Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/3

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 25-30).

Comment Panurge loue les debteurs & emprunteurs.

Chapitre III.


Mais (demanda Pantagruel) quand serez vous hors de debtes ? Es Calendes Grecques, respondit Panurge ; lors que tout le monde sera content, & que serez heritier de vous mesmes. Dieu me guarde d’en estre hors. Plus lors ne trouuerois qui vn denier me pretast. Qui au soir ne laisse leuain, ia ne fera au matin leuer pasté. Doibuez tous iours à quelq’vn ? par icelluy sera continuellement Dieu vous donner bonne, longue, & heureuse vie : craignant sa debte perdre, tousiours bien de vous dira en toutes compaignies : tousiours nouueaulx crediteurs vous acquestera : affin que par eulx vous faciez versure, & de terre d’aultruy remplissez son fossé. Quand iadis en Gaulle par l’institution des Druydes, les serfz, varletz, & appariteurs estoient tous vifz bruslez aux funerailles & exeques de leurs maistres & seigneurs : n’auoient ilz belle paour que leurs maistres & seigneurs mourussent ? Car ensemble force leurs estoit mourir. Ne prioient ilz continuellement leur grand Dieu Mercure, auecques Dis[1] le pere aux escuz, longuement en santé les conseruer ? N’estoient ilz soingneux de bien les traicter & seruir ? Car ensemble pouoient ilz viure au moins iusques à la mort. Croyez qu’en plus feruente deuotion vos crediteurs priront Dieu que viuez, craindront que mourez, d’autant que plus ayment la manche que le braz[2], & la denare que la vie. Tesmoings les vsuriers de Landerousse, qui nagueres se pendirent, voyans les bleds & les vins raualler en pris[3], & bon temps retourner. Pantagruel rien ne respondent, continua Panurge. Vray bot, quand bien ie y pense, vous me remettez à poinct en ronfle veue, me reprochant mes debtes & crediteurs. Dea en ceste seule qualité ie me reputois auguste, reuerend, & redoubtable, que sus l’opinion de tous Philosophes (qui disent rien de rien n’estre faict) rien ne tenent, ne matiere premiere, estoit facteur & createur. Auois créé. Quoy ? Tant de beaulx & bons crediteurs. Crediteurs sont (ie le maintiens iusques au feu exclusiuement[4]) creatures belles & bonnes. Qui rien ne preste, est creature laide & mauuaise : creature du grand villain diantre d’enfer. Et faict. Quoy ? Debtes. O chose rare & antiquaire. Debtes, diz ie, excedentes le nombre des syllabes resultantes au couplement de toutes les consonantes auecques les vocales, iadis proiecté & compté par le noble Xenocrates[5]. A la numerosité des crediteurs si vous estimez la perfection des debteurs, vous ne errerez en Arithmetique praticque. Cuidez vous que ie suis aise quand tous les matins autour de moy ie voy ces crediteurs tant humbles, seruiables, & copieux en reuerences ? Et quand ie note que moy faisant à l’vn visaige plus ouuert, & chere meilleure que es autres, le paillard pense auoir sa depesche le premier, pense estre le premier en date, & de mon ris cuyde que soit argent content. Il m’est aduis, que ie ioue encores le Dieu de la passion de Saulmur[6], accompaigné de ses Anges & Cherubins. Ce sont mes candidatz, mes parasites, mes salueurs, mes diseurs de bons iours, mes orateurs perpetuelz. Et pensois veritablement en debtes consister la montaigne de Vertus heroicque descripte par Hesiode[7], en laquelle ie tenois degré premier de ma licence : à laquelle tous humains semblent tirer & aspirer, mais peu y montent pour la difficulté du chemin : voyant au iourdhuy tout le monde en desir feruent, & strident appetit de faire debtes, & crediteurs nouueaulx. Toutesfoys il n’est debteur qui veult : il ne faict crediteurs qui veult. Et vous me voulez debouter de ceste felicité soubeline ? vous me demandez quand seray hors de debtes ?

Bien pis y a, ie me donne à sainct Babolin le bon sainct, en cas que toute ma vie ie n’aye estimé debtes estre comme vne connexion & colligence des Cieulx & Terre : vn entretenement vnicque de l’humain lignaige : ie dis sans lequel bien tost tous humains periroient : estre par aduenture celle grande ame de l’vniuers, laquelle scelon les Academicques, toutes choses viuifie. Qu’ainsi soit, repræsentez vous en esprit serain l’idée & forme de quelque monde, prenez si bon vous semble, le trentiesme de ceulx que imaginoit le philosophe Metrodorus : ou le soixante & dix huyctiesme de Petron : on quel ne soit debteur ne crediteur aulcun. Vn monde sans debtes. Là entre les astres ne sera cours regulier quiconque. Tous seront en desarroy. Iuppiter ne s’estimant debiteur à Saturne, le depossedera de sa sphære, & auecques sa chaine Homericque[8] suspendera les intelligences, Dieu, Cieulx, Dæmons, Genies, Heroes, Diables, Terre, mer, tous elemens. Saturne se r’aliera auecques Mars, & mettront tout ce monde en perturbation. Mercure ne vouldra soy asseruir les aultres, plus ne sera leur Camille, comme langue Hetrusque estoit nommé. Car il ne leurs est en rien debteur. Venus ne sera venerée, car elle n’aura rien presté. La Lune restera sanglante & tenebreuse. A quel propous luy departiroit le Soleil sa lumiere ? Il n’y estoit en rien tenu. Le Soleil ne luyra sus leur terre : les Astres ne y feront influence bonne. Car la terre desistoit leurs prester nourrissement par vapeurs & exhalations : des quelles disoit Heraclitus, prouuoient les Stoiciens, Ciceron maintenoit estre les estoilles alimentées. Entre les elemens ne sera symbolisation, alternation, ne transmutation aulcune. Car l’vn ne se reputera obligé à l’autre, il ne luy auoit rien presté. De terre ne sera faicte eau : l’eau en aer[9] ne sera transmuée : de l’aer ne sera faict feu : le feu n’eschauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, Titanes, Aloides[10], Geans : Il n’y pluyra pluye, n’y luyra lumiere, n’y ventera vent, n’y sera esté ne automne. Lucifer se desliera, & sortant du profond d’enfer auecques les Furies, les Poines, & Diables cornuz, vouldra deniger des cieulx tous les dieux tant des maieurs comme des mineurs peuples. De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu’vne chienerie : que vne brigue plus anomale que celle du Recteur de Paris, qu’vne Diablerie plus confuse que celle des ieuz de Doué[11]. Entre les humains l’vn ne saluera l’aultre : il aura beau crier à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre. Personne ne ira à secours. Pourquoy ? Il n’auoit rien presté, on ne luy debuoit rien. Personne n’a interest en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prestoit il rien. Aussi bien n’eust il par apres rien presté. Brief de cestuy monde seront bannies Foy, Esperance, Charité. Car les homes sont nez pour l’ayde & secours des homes. En lieu d’elles succederont Defiance, Mespris, Rancune, auecques la cohorte de tous maulx, toutes maledictions, & toutes miseres. Vous penserez proprement que là eust Pandora versé sa bouteille[12]. Les homes seront loups es homes. Loups guaroux, & lutins, comme feurent Lychaon, Bellerophon, Nabugotdonosor : briguans, assassineurs, empoisonneurs, malfaisans, malpensans, malueillans, haine portans vn chascun contre tous, comme Ismael, comme Metabus, comme Timon Athenien, qui pour ceste cause feut surnommé μισάνθρωπος[13]. Si que chose plus facile en nature seroit, nourrir en l’aër les poissons, paistre les cerfz on fond de l’Ocean, que supporter ceste truandaille de monde, qui rien ne preste. Par ma foys ie les hays bien.

Et si au patron de ce fascheux & chagrin monde rien ne prestant, vous figurez l’autre petit monde, qui est l’home, vous y trouuerez vn terrible tintamarre. La teste ne vouldra prester la veue de ses œilz, pour guider les piedz & les mains. Les piedz ne la daigneront porter : les mains cesseront de trauailler pour elle. Le cœur se faschera de tant se mouuoir pour les pouls des membres, & ne leurs prestera plus. Le poulmon ne luy fera prest de ses souffletz. Le foye en luy enuoyra sang pour son entretien. La vessie ne vouldra estre debitrice aux roignons : l’vrine sera supprimée. Le cerueau considerant ce train desnaturé, se mettra en resuerie, & ne baillera sentement es nerfz, ne mouuement es muscles. Somme, en ce monde desrayé, rien ne debuant, rien ne prestant, rien ne empruntant, vous voirez vne conspiration plus pernicieuse, que n’a figuré Æsope en son Apologue[14]. Et perira sans doubte : non perira seulement : mais bien tost perira, feust ce Æsculapius mesmes[15]. Et ira soubdain le corps en putrefaction : l’ame toute indignée prendra course à tous les Diables, apres mon argent.


  1. Pluton. Voyez la Table des noms.
  2. Jeu de mots sur manche, pris au sens de mancia, italien, pour épingles, paragante, présent. Ailleurs (t. ii, p. 301) Rabelais parle de « la grande manche que demandent les courtisanes Romaines. »
  3. Il y avait eu en 1531 une terrible famine, pendant laquelle le roi avait pris les mesures qu’on croyait alors les meilleures pour faire baisser le prix des grains. « Le Roy citant à Compienne, pour subuenir à son paouure peuple, qui auoyt faulte de bleds, & aduerty que les marchans de bleds, & aultres, les vendoyent en leurs greniers, à qui bon leur sembloyt, en sorte que les paouures n’en pouoyent auoyr, qu’apres les riches… decreta lettres patentes on moys d’Octobre mil cinq cents trente vng… portans inhibitions & defenses de vendre… leurs bleds en leurs greniers… & ailleurs qu’aux publics marchés. » (Bouchet, les Annales d’Aquitaine. 1545, fol. 260, v).
  4. Voyez ci-dessus, p. 160, la note sur la l. 5 de la p. 217.
  5. « Il faisoit monter à 100200000 le nombre des syllabes que les lettres de l’Alphabet Grec pouvoient former par leurs mélanges & transpositions. Voiez les Additions de l’interpréte François à la vie de Xénocrate dans Diogéne Laërce. » (Le Duchat)
  6. Cette représentation de la Passion a eu lieu en 1534. Jean Bouchet, l’ami de Rabelais, donne à ce sujet de curieux détails, dans son Epistre LXXXIX. Voyez Histoire du théâtre en France : les mystères, par L. Petit de Julleville, t. ii, p. 125-127. — Ailleurs (t. ii, p. 318), Rabelais cite avec éloge « la diablerie de Saulmur. »
  7. Voyez Travaux et Jours, v. 289.
  8. Voyez Iliade, viii, 18, et XV, 18.
  9. Lisez aer.
  10. Virgile (Énéide, vi, 582) parle ainsi de ces géants :

    Hic et Aloidas geminos immania vidi
    Corpora, qui manibus magnum rescindere cœlum
    Aggressi, superisque Jovem detrudere regnis.

  11. Cette « diablerie » de Doué, petite ville de Maine-et-Loire, à vingt kilomètres de Saumur, faisait partie d’une représentation de la Passion. « Plus hideux & villains que les Diableteaux de la passion de Doué, » dit Rabelais dans le Quart livre. (t. II, p. 454)
  12. Il a déjà été question plus haut (t. ii, p. 13) de « la bouteille de Pandora. » — « Les poëtes nous parlent de la boîte (πυξίς) de Pandore. C’est par une fantaisie toute rabelaisienne que cette boîte est ici transformée en bouteille. » (Burgaud des Marets.) — Rabelais aurait pu invoquer le témoignage d’Hésiode, qui emploie (Travaux et Jours, v. 94) le mot πίθος, tonneau, amphore.
  13. « Misanthrope. »
  14. Celui des Membres et l’Estomac, dont l’invention est attribuée à Ménénius Agrippa.
  15. Le Duchat donne la variante suivante, tirée des éditions collectives de 1573 et 1626 : « Esculape mesme, qui est le Dieu de la médecine, eust-il entrepris de les guerir, l’ame… » C’est là une sorte de commentaire qui s’est introduit dans le texte, et en fausse le sens. Rabelais ne veut pas dire : « Quand Esculape entreprendrait de guérir le malade, » mais : « Quand le malade serait Esculape, » ce qui est bien plus énergique.