Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CXL

Michel Lévy frères (p. 440-445).
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CXL

MALAGA.


Pendant tout ce long et violent débat des ambitions de cour contre les amours de cœur, un de nos personnages, le moins à négliger peut-être, était fort négligé, fort oublié, fort malheureux.

En effet, d’Artagnan, d’Artagnan, car il faut le nommer par son nom pour qu’on se rappelle qu’il a existé, d’Artagnan n’avait absolument rien à faire dans ce monde brillant et léger. Après avoir suivi le roi pendant deux jours à Fontainebleau, et avoir regardé toutes les bergerades et tous les travestissements héroï-comiques de son souverain, le mousquetaire avait senti que cela ne suffisait point à remplir sa vie.

Accosté à chaque instant par des gens qui lui disaient :

— Comment trouvez-vous que m’aille cet habit, monsieur d’Artagnan ?

Il leur répondait de sa voix placide et railleuse :

— Mais je trouve que vous êtes aussi bien habillé que le plus beau singe de la foire Saint-Laurent.

C’était un compliment comme les faisait d’Artagnan quand il n’en voulait pas faire d’autre : bon gré, mal gré, il fallait donc s’en contenter.

Et, quand on lui demandait :

— Monsieur d’Artagnan, comment vous habillez-vous ce soir ?

Il répondait :

— Je me déshabillerai.

Ce qui faisait rire même les dames.

Mais, après deux jours passés ainsi, le mousquetaire voyant que rien de sérieux ne s’agitait là-dessous, et que le roi avait complètement, ou du moins paraissait avoir complètement oublié Paris, Saint-Mandé et Belle-Isle ;

Que M. Colbert rêvait lampions et feux d’artifice ;

Que les dames en avaient pour un mois au moins d’œillades à rendre et à donner ;

D’Artagnan demanda au roi un congé pour affaires de famille.

Au moment où d’Artagnan lui faisait cette demande, le roi se couchait, rompu d’avoir dansé.

— Vous voulez me quitter, monsieur d’Artagnan ? demanda-t-il d’un air étonné.

Louis XIV ne comprenait jamais que l’on se séparât de lui quand on pouvait avoir l’insigne honneur de demeurer près de lui.

— Sire, dit d’Artagnan, je vous quitte parce que je ne vous sers à rien. Ah ! si je pouvais vous tenir le balancier, tandis que vous dansez, ce serait autre chose.

— Mais, mon cher monsieur d’Artagnan, répondit gravement le roi, on danse sans balancier.
Le comte commença au milieu d'un silence profond. — Page 406.

— Ah ! tiens, dit le mousquetaire continuant son ironie insensible, tiens, je ne savais pas, moi !

— Vous ne m’avez donc pas vu danser ? demanda le roi.

— Oui ; mais j’ai cru que cela irait toujours de plus fort en plus fort. Je me suis trompé : raison de plus pour que je me retire. Sire, je le répète, vous n’avez pas besoin de moi ; d’ailleurs, si Votre Majesté en avait besoin, elle saurait où me trouver.

— C’est bien, dit le roi.

Et il accorda le congé.

Nous ne chercherons donc pas d’Artagnan à Fontainebleau, ce serait chose inutile ; mais, avec la permission de nos lecteurs, nous le retrouverons rue des Lombards, au Pilon-d’Or, chez notre vénérable ami Planchet.

Il est huit heures du soir, il fait chaud, une seule fenêtre est ouverte : c’est celle d’une chambre de l’entre-sol.

Un parfum d’épiceries, mêlé au parfum moins exotique, mais plus pénétrant, de la fange de la rue, monte aux narines du mousquetaire.

D’Artagnan, couché sur une immense chaise à dossier plat, les jambes, non pas allongées, mais posées sur un escabeau, forme l’angle le plus obtus qui se puisse voir.

L’œil, si fin et si mobile d’habitude, est fixe, presque voilé, et a pris pour but invariable le petit coin du ciel bleu que l’on aperçoit derrière la déchirure des cheminées ; il y a du bleu tout juste ce qu’il en faudrait pour mettre une pièce à l’un des sacs de lentilles ou de haricots qui forment le principal ameublement de la boutique du rez-de-chaussée.

Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale, d’Artagnan n’est plus un homme de guerre, d’Artagnan n’est plus un officier du palais, c’est un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher ; un de ces braves cerveaux ossifiés qui n’ont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de l’intelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée.

Nous avons dit qu’il faisait nuit ; les boutiques s’allumaient tandis que les fenêtres des appartements supérieurs se fermaient ; une patrouille de soldats du guet faisait entendre le bruit irrégulier de son pas.

D’Artagnan continuait à ne rien entendre et à ne rien regarder que le coin bleu de son ciel.

À deux pas de lui, tout à fait dans l’ombre, couché sur un sac de maïs, Planchet, le ventre sur ce sac, les deux bras sous son menton, regardait d’Artagnan penser, rêver où dormir les yeux ouverts.

L’observation durait déjà depuis fort longtemps.

Planchet commença par faire :

— Hum ! hum !

D’Artagnan ne bougea point.

Planchet vit alors qu’il fallait recourir à quelque moyen plus efficace : après mûres réflexions, ce qu’il trouva de plus ingénieux dans les circonstances présentes, fut de se laisser rouler de son sac sur le parquet en murmurant contre lui-même le mot :

— Imbécile !

Mais, quel que fût le bruit produit par la chute de Planchet, d’Artagnan, qui, dans le cours de son existence, avait entendu bien d’autres bruits, ne parut pas faire le moindre cas de ce bruit-là.

D’ailleurs, une énorme charrette, chargée de pierres, débouchant de la rue Saint-Médéric, absorba dans le bruit de ses roues le bruit de la chute de Planchet.

Cependant Planchet crut, en signe d’approbation tacite, le voir imperceptiblement sourire au mot imbécile.

Ce qui, l’enhardissant, lui fit dire :

— Est-ce que vous dormez, monsieur d’Artagnan ?

— Non, Planchet, je ne dors même pas, répondit le mousquetaire.

— J’ai le désespoir, fit Planchet, d’avoir entendu le mot même.

— Eh bien, quoi ? est-ce que ce mot n’est pas français, mons Planchet ?

— Si fait, monsieur d’Artagnan.

— Eh bien ?

— Eh bien, ce mot m’afflige.

— Développe-moi ton affliction, Planchet, dit d’Artagnan.

— Si vous dites que vous ne dormez même pas, c’est comme si vous disiez que vous n’avez même pas la consolation de dormir. Ou mieux, c’est comme si vous disiez en d’autres termes : Planchet, je m’ennuie à crever.

— Planchet, tu sais que je ne m’ennuie jamais.

— Excepté aujourd’hui et avant-hier.

— Bah !

— Monsieur d’Artagnan, voilà huit jours que vous êtes revenu de Fontainebleau ; voilà huit jours que vous n’avez plus ni vos ordres à donner, ni votre compagnie à faire manœuvrer. Le bruit des mousquets, des tambours et de toute la royauté vous manque ; d’ailleurs, moi qui ai porté le mousquet, je conçois cela.

— Planchet, répondit d’Artagnan, je t’assure que je ne m’ennuie pas le moins du monde.

— Que faites-vous, en ce cas, couché là comme un mort ?

— Mon ami Planchet, il y avait au siège de la Rochelle quand j’y étais, quand tu y étais, quand nous y étions enfin ; il y avait au siège de la Rochelle un Arabe qu’on renommait pour sa façon de pointer les couleuvrines. C’était un garçon d’esprit, quoiqu’il fût d’une singulière couleur, couleur de tes olives. Eh bien, cet Arabe, quand il avait mangé ou travaillé, se couchait comme je suis couché en ce moment, et fumait je ne sais quelles feuilles magiques dans un grand tube à bout d’ambre ; et, si quelque chef, venant à passer, lui reprochait de toujours dormir, il répondait tranquillement : « Mieux vaut être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché. »

— C’était un Arabe lugubre et par sa couleur et par ses sentences, dit Planchet. Je me le rappelle parfaitement. Il coupait les têtes des protestants avec beaucoup de satisfaction.

— Précisément, et il les embaumait quand elles en valaient la peine.

— Oui, et quand il travaillait à cet embaumement avec toutes ses herbes et toutes ses grandes plantes, il avait l’air d’un vannier qui fait des corbeilles.

— Oui, Planchet, oui, c’est bien cela.

— Oh ! moi aussi, j’ai de la mémoire.

— Je n’en doute pas ; mais que dis-tu de son raisonnement ?

— Monsieur, je le trouve parfait d’une part, mais stupide de l’autre.

— Devise, Planchet, devise.

— Eh bien, Monsieur, en effet, mieux vaut être assis que debout, c’est constant, surtout lorsqu’on est fatigué. Dans certaines circonstances… (et Planchet sourit d’un air coquin) mieux vaut être couché qu’assis ; mais, quant à la dernière proposition : mieux vaut être mort que couché, je déclare que je la trouve absurde ; que ma préférence incontestable est pour le lit, et que, si vous n’êtes point de mon avis, c’est, que, comme j’ai l’honneur de vous le dire, vous vous ennuyez à crever.

— Planchet, tu connais M. la Fontaine ?

— Le pharmacien du coin de la rue Saint-Médéric ?

— Non, le fabuliste.

— Ah ! maître corbeau ?

— Justement ; eh bien, je suis comme son lièvre.

— Il a donc un lièvre aussi ?

— Il a toutes sortes d’animaux.

— Eh bien, que fait-il, son lièvre ?

— Il songe.

— Ah ! ah !

— Planchet, je suis comme le lièvre de M. la Fontaine, je songe, je songe.

— Vous songez ? fit Planchet inquiet.

— Oui ; ton logis. Planchet, est assez triste pour pousser à la méditation ; tu conviendras de cela, je l’espère.

— Cependant, Monsieur, vous avez vue sur la rue.

— Pardieu ! voilà qui est récréatif, hein ?

— Il n’en est pas moins vrai, Monsieur, que, si vous logiez sur le derrière, vous vous ennuieriez… Non, je veux dire que vous songeriez encore plus.

— Ma foi ! je ne sais pas, Planchet.

— Encore, fit l’épicier, si vos songeries étaient du genre de celle qui vous a conduit à la restauration du roi Charles II.

Et Planchet fit entendre un petit rire qui n’était pas sans signification.

— Ah ! Planchet, mon ami, dit d’Artagnan, vous devenez ambitieux.

— Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque autre roi à restaurer, monsieur d’Artagnan, quelque autre Monck à mettre en boîte ?

— Non, mon cher Planchet, tous les rois sont sur leurs trônes… moins bien peut-être que je ne suis sur cette chaise ; mais enfin ils y sont.

Et d’Artagnan poussa un soupir.

— Monsieur d’Artagnan, fit Planchet, vous me faites de la peine.

— Tu es bien bon, Planchet.

— J’ai un soupçon, Dieu me pardonne !

— Lequel ?

— Monsieur d’Artagnan, vous maigrissez.

— Oh ! fit d’Artagnan frappant sur son thorax, qui raisonna comme une cuirasse vide, c’est impossible, Planchet.

— Ah ! voyez-vous, dit Planchet avec effusion, c’est que si vous maigrissiez chez moi…

— Eh bien ?

— Eh bien, je ferais un malheur.

— Allons, bon !

— Oui.

— Que ferais-tu ? Voyons.

— Je trouverais celui qui cause votre chagrin.

— Voilà que j’ai un chagrin, maintenant.

— Oui, vous en avez un.

— Non, Planchet, non.

— Je vous dis que si, moi ; vous avez un chagrin, et vous maigrissez.

— Je maigris, tu es sûr ?

— À vue d’œil… Malaga ! si vous maigrissez encore, je prends ma rapière, et je m’en vais tout droit couper la gorge à M. d’Herblay.

— Hein ! fit d’Artagnan en bondissant sur sa chaise, que dites-vous là, Planchet ? et que fait le nom de M. d’Herblay dans votre épicerie ?

— Bon ! bon ? fâchez-vous si vous voulez, injuriez-moi si vous voulez ; mais, morbleu ! je sais ce que je sais.

D’Artagnan s’était, pendant cette seconde sortie de Planchet, placé de manière à ne pas perdre un seul de ses regards, c’est-à-dire qu’il s’était assis, les deux mains appuyées sur ses deux genoux, le cou tendu vers le digne épicier.

— Voyons, explique-toi, dit-il, et dis-moi comment tu as pu proférer un blasphème de cette force. M. d’Herblay, ton ancien chef, mon ami, un homme d’Église, un mousquetaire devenu évêque, tu lèverais l’épée sur lui, Planchet ?

— Je lèverais l’épée sur mon père quand je vous vois dans ces états-là.

— M. d’Herblay, un gentilhomme !

— Cela m’est bien égal, à moi, qu’il soit gentilhomme. Il vous fait rêver noir, voilà ce que je sais. Et, de rêver noir, on maigrit. Malaga ! Je ne veux pas que M. d’Artagnan sorte de chez moi plus maigre qu’il n’y est entré.

— Comment me fait-il rêver noir ? Voyons, explique, explique.

— Voilà trois nuits que vous avez le cauchemar.

— Moi ?

— Oui, vous, et que, dans votre cauchemar, vous répétez : « Aramis ! sournois d’Aramis ! »

— Ah ! j’ai dit cela ? fit d’Artagnan inquiet.

— Vous l’avez dit, foi de Planchet !

— Eh bien, après ? Tu sais le proverbe, mon ami : « Tout songe est mensonge. »

— Non pas ; car, chaque fois que, depuis trois jours, vous êtes sorti, vous n’avez pas manqué de me demander au retour : « As-tu vu M. d’Herblay ? » Ou bien encore : « As-tu reçu pour moi des lettres de M. d’Herblay ? »

— Mais il me semble qu’il est naturel que je m’intéresse à ce cher ami ? dit d’Arlagnan.

— D’accord, mais pas au point d’en diminuer.

— Planchet, j’engraisserai, je t’en donne ma parole d’honneur.

— Bien ! Monsieur, je l’accepte ; car je sais que, lorsque vous donnez votre parole d’honneur, c’est sacré…

— Je ne rêverai plus d’Aramis.

— Très-bien !

— Je ne le demanderai plus s’il y a des lettres de M. d’Herblay.

— Parfaitement.

— Mais tu m’expliqueras une chose.

— Parlez, Monsieur.

— Je suis observateur…

— Je le sais bien…

— Et tout à l’heure tu as dit un juron singulier…

— Oui.

— Dont tu n’as pas l’habitude…

— Malaga ! vous voulez dire ?

— Justement.

— C’est mon juron depuis que je suis épicier.

— C’est juste, c’est un nom de raisin sec.

— C’est mon juron de férocité ; quand une fois j’ai dit Malaga ! je ne suis plus un homme.

— Mais enfin je ne te connaissais pas ce juron-là.

— C’est juste, Monsieur, on me l’a donné.

Et Planchet, en prononçant ces paroles, cligna de l’œil avec un petit air de finesse qui appela toute l’attention de d’Artagnan.

— Eh ! eh ! fit-il.

Planchet répéta :

— Eh ! eh !

— Tiens ! tiens ! monsieur Planchet.

— Dame ! monsieur, dit Planchet, je ne suis pas comme vous, moi, je ne passe pas ma vie à songer.

— Tu as tort.

— Je veux dire à m’ennuyer, Monsieur ; nous n’avons qu’un faible temps à vivre, pourquoi ne pas en profiter ?

— Tu es philosophe épicurien, à ce qu’il paraît, Planchet ?

— Pourquoi pas ? La main est bonne, on écrit et l’on pèse du sucre et des épices ; le pied est sûr, on danse ou l’on se promène ; l’estomac a des dents, on dévore et l’on digère ; le cœur n’est pas trop racorni : eh bien, monsieur…

— Eh bien, quoi, Planchet ?

— Ah ! voilà !… fit l’épicier en se frottant les mains.

D’Artagnan croisa une jambe sur l’autre.

— Planchet, mon ami, dit-il, vous m’abrutissez de surprise.

— Pourquoi ?

— Parce que vous vous révélez à moi sous un jour absolument nouveau.

Planchet, flatté au dernier point, continua de se frotter les mains à s’enlever l’épiderme.

— Ah ! ah ! dit-il, parce que je ne suis qu’une bête, vous croyez que je serai un imbécile ?

— Bien ! Planchet, voilà un raisonnement.

— Suivez bien mon idée, Monsieur. Je me suis dit, continua Planchet, sans plaisir, il n’est pas de bonheur sur la terre.

— Oh ! que c’est bien vrai, ce que tu dis là, Planchet ! interrompit d’Artagnan.

— Or, prenons, sinon du plaisir, le plaisir n’est pas chose si commune, du moins, des consolations.

— Et tu te consoles ?

— Justement.

— Explique-moi ta manière de te consoler.

— Je mets un bouclier pour aller combattre l’ennui. Je règle mon temps de patience, et, à la veille juste du jour où je sens que vais m’ennuyer, je m’amuse.

— Ce n’est pas plus difficile que cela ?

— Non.

— Et tu as trouvé cela tout seul ?

— Tout seul.

— C’est miraculeux.

— Qu’en dites-vous ?

— Je dis que ta philosophie n’a pas sa pareille au monde.

— Eh bien, alors, suivez mon exemple.

— C’est tentant.

— Faites comme moi.

— Je ne demanderais pas mieux ; mais toutes les âmes n’ont pas la même trempe, et peut-être que, s’il fallait que je m’amusasse comme toi, je m’ennuierais horriblement…

— Bah ! essayez d’abord.

— Que fais-tu ? Voyons.

— Avez-vous remarqué que je m’absente ?

— Oui.

— D’une certaine façon ?

— Périodiquement.

— C’est cela, ma foi ! Vous l’avez remarqué ?

— Mon cher Planchet, tu comprends que, lorsqu’on se voit à peu près tous les jours, quand l’un s’absente, celui-là manque à l’autre ? Est-ce que je ne te manque pas, à toi, quand je suis en campagne ?

— Immensément ! c’est-à-dire que je suis comme un corps sans âme.

— Ceci convenu, continuons.

— À quelle époque est-ce que je m’absente ?

— Le 15 et le 30 de chaque mois.

— Et je reste dehors ?

— Tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre jours.

— Qu’avez-vous cru que j’allais faire ?

— Les recettes.

— Et, en revenant, vous m’avez trouvé le visage ?…

— Fort satisfait.

— Vous voyez, vous le dites vous-même, toujours satisfait. Et vous avez attribué cette satisfaction ?…

— À ce que ton commerce allait bien ; à ce que les achats de riz, de pruneaux, de cassonade, de poires tapées et de mélasse allaient à merveille. Tu as toujours été fort pittoresque de caractère, Planchet ; aussi n’ai-je pas été surpris un instant de te voir opter pour l’épicerie, qui est un des commerces les plus variés et les plus doux au caractère, en ce qu’on y manie presque toutes choses naturelles et parfumées.

— C’est bien dit, Monsieur ; mais quelle erreur est la vôtre !

— Comment, j’erre ?

— Quand vous croyez que je vais comme cela tous les quinze jours en recettes ou en achats. Oh ! oh ! Monsieur, comment diable avez-vous pu croire une pareille chose ? Oh ! oh ! oh !

Et Planchet se mit à rire de façon à inspirer à d’Artagnan les doutes les plus injurieux sur sa propre intelligence.

— J’avoue, dit le mousquetaire, que je ne suis pas à ta hauteur.

— Monsieur, c’est vrai.

— Comment, c’est vrai ?

— Il faut bien que ce soit vrai, puisque vous le dites ; mais remarquez bien que cela ne vous fait rien perdre dans mon esprit.

— Ah ! c’est bien heureux !

— Non, vous êtes un homme de génie, vous ; et, quand il s’agit de guerre, de tactique, de surprise et de coups de main, dame ! les rois sont bien peu de chose à côté de vous ; mais, pour le repos de l’âme, les soins du corps, les confitures de la vie, si cela peut se dire, ah ! Monsieur, ne me parlez pas des hommes de génie, ils sont, leurs propres bourreaux.

— Bon ! Planchet, dit d’Artagnan pétillant de curiosité, voilà que tu m’intéresses au plus haut point.

— Vous vous ennuyez déjà moins que tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— Je ne m’ennuyais pas ; cependant, depuis que tu me parles, je m’amuse davantage.

— Allons donc ! bon commencement ! Je vous guérirai, j’en réponds.

— Je ne demande pas mieux.

— Voulez-vous que j’essaye ?

— À l’instant.

— Soit ! Avez-vous ici des chevaux ?

— Oui : dix, vingt, trente.

— Il n’en est pas besoin de tant que cela ; deux, voilà tout.

— Ils sont à ta disposition, Planchet.

— Bon ! je vous emmène.

— Quand cela ?

— Demain.

— Où ?

— Ah ! vous demandez trop.

— Cependant tu m’avoueras qu’il est important que je sache où je vais.

— Aimez-vous la campagne ?

— Médiocrement, Planchet.

— Alors vous aimez la ville ?

— C’est selon.

— Eh bien, je vous mène dans un endroit moitié ville, moitié campagne.

— Bon !

— Dans un endroit où vous vous amuserez, j’en suis sûr.

— À merveille !

— Et, miracle, dans un endroit d’où vous revenez pour vous y être ennuyé.

— Moi ?

— Mortellement !

— C’est donc à Fontainebleau que tu vas ?

— À Fontainebleau, juste !

— Tu vas à Fontainebleau, toi ?

— J’y vais.

— Et que vas-tu faire à Fontainebleau, bon Dieu ?

Planchet répondit à d’Artagnan par un clignement d’yeux plein de malice.

— Tu as quelque terre par là, scélérat !

— Oh ! une misère, une bicoque.

— Je t’y prends.

— Mais c’est gentil, parole d’honneur !

— Je vais à la campagne de Planchet ! s’écria d’Artagnan.

— Quand vous voudrez.

— N’avons-nous pas dit demain.

— Demain, soit ; et puis, d’ailleurs, demain, c’est le 14, c’est-à-dire la veille du jour où j’ai peur de m’ennuyer ; ainsi donc, c’est convenu ?

— Convenu.

— Vous me prêtez un de vos chevaux ?

— Le meilleur.

— Non, je préfère le plus doux ; je n’ai jamais été excellent cavalier, vous le savez, et, dans l’épicerie, je me suis encore rouillé ; et puis…

— Et puis quoi ?

— Et puis, ajouta Planchet avec un autre clin d’œil, et puis je ne veux pas me fatiguer.

— Et pourquoi ? se hasarda à demander d’Artagnan.

— Parce que je ne m’amuserais plus, répondit Planchet.

Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en s’étirant et en faisant craquer tous ses os les uns après les autres avec une sorte d’harmonie.

— Planchet, Planchet ! s’écria d’Artagnan, je déclare qu’il n’est point sur la terre de sybarite qui puisse vous être comparé. Ah ! Planchet, on voit bien que nous n’avons pas encore mangé l’un près de l’autre un tonneau de sel.

— Et pourquoi cela, Monsieur ?

— Parce que je ne te connais pas encore, dit d’Artagnan, et que, décidément, j’en reviens à croire définitivement ce que j’avais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé, ou peu s’en faut, Lubin, le valet de M. de Wardes ; Planchet, c’est que tu es un homme de ressource.

Planchet se mit à rire d’un rire plein de fatuité, donna le bonsoir au mousquetaire, et descendit dans son arrière-boutique, qui lui servait de chambre à coucher.

D’Artagnan reprit sa première position sur sa chaise, et son front, déridé un instant, devint plus pensif que jamais.

Il avait déjà oublié les folies et les rêves de Planchet.

— Oui, se dit-il en ressaisissant le fil de ses pensées, interrompues par cet agréable colloque auquel nous venons de faire participer le public ; oui, tout est là :

« l° Savoir ce que Baisemeaux voulait à Aramis ;

« 2° Savoir pourquoi Aramis ne me donne point de ses nouvelles ;

« 3° Savoir où est Porthos.

« Sous ces trois points gît le mystère.

« Or, continua d’Artagnan, puisque nos amis ne nous avouent rien, ayons recours à notre pauvre intelligence. On fait ce qu’on peut, mordious ! ou Malaga ! comme dit Planchet. »