XIII.

Les clous du cercueil

« Sinon… » Ce mot, Patrice le répéta machinalement, à diverses reprises, tandis que la signification redoutable leur en apparaissait à tous deux. Sinon… cela voulait dire que si Coralie n’obéissait pas et ne se livrait pas à l’ennemi, si elle ne s’enfuyait pas de la prison pour suivre celui qui tenait les clefs de la prison, c’était la mort.

En cet instant, ils ne songeaient plus ni l’un ni l’autre au genre de mort qui leur était réservé, ni même à cette mort.

Ils ne songeaient qu’à l’ordre de séparation que l’ennemi leur adressait. L’un devait partir et l’autre mourir. La vie était promise à Coralie, si elle sacrifiait Patrice. Mais à quel prix, cette promesse ? et par quoi se payerait le sacrifice imposé ?

Il y eut entre les deux jeunes gens un long silence plein d’incertitude et d’angoisse. Maintenant quelque chose se précisait, et le drame ne se passait plus absolument en dehors d’eux et sans qu’ils y participassent autrement que comme victimes impuissantes. Il se passait en eux et ils avaient la faculté d’en changer le dénouement. Problème terrible ! Déjà il avait été posé à la Coralie d’autrefois, et elle l’avait résolu dans le sens de l’amour, puisqu’elle était morte…

Il se posait de nouveau.

Patrice lut sur l’inscription, et les mots, tracés rapidement, devenaient moins distincts. Patrice lut :

« J’ai supplié Coralie… Elle s’est jetée à mes genoux. Elle veut mourir avec moi… »

Patrice observa la jeune femme. Il avait dit cela très bas, et elle n’avait point entendu.

Alors, il l’attira vivement contre lui, dans un élan de passion, et il s’écria :

— Tu vas partir, Coralie. Tu comprends bien que, si je ne l’ai pas dit tout de suite, ce n’est pas par hésitation. Non… seulement… je songeais à l’offre de cet homme… et j’ai peur pour toi… C’est épouvantable, ce qu’il demande, Coralie. S’il te promet la vie sauve, c’est qu’il t’aime… Et alors, tu comprends… N’importe, Coralie, il faut obéir… il faut vivre… Va-t’en… Inutile d’attendre que les dix minutes soient écoulées… Il pourrait se raviser… te condamner à mort, toi aussi, non, Coralie, va-t’en, va-t’en tout de suite.

Elle répondit simplement :

— Je reste.

Il eut un sursaut.

— Mais c’est de la folie Pourquoi ce sacrifice inutile ? As-tu donc peur de ce qui pourrait arriver si tu lui obéissais ?

— Non.

— Alors, va-t’en.

— Je reste.

— Mais pourquoi ? pourquoi cette obstination ? Elle ne sert à rien. Pourquoi ?

— Parce que je vous aime, Patrice.

Il demeura confondu. Il n’ignorait pas que la jeune femme l’aimât, et il le lui avait dit. Mais qu’elle l’aimât jusqu’à mourir à ses côtés, c’était une joie imprévue, délicieuse et terrible en même temps.

— Ah ! fit-il, tu m’aimes, ma Coralie… tu m’aimes…

— Je t’aime, mon Patrice.

Elle lui entourait le cou de ses bras, et il sentait que cet enlacement était de ceux dont on ne peut se déprendre. Pourtant il ne céda pas, résolu à la sauver.

— Justement, dit-il, si tu m’aimes, tu dois obéir et vivre. Crois bien qu’il m’est cent fois plus douloureux de mourir avec toi que seul. Si je te sais libre et vivante, la mort me sera douce.

Elle n’écoutait pas, et elle poursuivait son aveu, heureuse de le faire, heureuse de prononcer des paroles qu’elle gardait en elle depuis si longtemps.

— Je t’aime du premier jour, mon Patrice. Je n’ai pas eu besoin que tu me le dises pour le savoir, et, si je ne te l’ai pas dit plus tôt, c’est que j’attendais un événement solennel, une circonstance où ce serait bon de te le dire en te regardant au fond des yeux et en m’offrant à toi tout entière. Puisque c’est au seuil de la mort que j’ai dû parler, écoute-moi et ne m’impose pas une séparation qui serait pire que la mort.

— Non, non, fit-il en essayant de se dégager, ton devoir est de partir.

— Mon devoir est de rester auprès de celui que j’aime.

Il fit un effort et lui saisit les mains.

— Ton devoir est de fuir, murmura-t-il, et, quand tu seras libre, de tout tenter pour mon salut.

— Que dis-tu, Patrice ?

— Oui, reprit-il, pour mon salut. Rien ne prouve que tu ne pourras pas t’échapper des griffes de ce misérable, le dénoncer, chercher du secours, avertir nos amis… Tu crieras, tu emploieras quelque ruse…

Elle le regardait avec un sourire si triste et un tel air de doute qu’il s’interrompit.

— Tu essayes de m’abuser, mon pauvre bien-aimé, dit-elle, mais tu n’es pas plus que moi dupe de tes paroles. Non, Patrice, tu sais bien que si je me livre à cet homme, il me réduira au silence et me gardera dans quelque réduit, pieds et poings liés, jusqu’à ton dernier soupir.

— En es-tu sûre ?

— Comme toi, Patrice, de même que tu es sûr de ce qui arrivera ensuite.

— Qu’arrivera-t-il ?

— Voyons, Patrice, si cet homme me sauve, ce n’est pas par générosité. Son plan, n’est-ce pas, une fois que je serai sa captive, son plan abominable, tu le prévois ? Et tu prévois aussi, n’est-ce pas, le seul moyen que j’aurai de m’y soustraire ? Alors, mon Patrice, si je dois mourir dans quelques heures, pourquoi ne pas mourir maintenant, dans tes bras… en même temps que toi, tes lèvres sur mes lèvres ? Est-ce la mort cela ? N’est-ce pas vivre en un instant la plus belle des vies ?

Il résistait à son étreinte. Il savait qu’au premier baiser de ces lèvres qui s’offraient il perdrait toute volonté.

— C’est affreux, murmura-t-il… Comment veux-tu que j’accepte ton sacrifice ? Toi, si jeune… avec toutes les années de bonheur qui t’attendent…

— Des années de deuil et de désespoir, si tu n’es plus là…

— Il faut vivre, Coralie. De toute mon âme, je t’en supplie.

— Je ne puis vivre sans toi, Patrice. Tu es ma seule joie. Je n’ai plus d’autre raison d’être que de t’aimer. Tu m’as appris l’amour. Je t’aime…

Oh ! les divines paroles ! Elles résonnaient pour la seconde fois entre les quatre murs de la pièce. Mêmes paroles d’amour prononcées par la fille, et que la mère avait prononcées avec la même passion et la même ardeur d’immolation ! Mêmes paroles que le souvenir de la mort et que la mort imprégnaient d’une émotion doublement sacrée ! Coralie les disait sans effroi. Toute sa peur semblait se perdre dans son amour, et l’amour seul faisait trembler sa voix et troublait ses beaux yeux.

Patrice la contemplait d’un regard exalté. Maintenant il jugeait, lui aussi, que de telles minutes valaient bien de mourir.

Cependant il fit un effort suprême.

— Et si je t’ordonnais de partir, Coralie ?

— C’est-à-dire, murmura-t-elle, si tu m’ordonnais de rejoindre cet homme et de me livrer à lui ? Voilà ce que tu voudrais, Patrice ?

Il frémit sous le choc.

— Oh ! l’horreur ! Cet homme… Cet homme… Toi, ma Coralie, si pure… si fraîche…

Cet homme, ni elle ni lui ne se le représentaient sous l’image très précise de Siméon. L’ennemi gardait, même pour eux, malgré l’affreuse vision apparue là-haut, un caractère mystérieux. C’était peut-être Siméon. C’était un autre, peut-être, dont il n’était que l’instrument. En tout cas, c’était l’ennemi, le génie malfaisant accroupi au-dessus de leurs têtes, qui préparait leur agonie, et dont le désir infâme poursuivait la jeune femme.

Patrice demanda seulement :

— Tu ne t’es jamais aperçue que Siméon te recherchait ?…

— Jamais… Jamais… Il ne me recherchait pas… Peut-être même m’évitait-il…

— C’est qu’il est fou alors…

— Il n’est pas fou… je ne crois pas… Il se venge.

— Impossible. Il était l’ami de mon père. Toute sa vie, il a travaillé pour nous réunir, et maintenant, il nous tuerait volontairement ?

— Je ne sais pas, Patrice, je ne comprends pas…

Ils ne parlèrent plus de Siméon. Cela n’avait point d’importance que la mort leur vînt de celui-ci ou de celui-là. C’était contre elle qu’il fallait combattre, sans se soucier de ce qui la dirigeait. Or, que pouvaient-ils contre elle ?

— Tu acceptes, n’est-ce pas, Patrice ? fit Coralie à voix basse.

Il ne répondit pas. Elle reprit :

— Je ne partirai pas, mais je veux que tu sois d’accord avec moi. Je t’en supplie. C’est une torture de penser que tu souffres davantage. Il faut que notre part soit égale. Tu acceptes, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il.

— Donne-moi tes deux mains. Regarde au fond de mes yeux, et sourions, mon Patrice.

Ils s’abîmèrent un instant dans une sorte d’extase, éperdus d’amour et de désir. Mais elle lui dit :

— Qu’est-ce que tu as, mon Patrice ? Te voilà encore bouleversé…

— Regarde… regarde…

Il poussa un cri rauque. Cette fois, il était certain de ce qu’il avait vu.

L’échelle remontait. Les dix minutes étaient écoulées.

Il se précipita et saisit violemment un des barreaux.

Elle ne bougea plus.

Que voulait-il faire ? Il l’ignorait. Cette échelle offrait la seule chance de salut pour Coralie. Allait-il y renoncer et se résigner à l’inévitable ? Une minute, deux minutes se passèrent. En haut, on avait dû raccrocher de nouveau l’échelle, car Patrice sentait la résistance qu’offre une chose fixée solidement.

Coralie le supplia :

— Patrice, Patrice, qu’espères-tu ?…

Il regardait autour de lui et au-dessus de lui, comme s’il eût cherché une idée, et il semblait regarder aussi en lui-même, comme si, cette idée, il l’eût cherchée parmi tous les souvenirs qu’il avait accumulés au moment où son père tenait aussi l’échelle dans une tension dernière de sa volonté.

Et soudain, d’un seul élan de sa jambe gauche, il posa le pied sur le cinquième échelon, tout en s’enlevant à bout de bras le long des montants de corde.

Tentative absurde ! Escalader l’échelle ? Atteindre la lucarne ? S’emparer de l’ennemi, et, par là, se sauver et sauver Coralie ? Et si son père avait échoué, comment admettre que, lui, pût réussir ?

Cela ne dura certes pas trois secondes. Brusquement Patrice retomba. L’échelle avait été aussitôt détachée de l’écrou qui, sans doute, la tenait suspendue à la lucarne et retombait également à côté de Patrice.

Et en même temps un éclat de rire strident jaillit là-haut. Puis aussitôt un bruit se fit entendre. La lucarne fut refermée.

Patrice se releva furieux, injuria l’ennemi, et, sa rage croissant, tira deux coups de revolver qui brisèrent deux vitres.

Il s’en prit ensuite aux fenêtres et aux portes, sur lesquelles il cogna à l’aide du chenet. Il frappa les murs, il frappa le parquet, il montra les poings au démon invisible qui se moquait de lui. Mais subitement, après quelques gestes dans le vide, il fut immobilisé. Quelque chose comme un voile épais avait glissé là-haut. Et c’était l’obscurité.

Il comprit. L’ennemi avait rabattu sur la lucarne un volet qui la recouvrait entièrement.

— Patrice ! Patrice cria Coralie que les ténèbres affolaient et qui perdit toute sa force d’âme. Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ? Ah ! j’ai peur… Où es-tu ?

Alors, ils se cherchèrent à tâtons, comme des aveugles, et rien ne leur avait paru encore plus affreux que d’être égarés dans cette nuit impitoyable.

— Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ?

Leurs mains se heurtèrent, les pauvres mains glacées de Coralie, et celles de Patrice que la fièvre rendait brûlantes, et elles se pressaient les unes contre les autres, s’enlaçaient et s’agrippaient, comme si elles eussent été les signes palpables de leur existence.

— Ah ! ne me quitte pas, mon Patrice, implorait la jeune femme.

— Je suis là, répondit-il, ne crains rien… on ne peut pas nous séparer.

Elle balbutia :

— On ne peut pas nous séparer, tu as raison… nous sommes dans notre tombeau.

Et le mot était si terrible, et Coralie le prononça d’une voix si douloureuse, que Patrice eut un sursaut de révolte.

— Mais non !… Que dis-tu ? Il ne faut pas désespérer… Jusqu’au dernier moment, le salut est possible.

Il dégagea une de ses mains et braqua son revolver sur la clarté qui filtrait par des interstices autour de la lucarne. Il tira trois fois. Ils entendirent le craquement du bois et le ricanement de l’ennemi. Mais le volet devait être doublé de métal, car aucune fente ne se produisit.

Et tout de suite, d’ailleurs, les interstices furent bouchés, et ils se rendirent compte que l’ennemi exécutait le même travail qu’il avait accompli autour des fenêtres et des portes. Cela fut assez long et dut être fait minutieusement. Puis il y eut un autre travail qui compléta le premier. L’ennemi cloua le volet contre le châssis de la lucarne.

Bruit épouvantable ! Les coups de marteau étaient légers et rapides, mais comme ils pénétraient profondément en leur cerveau ! C’était leur cercueil que l’on clouait, leur grand cercueil qui faisait peser sur eux un couvercle clos hermétiquement. Plus d’espoir ! Plus de secours possible ! Chaque coup de marteau renforçait la prison noire et multipliait les obstacles, élevant, entre le monde et eux, des murs qu’aucune puissance humaine ne pouvait renverser.

— Patrice, bégaya Coralie, j’ai peur… Oh ! ces coups me font mal.

Elle défaillait entre les bras de Patrice. Il sentait que des pleurs coulaient sur ses joues.

L’œuvre s’achevait cependant là-haut. Ils avaient cette impression effarante que doivent éprouver les condamnés à l’aube de leur dernier jour. Du fond de leurs cellules, ils entendent les préparatifs, la machine sinistre que l’on monte, ou les batteries électriques qui fonctionnent déjà. Des hommes s’ingénient à ce que tout soit prêt, pour qu’aucune chance favorable ne demeure et que le destin s’accomplisse dans toute sa rigueur inflexible.

Le leur allait s’accomplir. La mort était au service de l’ennemi ; la mort et l’ennemi travaillaient ensemble. Il était la mort lui-même, agissant, combinant, et menant la lutte contre ceux qu’il avait résolu de supprimer.

— Ne me quitte pas, dit Coralie en sanglotant, ne me quitte pas…

— Quelques secondes seulement, dit-il… Il faut que nous soyons vengés plus tard.

— À quoi bon, mon Patrice, qu’est-ce que cela peut nous faire ?

Il avait quelques allumettes dans une boîte. Tout en les allumant les unes après les autres, il conduisit Coralie vers le panneau de l’inscription.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle.

— Je ne veux pas que l’on attribue notre mort à un suicide. Je veux répéter ce que nos parents ont fait et préparer l’avenir. Quelqu’un lira ce que je vais écrire et nous vengera.

Il se baissa et prit un crayon dans sa poche. Il y avait un espace libre, tout en bas, sur le panneau. Il traça :

« Patrice Belval et sa fiancée Coralie meurent de la même mort, assassinés par Siméon Diodokis, le 14 avril 1915.

Mais, comme il finissait d’écrire, il aperçut quelques mots de l’ancienne inscription, qu’il n’avait pas lus jusqu’ici parce qu’ils étaient, pour ainsi dire, placés en dehors, et qu’ils semblaient n’en point faire partie.

— Une allumette encore, prononça-t-il. Tu as vu ?… Il y a là des mots… les derniers sans doute que mon père ait écrits.

Elle alluma.

À la lueur vacillante, ils déchiffrèrent un certain nombre de lettres, mal formées, visiblement jetées à la hâte et qui composaient deux mots…

« Asphyxiés… Oxyde… »

L’allumette s’éteignit. Ils se relevèrent, silencieux. L’asphyxie… C’était de cette façon, ils le comprenaient, que leurs parents avaient péri et qu’eux-mêmes allaient périr. Mais ils ne saisissaient pas bien encore comment la chose se produirait. Le manque d’air ne serait jamais assez absolu pour les asphyxier, dans cette vaste pièce où la quantité d’air pourrait suffire durant des jours et des jours.

— À moins que, murmura Patrice, à moins que la qualité de cet air puisse être modifiée, et que, par conséquent…

Il s’arrêta, puis reprit :

— Oui… c’est cela… je me souviens…

Il dit à Coralie ce qu’il soupçonnait, ou plutôt ce qui s’adaptait si bien à la réalité que le doute n’était plus possible.

Dans le placard du vieux Siméon, il n’avait pas vu seulement cette échelle de corde que le fou avait apportée, mais aussi un rouleau de tuyaux en plomb et alors la conduite de Siméon, depuis l’instant même où ils étaient enfermés, ses allées et venues autour du pavillon, le soin avec lequel il avait bouché tous les interstices, son travail le long du mur et sur le toit, tout s’expliquait de la manière la plus précise. Le vieux Siméon avait tout simplement branché sur un compteur à gaz, placé probablement dans la cuisine, le tuyau qu’il avait ensuite amené contre le mur et couché sur le toit.

C’était donc ainsi, de même qu’avaient péri leurs parents, qu’ils allaient périr, eux, asphyxiés par le gaz d’éclairage.

Tous deux ensemble, ils eurent comme un accès d’effarement, et ils coururent dans la pièce au hasard, se tenant par la main, le cerveau en désordre, sans idées, sans volonté, pareils à de petites choses que secoue la plus violente des tempêtes.

Coralie disait des paroles incohérentes. Patrice, qui la suppliait d’être calme, était lui-même emporté dans la tourmente et impuissant à réagir contre l’épouvantable sensation de détresse que donne le poids des ténèbres où la mort vous guette. On veut fuir. On veut échapper à ce souffle froid qui déjà vous glace la nuque. Il faut fuir, il le faut. Mais où ? Par où ? Les murailles sont infranchissables et les ténèbres plus dures encore que les murailles.

Ils s’arrêtèrent, épuisés. Un sifflement fusait de quelque part, le léger sifflement qui sort d’un bec de gaz mal fermé. Ayant écouté, ils se rendirent compte que cela venait d’en haut.

Le supplice commençait. Patrice chuchota :

— Il y en a pour une demi-heure, une heure au plus.

Elle avait repris conscience d’elle-même, et elle répondit :

— Soyons courageux, Patrice.

— Ah ! si j’étais seul ! mais toi, ma pauvre Coralie…

Elle dit à voix très basse :

— On ne souffre pas.

— Tu souffriras, toi qui es si faible !

— On souffre d’autant moins qu’on est faible. Et puis, je le sais, nous ne souffrirons pas, mon Patrice.

Elle semblait tout à coup si sereine qu’à son tour il fut empli d’une grande paix.

Ils se turent, les doigts toujours entrelacés, assis sur un large divan. Ils s’imprégnaient peu à peu du grand calme qui se dégage des événements que l’on considère pour ainsi dire comme accomplis et qui est de la résignation, de la soumission aux forces supérieures. Des natures comme les leurs ne se révoltent plus lorsque l’ordre du destin est manifeste, et qu’il n’y a plus qu’à obéir et à prier.

Elle entoura le cou de Patrice et prononça :

— Devant Dieu, tu es mon fiancé. Qu’il nous accueille comme il accueillerait deux époux.

Sa douceur le fit pleurer. Elle sécha ses larmes avec des baisers, et ce fut elle-même qui donna ses lèvres à Patrice.

— Ah ! dit-il, tu as raison, c’est vivre que de mourir ainsi.

Un silence infini les baigna. Ils sentirent les premières odeurs de gaz qui descendirent autour d’eux, mais ils n’en éprouvèrent point de terreur.

Patrice chuchota :

— Tout se passera comme autrefois jusqu’à la dernière seconde, Coralie. Ta mère et mon père, qui s’aimaient comme nous nous aimons, sont morts aussi dans les bras l’un de l’autre, et les lèvres jointes. Ils avaient décidé de nous unir, et ils nous ont unis.

Elle murmura :

— Notre tombe sera près de la leur.

Leurs idées se brouillaient peu à peu et ils pensaient, ainsi qu’on voit à travers une brume croissante. Comme ils n’avaient pas mangé, la faim ajoutait son malaise à la sorte de vertige où leur esprit sombrait insensiblement, et ce vertige, à mesure qu’il augmentait, perdait tout caractère d’inquiétude ou d’anxiété. C’était plutôt une extase, une torpeur, un anéantissement, un repos où ils oubliaient l’horreur de n’être plus bientôt.

La première, Coralie fut prise de défaillance et prononça des paroles de délire qui d’abord étonnèrent Patrice.

— Mon bien-aimé, ce sont des fleurs qui tombent, des roses. Oh ! c’est délicieux !

Mais il éprouva, lui aussi, la même béatitude et une même exaltation qui se traduisait par de la tendresse, par de la joie et de l’émotion.

Sans effroi, il la sentit peu à peu fléchir entre ses bras et s’abandonner, et il eut l’impression qu’il la suivait dans un abîme immense, inondé de lumière, où ils planaient tous les deux, en descendant, doucement et sans effort, vers une région heureuse.

Des minutes ou des heures coulèrent. Ils descendaient toujours, lui la portant par la taille, elle un peu renversée, les yeux clos et souriant. Il se souvenait d’images où l’on voit ainsi des couples de dieux qui glissent dans l’azur, et, ivre de clarté et d’air, il faisait de larges cercles au-dessus de la région heureuse.

Cependant, comme il en approchait, il se sentit plus las. Coralie était lourde, sur son bras plié. La descente s’accéléra. Les ondes de lumière s’assombrirent. Il vint un nuage épais, et puis d’autres qui formèrent un tourbillon de ténèbres.

Et soudain, exténué, de la sueur au front et le corps tout grelottant de fièvre, il tomba dans un grand trou noir…