Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCXLIII

Michel Lévy frères (p. 747-749).
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CCXLIII

LES DEUX GABARES


D’Artagnan était parti ; Fouquet aussi était parti, et lui avec une rapidité que doublait le tendre intérêt de ses amis.

Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent troublés par la crainte incessante de tous les chevaux, de tous les carrosses qu’on apercevait derrière le fugitif.

Il n’était pas naturel, en effet, que Louis XIV, s’il en voulait à cette proie, la laissât échapper ; le jeune lion savait déjà la chasse, et il avait des limiers assez ardents pour s’en reposer sur eux.

Mais, insensiblement, toutes les craintes s’évanouirent ; le surintendant, à force de courir, mit une telle distance entre lui et les persécuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à Nantes, et la rapidité même ne témoignait-elle pas de son zèle ?

Il arriva fatigué mais rassuré, à Orléans, où il trouva, grâce aux soins d’un courrier qui l’avait précédé, une belle gabare à huit rameurs.

Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une chambre de poupe formée par une tente, faisaient alors le service d’Orléans à Nantes par la Loire ; et ce trajet, long de nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitôt. Les rameurs, sachant qu’ils avaient l’honneur de mener le surintendant des finances, s’escrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les finances, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes.

La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au fleuve toute sa sérénité limpide. Le courant et les rameurs portèrent Fouquet comme les ailes portent l’oiseau ; il arriva devant Beaugency sans qu’aucun accident eût signalé le voyage.

Fouquet espérait arriver le premier de tous à Nantes ; là, il verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux membres des états ; il se rendrait nécessaire, chose facile à un homme de son mérite, et retarderait la catastrophe, s’il ne réussissait pas à l’éviter entièrement.

— D’ailleurs, lui disait Gourville, à Nantes vous devinerez ou nous devinerons les intentions de vos ennemis ; nous aurons les chevaux prêts pour gagner l’inextricable Poitou, une barque pour gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Isle est le port inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que nul ne nous suit.

Il achevait à peine, que l’on découvrit de loin, derrière un coude formé par le fleuve, la mâture d’une gabare importante qui descendait.

Les rameurs du bateau de Fouquet poussèrent un cri de surprise en voyant cette gabare.

— Qu’y a-t-il ? demanda Fouquet.

— Il y a, Monseigneur, répondit le patron de la barque, que c’est une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche comme un ouragan.

Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir.

Fouquet ne monta pas, lui, mais il dit à Gourville avec une défiance contenue :

— Voyez donc ce que c’est, mon cher.

La gabare venait de dépasser le coude. Elle nageait si vite, que, derrière elle, on voyait frémir la blanche traînée de son sillage, illuminé des feux du jour.

— Comme ils vont ! répéta le patron, comme ils vont ! il paraît que la paye est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des avirons de bois pussent se comporter mieux que les nôtres, mais en voici là-bas qui me prouvent le contraire.

— Je crois bien ! s’écria un des rameurs ; ils sont douze et nous ne sommes que huit.

— Douze ! fit Gourville, douze rameurs ? Impossible !

Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n’avait jamais été dépassé, même pour le roi.

On avait fait cet honneur à M. le surintendant bien plus encore par hâte que par respect.

— Que signifie cela ? dit Gourville en cherchant à distinguer, sous la tente, qu’on apercevait déjà, les voyageurs, que l’œil le plus subtil n’eût pas encore réussi à reconnaître.

— Faut-il qu’ils soient pressés ! Car ce n’est pas le roi, dit le patron.

Fouquet frissonna.

— À quoi voyez-vous que ce n’est pas le roi ? dit Gourville.

— D’abord, parce qu’il n’y a pas de pavillon blanc aux fleurs de lis, que la gabare royale porte toujours.

— Et ensuite, dit M. Fouquet, parce qu’il est impossible que ce soit le roi, Gourville, attendu que le roi était encore hier à Paris.

Gourville répondit au surintendant par un regard qui signifiait : « Vous y étiez bien vous-même. »

— Et à quoi voit-on qu’ils sont pressés ? ajouta-t-il pour gagner du temps.

— À ce que, Monsieur, dit le patron, ces gens-là ont dû partir longtemps après nous, et qu’ils nous ont rejoints, ou à peu près.

— Bah ! fit Gourville, qui vous dit qu’ils ne sont point partis de Beaugency ou de Niort même ?

— Nous n’avons vu aucune gabare de cette force, si ce n’est à Orléans. Elle vient d’Orléans, Monsieur, et se dépêche.

M. Fouquet et Gourville échangèrent un coup d’œil.

Le patron remarqua cette inquiétude. Gourville aussitôt pour lui donner le change :

— Quelque ami, dit-il qui aura gagé de nous rattraper ; gagnons le pari, et ne nous laissons pas atteindre.

Le patron ouvrait la bouche pour répondre que c’était impossible, lorsque M. Fouquet, avec hauteur :

— Si c’est quelqu’un qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le venir.

— On peut essayer, Monseigneur, dit le patron timidement. Allons, vous autres, du nerf ! nagez !

— Non, dit M. Fouquet, arrêtez tout court, au contraire.

— Monseigneur, quelle folie ! interrompit Gourville en se penchant à son oreille.

— Tout court ! répéta M. Fouquet. Les huit avirons s’arrêtèrent, et, résistant à l’eau, imprimèrent un mouvement rétrograde à la gabare. Elle était arrêtée.

Les douze rameurs de l’autre ne distinguèrent pas d’abord cette manœuvre, car ils continuèrent à lancer l’esquif si vigoureusement, qu’il arriva tout au plus à portée de mousquet. M. Fouquet avait la vue mauvaise ; Gourville était gêné par le soleil, qui frappait ses yeux ; le patron seul, avec cette habitude et cette netteté que donne la lutte contre les éléments, aperçut distinctement les voyageurs de la gabare voisine.

— Je les vois ? s’écria-t-il, ils sont deux.

— Je ne vois rien, dit Gourville.

— Vous n’allez pas tarder à les distinguer ; en quelques coups d’aviron, ils seront à vingt pas de nous.

Mais ce qu’annonçait le patron ne se réalisa pas ; la gabare imita le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses prétendus amis, elle s’arrêta tout net sur le milieu du fleuve.

— Je n’y comprends plus rien, dit le patron.

— Ni moi, dit Gourville.

— Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin.

— Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je n’en vois plus qu’un sous la tente.

— Comment est-il ?

— C’est une homme brun, large d’épaules, court de cou.

Un petit nuage passa dans l’azur du ciel, et vint à ce moment masquer le soleil.

Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce qu’il cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la chambre où l’attendait Fouquet :

— Colbert ! lui dit-il d’une voix altérée par l’émotion.

— Colbert ? répéta Fouquet. Oh ! voilà qui est étrange ; mais non, c’est impossible !

— Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même m’a si bien reconnu, qu’il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi l’envoie-t-il pour nous faire revenir.

— En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il là ?

— Il nous surveille sans doute, Monseigneur ?

— Je n’aime pas les incertitudes, s’écria Fouquet ; marchons droit à lui.

— Oh ! Monseigneur, ne faites pas cela ! la gabare est pleine de gens armés.

— Il m’arrêterait donc, Gourville ? Pourquoi ne vient-il pas, alors ?

— Monseigneur, il n’est pas de votre dignité d’aller au-devant même de votre perte.

— Mais souffrir que l’on me guette comme un malfaiteur ?

— Rien ne dit qu’on vous guette, Monseigneur ; soyez patient.

— Que faire, alors ?

— Ne vous arrêtez pas ; vous n’alliez aussi vite que pour paraître obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra verra !

— C’est juste. Allons ! s’écria Fouquet, puisque l’on demeure coi là-bas, marchons nous autres.

Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succès qu’on pouvait attendre de gens reposés.

À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l’autre, celle aux douze rameurs, se remit en marche également.

Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou diminuât entre les deux équipages.

Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour opérer une descente.

La gabare de Colbert imita cette manœuvre et cingla vers la terre en biaisant.

Par le plus grand des hasards, à l’endroit où Fouquet fit mine de débarquer, un valet d’écurie du château de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite ; car on vit quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier.

Fouquet, satisfait d’avoir forcé l’ennemi à une démonstration, se le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau.

Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle persévérance.

Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, d’une voix prophétique :

— Eh bien, Gourville, dit-il très-bas, que disais-je à notre dernier repas, chez moi ? vais-je ou non à ma ruine ?

— Oh ! Monseigneur.

— Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d’émulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que l’un des deux fera naufrage à Nantes ?

— Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude ; vous allez paraître aux états, vous allez montrer quel homme vous êtes ; votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier et l’épée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront, votre cause est gagnée. Oh ! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la vôtre, c’est vrai ; on verra laquelle arrivera la première au naufrage.

Fouquet, prenant la main de Gourville :

— Ami, dit-il, c’est tout jugé ; rappelle-toi le proverbe : Les premiers vont devant. Eh bien, Colbert n’a garde de me passer ! C’est un prudent, Colbert.

Il avait raison ; les deux gabares voguèrent jusqu’à Nantes, se surveillant l’une l’autre ; quand le surintendant aborda, Gourville espéra qu’il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais.

Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, s’approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect.

Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu’elles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse.

Fouquet se possédait complètement ; il sentait qu’en ses derniers moments de grandeur, il avait des obligations envers lui-même.

Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu’un de ses ennemis.

Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.

Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement d’yeux arrogant qui lui était particulier :

— Quoi ! c’est vous, monsieur Colbert ?

— Pour vous rendre mes hommages, Monseigneur, dit celui-ci.

— Vous étiez dans cette gabare ?

Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.

— Oui, Monseigneur.

— À douze rameurs ? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert ! Un moment, j’ai cru que c’était la reine mère ou le roi.

— Monseigneur…

Et Colbert rougit.

— Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le payent, monsieur l’intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui n’avais pas plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous.

Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé à la première.

Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu’il avait eu peur.

Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas ; il répondit :

— Je n’ai pas été vite, Monseigneur, parce que je m’arrêtais chaque fois que vous vous arrêtiez.

— Et pourquoi cela, monsieur Colbert ? s’écria Fouquet irrité de cette basse audace ; pourquoi, puisque vous aviez un équipage supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous pas ?

— Par respect, fit l’intendant, qui salua jusqu’à terre.

Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes, escorté d’une grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans l’attente d’une convocation des états.

À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau à Paimbœuf.

Il fit avec tant de mystère, d’activité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet agitateur immense des projets humains : le hasard.

Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hâte sur des chevaux de poste, et qu’il arriverait dans dix ou douze heures.

Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. d’Artagnan, leur capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous les postes en qualité de garde d’honneur.

M. d’Artagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien que le ministre eût la fièvre, bien qu’il fût souffrant et trempé de sueur, il voulut recevoir M. d’Artagnan, lequel fut charmé de cet honneur, comme on le verra par l’entretien qu’ils eurent ensemble.