Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/52

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 240-244).

Comment certaine espece de Pantagruelion ne peut
estre par feu consommée.


Chapitre LII.


Ce que ie vous ay dict, est grand & admirable. Mais si vouliez vous hazarder de croire quelque aultre diuinité de ce sacre Pantagruelion, ie la vous dirois. Croyez la ou non, ce m’est tout vn : me suffist vous auoir dict verité. Verité vous diray. Mais pour y entrer, car elle est d’accés assez scabreux & difficile, ie vous demande. Si i’auoys en ceste bouteille mis deux cotyles de vin, & vne d’eau ensemble bien fort meslez, comment les demesleriez vous ? comment les separeriez vous ? de maniere que vous me rendriez l’eau à part sans le vin, le vin sans l’eau, en mesure pareille que les y auroys mis. Aultrement. Si vos chartiers & nautonniers amenans pour la prouision de vos maisons certain nombre de tonneaulx, pippes, & bussars de vin de Graue, d’Orleans, de Beaulne, de Myreuaulx, les auoient buffetez & beuz à demy, le reste emplissans d’eau, comme font les Limosins à belz esclotz[1], charroyans les vins d’Argenton, & Sangaultier : comment en housteriez vous l’eau entièrement ? Comment les purifieriez vous ? I’entends bien, vous me parlez d’vn entonnoir de Lierre. Cela est escript[2]. Il est vray & aueré par mille experiences, vous le sçauiez desia. Mais ceulx qui ne l’ont sceu & ne le veirent oncques, ne le croyroient possible. Passons oultre.

Si nous estions du temps de Sylla, Marius, Cæsar & aultres Romains empereurs, ou du temps de nos antiques Druydes, qui faisoient brusler les corps mors de leurs parens & seigneurs, & voulussiez les cendres de vos femmes, ou peres boyre en infusion de quelque bon vin blanc, comme feist Artemisia les cendres de Mausolus son mary, ou aultrement les reseruer entieres en quelque vrne, & reliquaire : comment saulueriez vous icelles cendres à part, & separées des cendres du bust & feu funeral ? Respondez. Par ma figue, vous seriez bien empeschez. Ie vous en despesche. Et vous diz, que prenent de ce celeste Pantagruelion autant qu’en fauldroit pour couurir le corps du defunct, & ledict corps ayant bien à poinct enclous dedans, lié & cousu de mesmes matiere, iectez le on feu tant grand, tant ardent que vouldrez : le feu à trauers le Pantagruelion bruslera & redigera en cendres le corps & les oz : le Pantagruelion non seulement ne sera consumé ne ards, & ne deperdera vn seul atome des cendres dedans encloses, ne recepura vn seul atome des cendres bustuaires, mais sera en fin du feu extraict plus beau, plus blanc, & plus net que ne l’y auiez iecté. Pourtant est il appellé Asbeston[3]. Vous en trouuerez foison en Carpasie, & soubs le climat Dia Cyenes[4], à bon marché. O chose grande ! chose admirable ? Le feu qui tout deuore, tout deguaste, & consume : nettoye, purge, & blanchist ce seul Pantagruelion Carpasien Asbestin. Si de ce vous defiez, & en demandez assertion & signe vsual comme Iuifz & incredules : prenez vn œuf fraiz & le liez circulairement auecques ce diuin Pantagruelion. Ainsi lié mettez le dedans le brasier tant grand & ardent que vouldrez. Laissez le si long temps que vouldrez. En fin vous tirerez l’œuf cuyt, dur, & bruslé, sans alteration, immutation, ne eschauffement du sacre Pantagruelion. Pour moins de cinquante mille escuz Bourdeloys, amoderez à la douzieme partie d’vne Pithe, vous en aurez faict l’experience. Ne me parragonnez poinct icy la Salamandre, c’est abus. Ie confesse bien que petit feu de paille la vegete & resiouist. Mais ie vous asceure que en grande fournaise elle est comme tout aultre animant, suffoquée, & consumée. Nous en auons veu l’experience. Galen l’auoit long temps a confermé & demonstré lib. 3. de temperamentis, & le maintient Dioscorides lib. 2. Icy ne me alleguez l’alum de plume, ne la tour de boys en Pyrée, laquelle L. Sylla ne peut oncques faire brusler, pource que Archelaus gouuerneur de la ville pour le roy Mithridates, l’auoit toute enduicte d’alum. Ne me comparez icy celle arbre que Alexander Cornelius nommoit Eonem[5], & la disoit estre semblable au Chesne qui porte le Guy : & ne pouoir estr ne par eau, ne par feu consommée ou endommagée, non plus que le Guy de chesne, & d’icelle auoir esté faicte & bastie la tant celebre nauire Argos. Cherchez qui le croye. Ie m’en excuse. Ne me parragonnez aussi, quoy que mirificque soit celle espece d’arbre que voyez par les montaignes de Briançon, & Ambrun, laquelle de sa racine nous produit le bon Agaric, de son corps nous rend la resine tant excellente que Galen l’ause æquiparer à la Terebinthine : sus ses feueilles delicates nous retient le fin miel du ciel, c’est la Manne : & quoy que gommeuse & vnctueuse soit, est inconsumptible par feu. Vous la nommez Larrix en Grec & Latin : les Alpinois la nomment Melze : les Antenorides & Venetians, Larege. Dont feut dict Larignum le chasteau en Piedmont : lequel trompa Iule Cæsar venent es Gaules. Iule Cæsar auoit faict commendement à tous les manens & habitans des Alpes & Piedmont, qu’ilz eussent à porter viures & munitions es estappes dressées sus la voie militaire, pour son oust passant oultre. Au quel tous furent obeissans, exceptez ceulx qui estoient dedans Larigno, les quelz soy confians en la force naturelle du lieu, refuserent à la contribution. Pour les chastier de ce refus, l’Empereur feist droict au lieu acheminer son armée. Dauant la porte du chasteau estoit vne tour bastie de gros cheurons de Larix lassez l’vn sus l’autre alternatiuement comme vne pyle de boys, continuans en telle hauteur, que des machicoulis facilement on pouoit auecques pierres & liuiers debouter ceulx qui approcheroient. Quand Cæsar entendit que ceulx du dedans n’auoient aultres defenses que pierres & liuiers, & que à poine les pouoient ilz darder iusques aux approches, commenda à ses foubdars iecter au tour force fagotz, & y mettre le feu. Ce que feut incontinent faict. Le feu mis es fagotz, la flambe feut si grande & si haulte, qu’elle couurit tout le chasteau. Dont penserent que bien tost apres la tour seroit arse & demollie. Mais cessant la flambe, & les fagotz confumez, la tour apparut entiere, sans en rien estre endommagée. Ce que consyderant Cæsar, commenda que hors le iect des pierres tout au tour l’on feist vne seine de fossez & bouclus. Adoncques les Larignans se rendirent à composition. Et par leur recit congneut Cæsar l’admirable nature de ce boys[6], lequel de soy ne faict feu, flambe, ne charbon : & seroit digne en ceste qualité d’estre on degré mis de vray Pantagruelion, & d’autant plus que Pantagruel d’icelluy voulut estre faictz tous les huys, portes, fenestres, goustieres, larmiers, & l’ambrun de Theleme : pareillement d’icelluy feist couurir les pouppes, prores, sougons, tillacs, coursies, & rambades de ses carracons, nauires, gualeres, gualions, brigantins, fustes, & aultres vaisseaulx de son arsenac de Thalasse : ne feust que Larix en grande fournaise de feu prouenent d’aultres especes de boys, est en fin corrumpu & dissipé, comme sont les pierres en fourneau de chaulx. Pantagruelion Asbeste plus tost y est renouuelé & nettoyé, que corrumpu ou altéré. Pourtant

Indes, cessez, Arabes, Sabiens,
Tant collauder vos Myrrhe, Encent, Ebene,
Venez icy recongoistre nos biens,
Et emportez de nostre herbe la grene.
Puys si chez vous peut croistre, en bonne estrene,
Graces rendez es cieulx vn million :
Et affermez de France heureux le regne,
On quel prouient Pantagruelion.

Fin du troisiesme liure des faicts
& dicts Heroïcques du
bon Pantagruel
.

  1. « Aux beaux sabots, » dit Éloi Johanneau, qui évidemment croit voir là une parodie de cette expression de l’Iliade : « les Achaiens aux belles cnémides. » Burgaud des Marets combat avec raison cette explication et dit fort justement que les charretiers « remplissaient d’eau à pleins sabots le vide qu’ils avaient fait, » Cette locution est analogue à celle de « mordre à belles dents, » qui est encore en usage.
  2. Pline, xvi, 35.
  3. Voyez ci-dessus, p. 81, la note sur la l. 28 de la p. 23.
  4. Dia est la préposition grecque διά « à travers. »
  5. « Alexander Cornelius arborem eonem appellavit, ex qua facta esset Argo, similem robore viscum ferenti, quæ nec aqua, nec igni posset corrumpi, sicut nec viscum. » (Pline, XIII, 22). Eonem est l’accusatif d’eone.
  6. Voyez Vitruve, ii, 9.