Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCV

Michel Lévy frères (p. 624-627).
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CCV

OÙ PORTHOS EST CONVAINCU SANS AVOIR COMPRIS.


Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, s’était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu’au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié d’en prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos s’était fait apporter par le garde d’une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d’avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c’est-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride.

Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt de l’herbe sur laquelle il s’était mollement assis, il commença par déroidir ses genoux et ses poignets, en disant :

— Ce que c’est que d’avoir de belles habitudes ! Ce drôle a fini par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage.

Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, l’aborda en criant :

— Ah ! cher ami ; ah ! pardon ; ah ! que je suis malheureux !

— Raoul ! fit Porthos tout surpris.

— Vous m’en vouliez ? s’écria Raoul en venant embrasser Porthos.

— Moi ? et de quoi ?

— De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, j’ai la tête perdue.

— Ah bah !

— Si vous saviez, mon ami ?

— Vous l’avez tué ?

— Qui ?

— De Saint-Aignan.

— Hélas ! il s’agit bien de Saint-Aignan.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à l’heure qu’il est.

Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille.

— Arrêté !… Par qui ?

— Par d’Artagnan !

— C’est impossible, dit Porthos.

— C’est cependant la vérité, répliqua Raoul.

Porthos se tourna du côté de Grimaud en homme qui a besoin d’une seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tête.

— Et où l’a-t-on mené ? demanda Porthos.

— Probablement à la Bastille.

— Qui vous le fait croire ?

— En chemin, nous avons questionné des gens qui ont vu passer le carrosse, et d’autres encore qui l’ont vu entrer à la Bastille.

— Oh ! oh ! murmura Porthos. Et il fit deux pas.

— Que décidez-vous ? demanda Raoul.

— Moi ? Rien. Seulement, je ne veux pas qu’Athos reste à la Bastille.

Raoul s’approcha du digne Porthos.

— Savez-vous que c’est par ordre du roi que l’arrestation s’est faite ?

Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire : « Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? » Ce muet langage parut si éloquent à Raoul, qu’il n’en demanda pas davantage. Il remonta à cheval. Déjà Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant.

— Dressons notre plan, dit Raoul.

— Oui, répliqua Porthos, notre plan, c’est cela, dressons-le.

Raoul poussa un grand soupir et s’arrêta soudain.

— Qu’avez-vous ? demanda Porthos ; une faiblesse ?

— Non, l’impuissance ! Avons-nous la prétention, à trois, d’aller prendre la Bastille ?

— Ah ! si d’Artagnan était là, répondit Porthos, je ne dis pas.

Raoul fut saisi d’admiration à la vue de cette confiance héroïque à force d’être naïve. C’étaient donc bien là ces hommes célèbres qui, à trois ou quatre, abordaient des armées ou attaquaient des châteaux ! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et qui survivant à tout un siècle en débris, étaient plus forts encore que les plus robustes d’entre les jeunes.

— Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naître une idée : il faut absolument voir M. d’Artagnan.

— Sans doute.

— Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la Bastille.

— Informons-nous d’abord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien.

En effet, ils se hâtèrent d’arriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonté, fit que Grimaud aperçut tout à coup le carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. C’était au moment où d’Artagnan, comme on l’a vu, revenait de chez le roi.

En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles personnes étaient dedans. Les chevaux étaient déjà arrêtés de l’autre côté de cette grande porte, qui se referma, tandis qu’un garde-française en faction heurta du mousquet le nez du cheval de Raoul.

Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir à quoi s’en tenir sur la présence de ce carrosse qui avait renfermé son père.

— Nous le tenons, dit Grimaud.

— En attendant un peu, nous sommes sûrs qu’il sortira, n’est-ce pas, mon ami ?

— À moins que d’Artagnan aussi ne soit prisonnier, répliqua Porthos ; auquel cas tout est perdu.

Raoul ne répondit rien. Tout était admissible.
Cette épée souillée n'a plus désormais d'autre fourreau que mon cœur ou le vôtre. — Page 620.

Il donna le conseil à Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean-Beausire, afin d’éveiller moins de soupçons, et lui-même, avec sa vue perçante, il guetta la sortie de d’Artagnan ou celle du carrosse.

C’était le bon parti. En effet, vingt minutes ne s’étaient pas écoulées, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un éblouissement empêcha Raoul de distinguer quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura qu’il avait vu deux personnes, et que son maître était une des deux. Porthos regardait tour à tour Raoul et Grimaud, espérant comprendre leur idée.

— Il est évident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce carrosse, c’est qu’on le met en liberté, ou qu’on le mène à une autre prison.

— Nous l’allons bien voir par le chemin qu’il prendra, dit Porthos.

— Si on le met en liberté, dit Grimaud, on le conduira chez lui.

— C’est vrai, dit Porthos.

— Le carrosse n’en prend pas le chemin, dit Raoul.

Et, en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg Saint-Antoine.

— Courons, dit Porthos ; nous attaquerons le carrosse sur la route, et nous dirons à Athos de fuir.

— Rébellion ! murmura Raoul.

Porthos lança à Raoul un second regard, digne pendant du premier. Raoul n’y répondit qu’en serrant les flancs de son cheval.

Peu d’instants après, les trois cavaliers avaient rattrapé le carrosse et le suivaient de si près, que l’haleine des chevaux humectait la caisse de la voiture.

D’Artagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. C’était au moment où Raoul disait à Porthos de dépasser le carrosse, pour voir quelle était la personne qui accompagnait Athos. Porthos obéit, mais il ne put rien voir ; les mantelets étaient baissés.

La colère et l’impatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer ce mystère de la part des compagnons d’Athos, et il se décidait aux extrémités.

D’un autre côté, d’Artagnan avait parfaitement reconnu Porthos ; il avait, sous le cuir des mantelets, reconnu également Raoul, et communiqué au comte le résultat de son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degré.

Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du carrosse en commandant au cocher d’arrêter.

Porthos saisit le cocher et l’enleva de dessus son siège.

Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté.

Raoul ouvrit ses bras en criant :

— Monsieur le comte ! monsieur le comte !

— Eh bien ! c’est vous, Raoul ? dit Athos ivre de joie.

— Pas mal ! ajouta d’Artagnan avec un éclat de rire.

Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos, qui s’étaient emparés d’eux.

— Mon brave Porthos, excellent ami ! s’écria Athos ; toujours vous !

— Il a encore vingt ans ! dit d’Artagnan. Bravo, Porthos !

— Dame ! répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l’on vous arrêtait.

— Tandis que, reprit Athos, il ne s’agissait que d’une promenade dans le carrosse de M. d’Artagnan.

— Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un ton de soupçon et de reproche.

— Où nous étions allés souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous rappelez-vous Baisemeaux, Porthos ?

— Pardieu ! très-bien.

— Et nous y avons vu Aramis.

— À la Bastille ?

— À souper.

— Ah ! s’écria Porthos en respirant.

— Il nous a dit mille choses pour vous.

— Merci !

— Où va monsieur le comte ? demanda Grimaud que son maître avait déjà récompensé par un sourire.

— Nous allons à Blois, chez nous.

— Comme cela ?… tout droit ?

— Tout droit.

— Sans bagages ?

— Oh ! mon Dieu ! Raoul eût été chargé de m’expédier les miens ou de me les apporter en revenant chez moi s’il y revient.

— Si rien ne l’arrête plus à Paris, dit d’Artagnan avec un regard ferme et tranchant comme l’acier, douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous suivre, Athos.

— Rien ne m’arrête plus à Paris, dit Raoul.

— Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos.

— Et Monsieur d’Artagnan ?

— Oh ! moi, j’accompagnais Athos jusqu’à la barrière seulement, et je reviens avec Porthos.

— Très-bien, dit celui-ci.

— Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou de Raoul pour l’attirer dans le carrosse, et en l’embrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas retourner doucement à Paris avec ton cheval et celui de M. du Vallon ; car, Raoul et moi, nous montons à cheval ici, et laissons le carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris ; puis, une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu expédieras le tout chez nous.

— Mais, fit observer Raoul, qui cherchait à faire parler le comte, quand vous reviendrez à Paris, il ne vous restera ni linge ni effets ; ce sera bien incommode.

— Je pense que, d’ici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai à Paris. Le dernier séjour que nous y fîmes ne m’a pas encouragé à en faire d’autres.

Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot.

Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amené Porthos et qui sembla fort heureux de l’échange.

On s’était embrassé, on s’était serré les mains, on s’était donné mille témoignages d’éternelle amitié. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos à son premier loisir. D’Artagnan promit de mettre à profit son premier congé ; puis, ayant embrassé Raoul pour la dernière fois :

— Mon enfant, dit-il, je t’écrirai.

Il y avait tout dans ces mots de d’Artagnan, qui n’écrivait jamais. Raoul fut touché jusqu’aux larmes. Il s’arracha des mains du mousquetaire et partit.

D’Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse.

— Eh bien, dit-il, cher ami, en voilà une journée !

— Mais, oui, répliqua Porthos.

— Vous devez être éreinté ?

— Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin d’être prêt demain.

— Et pourquoi cela ?

— Pardieu ! pour finir ce que j’ai commencé.

— Vous me faites frémir, mon ami ; je vous vois tout effarouché. Que diable avez-vous commencé qui ne soit pas fini ?

— Écoutez donc, Raoul ne s’est pas battu. Il faut que je me batte, moi !

— Avec qui ?… avec le roi ?

— Comment, avec le roi ? dit Porthos stupéfait.

— Mais oui, grand enfant, avec le roi !

— Je vous assure que c’est avec M. de Saint-Aignan.

— Voilà ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce gentilhomme, c’est contre le roi que vous tirez l’épée.

— Ah ! fit Porthos en écarquillant les yeux, vous en êtes sûr ?

— Pardieu !

— Eh bien, comment arranger cela, alors ?

— Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des mousquetaires est agréable. Vous y verrez le beau de Saint-Aignan, et vous boirez à sa santé.

— Moi ? s’écria Porthos avec horreur.

— Comment ! dit d’Artagnan, vous refusez de boire à la santé du roi ?

— Mais, corbœuf ! je ne vous parle pas du roi ; je vous parle de M. de Saint-Aignan.

— Mais puisque je vous répète que c’est la même chose.

— Ah !… très-bien, alors, dit Porthos vaincu.

— Vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Non, dit Porthos ; mais c’est égal.

— Oui, c’est égal, répliqua d’Artagnan ; allons souper, Porthos.