Le Monde illustré du 13 juin 1857 (p. 5-11).

Le « Vanderbilt »

Le Vanderbilt.


Le Havre vient de recevoir dans ses bassins le navire le plus gigantesque qui ait encore sillonné les mers ; long de 340 pieds, sur une largeur de 59, il en mesure 33 de profondeur, et ne jauge pas moins de 5,268 tonneaux. Deux machines de la force de 1,250 chevaux chacune, impriment le mouvement à ses roues, dont le diamètre est de 42 pieds.

Ce puissant steamer, dont notre gravure représente l’image, offre dans sa construction et dans son aménagement tout le luxe et tout le confortable des paquebots les plus riches. Il est destiné à faire la traversée de New-York au Havre.

Il a été construit par M. J. Simonson, habile ingénieur américain, sur les plans et sous la direction de son armateur M. Vanderbilt, qui lui a imposé son nom. C’était bien son droit : ce navire n’est pas en effet seulement sa propriété, il est son œuvre.

M. Vanderbilt n’a pas cherché à introduire d’innovations dans la construction de cette vaste machine flottante ; tous ses efforts n’ont eu d’autre objet que d’y réunir les divers perfectionnements consacrés ou indiqués par l’expérience, et n’ont tendu, par conséquent, qu’à l’élever au plus haut niveau atteint par l’architecture navale. Aussi son aspect est-il celui de ces embarcations de plaisance où toutes les lignes sont combinées pour allier l’élégance des formes à la rapidité du sillage ; ce sont les façons sveltes et évidées d’un yacht, ses bossoirs élancés, sa gracieuse et coquette carcasse ; c’est le North-Star, plus la grandeur. Telle est la finesse de son gabarit, que ce léviathan ride à peine les eaux qu’il sillonne. Il égale, s’il ne surpasse en vitesse, les paquebots les plus rapides.

Le Vanderbilt, avant de cingler vers l’Europe, a touché à Washington, où il a reçu en quelque sorte une consécration nationale ; les membres du parlement ont accepté le dîner que son propriétaire leur a offert à bord de son puissant navire, et tout la marine des États-Unis a sanctionné les éloges qui lui ont été alors si honorablement donnés.

Fière déjà du vaisseau de guerre le Niagara qui vient d’être lancé dans ses eaux et qui dépasse encore de 15 pieds la longueur du Vanderbilt, la presse entière de l’Union l’a salué d’une acclamation d’enthousiasme. « Nous pouvons nous vanter, comme Américains, s’écrie le F. Leslie’s illustrated Newspaper, d’avoir aujourd’hui, à nous, le plus grand vaisseau de ligne et le plus grand navire marchand qui existent au monde ! »

Cet orgueil national semble avoir froissé les susceptibilités britanniques. Si le bruit qui circule est réel, les parieurs du sport peuvent préparer leurs enjeux, car jamais le turf n’aura vu de derby pareil à celui dont les plaines grondantes de l’Atlantique vont devenir la piste.

On assure que l’armateur du Persia, le meilleur marcheur et le plus grand des pyroscaphes anglais, a porté un audacieux défi au propriétaire du Vanderbilt. Ce serait une joute de vitesse entre les deux navires partant d’un port d’Amérique pour un port d’Europe ; le navire vaincu serait le prix du bâtiment vainqueur ! On affirme également que l’armateur américain a relevé le gant.

Nous verrons bien.

Mais un mot sur le port qui possède ce remarquable visiteur. Le Havre a eu aussi ses navires géants. Auprès du Vanderbilt on peut citer la Grande-Françoise, ainsi nommée à cause de l’énorme statue de saint François placée au-dessus de son château d’arrière.

Cette nef, que Rabelais désigne par le nom de la Grande Nau, fut bâtie, au seizième siècle, dans la crique de Percanville, par un gentilhomme breton, célèbre par la perfection relative de ses constructions navales ; elle pouvait recevoir 2,000 tonneaux de chargement et renfermait, en outre, un grand nombre de chambres, un jeu de paume et une chapelle spacieuse, ce qui rapproche singulièrement ses dimensions de celles du Vanderbilt. Ce colossal steamer n’est donc pas une merveille sans précédent pour ce port.

F. G.