Poésies (Véga)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 423-429).
POÉSIES


LE TRIOMPHE DE L’ÉTÉ


Le soleil règne enfin. Tout est joie, harmonie ;
Le pré s’épanouit aux premières chaleurs ;
L’été, même aux ravins, dans les sources en pleurs,
Fait retentir sa triomphale symphonie.

Vois sur la route blanche et les bois pleins de fleurs,
Sur les monts violets et la lande jaunie,
Dans les frissons d’azur de la mer infinie,
Chanter éperdument la gamme des couleurs.

Comme un paon dont s’étale en chatoyant la queue,
La baie entre les rocs étend sa robe bleue
Qu’empourpre le porphyre enflammé des îlots.

Mais l’hymne de ton cœur, que l’amour illumine
Et réchauffe, est plus fort en son ardeur divine,
Plus joyeux que le chant de la terre et des flots.


LE VOYAGEUR


Tu revois ta jeunesse et ta chère villa. (HEREDIA.)

J’ai respiré l’odeur des roses dans les brises ;
Je veux me reposer une heure en ce verger
D’où l’on voit la mer bleue entre les branches grises :
Hôte inconnu, sois favorable à l’étranger.

Auprès des fontaines claires,
Les oliviers séculaires
Attirent mes yeux charmés ;
Dès que leur ombre m’effleure,
Je songe aux jours que je pleure,
Aux lieux que j’ai tant aimés.

La source qui jaillit d’un marbre vert de mousse
Epanche sa fraîcheur dans mon âme ; il fait beau ;
Le chant des flots me berce, et la lumière est douce
Qui danse aux vents légers sur les feuilles et l’eau.

Escaladant les portiques,
La vigne aux piliers antiques
Balance ses grappes d’or ;
Comme elle m’est familière,
La maison qui sous le lierre
Et sous les pampres s’endort !

J’avais une demeure à celle-ci pareille,
Un merveilleux jardin dominant l’horizon ;
Je ne m’assiérai plus à l’ombre de ma treille,
Je ne reviendrai plus jamais dans ma maison.

Lorsque le soleil s’incline,
Je ne puis sur la colline
Suivre le chemin connu
Qui gravit la pente et mène
Par les vergers au domaine
Où j’étais le bienvenu.

Je ne retrouverais plus rien que des ruines ;
La guerre et le malheur m’ont exilé des lieux
Où j’ai grandi parmi des visions divines,
Où dans les bois sacrés me souriaient les cieux.

Près des sources profanées,
Rameaux morts, feuilles fanées,
Gisent les arbres amis
Qui, naturelle défense,
Ont protégé mon enfance
Comme des géans soumis.

Des vallons où planait dans l’ombre plus d’une aile,
La hache a violé chaque asile secret ;
Le soc a déchiré la terre maternelle,
Et j’ai cru que c’était mon cœur qu’on labourait !

Oh ! voir l’ennemi paraître
Et bouleverser en maître
L’enclos que l’on cultiva,
Où chaque fleur qu’il enlève
Est une espérance, un rêve,
Un souvenir qui s’en va.

Toutes ont disparu : rose, iris, anémone,
Cassie où s’embaumait chaque vent passager ;
Il est dur de semer pour qu’un autre moissonne ;
Je ne suis plus dans mon pays qu’un étranger.

Et j’erre de rive en rive,
Comme l’onde fugitive
Qui passe et ne revient pas ;
Ma peine reste pareille ;
Je m’endors et je m’éveille,
Triste dès l’aurore et las.

J’arriverai pourtant à la fin de ma course,
Tel que les flots poussés par l’implacable sort
Et qui voudraient en vain retourner à leur source ;
Comme eux vers l’Océan, moi, je m’en vais au port.

Un autre pays m’appelle ;
Bientôt peut-être, sur l’aile
Du vent qui fait alentour
Frissonner l’herbe et la palme,
La nuit viendra fraîche et calme
Après les ardeurs du jour.

Mais je n’oublierai pas, même aux grèves divines,
Dans les bois immortels où rien ne se flétrit,
O mon premier jardin, tes riantes collines :
En mon âme à jamais ta beauté refleurit.

C’est en pleurant la patrie,
Les vignes et la prairie
Où je marchais plein d’espoir
Qu’à travers les plaines mornes,
J’irai vers la mer sans bornes
Parmi les ombres du soir.


L’ABSENT


Que ne suis-je avec toi penchée au bord des eaux
Près d’un fleuve rapide ou de la mer sonore,
Et que ne puis-je à ton côté, jusqu’à l’aurore,
Mêler mes chants plaintifs à la voix des roseaux ?

Le soleil a jeté d’étincelans réseaux,
Faits de changeans rayons, sur les vagues qu’il dore
Avant de disparaître, et l’ombre que j’implore
Dans la forêt profonde assoupit les oiseaux.

La contrainte du jour a cessé… Voici l’heure
Où, libre de m’asseoir sous les treilles, je pleure
Voluptueusement en regardant les flots.

Oh ! que de soupirs pleins d’amertume et de charmes !
Depuis que tu partis, cruel, que de sanglots !
Mais l’amour n’est jamais rassasié de larmes.


LES MILÈSIENNES


Vierges et libres ; ô Milet, nous sommes mortes
Toutes les trois, dès l’aube heureuse de nos jours,
Pour dérober nos fronts sans tache aux jougs trop lourds
Des barbares vainqueurs, implacables cohortes.

Nous ne passerons plus en chantant sous tes portes :
A nos hymnes les dieux ne sont pas restés sourds ;
Mais, pour nous affranchir, grâces à leurs secours,
Nos faibles mains d’enfant surent être assez fortes.

Nous avons imité Syrinx au pied léger,
Et Daphné qu’Apollon pleura. Nul étranger
N’aura goûté le miel de notre chair fleurie.

Nous avons préféré comme époux le tombeau,
Car il nous a paru moins amer et plus beau
D’unir nos chastes corps à ton sol, ô patrie.


LE MARIN


Les vagues ont pleuré sur ta jeunesse brève,
Démétrios, toi qui partis joyeux et fort,
Toi qui n’es plus jamais revenu dans le port :
Quand le couchant fleurit, tu m’apparais en rêve.

Pâle et le front pensif, tu navigues sans trêve ;
Ton navire léger glisse dans l’air qui dort,
Tu sondes du regard l’abîme de la mort :
Tu ne reverras plus la maternelle grève.

Nous livrons vainement notre âme aux longs regrets ;
Un vent mystérieux a tendu tes agrès,
Et tu t’es envolé, voguant à pleines voiles,

Audacieux pilote, enfant trop cher aux dieux,
Et tu t’en es allé chercher d’autres étoiles
Plus haut que le soleil et plus loin que les cieux.


PERSÉPHONE


Du noir Hadès tu nous reviens, ô Perséphone,
Avec la première anémone,
Les premières fleurs d’amandier ;
Tu vas errer pensive et pâle au bord des grèves,
Semant tes rêves
Sur le sentier.

Dès que tu passes, tout renaît : le bois frissonne,
L’eau murmure, le pré bourdonne,

Et sur chaque rameau mouvant
Qu’ont effleuré ton chant magique et tes paroles,
Mille corolles
Tremblent au vent.

Mais tu n’es plus l’enfant joyeuse aux fleurs pareille
Qui voltigeait comme l’abeille,
Ivre de miel et de parfums ;
Un dieu cruel t’a fait, malgré ton épouvante,
Régner vivante
Sur les défunts.

Dans l’ombre où s’éteindront nos soleils éphémères,
L’eau sombre et les graines amères
Ont calmé pour jamais ta faim ;
Tes yeux ont lu tous les secrets des tombes closes ;
De toutes choses,
Tu sais la fin.

Tu sais où nous conduit pas à pas notre voie,
Où s’en vont l’espoir et sa joie,
L’ivresse et l’orgueil du matin :
De tout ce qui palpite et vit, grandit ou germe,
Tu vois le terme
Et le destin.

Aussi des pleurs sont-ils mêlés à ton sourire,
Déesse du brumeux empire
Et des printemps tristes et beaux,
Qui, lasse d’assister à nos métamorphoses,
Répands des roses
Sur les tombeaux.

O Perséphone, notre amour qui chante et tremble,
Notre pauvre amour te ressemble ;
Il ne sourit plus qu’à moitié ;
Tout en semant de fleurs et de rêves sa route,
Il tremble, il doute,
Plein de pitié.

Il a subi jeune et joyeux la froide étreinte
Qui nous force, éperdus de crainte,
A sonder les secrets du sort ;
Aux bois chanteurs, au ciel paré d’astres sans nombre,
Il voit dans l’ombre
Planer la mort.


L’OMBRE DES OLIVIERS


Vos branches, oliviers, ont laissé sur mon cœur
Une ombre lumineuse, une clarté changeante ;
La voix de vos rameaux que chaque souffle argenté
L’a rempli pour jamais de joie et de langueur.

Vos feuilles frémissaient sur le front du vainqueur
Au stade d’Olympie, aux temples d’Agrigente,
Tandis que butinait l’abeille diligente,
Que les vierges dansaient aux chants rythmés du chœur.

Mais vous fûtes témoins du suprême mystère,
Arbres qui frissonniez au jardin solitaire !
Vous gardez la pâleur et les échos sacrés

D’une plainte sublime et d’une aube infinie,
Et je vous ai d’abord aimés et vénérés
Pour avoir contemplé la divine agonie.


VEGA.