Le Tour du Monde en 80 heures, par l’as Perge Firmin

Illustrations par Ch. Méneret.
L’Imagerie de Paris, G. Gérardin.

LE TOUR DU MONDE EN 80 HEURES

Un auteur célèbre a écrit que la meilleure façon de voyager, c’est d’aller à pied. Cet auteur-là devait avoir des intérêts dans une fabrique de chaussures. D’ailleurs, si cette opinion était défendable à l’époque où elle fut émise, elle soulèverait à l’heure actuelle les protestations indignées des innombrables piétons qu’un contact trop intime avec une auto a réduits à l’état de galettes ou de chair à saucisse. Comme il est devenu très dangereux d’aller à pied, ceux qui s’y risquent peuvent être comparés aux héros les plus antiques. Nous déconseillons donc le footing.

D’autres préfèrent aller en voiture : c’est évidemment moins fatiguant que d’aller à pied. Seulement les voyages en voiture ne sont pas à recommander aux âmes sensibles qui aiment vraiment leur prochain, car elles ne peuvent manquer d’avoir le cœur serré dans les côtes (je veux dire : dans les montées) à la vue du pauvre cheval qui tire, souffle, halète et sue.

Il y a des gens qui sont enchantés de voyager à la façon de bolides lancés d’une main sûre, sans rien voir du paysage qu’ils traversent. Il y en a d’autres qui ne se sentent pas d’aise quand ils renversent un bec de gaz en le heurtant avec la dernière violence ; qui éprouvent une joie sans mélange quand, lancés par un choc subit à travers l’espace, ils pénètrent avec effraction dans la boutique d’un fruitier, par exemple, en traversant la glace de sa devanture, pour aller ensuite s’étendre sur un lit moelleux de tomates mûres ou d’œufs presque frais.

Il y en a aussi qui ne détestent pas d’être déposés au fond d’un de ces fossés, souvent odorants, qu’une Administration prévoyante a creusés le long des routes pour recueillir les boues, les déchets et les ordures.


Europe

Il y en a également qui, en bons Français qu’ils sont, ne se sentent pas de joie quand ils entrent, pour excès de vitesse ou violation des règlements les plus sages, en conflit avec les représentants sévères, mais justes, de la Gendarmerie Nationale.

Il y en a, enfin, qui n’envisagent pas d’un mauvais œil la perspective de perdre l’autre ou qui, sortis de chez eux avec leurs membres au grand complet sont on ne peut plus satisfaits d’y rentrer après en avoir semé une demi-douzaine le long des routes. Pour tous ceux-là, rien ne vaut l’automobile.

Certaines personnes voyagent en chemin de fer : n’en parlons pas ! Ce sont des gens sociables qui préfèrent l’écrabouillage collectif à la pulvérisation individuelle ou encore qui seraient malades s’ils arrivaient quelque part à l’heure où on les attend. Avec les chemins de fer, ils sont servis à souhait.

Tout bien considéré et après cette remarquable étude comparative des différents modes de locomotion, il nous semble que la vraie manière de voyager, c’est encore d’aller en aéroplane. C’est ainsi que voyagent les hannetons et je ne sache pas que depuis qu’ils usent du monoplan, aucun d’eux se soit jamais plaint de son appareil locomoteur ou, du moins, si des plaintes à ce sujet se sont élevées dans la gent coléoptère, l’écho ne nous en est pas parvenu.

Non ! Nous n’hésitons pas à le déclarer, rien ne vaut l’aéroplane comme moyen de locomotion ! Connaissez-vous un moyen meilleur d’occuper une haute situation, d’être au-dessus de ses affaires, de voir de haut et de dominer les évènements.

Certes un accident peut se produire. Mais voyez quelle différence avec les accidents d’automobile ou de chemin de fer ! Au moment où l’accident a lieu, quand vous sentez, par exemple, que votre auto vous conduit dans le fossé ou se dirige vers un arbre puissant, vous vous demandez anxieusement : « Qu’est-ce que je vais bien me casser ? » et l’inquiétude peut vous être fatale.

On cite le cas d’un voyageur mis en bouillie dans un accident de chemin de fer, chez lequel l’incertitude du sort qui lui était réservé avait été si forte qu’il avait succombé à une crise cardiaque. L’autopsie l’a révélé d’une façon tout à fait indiscutable.


Afrique

Avec l’aéroplane, rien de semblable : aucune incertitude génératrice de maladie de cœur : on est fixé tout de suite, car les conséquences de n’importe quel accident sont catégoriques et définitives. Lorsque vous vous sentez tomber, vous savez, à n’en pas douter qu’avant quelques secondes vous serez radicalement guéri de vos migraines, de vos rhumatismes, de vos cors aux pieds et du mal de dents.

Quel avantage immense !

Ce sont sans doute ces considérations d’ordre pratique qui ont engagé mon jeune ami Jean Tricot à intriguer auprès de son cousin Firmin Perge, ancien as des as de la fameuse escadrille des « Cloportes enragés », afin d’obtenir de lui la place de passager dans un aéro nouveau modèle que ledit Firmin Perge devait essayer le lendemain, à l’aérodrome de Villacoublay.

Cet aéro, muni d’un dispositif spécial que je ne vous décrirais pas parce que j’ai promis le secret, récupérait en route l’essence qu’il avait brûlée. Invention magnifique sur laquelle ma discrétion bien connue me défend d’insister. Toujours est-il qu’en n’emportant que 10 litres d’essence, et même moins, le « Météore » (c’est ainsi que se nommait l’aéro) pouvait, sans se ravitailler, faire le tour du monde.

Ne croyez pas, mes enfants, que ce soit très compliqué de faire le tour du monde ; cela dépend de l’endroit où on le fait. Le plus simple est de suivre un parallèle, car en suivant n’importe quel méridien, vous seriez obligé de passer par les deux pôles où la température est plutôt basse. Je ne vous le conseillerais pas : deux pôles, c’est trop. Tandis qu’en longeant un parallèle vous restez tout le temps sous le même climat, et puis, comme les parallèles sont de plus en plus courts, à mesure qu’on se rapproche du pôle, vous pouvez très bien en choisir un qui ne soit pas très long et vous pouvez ainsi, sans grande fatigue vous faire la réputation d’un circumnavigateur émérite, vous devenez à très bon compte, un type dans le genre de Magellan ou de Dumont d’Urville.

Ce dernier qui avait fait je ne sais combien de fois le tour du monde sans même avoir un rhume de cerveau, est mort dans un accident de chemin de fer en allant de Paris à Versailles.

Quand je vous le disais… !!


Océanie

Mais Firmin Perge n’est pas de ces individus qui cherchent à usurper une réputation avantageuse, Firmin entendait mériter l’auréole de gloire qui ne manquerait pas d’illuminer son front s’il arrivait à boucler la grande boucle avec, son aéroplane perfectionné. C’est pourquoi Firmin avait décidé de glisser le long du plus grand de tous les parallèles, le long de l’équateur lui-même.

C’était en somme 40.000 kilomètres à couvrir, une bagatelle pour un aéro ordinaire qui fait du 250 à l’heure, moins que rien pour l’aéro récupérateur de l’as Perge (Firmin) qui, selon les prévisions les moins optimistes, devait abattre ses 500 kilomètres dans le même laps.

Cet exploit, en somme, ne devait exiger que 80 heures pour être accompli, ce qui fait 3 jours et 8 heures, très exactement, et si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à diviser 40.000 par 500 et à faire ensuite la preuve par 9 de la division, ce qu’il faut toujours faire si on veut être sûr du quotient trouvé.

« Ça colle ! » avait dit Jean qui avait reçu une excellente éducation. « Ça gaze ! » avait appuyé Firmin qui, en sa qualité d’aviateur, parlait un langage spécial. Puis, prenant d’une main ferme le volant de direction, Firmin, emportant Jean, avait pris de Villacoublay son vol vers le sud.

C’est qu’il s’agissait de gagner l’Équateur qui ne passe pas à Villacoublay, cette localité de la banlieue Parisienne se trouvant à peu près sous le 49e parallèle de l’hémisphère nord. Il fallait donc descendre de 49 degrés vers le sud pour atteindre l’équateur qui est le parallèle zéro, comme chacun sait.

En chemin, Jean eut très chaud. C’est que, à la vitesse de 500 kilomètres à l’heure, le frottement contre l’air est considérable. Or tout frottement engendre de la chaleur. On comprend alors pourquoi, sur le trajet de l’aéroplane endiablé, les bourgeois, étonnés de voir des gouttes d’eau tomber d’un ciel admirable de pureté, ouvraient leur parapluie : c’était Jean qui suait à grosses gouttes.

Firmin a même avoué depuis que son aéro filait tellement vite qu’il a craint un moment de le voir devenir incandescent, comme une vulgaire étoile filante. Heureusement pour les deux intrépides aviateurs, ce phénomène ne se produisit pas.

Une heure et demie après leur départ, Firmin prenait de la hauteur pour franchir une haute chaîne aux cimes neigeuses.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Jean.

— Les Pyrénées, répondit Firmin.

— Les Pyrénées ? s’étonna Jean… mais je croyais qu’il n’y en avait plus, depuis Louis XIV.

— Que ceci, répliqua Firmin, solennel, te soit un exemple de la façon dont on trompe le peuple !

Les Pyrénées franchies Jean se sentit grandir ; il était en Espagne.

On survola St-Sébastien.

— Tiens ! dit Jean… Qu’est-ce que cette foule dans un espèce de cirque ?

— Ça ! affirma Firmin, ce sont des gens qui ont baptisé taureau une inoffensive vache afin d’avoir un prétexte pour la larder toute vivante, ce qui l’excite à éventrer de pauvres vieux chevaux fourbus.

Et il ajouta, sentencieux : Il y a des gens que ça amuse !

— Moi, ça me dégoûte ! déclara Jean, filons !

Et l’aéroplane remonta vers les régions sereines du ciel d’Espagne où il n’y a ni hommes bourreaux, ni bêtes martyres.

L’avion se comportait admirablement : Pas un raté ! Cependant, vers le soir, après avoir bondi par dessus les flots bleus de la Méditerranée, traversé le Maroc, franchi l’Atlas et survolé le Sahara où sur la bosse de leurs méharis, les Touaregs pillards avaient regardé avec une impuissante rage ces audacieux qui les narguaient, Firmin éprouva le besoin de se reposer.

On descendit sur les bords du Niger.

Jean qui mourait de soif parce qu’il avait beaucoup transpiré, en profita pour aller se désaltérer, tandis que Firmin, mollement étendu à l’ombre d’une palmeraie de cocotiers, s’envolait dans le pays des songes…

« Pan !… Pfuit !… Hrrrrooooorooum !… Plac !… »


Asie

« Pan ! » représente le coup de fusil de Jean ; « Pfuit ! » le sifflement de la balle : « Hrrrrooooorooum ! » le dernier rugissement du fauve frappé à mort ; « Plac ! » le bruit de son corps s’aplatissant sur le sol.

C’est égal, Firmin l’a échappé belle. Si Jean était revenu une seconde plus tard de son abreuvoir, s’il avait tremblé le moins du monde, le pauvre Firmin terminait sa carrière d’aviateur dans l’estomac d’une panthère.

Il est beau de savoir dominer ses nerfs et dompter sa frayeur, car, depuis, Jean a avoué qu’il avait eu terriblement peur. Cet aveu prouve que Jean est un brave, car il n’y a que les poltrons qui n’ont jamais eu peur !

Le lendemain, désaltérés, restaurés, reposés et munis d’une magnifique descente de lit, je veux dire de la peau de la panthère, nos voyageurs repartaient dès l’aube. Piquant vers l’Est, à la hauteur du 15e parallèle, ils franchissaient la grande forêt africaine qui, vue de haut paraît endormie, mais dans laquelle grouille une vie intense et où le fort mange le faible, tout à fait comme dans les pays les plus civilisés. À 10 heures, ils atteignaient le Nil, ce « père des eaux », ce créateur de l’Égypte et le survolaient non loin de sa source, dans les profondeurs les plus mystérieuses du continent noir. Enfin, à midi, laissant bien loin vers la droite, la grande île française de Madagascar, ils s’élançaient au-dessus des flots écumants et rageurs de l’océan Indien.

Ils comptaient aller coucher à Madras, dans l’Inde, mais, quand on se trouve dans l’océan Indien, il faut toujours s’attendre à quelque fantaisie de l’atmosphère. En effet, de lourds nuages s’amassent et voilà le « Météore » qui, pris dans un cyclone, se met à tourner avec une vitesse folle.

Au commencement Jean trouvait la chose très drôle ; il lui semblait être à la fête de Neuilly, sur un cochon de bois. À la longue, cependant, le mouvement de manège finit par lui paraître un peu écœurant. Aussi, après une heure de cet exercice rotatoire, demanda-t-il à son cousin Firmin s’il verrait un inconvénient à reprendre une trajectoire rectiligne.

Mais allez donc fausser compagnie à un cyclone de l’océan Indien. Nos aviateurs n’y seraient jamais


Amérique
parvenus et peut-être tourneraient-ils encore si Firmin n’avait eu une idée géniale : mettant de l’avance à l’allumage, il accrut tellement sa vitesse que celle-ci s’ajoutant à la vitesse propre du cyclone, il en résulte une force centrifuge si formidable que l’aéroplane s’échappa du cyclone par la tangente.

Une île déserte s’étant présentée, parmi une multitude d’autres, Firmin atterrit aussitôt dans un vol plané qui impressionna fortement les naturels du pays.

Car l’île déserte était peuplée de beaucoup de sauvages. Ces hommes primitifs s’étant livrés à quelques manifestations aussi variées que délirantes à l’aspect de ces deux hôtes qui leur tombaient du ciel, Firmin et Jean commencèrent par se mettre en défense.

Précaution bien inutile, car ces hommes peu vêtus étaient des Papous qui, ayant perdu leur grand chef, promenaient processionnellement son crâne vénéré, avec accompagnement de contorsions chorégraphiques, genre fox-trott, dans l’espoir que le ciel leur indiquerait, par quelque signe, celui auquel devait revenir la succession du chef défunt.

Or voilà qu’au lieu d’un chef, le ciel leur en envoyait deux.

L’enthousiasme populaire fut à son comble. Le peuple en délire les porta en triomphe et une heure après, Firmin fut solennellement proclamé grand Ghi-Ghi-Bat-y-Fol des Papous aux appointements de 6 vertèbres de poisson et de 4 dents de requin par an. Jean fut élevé à la dignité de Ko-Had-jut-eur, dignité purement honorifique.

Mais ni Firmin, ni Jean n’étaient ambitieux. Les honneurs ne leur faisaient point, comme à tant d’autres, perdre la tête. Aussi, dès que furent terminées les fêtes du couronnement, ce qu’ils virent à ce que la population entière de l’île était ivre-morte, s’empressèrent-ils de « jouer la fille de l’air » ce qui signifie en papou : « filer à l’anglaise ».

Remontant un peu vers le Nord, ils firent escale au Japon où Jean fit certaines observations heureuses qu’il consigna ainsi sur son carnet : « Japon, pays où c’est tout le temps le 14 juillet, attendu que les enfants s’y promènent constamment avec des lanternes vénitiennes ; où la mode est de sortir en robes


Retour en France
de chambre et où les voitures sont traînées par des ânes qui n’ont que deux pattes ».

— Mon vieux, dit Firmin, voilà 4 jours que nous sommes partis. Il est temps de rentrer, car nous sommes très en retard et ta famille pourrait être inquiète.

Bondissant par dessus le Pacifique, ils abordent le continent américain par San-Francisco, montent à 6.000 mètres pour ne pas se briser contre les hauts sommets de la Cordillère, voient, en passant, Cincinnati et les grands lacs, regardent de haut la cataracte mugissante du Niagara, s’arrêtent un instant pour revisser un écrou, sur la terrasse supérieure d’un des gratte-ciel de New-York, saluent en passant, les grands paquebots qui relient l’Europe à l’Amérique, manquent de se perdre dans les brumes de Terre-Neuve, survolent Le Havre où ils sont accueillis par les hourrahs frénétiques des équipages, et 6 jours après être partis viennent se poser doucement sur les prairies gazonnées de l’aérodrome de Villacoublay.

Une grande fête fut donnée en leur honneur avec le concours gracieux des pompiers de Châtillon et de la musique municipale de Châtenay. M. le Maire de Malabry leur fit un beau discours où il les comparait à des Goélands et à des Calculos.

Ils eurent la satisfaction de couronner deux Rosières et le soir, à la fin du banquet, M. le Ministre de l’Agriculture, de sa propre main, décora Firmin des palmes académiques, tandis que le Ministre de l’Instruction Publique attachait sur la poitrine de Jean, la croix de Chevalier du Mérite Agricole.

Après quoi, chacun s’en fut se coucher et je vous conseille, mes enfants, d’en faire autant.

CHRISTOPHE