Le Tremblement de terre du Chili

Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 155-195).


Un jeune Espagnol, accusé d’un crime, se trouvait dans les prisons de Saint-Iago, capitale du Chili, au moment où se fit sentir le tremblement de terre de 1647, qui coûta la vie à plusieurs milliers de personnes. Attaché à un pilier de son cachot, il avait résolu de mettre fin lui-même à sa malheureuse existence.

Don Henri Asteron, l’un des plus riches nobles de la ville, l’avait, environ une année auparavant, éloigné de sa maison, où il était placé comme précepteur, parce qu’il avait découvert une intrigue amoureuse entre lui et sa fille dona Josepha. Un rendez-vous mystérieux dénoncé au vieux seigneur par son orgueilleux fils, après qu’il eut vivement réprimandé sa fille, le détermina à la faire retirer dans le couvent carmélite de nos saintes Dames de la Montagne. Par un hasard heureux, Jeronimo ayant trouvé moyen de renouer là leur intrigue, le couvent avait été durant une belle nuit le théâtre de leur félicité.

C’était le jour de la Fête-Dieu, et la procession solennelle des nonnes, suivie par les novices, commençait à défiler, lorsque l’infortunée Josepha, au premier son de la cloche, tomba, saisie du mal d’enfant, sur les degrés de la cathédrale. Cet accident fit un éclat extraordinaire. Sans pitié pour son état, on enferma aussitôt la jeune fille dans un cachot, et à peine fut-elle relevée de ses couches, que, sur l’ordre de l’archevêque, on lui intenta un procès très-grave. On parlait de ce scandale dans toute la ville avec indignation, et la honte en était rejetée sur tout le couvent qui en avait été le théâtre. Aussi, ni l’intercession de la famille Asteron, ni le désir de l’abbesse elle-même, qui aimait cette jeune personne malgré son indigne conduite, ne purent adoucir la rigueur dont les lois monacales la menaçaient. La seule chose qu’on put obtenir, c’est que la peine de mourir par le feu, à laquelle elle serait condamnée, fut, à la sollicitation des femmes et des filles de Saint-Iago, commuée, par un ordre du vice-roi, en celle de la décapitation.

On louait les fenêtres dans les rues que devait traverser le cortége, on montait sur les toits des maisons, et les dignes demoiselles de Saint-Iago se rendaient de toutes parts chez celles de leurs amies qui avaient le bonheur de demeurer sur cette route fatale, pour jouir auprès d’elles du spectacle que la vengeance céleste allait donner.

Jeronimo, qui avait aussi été mis en prison, perdit presque la raison quand il apprit la déplorable issue de cette affaire. En vain il essaya de se sauver ; partout où ses idées le portaient pour trouver une issue, il ne rencontrait que murs et verrous ; une tentative qu’il fit pour sortir par la fenêtre de son cachot, n’aboutit qu’à rendre sa réclusion plus dure encore. Surpris dans cet essai, il fut dès lors resserré dans une plus étroite captivité. Renonçant à tout espoir de fuite, il se précipita aux pieds d’une petite image de la sainte Vierge, lui adressant de ferventes prières, comme à la seule personne qui pût encore le sauver. Mais le funeste jour parut, et avec lui l’intime persuasion que son horrible destin n’éprouverait aucun soulagement. Les cloches, dont les sons accompagnaient Joséphine à la place fatale, retentissaient déjà, et le désespoir s’empara de son âme. La vie lui parut insupportable, il résolut de se donner la mort au moyen d’une corde qui se trouvait par hasard en sa possession.

Il était, comme nous l’avons dit, occupé à assujétir cette corde à un clou planté dans un pilier, lorsque tout-à-coup la plus grande partie de la ville s’abîma avec un bruit tel qu’on eût dit que le firmament s’écroulait, et que tout être vivant périssait enseveli sous ses décombres.

Jeronimo Rugera demeura immobile, plein d’effroi, comme si tout son être eût été brisé ; il se retenait avec force contre ce même pilier qu’il avait peu auparavant voulu rendre témoin et acteur de sa mort. Le terrain tremblait sous ses pieds, tous les murs de sa prison étaient ébranlés, tout le bâtiment menaçait de couvrir la rue de ses ruines, et sa rencontre avec la maison située vis-à-vis, qui tombait dans le même instant, formant une voûte accidentelle, put seule empêcher sa destruction totale.

Jeronimo, tremblant, s’avança d’un pas chancelant vers l’ouverture que le choc des deux bâtimens avait occasionée dans le mur de la prison ; ses genoux pliaient sous lui, ses jambes refusaient de le porter. À peine fut-il dehors, que toute la rue entière, déjà fortement ébranlée, tomba à une seconde secousse en un monceau de ruines. Ne sachant comment il pourrait se retirer de cette destruction générale, il s’éloigna rapidement au milieu des décombres, et tandis que de tous côtés il voyait la mort sur son passage, il s’avança vers la porte de la ville, la plus prochaine. Là une maison s’écroulant encore, ses débris roulant au loin le chassèrent dans une rue voisine ; les flammes s’élançant dans les airs lui offrirent un horrible spectacle, qui le força encore de fuir ; le fleuve Mapocho, lancé hors de ses rives, roulait au-devant de lui ses flots dévastateurs. D’un côté, c’était un monceau de morts ; là, des voix se faisaient encore entendre sous les débris ; plus loin, des malheureux, au milieu des flammes, poussaient des cris de désespoir ; des hommes et des animaux étaient emportés pêle-mêle au milieu des flots, tandis que de courageux sauveurs voyaient leurs efforts vaincus par la fatigue et le nombre ; la pâleur de la mort régnait sur toutes les figures, et des bras s’élevaient vers le ciel pour implorer du secours.

Quand Jeronimo arriva vers la porte et lorsqu’il eut atteint une petite colline située à quelque distance, il tomba presque sans vie.

Après être resté ainsi évanoui pendant près d’un quart-d’heure, il revint à lui, et le dos tourné à la ville, il se releva à demi. Il ne pouvait se rendre compte de son état, et un doux ravissement s’empara de lui, lorsqu’une brise de la mer vint ranimer tout-à-fait ses sens, et que ses yeux, recouvrant la vue, purent se promener sur les environs enchanteurs de Saint-Iago. Seulement cette dévastation qui se faisait remarquer de toutes parts chagrinait son cœur ; il ne pouvait concevoir ce qui avait pu l’occasionner, ainsi que sa délivrance. Le souvenir de l’horrible instant auquel il devait la vie ne se représenta à son esprit que lorsque, se retournant, il vit la ville en ruines. Il se jeta la face contre terre pour remercier Dieu de ce merveilleux prodige. Oubliant tous les coups de la fortune qui avaient d’abord brisé son courage, il pleura de joie de pouvoir encore une fois jouir du bonheur de vivre ; mais l’anneau qu’il portait à l’un de ses doigts lui rappela tout-à-coup Joséphine, et avec elle sa prison, la cloche qu’il avait entendue, et l’instant qui avait précédé celui de la destruction générale. Une profonde angoisse remplit de nouveau son cœur. La prière le calma cependant un peu, et l’être qui domine au-dessus des nuages lui parut alors redoutable.

Se mêlant à la foule qui, occupée à sauver ses richesses, sortait des portes de la ville, il s’informa de la fille d’Asteron ; mais personne ne put lui donner de sûrs renseignemens. Une femme qui, chargée d’une foule d’objets et de deux enfans, courbait jusqu’à terre son dos fatigué, lui dit en passant, comme si elle l’avait elle-même vu :

« Ô mon Dieu ! elle a eu la tête tranchée ! »

Jeronimo se détourna, et ses calculs ne lui laissant malheureusement pas de doute, il dut croire son amante exécutée, et se retira dans un petit bois pour s’abandonner à sa douleur. Il désirait, dans son désespoir, que la nature se bouleversât encore une fois autour de lui : pourquoi avait-il échappé à la mort, qu’il cherchait, et qu’il avait vu faire tant de ravages à ses côtés ? Après avoir versé d’abondantes larmes, il sentit une faible lueur d’espérance renaître en son cœur, et se mit à parcourir ce champ de désolation dans toutes les directions possibles. Chaque retraite fut visitée par lui ; tous les fugitifs répandus sur les sentiers passèrent à son inspection ; il portait ses pas partout où le vent agitait un vêtement de femme ; mais aucun ne recouvrait la tendre fille d’Asteron.

Le soleil était déjà sur le point de disparaître, et avec lui son dernier espoir, lorsque, étant arrivé sur un rocher, il aperçut au-devant de lui une vaste vallée dans laquelle un petit nombre de gens seulement avaient cherché un asile. Il parcourut, incertain sur ce qu’il devait faire, ces groupes épars, et il allait se retirer, lorsqu’une jeune femme, assise près d’une source, et occupée à laver un enfant dans les flots de cette onde pure, attira son attention. Son cœur battit avec violence à cet aspect ; plein d’un pressentiment qui n’était pas trompeur, il s’élança au bas des rochers en s’écriant :

« Ô mère de Dieu ! toi sainte Vierge ! » et il reconnut Josepha qui, troublée de cette exclamation, s’était levée. Avec quelle pure félicité ils s’embrassèrent, ces infortunés qu’un miracle du ciel avait sauvés ! Josepha, conduite au supplice, se voyait déjà bien près de la place fatale, lorsque tout-à-coup le renversement des maisons voisines était venu dissiper le cortége qui l’entourait. Ses premiers pas la dirigèrent involontairement vers la porte la plus voisine ; mais recouvrant bientôt toute sa raison, elle était revenue dans la ville, et s’était rendue au couvent où était resté son malheureux petit enfant abandonné. Elle trouva le couvent déjà tout en feu, et l’abbesse, à laquelle, dans ces momens terribles qui devaient être les derniers pour elle, elle avait confié le soin de son enfant, était justement devant le portail, occupée à crier pour qu’on lui portât du secours. Josepha, sans éprouver de crainte, se précipita, par la rampe qui était ouverte, dans ce bâtiment dont tous les murs menaçaient de s’écrouler sur elle, et, comme protégée par une légion d’anges, elle reparut bientôt saine et sauve, portant entre ses bras l’enfant que le ciel lui avait donné de sauver d’une mort certaine. Elle voulut serrer contre son cœur l’abbesse qui lui donnait sa bénédiction, lorsqu’une partie de la maison, tombant avec un fracas épouvantable, l’écrasa avec toutes les religieuses, de la manière la plus horrible. Josepha frémit à cet affreux spectacle ; elle ferma les yeux de l’abbesse, et, pleine d’un effroi mortel, elle s’enfuit avec son cher enfant. Elle avait encore fait peu de chemin, lorsqu’elle rencontra le corps de l’archevêque, qu’on rapportait tout meurtri et défiguré par les décombres de l’église. Le palais du vice-roi était tombé ; le tribunal où son jugement avait été prononcé était en feu, et à la place où s’élevait naguère la maison de son père se trouvait un lac dont s’exhalaient en bouillonnant des vapeurs roussâtres.

Josepha rassembla toutes ses forces pour se soutenir. Étouffant la douleur qui dévorait son âme, elle s’éloigna courageusement de rue en rue avec son précieux fardeau, et déjà elle était près de la porte, lorsqu’elle vit les ruines de la prison où Jeronimo avait été enfermé. À cet aspect, elle se sentit défaillir, et voulut s’asseoir sur un angle de pierre ; mais, au même instant, elle en fut chassée par la chute d’un bâtiment qui tomba avec un grand bruit derrière elle. Elle embrassa son enfant, essuya les larmes qui inondaient ses paupières, et courut vers la porte sans plus regarder la destruction qui l’entourait. Lorsqu’elle se vit en pleine campagne, elle comprit que tous ceux qui s’étaient trouvés dans des maisons écroulées n’avaient pas nécessairement péri. Au premier chemin de traverse qu’elle trouva, elle s’arrêta, et demeura calme pour attendre si celui qui lui était le plus cher après son enfant ne viendrait point. Son attente fut vaine, il ne vint pas. La foule augmentait à chaque instant, et elle ne cessait de la parcourir en tous sens pour tâcher de le découvrir. Enfin, versant un torrent de larmes, elle avait pris le parti de se retirer dans une sombre vallée ombragée de sapins, où elle pourrait prier pour son âme ; et c’était là qu’elle avait retrouvé son amant et le bonheur. Cette vallée s’était changée en un nouvel Éden. Josepha fit tout ce récit non sans une vive émotion ; puis, quand elle l’eut achevé, elle présenta son enfant à Jeronimo pour l’embrasser.

Jeronimo le prit, le serra contre son cœur avec une affection toute paternelle, et comme, effrayé par ce visage inconnu, il poussait des cris perçans, le couvrant de baisers, il ferma sa petite bouche de ses lèvres.

Cependant la nuit la plus belle descendait sur la terre, accompagnée d’une douce rosée, silencieuse et empreinte d’une lueur argentée, telle, en un mot, qu’un poète peut la rêver. De tous côtés, le long du ruisseau qui arrosait la vallée, des hommes se couchaient au clair de la lune, se préparant des lits de mousse et de gazon, pour reposer après un jour si terrible. L’on entendait toujours les gémissemens des malheureux ; l’un regrettait sa maison ; l’autre, sa femme et son enfant ; un troisième avait tout perdu, parens, amis, fortune. Jeronimo et Josepha se retirèrent dans un bosquet près de là pour ne pas être troublés dans leur bonheur par ces plaintes pénibles à entendre. Ils trouvèrent un superbe grenadier dont les branches, chargées de fruits, s’étendaient au loin. Le rossignol faisait entendre ses accens si doux. Jeronimo s’étendit sur l’herbe, et Josepha, l’enfant couché sur son sein, s’étant mise auprès de lui, ils reposèrent ainsi doucement. L’ombre des arbres se jouait déjà sur eux, et la lune pâlissait devant les premiers rayons de l’aurore, avant qu’ils fussent endormis. Ils avaient une infinité de choses à se dire sur le couvent et la prison, sur ce qu’ils avaient souffert l’un pour l’autre ; leur émotion était vive et profonde en pensant à la misère générale qui avait causé leur délivrance, Ils résolurent, sitôt que les tremblemens de terre auraient tout-à-fait cessé, d’aller à la Conception, où Josepha avait une amie intime ; puis de là, avec les petits secours qu’elle recevrait d’elle, de s’embarquer pour l’Espagne, où demeuraient les parens de Jeronimo, et d’y couler tranquillement des jours heureux. Après ces beaux projets, ils s’endormirent au milieu des plus tendres baisers.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil était déjà élevé au-dessus de l’horizon, et ils remarquèrent près d’eux plusieurs familles occupées à préparer leur déjeûner près du feu. Jeronimo réfléchissait justement au moyen de se procurer quelques alimens, lorsqu’un jeune homme bien vêtu, portant un enfant dans ses bras, s’approcha de Josepha, et lui demanda si elle lui refuserait de donner un instant le sein à cette pauvre petite créature, dont la mère gisait blessée au pied d’un arbre. Josepha fut un peu émue en voyant une figure de connaissance ; mais lui, remarquant son trouble, continua :

« Ce n’est que pour quelques instans, dona Josepha, et cet enfant n’a rien pris depuis l’heure fatale qui a fait notre malheur.

— Un autre motif m’imposait le silence, don Fernando ; dans ces temps horribles, personne ne refuse de partager ce qu’il possède. » Puis elle prit l’enfant et le plaça sur son sein, après avoir remis le sien propre à son père.

Don Fernando fut très-reconnaissant de cette complaisance. Il leur demanda s’ils ne voulaient pas s’approcher du reste de la société qui préparait un petit déjeûner près du feu. Josepha accepta cette invitation avec plaisir, et le suivit vers sa famille, où elle fut reçue de la manière la plus tendre et la plus aimable par les deux belles-sœurs de Fernando, qu’elle connaissait pour de très-dignes personnes. Dona Elvire, épouse de don Fernando, qui, cruellement blessée aux pieds, était couchée sur le gazon, accueillit aussi avec une grande amitié Josepha portant son enfant entre ses bras.

Jeronimo et Josepha sentaient des pensées bizarres s’agiter dans leurs cœurs. En se voyant traités avec tant de confiance et de bonté, ils ne savaient ce qu’ils devaient penser du passé ; la place des exécutions, la prison et la cloche, leur semblaient un rêve. On eût dit que la terrible secousse qui avait ébranlé tous les cœurs, les avait tous réconciliés. Le souvenir ne pouvait se reporter plus loin dans le passé. Dona Elisabeth seulement, qui avait été le matin invitée à aller voir passer le cortége chez une de ses amies et avait refusé, fixait sur Josepha des regards étonnés ; mais l’événement qui avait causé le malheur général ramenait bientôt sur le présent son âme qui s’en était un instant éloignée.

On raconta en détail le bouleversement de Saint-Iago. Après la première secousse, la ville avait été remplie de femmes qui bientôt furent écrasées sous les yeux de leurs maris. Les moines, le crucifix à la main, s’étaient élancés dans les rues en s’écriant que la fin du monde arrivait. Des gardes ayant voulu, sur l’ordre du vice-roi, faire évacuer une église, on avait répondu : « Il n’y a plus de vice-roi du Chili. » Au milieu des momens les plus horribles, ce gouverneur s’était vu obligé de faire dresser des potences pour mettre un frein à l’avidité des pillards. Un innocent malheureux, se sauvant d’une maison dévorée par les flammes, avait été arrêté par le propriétaire et pendu.

Dona Elvire demanda à Josepha comment elle s’était sauvée dans ce jour affreux. Josepha lui raconta les principaux événemens de sa fuite et eut le bonheur de voir des larmes de sympathie couler à son récit. Dona Elvire lui prit les mains dans les siennes, les serra tendrement, et interrompit sa triste relation par les marques du plus tendre intérêt. Josepha se crut déjà dans le séjour immortel des bienheureux. Un sentiment qu’elle ne pouvait étouffer lui présentait ce jour qui venait de passer, laissant tant de misère au monde, comme un bienfait plus grand que tout ce qu’elle devait déjà au ciel. Et en effet, au milieu de cette misère, dans laquelle tous les biens terrestres des hommes avaient été détruits, et où la nature entière avait été ébranlée, l’esprit humain semblait être demeuré debout comme une fleur au milieu des champs. De tous côtés, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, on voyait des hommes de tous les états couchés les uns auprès des autres. Des princes et des gueux, des dames et des paysannes, des administrateurs et des journaliers, des moines et des religieuses souffraient tous les mêmes maux, se portaient secours mutuellement, partageaient avec amitié ce qu’ils avaient pu sauver pour l’entretien de leur existence, comme si le malheur commun qui les avait accablés en eût fait une seule famille.

À la place de ces conversations futiles, qui occupent ordinairement les loisirs du monde, on entendait le récit d’actions extraordinaires ; des hommes que jusqu’alors la société avait méprisés, s’étaient montrés doués d’une grandeur d’âme vraiment romaine ; on citait mille exemples de fermeté, de mépris du danger, d’abnégation de soi-même et de dévoûment admirable ; dans cet instant terrible l’on avait risqué sa propre vie avec le même sang-froid que s’il s’agissait d’un bien de peu de valeur qu’on peut facilement recouvrer. Mais il n’y avait pas une personne à qui il ne fût arrivé quelque touchante aventure, ou bien qui n’eût montré quelque passion généreuse, en sorte que dans tous les cœurs la douleur était mêlée d’un certain sentiment de satisfaction ; et en somme, si le bien général avait diminué considérablement d’une part, il était hypothétique qu’il n’avait pas moins été accru de l’autre.

Jeronimo, après avoir long-temps prêté une silencieuse attention à ces récits et à ces remarques, prit à part Josepha, et l’emmenant avec vivacité sous l’ombre du grenadier, il la fit asseoir auprès de lui.

« Cet accord unanime des cœurs, lui dit-il, m’ôte toute envie de retourner en Europe ; si le vice-roi est encore vivant, j’irai me jeter à ses pieds : il s’est toujours montré favorable à ma cause ; j’ai le plus grand espoir d’obtenir mon pardon et de rester ici avec toi. » En disant ces paroles, il la serra contre son sein et imprima un doux baiser sur sa bouche.

« La même pensée, répondit Josepha, s’est présentée à mon esprit ; je ne doute pas non plus que mon père ne me pardonne, s’il vit encore. Mais, malgré cette nouvelle résolution, je crois que nous ferons bien de nous rendre à la Conception et d’implorer de là notre pardon, parce qu’en tout cas nous serons près du rivage, et d’ailleurs la distance de Saint-Iago n’est pas longue ; si la réponse est favorable, nous serons bientôt de retour. »

Jeronimo approuva la sagesse de cette mesure, et après s’être encore un moment promenés dans les allées du bosquet, ils rejoignirent le reste de la société.

Cependant le soleil de midi dardait déjà ses rayons brûlans, et les pauvres fugitifs commençaient à peine à sentir leur courage renaître après une nuit passée sur le sol recouvert de gazon. Mais tout-à-coup se répandit la nouvelle que dans l’église des Dominicains, la seule qui fût restée debout, le prélat du couvent allait lui-même célébrer une grand’messe pour implorer du ciel l’éloignement de nouvelles calamités. La foule se mit aussitôt en mouvement de toutes parts et se précipita comme les flots d’un torrent vers la ville. Dans la société de don Fernando, on agita aussi la question de savoir s’il convenait de se joindre aux autres. Dona Elisabeth rappela avec quelque frayeur l’événement arrivé la veille dans l’église.

« Sans doute, ajouta-t-elle, on réitèrera cette fête, et l’on pourra d’autant mieux alors se livrer aux élans de la reconnaissance, que le mal sera plus éloigné.

— Jamais, dit Josepha en se levant avec une sorte d’enthousiasme, jamais plus qu’aujourd’hui je ne me sentis disposée à me prosterner la face contre terre devant le Créateur ; car jamais je ne le vis déployer sa puissance incompréhensible et toute grande comme dans ce jour désastreux. »

Dona Elvire appuya avec vivacité l’opinion de Josepha. Il fut donc résolu qu’on entendrait la messe, et toute la société se leva pour partir. Dona Elisabeth elle-même voulut se lever, mais une vive douleur et de fâcheux pressentimens, qui s’emparaient de son esprit malgré elle, la forcèrent de demeurer. Josepha lui offrit de prendre encore une fois son petit enfant qui pleurait, et Elisabeth y ayant consenti, don Fernando partit avec Josepha ; Jeronimo, portant le petit Philippe, conduisait dona Constance. Les autres membres de la société, qui s’étaient joints à eux, suivaient, et, dans cet ordre, ils se dirigèrent vers la ville.

Lorsqu’ils entrèrent dans l’église des Dominicains, l’orgue faisait entendre une superbe harmonie, et une foule innombrable se précipitait dans l’enceinte sacrée. Les flots du peuple s’étendaient au loin devant le portail sur la place de l’église, et le long des murailles, au-dessus des tableaux, étaient suspendus de jeunes enfans le bonnet à la main, dans l’attente la plus anxieuse.

Tous les lustres resplendissaient de lumières dans l’église ; les piliers jetaient au loin une ombre épaisse, et les vitraux, peints en rose, donnaient à tout cet intérieur l’apparence d’un beau coucher du soleil, quand les derniers rayons de cet astre colorent d’une teinte de feu les nuages épars. Et dès que l’orgue eut cessé de se faire entendre, le silence le plus parfait régna au milieu de cette foule. Jamais des hommages plus vrais, une piété plus sincère, ne s’élevèrent d’aucune église, tels que ceux qui, de l’église de Saint-Iago, s’adressaient alors au ciel ; et nul cœur n’était en ce moment plus profondément ému que ceux de Josepha et Jeronimo.

La cérémonie commença par un sermon prêché par l’un des plus anciens chanoines, qui l’avait composé en toute hâte. Il débuta par louer Dieu, et le remercier de ce qu’il restait encore des hommes vivans capables de lui rendre les hommages qui lui sont dus. Il décrivit ensuite ce qui était arrivé par sa volonté puissante : la justice mondaine ne saurait être plus sévère ; puis, rappelant la crevasse qui s’était formée dans le dôme de l’église comme un avant-coureur de cet affreux tremblement de terre, il répandit la terreur parmi tous les assistans. Se laissant emporter par l’éloquence sacrée, il tonna contre la corruption des mœurs, compara Saint-Iago avec Sodome et Gomorrhe ; et il bénit la patience infinie de Dieu, qui ne l’avait pas encore entièrement effacée du nombre des cités. Mais combien ne fut pas terrible l’effet de ce sermon sur les cœurs déjà ébranlés de nos deux fugitifs, lorsque le chanoine cita occasionellement le scandale arrivé dans le couvent des Carmélites ; nomma une infamie la pitié qu’avait montrée le monde, et, dans un mouvement oratoire de la plus grande force, voua à la damnation éternelle ceux qui en avaient été les auteurs !

« Don Fernando ! s’écria dona Constance, en serrant le bras de Jeronimo.

— Taisez-vous, répondit tout bas don Fernando ; taisez-vous, dona ; feignez de vous évanouir, afin que nous ayons un prétexte pour sortir de cette église. »

Mais avant que dona Constance eût le temps d’effectuer cette sage mesure, une voix, interrompant le prédicateur, s’écria avec force :

« Éloignez-vous, citoyens de Saint-Iago, ces misérables impies sont là. »

Une autre voix, pleine d’effroi, s’écria  : « Où ?

— Ici, » reprit un troisième ; et plein d’une sainte fureur, il saisit Josepha par les cheveux avec tant de force, qu’elle serait tombée si Fernando ne l’eût retenue par le bras.

— Êtes-vous fou ? s’écria-t-il ; je suis don Fernando Ormez, fils du commandant de la ville, que vous connaissez tous.

— Don Fernando Ormez ! reprit, en se plaçant devant lui, un cordonnier qui avait travaillé pour Josepha, et la connaissait aussi bien que ses petits pieds ; qui est le père de cet enfant ? » et il se tourna vers la fille d’Asteron comme pour obtenir une réponse.

Don Fernando pâlit à cette question ; il regardait tantôt Jeronimo, tantôt l’assemblée, pour voir s’il n’y découvrirait personne de sa connaissance. Josepha, hors d’elle-même, s’écria :

« Ce n’est pas mon enfant, maître Pedrillo, comme tu le crois. » Puis, regardant Fernando avec l’expression d’une angoisse mortelle : « Ce jeune seigneur est don Fernando Ormez, fils du commandant de la ville, que vous connaissez tous.

— Qui de vous, citoyens, demanda le cordonnier, connaît ce jeune homme ? »

Au même instant une foule de voix répétèrent :

« Qui connaît Jeronimo Rugera ? Que celui qui le connaît s’avance. »

Cependant le petit Juan, effrayé par le tumulte, se mettant à pousser de grands cris, don Fernando le prit des bras de Josepha.

« C’est lui le père, s’écria aussitôt une voix.

— C’est bien Jeronimo Rugera, dit un autre.

— Voilà ces impies, ajouta un troisième ; tuez-les ! lapidez-les ! lapidez-les ! s’écrièrent de toutes parts les chrétiens assemblés dans le temple de Jésus.

— Arrêtez ! hommes inhumains, interrompit alors Jeronimo ; si c’est Jeronimo Rugera que vous cherchez, le voici ; délivrez cet homme, il est innocent. »

La foule, furieuse, s’arrêta frappée de l’assurance de Jeronimo ; plusieurs mains lâchèrent Fernando. Un officier de la marine, d’un rang supérieur, sortant alors du milieu du peuple, demanda :

« Don Fernando Ormez, contre qui dois-je vous protéger ?

— Vous le voyez, don Alonzo ; contre une troupe d’assassins. J’aurais été perdu si ce digne jeune homme n’avait apaisé la foule en se donnant pour Jeronimo Rugera. Si vous avez quelque pouvoir, protégez-le, ainsi que la jeune dame qui se tient à ses côtés. Quant à ce misérable, ajouta-t-il en saisissant Pedrillo, c’est lui qui est le premier moteur de tout ce tumulte.

— Don Alonzo Ouvreja, s’écria le cordonnier, je vous le demande la main sur la conscience : cette jeune fille n’est-elle pas Josepha Asteron ? » Don Alonzo, qui connaissait très-bien dona Josepha, garda le silence, et plusieurs voix s’écrièrent : « C’est elle, c’est elle ; tuez-la. » Josepha, remettant alors entre les bras de Fernando le petit Philippe, que Jeronimo avait jusque là porté, lui dit :

« Allez, don Fernando, sauvez vos deux enfans, et abandonnez-nous à notre sort. »

Don Fernando prit les deux enfans, et jura qu’il mourrait plutôt que de souffrir qu’on portât la main sur quelqu’un de sa société. Il prit le bras de Josepha, après avoir obtenu l’épée de l’officier, et dit à Jeronimo de le suivre avec Constance. Ils arrivèrent heureusement hors de l’église, leur fermeté ayant imposé du respect à la foule ; ils se crurent sauvés. Mais à peine furent-ils au milieu du peuple, qui se pressait sur la place, qu’on entendit une voix s’écrier avec rage :

« Citoyens, voilà Jeronimo Rugera, car je suis son père ; » et un coup de massue l’étendit sur le pavé à côté de dona Constance.

« Jésus Maria ! » s’écria dona Constance en fuyant vers son beau-frère.

« Misérable fille, honte du couvent ! » et tandis que ces mots retentissaient, un second coup de massue la jeta sans vie sur le corps de Jeronimo.

« Malheureux ! s’écria un inconnu ; c’était dona Constance Xarès !

— Pourquoi nous trompez-vous ? répondit le cordonnier ; cherchez la coupable et montrez-la-nous ! »

Don Fernando devint furieux en voyant tomber le corps de Constance ; il agita son épée avec force, et il eût sans doute puni l’assassin, si par un bond celui-ci n’eut évité ses coups donnés au hasard. Cependant il ne pouvait résister seul à la foule qui l’entourait. Josepha, le quittant alors, s’écria : « Adieu, don Fernando ; ayez soin des enfans ;  » et se jetant au-devant de la foule, pour terminer cette lutte : « Tigres avides de sang, me voici, tuez-moi. » Maître Pedrillo la renversa d’un coup de massue. Puis, tout couvert de son sang, qui avait jailli avec force :

« Envoyez son bâtard la rejoindre en enfer ! » s’écria-t-il, tandis que ses yeux brillaient d’une manière hideuse, et que ses regards cherchaient une nouvelle victime.

Don Fernando, héros véritable, était alors le dos appuyé contre l’église. De son bras gauche il portait les enfans, dans sa main droite était son épée. Sept de ces sanguinaires sauvages étaient couchés morts à ses pieds ; le chef de cette bande infernale était lui-même blessé. Mais Pedrillo ne se lassa point qu’il n’eût réussi à saisir par les pieds l’un des enfans, qu’il mit en pièces, en le lançant avec force contre un pilier de l’église. Alors tout rentra dans le silence, et la foule se dispersa. Don Fernando, voyant son petit Juan, dont la cervelle avait jailli sur le pavé, se sentit excité d’une douleur affreuse ; levant les yeux vers le ciel, il demeura comme frappé de la foudre. L’officier de la marine, s’approchant de lui, chercha à lui offrir des consolations, l’assurant que c’était un malheur inévitable, et que son inaction, dont il se repentait vivement, avait été commandée par les circonstances. Don Fernando n’avait aucun reproche à lui faire, il le pria seulement de l’aider à rendre les derniers devoirs à ces malheureuses victimes.

Dans l’obscurité de la nuit on les transporta dans la demeure de don Alonzo ; Fernando les accompagna, emportant avec lui le petit Philippe. Il passa la nuit chez don Alonzo, rêvant aux moyens d’instruire son épouse de toutes ces horreurs. Lorsqu’il lui en fit le récit quelque temps après, cette digne dona répandit des larmes abondantes sur le triste sort de son enfant et de ces malheureuses victimes du fanatisme religieux. Don Fernando adopta le petit étranger, et dans la suite, lorsqu’il considérait Philippe, et réfléchissait à la manière dont il avait eu cet enfant, il lui semblait presque qu’il dût s’en réjouir.