Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/15

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 78-81).

Excuse de Panurge, & exposition de Caballe
monasticque en matiere de beuf sallé.


Chapitre XV.


Diev (dist Panurge) guard de mal qui void bien & n’oyt[1] goutte. Ie vous voy tresbien, mais ie ne vous oy poinct. Et ne sçay que vous dictez. Le ventre affamé n’a poinct d’aureilles. Ie brame par Dieu de mal rage de faim. I’ay faict couruée trop extraordinaire. Il sera plus que maistre mousche, qui de cestuy an me fera[2] estre de songeailles. Ne souper poinct, de par le Diable ? Cancre. Allons, frere Ian desieuner. Quand i’ay bien à poinct desieuné, & mon stomach est bien à poinct affené & agrené, encores pour vn besoing & en cas de necessité me passeroys ie de dipner. Mais ne soupper poinct ? Cancre. C’est erreur. C’est scandale en nature. Nature a faict le iour pour soy exercer, pour trauailler, & vacquer chascun en sa neguociation : & pour ce plus aptement faire, elle nous fournist de chandelle, c’est la claire & ioyeuse lumiere du Soleil. Au soir elle commence nous la tollir : & nous dict tacitement. Enfans, vous estez gens de bien. C’est assez trauaillé. La nuyct vient : il conuient cesser du labeur : & soy restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes : puys soy quelque peu esbaudir, coucher, & reposer, pour au lendemain estre frays & alaigres au labeur comme dauant. Ainsi font les Faulconniers : quand ilz ont peu leurs oyzeaulx, ilz ne les font voler sus leurs guorges : ilz les laissent enduire sus la perche. Ce que tresbien entendit le bon Pape premier instituteur des ieusnes[3]. Il ordona qu’on ieusnast iusques à l’heure de Nones : le reste du iour feut mis en liberté de repaistre. On temps iadis peu de gens dipnoient, comme vous diriez les moines & chanoines, aussi bien n’ont ilz autre occupation, tous les iours leurs sont festes : & obseruent diligemment vn prouerbe claustral, de missa ad mensam : & ne differeroient seulement attendans la venue de l’Abbé, pour soy enfourner à table : là en baufrant attendent les moines l’Abbé, tant qu’il vouldra, non aultrement ne en aultre condition : mais tout le monde souppoit, exceptez quelques resueurs songears, dont est dicte la cene comme cœne[4], c’est à dire à tous commune. Tu le sçaiz bien, frere Ian. Allons, mon amy, de par tous les Diables, allons. Mon stomach abboye de male faim comme vn Chien. Iectons luy force souppes en gueule pour l’appaiser : à l’exemple de la Sibylle enuers Cerberus[5]. Tu aymes les souppes de prime : plus me plaisent les souppes de Leurier, associées de quelque piece de laboureur sallé à neuf leçons.

Ie te entends (respondit frere Ian). Ceste metaphore est extraicte de la marmite claustrale. Le laboureur c’est le beuf, qui laboure ou a labouré : à neuf leçons, c’est à dire cuyct à perfection. Car les bons peres de religion par certaine Caballisticque institution des anciens, non escripte, mais baillée de main en main, soy leuans, de mon temps, pour matines, faisoient certains præambules notables auant entrer en l’eclise. Fiantoient aux fiantouoirs, pissoient aux pissouoirs, crachoient aux crachouoirs, toussoient aux toussouoirs melodieusement, resuoient aux resuoirs, affin de rien immonde ne porter au seruice diuin. Ces choses faictes, deuotement se transportoient en la saincte Chapelle (ainsi estoit en leurs Rebus nommée la cuisine claustrale) & deuotement sollicitoient que des lors feust au feu le beuf mis pour le desieuner des religieux freres de nostre Seigneur. Eulx mesmes souuent allumoient le feu soubs la marmite. Or est que matines ayant neuf leçons, plus matin se leuoient par raison. Plus aussi multiplioient en appetit & alteration aux abboys du parchemin : que matines estantes ourlées d’vne, ou trois leçons seulement. Plus matin se leuans, par la dicte Caballe, plus tost estoit le beuf au feu : plus y estant, plus cuict restoit : plus cuyct restant, plus tendre estoit, moins vsoit les dens, plus delectoit le palat : moins greuoit le stomach, plus nourrissoit les bons religieux. Qui est la fin vnicque & intention premiere des fondateurs : en contemplation de ce qu’ilz ne mangent mie pour viure, ils viuent pour manger, & ne ont que leur vie en ce monde. Allons Panurge.

A ceste heure (dist Panurge) te ay ie entendu, couillon velouté, couillon claustral & Cabalicque. Il me y va du propre cabal. Le fort, l’vsure, & les interestz ie pardonne. Ie me contente des despens : puys que tant disertement nous as faict repetition sus le chapitre singulier de la Caballe culinaire & monasticque. Allons, Carpalim. Frere Ian, mon baudrier, allons. Bon iour, tous mes bons seigneurs. I’auoys assez songé pour boyre. Allons.

Panurge n’auoit ce mot acheué, quand Epistemon à haulte voix s’escria, disant. Chose bien commune & vulguaire entre les humains est, le malheur d’aultruy entendre, præuoir, congnoistre, & prædire. Mais ô que chose rare est son malheur propre prædire, congnoistre, præuoir & entendre. Et que prudentement le figura Æsope en ses Apologes, disant chascun home en ce monde naissant vne bezace au coul porter : on sachet de laquelle dauant pendent sont les faultes & malheurs d’aultruy tousiours exposées à nostre veue & congnoissance : on sachet darriere pendent sont les faultes & malheurs propres : & iamais ne sont veues ne entendues, fors de ceulx qui des cieulx ont le beneuole aspect.


  1. Lisez : bien & n’oyt.
  2. Lisez fera.
  3. Voyez Polidore Virgile, De inventoribus rerum, VI, 3.
  4. Cette étymologie est tirée de Plutarque, Probl. sympos., viii, 6.
  5. Énéide, VI, 9.