Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/16

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 82-85).

Comment Pantagruel conseille à Panurge de conferer
auecques vne Sibylle de Panzoust[1].


Chapitre XVI.


Pev de temps apres Pantagruel manda querir Panurge, & luy dist. L’amour que ie vous porte inueteré par succession de longs temps me sollicite de penser à vostre bien & profict. Entendez ma conception : On m’a dict que à Panzoust pres le Croulay est vne Sibylle tresinsigne, laquelle prædict toutes choses futures : prenez Epistemon de compaignie, & vous transportez deuers elle, & oyez de ce que vous dira. C’est (dist Epistemon) par aduenture vne Canidie, vne Sagane, vne Phitonisse & sorciere. Ce que me le faict penser, est que celluy lieu est en ce nom diffamé, qu’il abonde en sorcieres plus que ne feit oncques Thessalie. Ie ne iray pas voluntiers. La chose est illicite & defendue en la loy de Moses[2]. Nous (dist Pantagruel) ne sommez mie Iuifz, & n’est chose confessée ne auerée que elle soit sorciere. Remettons à vostre retour le grabeau & belutement de ces matieres. Que sçauons nous si c’est une vnzième Sibylle : vne seconde Cassandre ? Et ores que Sibylle ne feust, & de Sibylle ne meritast le nom, quel interest encourrez vous auecques elle conferent de vostre perplexité ? entendu mesmement qu’elle est en existimation de plus sçauoir, plus entendre, que ne porte l’vsance ne du pays, ne du sexe. Que nuist sçauoir tousiours, & tous iours aprendre, feust ce d’vn sot, d’vn pot, d’vne guedoufle, d’vne moufle, d’vne pantoufle ? Vous soubuieigne que Alexandre le grand : ayant obtenu victoire du roy Darïe en Arbelles, præsens ses Satrapes quelque foys refusa audience à vn compaignon, puys en vain mille & mille foys s’en repentit. Il estoit en Perse victorieux, mais tant esloigné de Macedonie son royaulme hæreditaire, que grandement se contristoit, par non pouoir moyen aulcun inuenter d’en sçauoir nouuelles : tant à cause de l’enorme distance des lieux, que de l’interposition des grands fleuues, empeschement des desers, & obiection des montaignes. En cestuy estrif & soigneux pensement, qui n’estoit petit, (Car on eust peu son pays & royaulme occuper, & là installer Roy nouueau & nouuelle colonie long temps dauant que il en eust aduertissement pour y obuier) dauant luy se præsenta vn home de Sidoine, marchant perit, & de bon sens, mais au reste assez pauure & de peu d’apparence, luy denonceant & affermant auoir chemin & moyen inuenté, par lequel son pays pourroit de ses victoires Indianes, luy de l’estat de Macedonie & Ægypte estre en moins de cinq iours asçauanté. Il estima la promesse tant abhorrente & impossible, qu’oncques l’aureille prester ne luy voulut, ne donner audience. Que luy eust cousté ouyr & entendre ce que l’home auoit inuenté. Quelle nuisance, quel dommaige eust il encouru pour sçauoir quel estoit le moyen, quel estoit le chemin, que l’home luy vouloit demonstrer ? Nature me semble non sans cause nous avoir formé aureilles ouuertes, n’y appousant porte ne clousture aulcune, comme a faict es œilz, langue, & aultres issues du corps. La cause ie cuide estre, affin que tous iours toutes nuyctz, continuellement, puissions ouyr : & par ouye perpetuellement aprendre : car c’est le sens sus tous aultres plus apte es disciplines. Et peut estre : que celluy home estoit ange, c’est à dire messagier de Dieu enuoyé, comme feut Raphael à Thobie. Trop soubdain le contemna trop long temps apres s’en repentit.

Vous dictez bien, respondit Epistemon : mais ia ne me ferez entendre, que chose beaucoup aduentaigeuse soit, prendre d’vne femme, & d’vne telle femme, en tel pays, conseil & aduis. Ie (dist Panurge) me trouue fort bien du conseil des femmes, & mesmement des vieilles. A leur conseil ie foys tous iours vne selle ou deux extraordinaires. Mon amy, ce sont vrays chiens de monstre, vrays rubricques de droict. Et bien proprement parlent ceulx qui les appellent Sages femmes. Ma coustume & mon style est les nommer Præsages femmes. Sages sont elles : car dextrement elles congnoissent. Mais ie les nomme Præsages, car diuinement elles præuoyent, & prædisent certainement toutes choses aduenir. Aulcunesfoys ie les appelle non Maunettes, mais Monettes[3], comme la Iuno des Romains. Car de elles tousiours nous viennent admonitions salutaires & profitables. Demandez en à Pythagoras, Socrates, Empedocles, & nostre maistre Ortuinus. Ensemble ie loue iusques es haulx cieulx l’antique institution des Germains, les quelz prisoient au poix du Sanctuaire & cordialement reueroient le conseil des vieilles : par leurs aduis & responses tant heureusement prosperoient, comme les auoient prudentement receues. Tesmoings la vieille Aurinie, & la bonne mere Vellede[4] on temps de Vaspasian. Croyez que vieillesse feminine est tousiours foisonnante en qualité soubeline[5] : ie vouloys dire Sybilline. Allons par l’ayde, allons par la vertus Dieu, allons. Allons, frere Ian, ie te recommande ma braguete. Bien (dist Epistemon) ie vous suiuray, protestant que si i’ay aduertissement qu’elle vse de sort ou enchantement en ses responses, ie vous laisseray à la porte, & plus de moy acompaigné ne serez.


  1. « C’estoit vne dame de Panzoust, proche Chinon, qui ne fut point mariée & ne vouloit point l’estre, laquelle neantmoins estoit conviée de le faire par ses amis pendant qu’elle fut en aage de cela : elle mourut fort aagée. » (Alphabet de l’auteur François, au mot Sibylle)
  2. Deutéronome, xviii, 11.
  3. Jeu de mots. Maunette, mal nette, malpropre ; plus loin (t. II, p. 411), Rabelais appelle Maunet un des cuisiniers qui entrent dans la truie. Monette, qui avertit.
  4. Voyez Tacite, Germanie, 8.
  5. Jeu de mots. Voyez Soubelin au Glossaire.