Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre C

Michel Lévy frères (p. 302-306).
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C

LES DEUX AMIES


À l’heure où M. de Baisemeaux montrait à Aramis les prisonniers de la Bastille, un carrosse s’arrêtait devant la porte de madame de Bellière, et à cette heure encore matinale déposait au perron une jeune femme enveloppée de coiffes de soie.

Lorsqu’on annonça madame Vanel à madame de Bellière, celle-ci s’occupait ou plutôt s’absorbait à lire une lettre qu’elle cacha précipitamment.

Elle achevait à peine sa toilette du matin, ses femmes étaient encore dans la chambre voisine.

Au nom, au pas de Marguerite Vanel, madame de Bellière courut à sa rencontre. Elle crut voir dans les yeux de son amie un éclat qui n’était pas celui de la santé ou de la joie.

Marguerite l’embrassa, lui serra les mains, lui laissa à peine le temps de parler.

— Ma chère, dit-elle, tu m’oublies donc ? Tu es donc tout entière aux plaisirs de la cour ?

— Je n’ai pas vu seulement les fêtes du mariage.

— Que fais-tu alors ?

— Je me prépare à aller à Bellière.

— À Bellière !

— Oui.

— Campagnarde alors. J’aime à te voir dans ces dispositions. Mais tu es pâle.

— Non, je me porte à ravir.

— Tant mieux, j’étais inquiète. Tu ne sais pas ce qu’on m’avait dit ?

— On dit tant de choses !

— Oh ! celle-là est extraordinaire.

— Comme tu sais faire languir ton auditoire, Marguerite.

— M’y voici. C’est que j’ai peur de te fâcher.

— Oh ! jamais. Tu admires toi-même mon égalité d’humeur.

— Eh bien ! on dit que… Ah ! vraiment, je ne pourrai jamais t’avouer cela.

— N’en parlons plus alors, fit madame de Bellière, qui devinait une méchanceté sous ces préambules, mais qui cependant se sentait dévorée de curiosité.

— Eh bien ! ma chère marquise, on dit que depuis quelque temps tu regrettes beaucoup moins M. de Bellière, le pauvre homme !

— C’est un mauvais bruit, Marguerite ; je regrette et regretterai toujours mon mari ; mais voilà deux ans qu’il est mort ; je n’en ai que vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas dominer toutes les actions, toutes les pensées de ma vie. Je le dirais, que toi, toi, Marguerite, la femme par excellence, tu ne le croirais pas.

— Pourquoi ? Tu as le cœur si tendre ! répliqua méchamment madame Vanel.

— Tu l’as aussi, Marguerite, et je n’ai pas vu que tu te laissasses abattre par le chagrin quand le cœur était blessé.

Ces mots étaient une allusion directe à la rupture de Marguerite avec le surintendant. Ils étaient aussi un reproche voilé, mais direct, fait au cœur de la jeune femme.

Comme si elle n’eût attendu que ce signal pour décocher sa flèche, Marguerite s’écria :

— Eh bien ! Élise, on dit que tu es amoureuse.

Et elle dévora du regard madame de Bellière, qui rougit sans pouvoir s’en empêcher.

— On ne se fait jamais faute de calomnier les femmes, répliqua la marquise après un instant de silence.

— Oh ! on ne te calomnie pas, Élise

— Comment ! l’on dit que je suis amoureuse, et on ne me calomnie pas.

— D’abord, si c’est vrai, il n’y a pas de calomnie, il n’y a que médisance ; ensuite, car tu ne me laisses pas achever, le public ne dit pas que tu t’abandonnes à cet amour. Il te peint, au contraire, comme une vertueuse amante armée de griffes et de dents, te renfermant chez toi comme dans une forteresse, et dans une forteresse autrement impénétrable que celle de Danaé, bien que la tour de Danaé fût faite d’airain.

— Tu as de l’esprit, Marguerite, dit madame de Bellière tremblante.

— Tu m’as toujours flattée, Élise… Bref, on te dit incorruptible et inaccessible. Tu vois si l’on te calomnie… Mais à quoi rêves-tu pendant que je te parle ?

— Moi ?

— Oui, tu es toute rouge et toute muette.

— Je cherche, dit la marquise relevant ses beaux yeux brillant d’un commencement de colère, je cherche à quoi tu as pu faire allusion, toi, si savante dans la mythologie, en me comparant à Danaé.

— Ah ! ah ! fit Marguerite en riant, tu cherches cela ?

— Oui, ne te souvient-il pas qu’au couvent, lorsque nous cherchions des problèmes d’arithmétique… Ah ! c’est savant aussi ce que je vais te dire, mais à mon tour… Ne te souviens-tu pas que, si l’un des termes était donné, nous devions trouver l’autre ? Cherche, alors, cherche.

— Mais je ne devine pas ce que tu veux dire.

— Rien de plus simple, pourtant. Tu prétends que je suis amoureuse, n’est ce pas ?

— On me l’a dit.

— Eh bien ! on ne dit pas que je sois amoureuse d’une abstraction. Il y a un nom dans tout ce bruit ?

— Certes, oui, il y a un nom.

— Eh bien, ma chère, il n’est pas étonnant que je doive chercher ce nom, puisque tu ne me le dis pas.

— Ma chère marquise, en te voyant rougir, je croyais que tu ne chercherais pas longtemps.

— C’est ton mot Danaé qui m’a surprise. Qui dit Danaé dit pluie d’or, n’est ce pas ?

— C’est-à-dire que le Jupiter de Danaé se changea pour elle en pluie d’or.

— Mon amant alors… celui que tu me donnes…

— Oh ! pardon ; moi, je suis ton amie et ne te donne personne.

— Soit ! mais les ennemis.

— Veux-tu que je te dise le nom ?

— Il y a une demi-heure que tu me le fais attendre.

— Tu vas l’entendre. Ne t’effarouche pas, c’est un homme puissant.

— Bon !

La marquise s’enfonçait dans les mains ses ongles effilés, comme le patient à l’approche du fer.

— C’est un homme très-riche, continua Marguerite, le plus riche peut-être. C’est enfin…

La marquise ferma un instant les yeux.

— C’est le duc de Buckingham, dit Marguerite en riant aux éclats.

La perfidie avait été calculée avec une adresse incroyable. Ce nom, qui tombait à faux à la place du nom que la marquise attendait, faisait bien l’effet sur la pauvre femme de ces haches mal aiguisées qui avaient déchiqueté, sans les tuer, MM. de Chalais et de Thou sur leurs échafauds.

Elle se remit pourtant.

— J’avais bien raison, dit-elle, de t’appeler une femme d’esprit ; tu me fais passer un agréable moment. La plaisanterie est charmante… Je n’ai jamais vu M. de Buckingham.

— Jamais ? fit Marguerite en contenant ses éclats.

— Je n’ai pas mis le pied hors de chez moi depuis que le duc est à Paris.

— Oh ! reprit madame Vanel en allongeant son pied mutin vers un papier qui frissonnait près de la fenêtre sur un tapis. On peut ne pas se voir, mais on s’écrit.

La marquise frémit. Ce papier était l’enveloppe de la lettre qu’elle lisait à l’entrée de son amie. Cette enveloppe était cachetée aux armes du surintendant.

En se reculant sur son sofa, madame de Bellière fit rouler sur ce papier les plis épais de sa large robe de soie, et l’ensevelit ainsi.

— Voyons, dit-elle alors, voyons, Marguerite, est-ce pour me dire toutes ces folies que tu es venue de si bon matin ?

— Non, je suis venue pour te voir d’abord et pour te rappeler nos anciennes habitudes si douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions nous promener à Vincennes, et que, sous un chêne, dans un taillis, nous causions de ceux que nous aimions et qui nous aimaient.

— Tu me proposes une promenade ?

— J’ai mon carrosse et trois heures de liberté.

— Je ne suis pas vêtue, Marguerite… et… si tu veux que nous causions, sans aller au bois de Vincennes, nous trouverions dans le jardin de l’hôtel un bel arbre, des charmilles touffues, un gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette que l’on sent d’ici.

— Ma chère marquise, je regrette que tu me refuses… J’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien.

— Je te le répète, Marguerite, mon cœur est à toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici près, sous ce tilleul de mon jardin, que là-bas, sous un chêne dans le bois.

— Pour moi, ce n’est pas la même chose… En me rapprochant de Vincennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis quelques jours.

La marquise leva tout à coup la tête.

— Cela t’étonne, n’est-ce pas… que je pense encore à Saint-Mandé ?

— À Saint-Mandé ! s’écria madame de Bellière.

Et les regards des deux femmes se croisèrent comme deux épées inquiètes au premier engagement du combat.

— Toi, si fière ?… dit avec dédain la marquise.

— Moi… si fière !… répliqua madame Vanel. Je suis ainsi faite… Je ne pardonne pas l’oubli, je ne supporte pas l’infidélité. Quand je quitte et qu’on pleure, je suis tentée d’aimer encore ; mais, quand on me quitte et qu’on rit, j’aime éperdument.

Madame de Bellière fit un mouvement involontaire.

— Elle est jalouse, se dit Marguerite.

— Alors, continua la marquise, tu es éperdument éprise… de M. de Buckingham… non, je me trompe… de M. Fouquet ?

Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur son cœur.

— Et tu voulais aller à Vincennes… à Saint-Mandé même !

— Je ne sais ce que je voulais, tu m’eusses conseillée peut-être.

— En quoi ?

— Tu l’as fait souvent.

— Certes, ce n’eût point été en cette occasion ; car, moi, je ne pardonne pas comme toi. J’aime moins peut-être ; mais quand mon cœur a été froissé, c’est pour toujours.

— Mais M. Fouquet ne t’a pas froissée, dit avec une naïveté de vierge Marguerite Vanel.

— Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. M. Fouquet ne m’a pas froissée ; il ne m’est connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as à te plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais.

— Ah ! tu préjuges ?

— Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices.

— Ah ! mais tu m’accables, fit tout à coup la jeune femme en rassemblant toutes ses forces comme le lutteur qui s’apprête à porter le dernier coup ; tu ne comptes qu’avec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant à ce que j’ai de sentiments purs et généreux, tu n’en parles point. Si je me sens entraînée en ce moment vers M. le surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce qui est probable, je te le confesse, c’est que le sort de M. Fouquet me touche profondément, c’est qu’il est, selon moi, un des hommes les plus malheureux qui soient.

— Ah ! fit la marquise en appuyant une main sur son cœur, il y a donc quelque chose de nouveau ?

— Tu ne sais donc pas ?

— Je ne sais rien, dit madame de Bellière avec cette palpitation de l’angoisse qui suspend la pensée et la parole, qui suspend jusqu’à la vie.

— Ma chère, il y a d’abord que toute la faveur du roi s’est retirée de M. Fouquet pour passer à M. Colbert.

— Oui, on le dit.

— C’est tout simple, depuis la découverte du complot de Belle-Isle

— On m’avait assuré que cette découverte de fortifications avait tourné à l’honneur de M. Fouquet.

Marguerite se mit à rire d’une façon si cruelle, que madame de Bellière lui eût en ce moment plongé avec joie un poignard dans le cœur.

— Ma chère, continua Marguerite, il ne s’agit plus même de l’honneur de M. Fouquet ; il s’agit de son salut. Avant trois jours, la ruine du surintendant est consommée.

— Oh ! fit la marquise en souriant à son tour, c’est aller un peu vite.

— J’ai dit trois jours, parce que j’aime à me leurrer d’une espérance. Mais très-certainement la catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures.

— Et pourquoi ?

— Par la plus humble de toutes les raisons : M. Fouquet n’a plus d’argent.

— Dans la finance, ma chère Marguerite, tel n’a pas d’argent aujourd’hui, qui demain fait rentrer des millions.

— Cela pouvait être pour M. Fouquet alors qu’il avait deux amis riches et habiles qui amassaient pour lui et faisaient sortir l’argent de tous les coffres ; mais ces amis sont morts.

— Les écus ne meurent pas, Marguerite ; ils sont cachés, on les cherche, on les achète et on les trouve.

— Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour toi. Il est bien fâcheux que tu ne sois pas l’égérie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il pourra puiser les millions que le roi lui a demandés hier.

— Des millions ? fit la marquise avec effroi.

— Quatre… c’est un nombre pair.

— Infâme ! murmura madame de Bellière torturée par cette féroce joie… M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, répliqua-t-elle courageusement.

— S’il a ceux que le roi lui demande aujourd’hui, dit Marguerite, peut-être n’aura-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un mois.

— Le roi lui redemandera de l’argent ?

— Sans doute, et voilà pourquoi je te dis que la ruine de ce pauvre M, Fouquet devient infaillible. Par orgueil, il fournira de l’argent, et, quand il n’en aura plus, il tombera.
Le comte de Guiche n'eut pas la force de se relever. — Page 320.

— C’est vrai, dit la marquise en frissonnant ; le plan est fort… Dis-moi, M. Colbert hait donc bien M. Fouquet ?

— Je crois qu’il ne l’aime pas… Or, c’est un homme puissant que M. de Colbert ; il gagne à être vu de près : des conceptions gigantesques, de la volonté, de la discrétion ; il ira loin.

— Il sera surintendant ?

— C’est probable… Voilà pourquoi, ma bonne marquise, je me sentais émue en faveur de ce pauvre homme qui m’a aimée, adorée même ; voilà pourquoi, le voyant si malheureux, je lui pardonnais son infidélité… dont il se repent, j’ai lieu de le croire ; voilà pourquoi je n’eusse pas été éloignée de lui porter une consolation, un bon conseil ; il aurait compris ma démarche et m’en aurait su gré. C’est doux d’être aimée, vois-tu. Les hommes apprécient fort l’amour quand ils ne sont pas aveuglés par la puissance.

La marquise, étourdie, écrasée par ces atroces attaques, calculées avec la justesse et la précision d’un tir d’artillerie, ne savait plus comment répondre ; elle ne savait plus comment penser.

La voix de la perfide avait pris les intonations les plus affectueuses ; elle parlait comme une femme et cachait les instincts d’une panthère.

— Eh bien ! dit madame de Bellière, qui espéra vaguement que Marguerite cessait d’accabler l’ennemi vaincu ; eh bien ! que n’allez-vous trouver M. Fouquet ?

— Décidément, marquise, tu m’as fait réfléchir. Non, il serait inconvenant que je fisse la première démarche. M. Fouquet m’aime sans doute, mais il est trop fier. Je ne puis m’exposer à un affront… J’ai mon mari, d’ailleurs, à ménager. Tu ne me dis rien. Allons ! je consulterai là-dessus M. Colbert.

Elle se leva en souriant comme pour prendre congé. La marquise n’eut pas la force de l’imiter.

Marguerite fit quelques pas pour continuer à jouir de l’humiliante douleur où sa rivale était plongée ; puis soudain :

— Tu ne me reconduis pas ? dit-elle.

La marquise se leva, pâle et froide, sans s’inquiéter davantage de cette enveloppe qui l’avait si fort préoccupée au commencement de la conversation et que son premier pas laissa à découvert.

Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et, sans même retourner la tête du côté de Marguerite Vanel, elle s’y enferma.

Marguerite prononça ou plutôt balbutia trois ou quatre paroles que madame de Bellière n’entendit même pas.

Mais, aussitôt que la marquise eut disparu, son envieuse ennemie ne put résister au désir de s’assurer que ses soupçons étaient fondés ; elle s’allongea comme une panthère et saisit l’enveloppe.

— Ah ! dit-elle en grinçant des dents, c’était bien une lettre de M. Fouquet qu’elle lisait quand je suis arrivée !

Et elle s’élança, à son tour, hors de la chambre.

Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière le rempart de sa porte, sentait qu’elle était au bout de ses forces : un instant elle resta roide, pâle et immobile comme une statue ; puis, comme une statue qu’un vent d’orage ébranle sur sa base, elle chancela et tomba inanimée sur le tapis.

Le bruit de sa chute retentit en même temps que retentissait le roulement de la voiture de Marguerite sortant de l’hôtel.