Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/9

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 49-52).

Comment Panurge se conseille à Pantagruel
pour sçauoir s’il se doibt marier.
[1]

Chapitre IX.


Pantagrvel rien ne replicquant, continua Panurge, & dist auecques vn profond soupir. Seigneur, vous auez ma deliberation entendue, qui est me marier, si de mal encontre n’estoient tous les trouz fermez, clous, & bouclez. Ie vous supply par l’amour, que si longtemps m’auez porté, dictez m’en vostre aduis. Puis (respondit Pantagruel) qu’vne foys en auez iecté le dez, & ainsi l’auez decreté, & prins en ferme deliberation, plus parler n’en fault, reste seulement la mettre à execution.

Voyre mais (dist Panurge) ie ne la vouldrois executer sans vostre conseil & bon aduis. I’en suis (respondit Pantagruel) d’aduis, & vous le conseille. Mais (dist Panurge) si vous congnoissiez, que mon meilleur feust tel que ie suys demeurer, sans entreprendre cas de nouuelleté, i’aymerois mieulx ne me marier poinct. Point doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel. Voire mais (dist Panurge) vouldriez vous qu’ainsi seulet ie demeurasse toute ma vie sans compaignie coniugale ? Vous sçauez qu’il est escript, Veh soli[2]. L’homme seul n’a iamais tel soulas qu’on veoyd entre gens mariez. Mariez vous doncq, de par Dieu, respondit Pantagruel.

Mais si (dist Panurge) ma femme me faisoit coqu, comme vous sçauez qu’il en est grande année, ce seroit assez pour me faire trespasser hors les gonds de patience. I’ayme bien les coquz, & me semblent gens de bien, & les hante voluntiers : mais pour mourir ie n’en vouldroys estre. C’est vn poinct qui trop me poingt[3]. Poinct doncques ne vous mariez : (respondit Pantagruel) Car la sentence de Senecque[4] est veritable hors toute exception. Ce qu’à aultruy tu auras faict, soys certain qu’aultruy te fera. Dictez vous, demanda Panurge, cela sans exception ? Sans exception il le dict, respondit Pantagruel. Ho ho (dist Panurge) de par le petit diable. Il entend en ce monde, ou en l’aultre.

Voyre mais puis que de femme ne me peuz passer en plus qu’vn aueugle de baston (Car il faut que le virolet trote, aultrement viure ne sçauroys) n’est ce le mieulx que ie me associe quelque honneste & preude femme, qu’ainsi changer de iour en iour auecques continuel dangier de quelque coup de baston, ou de la verolle pour le pire ? Car femme de bien oncques ne me feut rien. Et n’en desplaise à leurs mariz. Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.

Mais si, dist Panurge, Dieu le vouloit, & aduint que i’esposasse quelque femme de bien, & elle me bastist, ie seroys plus que tiercelet de Iob, si ie n’enrageois tout vif. Car l’on m’a dict, que ces tant femmes de bien ont communement mauluaise teste, aussi ont elles bon vinaigre en leur mesnaige. Ie l’auroys encore pire, & luy batteroys tant & trestant sa petite oye, ce sont braz, iambes, teste, poulmon, foye, & ratelle : tant luy deschicqueterois ses habillemens à bastons rompuz, que le grand Diole en attendroit l’ame damnée à la porte. De ces tabus ie me passerois bien pour ceste année, & content serois n’y entrer poinct. Point doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.

Voire mais, dist Panurge, estant en estat tel que ie suis, quitte, & non marié. Notez que ie diz quitte en la male heure. Car estant bien fort endebté, mes crediteurs ne seroient que trop soigneux de ma paternité. Mais quitte, & non marié, ie n’ay personne qui tant de moy se souciast, & amour tel me portast, qu’on dist estre amour coniugal. Et si par cas tombois en maladie, traicté ne serois qu’au rebours. Le saige dict. Là où n’est femme, i’entends mere familes[5], & en mariage legitime, le malade est en grand estrif. I’en ay veu claire experience en papes, legatz, cardinaulx, euesques, abbez, prieurs, prebstres, & moines. Or là iamais ne m’auriez. Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.

Mais si, dist Panurge, estant malade & impotent au debuoir de mariage, ma femme impatiente de ma langueur, à aultruy se abandonnoit, & non seulement ne me secourust au besoing, mais aussi se mocquast de ma calamité, & (que pis est) me desrobast, comme i’ay veu souuent aduenir : ce seroit pour m’acheuer de paindre, & courir les champs en pourpoinct. Poinct doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.

Voire mais, dist Panurge, ie n’aurois iamais aultrement filz ne filles legitimes, es quelz i’eusse espoir mon nom & armes perpetuer[6] : es quelz ie puisse laisser mes heritaiges & acquetz, (i’en feray de beaulx vn de ces matins, n’en doubtez, & d’abondant seray grand retireur de rantes) auecques les quelz ie me puisse esbaudir, quand d’ailleurs serois meshaigné, comme ie voys iournellement vostre tant bening & debonnaire pere faire auecques vous, & font tout gens de bien en leur serrail & priué. Car quite estant, marié non estant, estant par accident fasché, en lieu de me consoler, aduis m’est que de mon mal riez. Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.


  1. Parmi les ouvrages qui ont fourni à Rabelais des matériaux et des arguments pour ce chapitre et ceux qui suivent, on a cité avec raison le traité de Tiraqueau, De legibus connubialibus (1513) et la réponse qu’y fit Bouchard qui se déclara l’avocat des femmes dans son Τῆς γυναιϰείας φύτλης, id est Feminei sexus apologia (1522). Rabelais s’est encore inspiré du troisième sermon de Raulin, De viduitate, et probablement de beaucoup d’autres écrits théologiques et juridiques, qui n’avaient pas alors la gravité que de telles matières nous paraissent aujourd’hui comporter. Les imitations sont nombreuses aussi ; nous nous contenterons de rappeler le Propos de marier Eutrapel (Noel du Fail, t. ii, p. 231-261) et Le Mariage forcé de Molière. Il faut remarquer que le premier mot de la réponse de Pantagruel fait toujours écho avec le dernier de la demande de Panurge. Cette disposition produit un effet comique en nous montrant l’assentiment absolu de Pantagruel, qui ne cherche même pas sa réponse et s’empare du mot qu’il vient d’entendre.
  2. « Malheur à l’homme seul ! » (Ecclésiaste, iv, 10)
  3. Me pique. Jeu de mots.
  4. « Ab alio exspectes alteri quod feceris. » Elle est de Publius Syrus ; mais Sénèque la cite dans sa 94e Épitre.
  5. « Ubi non est mulier ingemiscit egens. » (Ecclésiaste, XXXVI, 27)
  6. « En demeurant comme ie suis, ie laisse périr dans le Monde la Race des Sganarelles. » (Molière, Le Mariage forcé, sc. i)