Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCLVI

Michel Lévy frères (p. 779-781).
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CCLVI

LA MORT D’UN TITAN


Au moment où Porthos, plus habitué à l’obscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille :

— Venez !

— Oh ! fit Porthos.

— Chut ! dit Aramis encore plus bas.

Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait d’avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne.

Aramis conduisit Porthos dans l’avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait d’attacher une mèche.

— Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi, allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis ; le pouvez-vous ?

— Parbleu ! répliqua Porthos.

Et il souleva le petit tonneau d’une seule main.

— Allumez.

— Attendez, dit Aramis, qu’ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d’eux.

— Allumez, répéta Porthos.

— Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage ; lancez ferme et accourez à nous.

— Allumez, dit une dernière fois Porthos.

— Vous avez compris ? dit Aramis.

— Parbleu ! dit encore Porthos, en riant d’un rire qu’il n’essayait pas même d’éteindre ; quand on m’explique, je comprends ; allez, et donnez-moi le feu.

Aramis donna l’amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main.

Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos, et se replia jusqu’à l’issue de la caverne, où les trois rameurs l’attendaient.

Porthos, demeuré seul, approcha bravement l’amadou de la mèche.

L’amadou, faible étincelle, principe premier d’un immense incendie, brilla dans l’obscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche qu’il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle.

La fumée s’était un peu dissipée, et à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets.

Ce fut un court, mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans l’ombre.

Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu’il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer.

Alors, ces hommes, déjà pleins d’effroi à la vue de ce qui s’était accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait s’accomplir, poussèrent tous à la fois un hurlement d’agonie.

Les uns essayèrent de s’enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin ; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés ; d’autres enfin tombèrent à genoux.

Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté s’il leur donnait la vie.

Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu ; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos.

Nous l’avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur l’amadou et la mèche ne dura que deux secondes ; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu’elle éclaira : d’abord le géant grandissant dans l’obscurité ; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement d’agonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs d’un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre.

Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes.

Au-dessus de ce sol pétri d’une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses.

Et tout cela était vu au feu tremblotant d’une mèche correspondant à un baril de poudre, c’est-à-dire à une torche qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir.

Comme je l’ai dit, ce spectacle ne dura qu’une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos.

Mais ceux qui recevaient l’ordre de tirer tremblaient tellement qu’à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne.

Un éclat de rire répondit à ce tonnerre ; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans l’air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu.

Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre.

L’officier avait suivi en l’air la brillante traînée ; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu’elle n’atteignit la poudre qu’il recélait.

Dévouement inutile : l’air avait activé la flamme attachée au conducteur ; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se trouva dévorée en trente secondes, et l’œuvre infernale éclata.

Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de l’explosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à une caverne de démons.

Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s’élança du milieu de la grotte, s’élargissant à mesure qu’il montait. Les grands murs de silex s’inclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades d’atomes blessants.

Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout s’éteignit dans un immense fracas ; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.

Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour, s’étendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles.

Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés d’argent.

Cherchez les officiers brillants d’or, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les pierres qui les ont tués, cherchez le sol qui les portait.

Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eût eu l’idée de créer le monde.

Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.

Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil d’Aramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par l’ouverture, l’air, le jour et le soleil.

Aussi, à peine eut-il tourné l’angle qui séparait le troisième compartiment du quatrième, qu’il aperçut à cent pas de lui la barque balancée par les flots ; là étaient ses amis ; là était la liberté ; là était la vie après la victoire.

Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la voûte ; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il touchait au canot.

Soudain, il sentit ses genoux fléchir : ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui.

— Oh ! oh ! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend ; voilà que je ne peux plus marcher. Qu’est-ce à dire ?

À travers l’ouverture, Aramis l’apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s’arrêtait ainsi.

— Venez, Porthos ! criait Aramis, venez ! venez vite !

— Oh ! répondit le géant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis.

En disant ces mots, il tomba sur ses genoux ; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva.

— Vite ! vite ! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras.

— Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus.

— Au nom du ciel ! Porthos, arrivez ! arrivez ! le baril va sauter !

— Arrivez, Monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se débattait comme dans un rêve.

Mais il n’était plus temps : l’explosion retentit, la terre se crevassa, la fumée, qui s’élança par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d’une gigantesque chimère ; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des quartiers sous l’effort des coins ; on vit s’élancer une portion de la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides ; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux de fumée ; puis on vit osciller d’abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence de l’explosion n’avait pu déraciner de leurs socles séculaires ; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.

Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu’il avait perdues ; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui n’étaient plus soutenus par les chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers qu’il venait de lancer contre lui.

Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint s’appuyer à chacune de ses paumes étendues ; il courba la tête, et une troisième masse granitique vint s’appesantir entre ses deux épaules.

Un instant, les bras de Porthos avaient plié ; mais l’hercule réunit toutes ses forces, et l’on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli s’écarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme l’ange antique du chaos ; mais, en écartant les roches latérales, il ôta son point d’appui au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe, s’appuyant de tout son poids, précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.

Le géant tomba sans crier à l’aide ; il tomba en répondant à Aramis par des mots d’encouragement et d’espoir, car un instant, grâce au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis vit le bloc s’affaisser ; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues s’affaissèrent déchirées, et la roche continua de s’abaisser graduellement.

— Porthos ! Porthos ! criait Aramis en s’arrachant les cheveux, Porthos, où es-tu ? Parle !

— Là ! là ! murmurait Porthos d’une voix qui s’éteignait ; patience ! patience !

À peine acheva-t-il ce dernier mot : l’impulsion de la chute augmenta la pesanteur ; l’énorme roche s’abattit, pressée par les deux autres qui s’abattirent sur elle, et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.

En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres.

Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s’élança vers la triple masse, et de ses mains délicates comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l’immense sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette fosse l’œil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile : les trois hommes plièrent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant s’épuiser dans une lutte inutile, murmura d’un ton railleur ces mots suprêmes venus jusqu’aux lèvres avec la suprême respiration :

— Trop lourd !

Après quoi, l’œil s’obscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir.

Avec lui s’affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore !

Les trois hommes laissèrent échapper le levier, qui roula sur la pierre tumulaire.

Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le cœur prêt à se rompre.

Plus rien ! Le géant dormait de l’éternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille.