L. Genonceaux, éditeurs (p. 39-64).

III

Grand, maigre, la barbe en pointe, les yeux noirs, le cou enserré dans un faux col à la mode, toujours mis avec une extrême recherche, Mauri de Noirof réalisait le type le plus parfait de l’homme du monde. Il en imposait par sa profonde urbanité qui se manifestait dans les moindres circonstances de la vie. Le soir, quand une cocotte de bas étage, de très bas étage, de fort bas étage, lui faisait pst ! pst ! en lui roulant des yeux de merlan frit et en lui offrant son corps en location pour une minute ou une heure ou un jour ou une semaine ou un mois ; le soir, quand un petit garçon rose et joufflu ou quand un monsieur élégant et poudré le frôlait d’une façon non équivoque, Mauri s’excusait en termes courtois et saluait avec une grâce exquise les chercheurs d’amour. Quand il entrait dans un chalet de nécessité, il se découvrait pendant tout le temps qu’il y restait ; la chose faite, il payait, donnait un sou de pourboire à la patronne, rarement deux, jamais trois, le chapeau à la main, s’inclinait avec un sourire, et vidait les lieux de telle façon qu’il avait encore l’air respectueux par derrière.

Le matin où il gravit pour la première fois l’escalier solennel qui conduisait à l’appartement du directeur de la librairie du Marais, il eut une secousse : il fut persuadé qu’il venait là depuis longtemps, que rien n’était nouveau pour lui dans cette vieille maison Louis XIII, qu’il en connaissait les sculptures, les panneaux, les diverses particularités, ainsi que les habitants. Il dit au directeur : « Je vous connais, je vous ai vu, c’est un éblouissement, je connais votre femme, ainsi que vos employés ; depuis toujours, je sais qu’il y a là un calendrier, ainsi qu’une branche de buis là, dans le coin ; je vous assure que ce canapé usé m’est familier. Suis-je fou ? Ou l’êtes-vous ? » Le versement des cent mille francs ainsi que la rédaction de l’acte d’association avait été fait chez le notaire de la famille, la veille. Mauri ressentait un froid dans la tête, un froid qui lui glaçait le cerveau. Il fut étonné de l’ahurissement du directeur, de sa femme et du personnel. Des épreuves encombraient une table, il les parcourut, et bien qu’il ne connût aucun signe de correction typographique, il signala par un déléatur une lettre en trop dans un mot. Il se leva, discuta l’opportunité des publications en préparation, et s’écria : « C’est un métier très facile, je vous laisse, j’ai autre chose à faire. » Le froid de la tête s’accentuait. Il traversa la place des Vosges, et se donna des coups de canne dans les jambes, en se demandant si tous les habitants de la terre lui ressemblaient. Sa salive était sucrée, il l’avalait avec délices, et le quadrilatère de l’ancienne place royale s’effaçait derrière une gaze jaune, mouvante ; et il n’y avait plus de ciel, la terre prenait des tons d’un bleu intense, en alternance avec d’autres violets, puis verts ; les feuilles des arbres étaient indigotes, leurs troncs, rouges, d’un rouge éblouissant ; l’air avait la couleur orange ; et subitement, tout cela fut pris d’un tremblement rapide, il vit blanc. Il se reconnut. De nouveau, sa tête se vida. Il ne pensa plus, et poursuivit tout droit sa route.

Il se sentit tiré par la manche de sa redingote.

— Tu ne me reconnais pas ?

Il la regardait interrogativement.

— Mais tu sais bien, au 34, boulevard Montrouge… J’en suis sortie pour entrer au ballet de l’Éden. Nous déjeunons ensemble, pas ?

Peu jolie. Un timbre de voix clair, magnifique. Des cheveux noirs trop touffus. Un corps impeccable de forme. Une démarche nette, en dehors, lascive. Bien chaussée, des dessous propres, un parfum de femme honnête s’en dégageant. Elle lui prit le bras, et d’un ton heureux :

— Te rappelles-tu ?

Non, il ne se rappelait pas. Un leitmotif de la Walkyrie le préoccupa, et en essayant de le chanter, il fredonna une valse de Bullier. Encore malade ? Il lui dit :

— Je voudrais bien savoir, madame, comment il se fait que nous nous trouvions précisément ici, à onze heures vingt-sept minutes du matin.

— Mais tu m’y avais donné rendez-vous. Tu m’avais dit avant-hier : Sois-là. J’y suis. Voilà tout.

— Le fait est crevant. Ma parole, le monde n’est peuplé que de fous. Et il ajouta : que de fous, que de fous. Comment t’appelles-tu ?

— Mais la Pondeuse, pardi ! Tu sais, si ça t’embête que je sois venue !… Tu fais semblant de ne pas me reconnaître…

— La Pondeuse ! Quel sobriquet grotesque ! La Pondeuse est une femme qui doit pondre quelque chose. Qu’est-ce que tu ponds ?

— Je ne ponds rien. Je t’ai expliqué l’autre jour pourquoi l’on m’a baptisée de ce nom-là.

Et elle recommença l’historique. Joueuse invétérée, elle suivait assidûment les courses, et y risquait tout son argent. Pendant longtemps, elle vécut, ainsi, des bénéfices réalisés sur les hippodromes, gagnant cinq cents francs aujourd’hui, en perdant quatre cents le lendemain. Mais, la balance penchait toujours, en fin de compte, en faveur des bénéfices. Lorsqu’elle apparaissait au pesage, les amateurs de chevaux, les jeunes et vieux amateurs de chevaux s’écriaient : « Voilà la ponteuse ; sur quel cheval va-t-elle ponter ? » Et elle pontait presque toujours sûrement. Par corruption, on avait prononcé un jour le mot pondeuse, et le mot était resté. Elle avait un frère, un gredin qui lui vola, une nuit, tout son avoir, une dizaine de mille francs mis de côté. Brusquement ruinée, elle ne put se résoudre à travailler, et comme elle avait des principes, elle entra dans un bordel. Elle y séjourna peu de temps, une semaine à peine. La veille du jour où Mauri y fit son apprentissage, la maison reçut la visite d’un magistrat, sportman accompli, qui connaissait la Pondeuse, et qui casqua pour obtenir son élargissement.

— Enfin, me voilà sauvée. J’ai reloué ce matin mon logement de la rue Monge. Tu viendras me voir, n’est-ce pas ? tu verras comme c’est gentil. Je te donnerai du chocolat le matin, le chocolat du Planteur. Le mot est de Forain. C’est fort, hein ?

L’autre répondit :

— Il est bien fâcheux que l’on n’aie pas encore trouvé le moyen d’abréger le langage. Pourquoi ne prononcerait-on pas seulement la première syllabe des mots pour aller plus vite ? Nous en recauserons tout à l’heure.

— Est-ce que je te parle de ça ?

— Ah, oui, l’Éden, je me souviens. Alors, tu connais la danse ? Ferme ça. Je voudrais bien voir une vache se promener avec des pattes de bois sur un fil de fer tendu à cinq cents mètres de hauteur, entre Paris et Marseille.

— Mais il est fou, ma parole ; il est gaga ! Tu es gaga ? Es-tu saoul ?

Et elle lui passait la main dans la barbe, amoureusement. Ils marchaient au pas accéléré, ils ressemblaient aux héros de la Fuite en Égypte. Il disait :

— Rien n’est beau comme de marcher rapidement ; tout homme devrait avoir une locomotive dans chaque jambe, un tender dans le derrière, et des roues sous les pieds.

Ils longèrent la halle aux vins, et gagnèrent la rue du Cardinal-Lemoine où Mauri connaissait un petit restaurant tenu par un gros bonhomme qui ne fumait jamais. On l’appelait le père La Soupe. Toute la jeunesse du quartier latin n’accourait pas chez lui, parce que sa maison était trop petite. Une double porte donnait accès à une manière d’antichambre séparée de la première salle à manger par une cloison surmontée de balustres, et cette cloison était percée de deux petites fenêtres en verre dépoli ; ces deux petites fenêtres donnaient à la cloison un air de grande distinction. La cloison avait un air de grande distinction avec ses deux fenêtres en verre dépoli. Quand on entrait, il fallait remiser son chapeau et sa canne ou son parapluie ou son ombrelle dans un placard ad hoc. Et l’on s’asseyait à une table où jamais une nappe ne s’étendait ; les tables et le parquet étaient cirés ; les bougies remplaçaient le gaz ; une ardoise banale servait de carte ; il fallait y déchiffrer la nomenclature des plats écrite au crayon, en abrégé. L’on mangeait très bien, à bon marché ; le patron servait la moutarde lui-même, et il refusait de la nourriture quand il jugeait que les clients étaient assez rassasiés. Il y avait, aux murs, accrochées dans un désordre voulu et sans art, de très mauvaises peintures ; l’heure était annoncée par des horloges-coucou, et une tourterelle apprivoisée voletait d’une pièce à l’autre, en crottant dans les plats. À peine assise, la Pondeuse s’écria :

— Tiens, Francisque Sarcey !

Le père La Soupe lui ressemblait d’une manière frappante. Il se rengorgea et fut très impoli. Il déclara qu’il lui était pénible de se voir comparé à un critique littéraire, mais il mentait, car il ressentait une véritable joie chaque fois qu’on faisait allusion à son sosie. Il parlait accélérément, prononçait plusieurs mots à la fois, en les remuant dans la bouche comme on fait sauter une friture de goujons dans la poêle, et les mots sortaient au petit bonheur, l’un avant l’autre, ou simultanément, ou dans leur ordre. Une lumière jaillit dans le cerveau de Mauri, et se penchant vers sa compagne :

— Qu’est-ce que je te disais !

— Rien, répondit l’autre qui n’y était pas. Cet entre-côtes est délicieux. J’en reprends un.

— Il faut convenir tout de même que l’homme est bien bête d’inviter une femme à manger. Cela ne fait pas avancer d’un pas la question sociale. Et puis, tu m’interromps ; je ne sais plus ce que je voulais dire.

Après une minute de silence :

— As-tu de la mémoire ? Oui, cela se voit. Tâche donc de me répéter tout ce que je t’ai dit ce matin. Je n’exige pas le mot à mot, les grandes lignes de la conversation suffisent.

— Les grandes lignes… Est-il gentil, avec ses grandes lignes ! Ah oui, mon chéri, tu peux le vanter d’en avoir une dans le plafond. Alors, tu veux les grandes lignes. Voyons : la vache en l’air, je ne vois que ça qui puisse être choisi comme une grande ligne.

— J’entrevois dans l’imagination de vastes projets à exécuter. Je t’assure que j’ai peur de la vie. Les gens heureux sont les ratés.

— Mange donc, cela vaudra mieux.

Mais il ne mangeait pas. Il avait renversé la carafe d’eau, mis du poivre dans son vin, et s’apprêtait à allumer une cigarette, lorsque La Soupe lui coula doucement dans l’oreille, d’un ton impératif : On ne fume pas ici, le tabac nous dérange. Mauri avait compris : On n’fu’ci l’ta n’d’ange, et, resaisissant une pensée fugitive, il demanda à la Pondeuse :

— Suis-moi bien, je la tiens, cette fois. Tu m’écoutes : L’hipp s’app diff. Comprends-tu ?

— Rien du tout.

— Cela veut dire : l’hippopotame s’apprivoise difficilement. C’est très compréhensible. On pourrait de la sorte abréger tous les mots et imprimer à la conversation un mouvement de rotation qui ferait très bien à une époque où l’on est pressé de naître, de vivre et de mourir. L’hipp s’app diff.

— Et comment abrégerais-tu ceci : le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur ?

— Aux mots d’une syllabe, évidemment mon système ne peut s’appliquer. D’ailleurs, je creuserai la question.

Et pendant deux longs jours, il piocha fiévreusement les ouvrages de de Brosses, B. Tylor, Herbert Spencer ; il remonta à l’origine du langage, à la formation des premiers vocables, étudia ou plutôt essaya d’étudier la relation existant entre les interjections et les mots imitatifs des différents peuples ; il fut heureux de découvrir que les japonais appelaient leurs mères caca et que, primitivement, l’homme émettait de simples cris pour traduire ses émotions, comme le chimpanzé. Il en conclut banalement que le genre humain n’est qu’une famille de singes civilisés.

Il s’était loué un petit appartement à un cinquième de la rue Campagne-Première. De son cabinet de travail, il plongeait dans le dépôt des voitures de place, un vaste immeuble avec cour intérieure dans laquelle, le matin, vers cinq heures, on n’apercevait que les dessus des fiacres soigneusement alignés. Ceux-ci étaient compacts, ils se touchaient presque, les brancards relevés ; et quand, après le nettoyage, on les remuait pour l’attelage, ils ressemblaient, vus de haut, à de grosses punaises ou à de gros crabes noirs en grouillance.

Un jour, Mauri remarqua un cocher qui le saluait en agitant son mouchoir ; le lendemain, le même manège recommença ; à l’aide de jumelles, Noirof reconnut Pancrace. Il descendit en hâte, car Pancrace lui était sympathique ; il faillit se faire écraser à la porte du dépôt par un omnibus du chemin de fer, et s’aventura dans le dédale des véhicules. La cour puait l’urine et le crottin dans lesquels on piétinait ; d’abord, l’odeur prenait à la gorge, mais elle paraissait exquise quand on y était habitué, et l’imagination aidant, donnait l’illusion d’un patchouli musqué, ou d’un musc patchouliqué ; ou plutôt, donnait l’illusion de l’odeur d’une femme du demi-monde esquintée par les luttes de l’amour et fraîchement imprégnée des multiples senteurs de son boudoir ; ou mieux encore, donnait l’illusion de l’odeur d’une femme très honnête, célibataire, vierge, jalouse, méchante, fumant du tabac d’Orient et mettant de l’eau de Cologne et du lubin dans son linge. Dès que Pancrace aperçut Mauri, il leva les bras en croix et accourut vers lui :

— Vous ne lisez donc pas les journaux ? On n’y parle que de votre disparition depuis trois jours. Il paraît que vous êtes perdu ! Qu’est-ce que vous devenez ?

— Ah, mon cher, les affaires, les affaires ! Je ne fais rien, je traverse une période d’incubation. Je me couve. — Dites-moi donc, j’ai fort envie de louer un coupé à l’année…

— Gardez-vous en bien, interrompit l’autre dans la prunelle vert-épinard duquel se dressait déjà le fantôme de Pourboire-Agonisant, le coupé à l’année est une supercherie. Prenez-moi plutôt à votre service ; la guimbarde est bonne, et la bête aussi. Je connais Paris par cœur, et il est fort rare qu’un accident m’arrive. Depuis que j’exerce, j’ai seulement écrabouillé six chiens, trois femmes, deux hommes et quatre petits enfants à la mamelle. Vous voyez que c’est peu étant donné la population du globe terrestre.

Mauri caressait le cheval de Pancrace et lui ouvrait la bouche pour voir son âge. Il dit :

— Quel dommage que l’on ne puisse pas, de cette façon, connaître l’âge des femmes ! Il suffirait de les faire bailler !

— Ah, le gonze poilu, il est rien rigougnard ! s’écria un cocher qui attelait derrière lui.

— Si nous jouions un zanzi ?

Chez le chand de vin du coin, ils firent rouler les dés sur le zinc. Mauri, qui avait horreur du vin, payait, sans boire, d’interminables tournées aux cochers et palefreniers qui lui tapaient sur le ventre ; ils étaient là une quinzaine au moins, se mettant en train par des répétitions de petit blanc, fumant, en se dandinant, des cigares de deux sous, toujours sur le compte du gonze poilu, ainsi qu’ils appelaient Mauri. Celui-ci, levé au pied levé, tout dépoitraillé, arborait une chemise de nuit en soie rouge couleur joue de jeune fille sage surprise par un sergot à renouer sa jarretière dans un endroit public, un pantalon de velours noir et une jaquette blanche. Un peu égaré parmi ce monde étrange, il se cramponnait au bras de Pancrace qui se saoûlait peu à peu. À son dixième verre, Pancrace eut une idée lumineuse, il proposa de faire venir un joueur d’accordéon et de pincer un rigodon tous ensemble. À six heures du matin, cela serait rigolo. Tout le monde approuva. Mais on ne trouva pas de musicien. Alors, du groupe des buveurs, se détacha un petit homme très laid, à la gueule de travers, un artiste en taloches. Il était l’inventeur d’une musique spéciale, il interprétait n’importe quel morceau d’opéra en se frappant de grands coups sur les joues. Celles-ci, à force d’être battues, étaient devenues blettes et bleues, en raison des tuméfactions qui n’avaient pas le temps de se guérir ; et quand le vieux bonhomme leur envoyait des horions formidables, il semblait qu’elles allaient se détacher. Il obtint un succès fou. Il joua l’air du Pied qui remue ainsi qu’une valse portant un titre fabuleux : De l’influence des courants d’air sur le mouvement rotatoire des gallinacés.

On avait reculé les tables et les chaises contre le mur ; le musicien était monté sur un petit banc de dame, il s’y maintenait difficilement en équilibre, ce qui lui donnait l’attitude d’un poussah ; les compagnons du fouet gigottaient, ils ne dansaient pas en mesure, et faisaient un vacarme stupéfiant avec leurs grosses bottes, leurs sabots, et leurs voix faussées par l’effet d’une ivresse improvisée. Tous ces gens-là se donnaient beaucoup de peine pour se persuader qu’ils ne s’embêtaient pas. Et comme ils crevaient de faim, ils se firent servir à déjeuner, pas grand chose, du poulet, du bœuf froid, et du fromage. Quelqu’un prononça le mot de champagne, et Noirof en commanda tout de suite. Il changea d’accoutrement avec Pancrace ; en un clin d’œil, il fut métamorphosé en cocher, et le succès qu’il obtint ainsi lui procura un délicieux gargouillis dans le cœur. Tout à coup, trois femmes firent irruption dans la salle ; c’était la Pondeuse avec deux de ses amies, qui avaient vadrouillé toute la nuit à Montrouge. Elles apportaient, attaché par une ficelle, un vieux chat crevé, puant, glaireux, véreux, trouvé dans un ruisseau à trois heures ou plutôt à trois heures dix-huit minutes du matin. Les femmes étaient pochardes, et pour s’amuser, faisaient mine de vouloir lancer le chat à la tête de quelqu’un ; et la plaisanterie était très goûtée par tout le monde.

— Qu’on le mette en gibelotte, il est faisandé à point !

Mais le vieux, l’artiste en giffles, protesta ; il valait mieux le manger cru. Lorsqu’on lui demanda le morceau qu’il préférait, il répondit, d’une voix aussi blette que ses joues :

— La partie innommable.

Et comme on croyait à une plaisanterie :

— Parfaitement, la partie innommable ! C’est ce qu’il y a de meilleur dans les bêtes, et surtout dans le chat, et surtout dans le chat crevé, et surtout dans le chat crevé rongé par les vers. Oh, manger ce morceau ! n’en pas manger !

Il fut décidé que l’on jouerait à pile ou face pour voir celle des trois femmes qui procéderait à l’ablation de la chose en question ; une pièce de deux francs fut jetée en l’air, et le sort désigna la Pondeuse. Mais la pièce étant reconnue fausse, on recommença l’épreuve : cette fois encore, ce fut la Pondeuse que le sort choisit. On apporta, sur un plat d’étain, un énorme couteau de boucher, très affilé ; la charogne fut déposée par terre entre quatre chandelles allumées ; on fit cercle autour, les coupes de champagne se levèrent en même temps, tandis qu’un chant pieux fut entonné à l’unisson :


C’est le mois de Marie
C’est le mois le moins laid.


Alors la Pondeuse s’approcha, avec, d’une main, une larme dans les yeux, et le glaive dans l’autre. Il n’y avait rien à couper. Un fer chatricide avait eunuquisé la pauvre bête dès sa plus tendre enfance.

— Que l’on me donne la queue, un bout, un tout petit bout de cinquante centimètres, pas plus.

Et le poussah le dévora, bien qu’il fût plein d’asticots. Un cocher, que cette scène avait rendu malade, dégobilla dans un coin ; son voisin fit comme lui, et en moins de vingt à vingt trois secondes, il y eut un vomissement général chez le marchand de vins. Une odeur de cadavre et de boisson non digérée empua le cabaret. On n’entendait que des hoquets d’ivresse, la chute des liquides non assimilés, et des pets lâchés très inconsciemment. Le patron, la patronne, le garçon et la servante rendaient également, par leurs orifices buccaux, tout ce qu’ils avaient dans l’estomac. Seul, toujours debout sur son petit banc, l’artiste triomphait ; il mâchonnait lentement ; les vers lui dégoulinaient du coin des lèvres, il les rattrapait avec empressement et les remâchait avec amour. Et lorsqu’il eut terminé ce diabolique repas, il régala la société d’un morceau de musique funèbre, un de profundis bien appliqué sur les joues. On fit disparaître le chat, il y eut un moment de détente, chacun se regarda. Mon Dieu, que l’on avait l’air bête ! Pancrace, un peu dégrisé, dit à Noirof :

— Parfaitement, tous les journaux ne parlent que de ça. Il faut aller voir votre mère.

Et ils partirent immédiatement. Noirof, toujours déguisé en cocher, conduisait lui-même un fiacre, le reste de la bande suivait dans quatorze voitures qui brûlaient le pavé. Lorsque ce défilé arriva rue de Presbourg, le quartier fut en émoi, on crut à une descente de justice. Madame de Noirof regardait par la fenêtre et ne reconnut pas d’abord son fils dans le cocher qui gravissait le perron en lui envoyant des baisers. Mais il lui fallut se rendre à l’évidence lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit impétueusement et que le fruit de ses entrailles lui apparut saturé de toute sa splendeur.

— Ah, mon enfant, comme tu pues ! Et cet accoutrement ! Que deviens-tu ? Depuis un mois, tu ne te montres plus. J’ai été inquiète, je me suis adressée à la préfecture. Qu’est-ce que tu es allé faire à Valence ?

— À Valence !

Et elle lui montra un rapport de la préfecture où l’on mentionnait son passage à Valence quinze jours auparavant.

— Et avec une femme, encore ! Et une femme corpulente ! Est-ce Dieu possible ! Toi, si sage !

L’autre protesta, le rapport était faux. Il n’avait pas quitté Paris.

— Tu peux demander à la Pondeuse, elle est justement là. J’ai couché avec elle pendant je ne sais combien de jours ; puis, j’ai couché avec la grande noire, du Marais ; puis, j’ai couché avec Gigitte.

Et il compta sur les doigts : il avait couché avec quatre-vingt-deux femmes, en un mois ! Sa mère ravie, l’écoutait en buvant ses paroles :

— Tu dois faire erreur, Mauri, pense donc, quatre-vingt-deux femmes !

Il recommença ses calculs, et il en trouva quatre-vingt-dix-huit et demie.

— Enfin, dit-il, à cinquante près, je suis d’accord avec moi-même.

Elle lui prit les mains, le regarda dans les yeux, et le repoussa.

— Si tu me trompes, prends garde à toi. Je t’adore, parce que tu ne ressembles en rien aux autres hommes. Tu es un déséquilibré, tu ne comprends pas la supériorité de ton essence. Ressembler au commun des mortels est une ironie. Souviens-toi d’une chose, c’est que la vie n’est qu’une Sensation, et elle doit être une Sensation Extraordinaire. Il n’y a pas d’au-delà. L’âme n’est que le ferment de la matière. Va, tu me troubles. Tu me rends heureuse.

Et elle aussi le troublait ; et elle aussi, le rendait heureux. Leurs regards et leurs âmes se fusionnèrent ; dans le silence de cet appartement rococo, encombré de faux vieux meubles et de fausses nouvelles faïences, une seule chose se sincérisait : la passion secrète qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Et lorsque Mauri rejoignit son escorte, il fit avec raison cette amère réflexion que la Divinité elle-même, malgré son essence suprême, ne serait jamais l’égale de l’humanité, puisque, en sa qualité de bâtard non reconnu, Dieu ne pouvait se permettre de devenir jamais l’amant de sa mère.