieux et fin.

— Oui, vous voulez dire que c’est le roi, fit le surintendant ; ah ! Gourville, voilà une vilaine plaisanterie ; ce n’est pas le lieu.

— Monseigneur, ne vous fâchez pas.

— Allons donc ! Qu’on renvoie l’abbé Fouquet, je n’ai pas le sou.

Gourville fit un pas vers la porte.

— Il est resté un mois sans me voir, continua Fouquet ; pourquoi ne resterait-il pas deux mois ?

— C’est qu’il se repent de vivre en mauvaise compagnie, dit Gourville, et qu’il vous préfère à tous ses bandits.

— Merci de la préférence. Vous faites un étrange avocat, Gourville, aujourd’hui… avocat de l’abbé Fouquet !

— Eh ! mais toute chose et tout homme ont leur bon côté, leur côté utile, Monseigneur.

— Les bandits que l’abbé solde et grise ont leur côté utile ? Prouvez-le-moi donc.

— Vienne la circonstance, Monseigneur, et vous serez bien heureux de trouver ces bandits sous votre main.

— Alors tu me conseilles de me réconcilier avec M. l’abbé ? dit ironiquement Fouquet.

— Je vous conseille, Monseigneur, de ne pas vous brouiller avec cent ou cent vingt garnements qui, en mettant leurs rapières bout à bout, feraient un cordon d’acier capable d’enfermer trois mille hommes.

Fouquet lança un coup d’œil profond à Gourville, et passant devant lui :

— C’est bien ; qu’on introduise M. l’abbé Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez raison, Gourville.

Deux minutes après, l’abbé parut avec de grandes révérences sur le seuil de la porte.

C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, moitié homme d’église, moitié homme de guerre, un spadassin greffé sur un abbé ; on voyait qu’il n’avait pas d’épée au côté, mais on sentait qu’il avait des pistolets.

Fouquet le salua en frère aîné, moins qu’en ministre.

— Qu’y a-t-il pour votre service, dit-il, monsieur l’abbé ?

— Oh ! oh ! comme vous dites cela, mon frère !

— Je vous dis cela comme un homme pressé, Monsieur.

L’abbé regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet, et dit :

— J’ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi ce soir… Dette de jeu, dette sacrée.

— Après ? dit Fouquet bravement, car il comprenait que l’abbé Fouquet ne l’eût point dérangé pour une pareille misère.

— Mille à mon boucher, qui ne veut plus fournir.

— Après ?

— Douze cents au tailleur d’habits… continua l’abbé : le drôle m’a fait reprendre sept habits de mes gens, ce qui fait que mes livrées sont compromises, et que ma maîtresse parle de me remplacer par un traitant, ce qui serait humiliant pour l’Église.

— Qu’y a-t-il encore ? dit Fouquet.

— Vous remarquerez, Monsieur, dit humblement l’abbé, que je n’ai rien demandé pour moi.

— C’est délicat, Monsieur, répliqua Fouquet ; aussi, comme vous voyez, j’attends.

— Et je ne demande rien ; oh ! non… Ce n’est pas faute pourtant de chômer… je vous en réponds.

Le ministre réfléchit un moment.

— Douze cents pistoles au tailleur d’habits ? dit-il, ce sont bien des habits, ce me semble ?

— J’entretiens cent hommes ? dit fièrement l’abbé ; c’est une charge, je crois.

— Pourquoi cent hommes ? dit Fouquet ; est-ce que vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde ? À quoi vous servent ces cent hommes ? Parlez, dites !

— Vous me le demandez ? s’écria l’abbé Fouquet ; ah ! comment pouvez-vous faire une question pareille, pourquoi j’entretiens cent hommes ? Ah !

— Mais oui, je vous fais cette question. Qu’avez-vous à faire de cent hommes ? Répondez !

— Ingrat ! continua l’abbé s’affectant de plus en plus.

— Expliquez-vous.

— Mais, monsieur le surintendant, je n’ai besoin que d’un valet de chambre, moi, et encore, si j’étais seul, me servirais-je moi-même ; mais vous, vous qui avez tant d’ennemis… cent hommes ne me suffisent pas pour vous défendre. Cent hommes !… il en faudrait dix mille. J’entretiens donc tout cela pour que dans les endroits publics, pour que dans les assemblées, nul n’élève la voix contre vous : et sans cela, Monsieur, vous seriez chargé d’imprécations, vous seriez déchiré à belles dents, vous ne dureriez pas huit jours, non, pas huit jours, entendez-vous ?

— Ah ! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion, monsieur l’abbé.

— Vous en doutez ! s’écria l’abbé. Écoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu’hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un poulet.

— Eh bien ! en quoi cela me nuisait-il, l’abbé ?

— En ceci. Le poulet n’était pas gras. L’acheteur refusa d’en donner dix-huit sous, en disant qu’il ne pouvait payer dix-huit sous la peau d’un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la graisse.

— Après ?

— Le propos fit rire, continua l’abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diables ! et la canaille s’amassa. Le rieur ajouta ces mots : « Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne heure ! et je le paierai ce que vous voudrez. » Et aussitôt l’on battit des mains. Scandale affreux ! vous comprenez ; scandale qui force un frère à se voiler le visage.

Fouquet rougit.

— Et vous vous le voilâtes ? dit le surintendant.

— Non ; car justement, continua l’abbé, j’avais un de mes hommes dans la foule ; une nouvelle recrue qui vient de province, un M. de Menneville que j’affectionne. Il fendit la presse, en disant au rieur :

« — Mille barbes ! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d’épée au Colbert !

« — Tope et tingue au Fouquet ! répliqua le rieur. » Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique du rôtisseur, avec une haie de curieux autour d’eux et cinq cents curieux aux fenêtres.

— Eh bien ? dit Fouquet.

— Eh bien, Monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand ébahissement de l’assistance, et dit au rôtisseur :

« — Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet. »

— Voilà, Monsieur, acheva l’abbé triomphalement, à quoi je dépense mes revenus ; je soutiens l’honneur de la famille, Monsieur.

Fouquet baissa la tête.

— Et j’en ai cent comme cela, poursuivit l’abbé.

— Bien, dit Fouquet ; donnez votre addition à Gourville et restez ici ce soir, chez moi.

— On soupe ?

— On soupe.

— Mais la caisse est fermée ?

— Gourville vous l’ouvrira. Allez, monsieur l’abbé, allez.

L’abbé fit une révérence.

— Alors nous voilà amis ? dit-il.

— Oui, amis. Venez, Gourville.

— Vous sortez ? Vous ne soupez donc pas ?

— Je serai ici dans une heure, soyez tranquille, l’abbé.

Puis tout bas à Gourville :

— Qu’on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu’on touche à l’hôtel de ville de Paris.