DU
THÉÂTRE MODERNE
EN FRANCE.

SECONDE PARTIE.[1]


Pour déterminer avec précision quels sont aujourd’hui les devoirs de la poésie dramatique, il nous semble nécessaire d’examiner successivement de quels éléments elle se compose, quelles sont ses formes naturelles, et enfin ce que valent les traditions. À ces conditions, mais à ces conditions seulement, nous pouvons légitimement espérer de résoudre le problème de la réforme dramatique. Notre solution, il est vrai, ne paraîtra et ne sera jamais décisive, tant que les poètes n’auront pas pris la peine de la réaliser, de la traduire en œuvres vivantes ; mais ce résultat facile à prévoir n’est pas une raison suffisante pour abandonner la recherche de la vérité. Si nous arrivons à l’évidence, et si nous parvenons à faire passer notre conviction dans les intelligences vouées à la pratique de la poésie, la tâche que nous aurons accomplie, sans être glorieuse comme le serait l’achèvement d’un beau poème dramatique, ne sera pourtant pas inutile. Les applaudissemens ne seront pas pour nous ; mais si nous décidons un poète, quel qu’il soit, aujourd’hui célèbre ou obscur, à tenter des voies nouvelles, et si nos conseils le conduisent à une popularité inespérée, il n’y aura pas lieu d’accuser la discussion de stérilité. Délibérer et démontrer ne compose pas, nous le savons bien, la vie entière de l’intelligence. L’invention est, à coup sûr, une des plus magnifiques expressions de la puissance humaine ; mais il y aurait de l’injustice à proscrire la délibération et la démonstration comme des enfantillages. S’il est vrai que le géomètre, en résolvant une équation, peut décider, dans un avenir indéterminé, une découverte inattendue, il n’est pas moins vrai que la discussion littéraire, traitée sérieusement, peut agir sur la conduite de la poésie, par voie directe ou indirecte, soit en modifiant le mouvement des idées chez les intelligences poétiques, soit en changeant le cours des sympathies populaires. Si nous sommes dans le vrai, si nos affirmations ne reposent pas sur des rêves, peu importe que les poètes traitent nos conseils comme les hommes d’état ceux des publicistes. Il est naturel de penser que le maniement des affaires et la pratique de l’invention révèlent des secrets ignorés des critiques et des publicistes ; ce n’est pas nous qui le nierons ; mais le dédain, si superbe qu’il soit, ne comptera jamais à nos yeux pour un argument. C’est pourquoi nous discuterons avec une entière confiance les devoirs de la poésie dramatique.

Or, quels sont les élémens de la poésie dramatique ? Ramenés à leur plus haute généralité, dégagés de toutes leurs formes passagères et locales, ces élémens ne sont-ils pas l’histoire et la société ? Nous ne croyons pas possible d’apercevoir au-delà de l’histoire et de la société un élément mis en œuvre par la poésie dramatique. Mais à quelles conditions l’histoire paraît-elle sur le théâtre ? Est-il nécessaire, est-il raisonnable d’accepter sans réserve, sans restriction, la réalité consacrée par les récits authentiques ? L’emploi de l’histoire au théâtre n’est-il pas soumis à des lois très différentes des lois du récit historique ? Nous nous prononçons hardiment contre l’acceptation littérale des données de l’histoire. La thèse contraire à celle que nous soutenons a été défendue plusieurs fois avec un talent remarquable ; nous avons lu avec une attention scrupuleuse tous les argumens présentés par nos adversaires ; mais l’élégance et la vigueur du plaidoyer n’ont pas altéré nos convictions. Nous persistons à penser qu’il y aura toujours un immense intervalle entre l’invention et la réalité. La plus belle page de Tacite, mise en scène, pourra très bien ne produire qu’un effet assez médiocre. Pourquoi ? Parce que Tacite s’est proposé de raconter, mais non d’inventer ; parce qu’il n’avait en vue que l’expression de la réalité, parce que la réalité la plus belle n’est pas elle-même un poème complet. Que l’histoire, réduite à ses seules ressources, offre plus d’intérêt et de grandeur que la meilleure partie des pièces enfantées chaque jour, nous ne voulons pas le nier ; car ce serait parler contre l’évidence ; mais ce n’est pas une raison pour prescrire l’identification de l’histoire et de la poésie. Si l’histoire et la poésie n’étaient vraiment qu’une seule et même chose, nous serions forcés d’accepter une conclusion plus que singulière : M. Vitet serait très supérieur à Shakespeare et à Schiller. Les Barricades, les États de Blois et la Mort de Henri III, domineraient Richard III et Jules César, Guillaume Tell et Wallenstein ; car M. Vitet est plus près de l’histoire que Shakespeare et Schiller. Or cette conséquence extrême du principe des réalistes est évidemment inadmissible. Nous ne contesterons jamais la patience ingénieuse qui a présidé aux restitutions de M. Vitet ; mais restituer n’est pas créer, et le poète qui ne crée pas ne mérite pas le nom de poète. Lors même que George Cuvier eût reconstruit par la pensée toutes les espèces zoologiques aujourd’hui effacées de notre globe, ce ne serait pas une raison pour croire qu’il aurait pu créer et mettre en œuvre tous les systèmes anatomiques et physiologiques aperçus par son intelligence. Nous ne voulons pas comparer M. Vitet à George Cuvier, encore moins Shakespeare au créateur du règne animal ; mais si une pareille comparaison pouvait être admise un seul instant, nous dirions, pour éclairer notre pensée, que M. Vitet est à Shakespeare ce que George Cuvier est au Créateur. Non, il n’est pas vrai que l’histoire comprenne la tâche entière de la poésie ; M. Vitet a rigoureusement appliqué la doctrine que nous réfutons, et ses œuvres n’ont pas pris rang parmi les monumens de la poésie. Les amitiés les plus complaisantes n’ont pu persévérer dans leur admiration. Non, il n’est pas vrai que savoir et inventer soient une seule et même chose. Cette affirmation a pu avoir son utilité comme moyen de réagir contre la poésie de pure convention, contre l’application inintelligente des traditions littéraires ; mais cet enseignement a fait son temps, et doit aujourd’hui se résigner au silence. La réalité est en possession d’une assez haute estime pour que la critique consente à la distinguer de la poésie. Il n’y a nul danger à séparer nettement la tâche de l’historien et la tâche du poète. La tradition ne règne plus en souveraine ; loin de là, elle est méconnue et détrônée. Il ne s’agit plus de l’abattre, elle est gisante à nos pieds. Elle n’entrave plus le mouvement de la discussion. L’impartialité nous est facile, car notre colère ne saurait où se prendre ; et le respect de la vérité nous défend de confondre l’histoire et la poésie.

Mais si l’histoire n’est pas la poésie, comment la poésie doit elle employer l’histoire ? Arrivée à ce point, nous en avons l’assurance, la discussion n’a plus rien d’embarrassant. La loi suprême de l’emploi de l’histoire au théâtre n’est autre que l’interprétation. Or, interpréter une vérité, quelle qu’elle soit, c’est évidemment en développer tous les élémens, en montrer toutes les faces, toutes les origines et toutes les conséquences. La loi d’interprétation ne permet donc pas, comme l’ont pensé plusieurs poètes contemporains, de transformer capricieusement la donnée historique ; car le commentaire ne peut mentir au texte, sans cesser d’être commentaire. Interpréter l’histoire poétiquement, c’est agrandir, exagérer à propos les parties sur lesquelles on a résolu d’appeler l’attention, et qui, dans le modèle historique, n’ont qu’une importance secondaire ; c’est éclairer d’une lumière abondante les faces d’un évènement ou d’un caractère que l’histoire a laissées dans l’ombre. Mais à moins que les mots dont se composent les langues humaines n’aient une valeur absolument arbitraire, à moins que les rapports de l’expression et de l’idée ne soient condamnés à une mobilité indéfinie, l’interprétation et la méconnaissance ne pourront jamais s’identifier ; car pour agrandir, pour exagérer la donnée historique, il faut commencer par l’affirmer, par la proclamer ; pour élargir le portique de l’édifice, il faut commencer par conserver religieusement le style adopté par l’inventeur. Ignorer, oublier ou méconnaître la donnée historique, c’est violer la loi d’interprétation, c’est rendre l’application de cette loi absolument impossible ; c’est vouloir élargir un portique sans savoir dans quel ordre d’architecture il a été conçu, expliquer une page sans l’avoir lue ; à proprement parler, c’est vouloir une chose insensée. Et pourtant, il s’est rencontré de nos jours des hommes qui, au nom de la fantaisie, souveraine maîtresse de leur pensée, se sont arrogé le droit de traiter l’histoire comme un pays conquis, d’inscrire au front d’un siècle ou d’un roi des sentimens que le roi et le siècle n’avaient jamais connus. Ils ont cru que le génie tout entier se réduisait à l’apothéose du caprice, et ils se sont glorifiés dans leur ignorance, comme s’ils eussent aperçu, en fermant les yeux, une lumière divine. Il est évident pour tous les juges désintéressés que ces contempteurs de la vérité historique ne valent pas mieux que les continuateurs inintelligens de la tradition, ou les restituteurs patiens de la réalité.

La société contemporaine, c’est-à-dire le milieu même où vit le poète, est soumise à la loi d’interprétation, aussi bien que l’histoire. Les hommes et les choses d’aujourd’hui, aussi bien que les hommes et les choses d’autrefois, ont besoin, pour s’élever jusqu’à la beauté poétique, d’être agrandis, exagérés. Les évènemens qui s’accomplissent autour de nous, les caractères au développement desquels nous assistons, reproduits littéralement, ne sont et ne seront jamais que les élémens d’un poème dramatique. Mais pour combiner ces élémens, pour les ordonner selon les conditions de la poésie, il est indispensable de les interpréter, de changer leurs proportions individuelles. La société contemporaine a eu, comme l’histoire, ses poètes réalistes ; comme l’histoire, elle a été racontée sur la scène par des esprits mesquins, qui se croyaient inventeurs. Mais le présent ne pouvait, pas plus que le passé, satisfaire par lui-même, sans le secours de l’interprétation, aux conditions de la poésie. Il n’offrait que des héros de boudoir ou de cour d’assises, des chevaliers d’industrie ou des charlatans de tribune ; et quoique chacun de ces personnages, interprété par une imagination féconde, pût devenir un type poétique, il n’a pas été donné aux hommes les plus habiles dans l’art de dialoguer leurs souvenirs d’élever la réalité au rang de la poésie. Non-seulement en dialoguant leurs souvenirs, ils n’ont pas fait une œuvre poétique ; mais il est arrivé, ce qui était facile à prévoir, qu’ils sont demeurés fort au-dessous de leur modèle. Quoique résolus à l’imitation littérale, ils n’ont pu cependant conserver la réalité tout entière, et chacune de leurs omissions a diminué l’intérêt de leur ouvrage ; ils n’ont pu, malgré leur persévérance et leur servilité, lutter un seul jour avec la réalité de la Gazette des Tribunaux. Ils avaient engagé la lutte avec un adversaire invincible, et ils ont été vaincus. Les poètes réalistes auront beau s’évertuer et transcrire les paroles, les regards et le geste des hommes que la passion conduit à l’adultère, au meurtre, au suicide ; ils n’arriveront jamais à égaler la précision d’un juge d’instruction ou d’un greffier. Le plus misérable réquisitoire, l’acte d’accusation le plus maladroit sera toujours plus riche en renseignemens, en scènes ignobles ou sublimes, que les conceptions dramatiques, inspirées par le ministère public. L’acteur le plus habile ne réussira jamais à reproduire toutes les singularités d’un personnage contemporain ; qu’il se propose l’imitation de Mirabeau ou de Napoléon, si l’auteur, en retraçant le caractère de l’orateur ou du capitaine, n’a pas consenti à l’interprétation de la réalité, s’il a voulu obstinément copier le modèle, l’acteur, s’appelât-il Talma, sera toujours au-dessous de Mirabeau, que nos pères ont entendu, au-dessous de Napoléon, que nous avons vu à la tête de ses armées.

Ce que nous disons de la réalité dans la poésie dramatique, nous pourrions le dire avec une égale justesse de la réalité dans la peinture ou la statuaire. En effet, si le peintre, en composant un paysage, se propose de lutter avec la réalité qu’il a sous les yeux ; s’il veut, par exemple, copier toutes les nervures d’une feuille, toutes les fibres d’une fleur, il est évident qu’il sera vaincu. De pareilles tentatives ont été faites à plusieurs reprises, et chacune de ces luttes insensées n’a enfanté que des œuvres sans nom. Que le statuaire, au lieu de chercher dans le marbre les plans généraux, les grandes lignes de la forme humaine, se prescrive, comme un devoir impérieux, de reproduire avec son ciseau tous les pores de la peau, tous les détails de la musculature ; qu’il essaie, fût-ce même en fouillant le Paros, de nous montrer, non pas la forme abstraite, la forme harmonieuse et intelligible de son modèle, mais la forme telle qu’il l’aperçoit, telle qu’elle se révèle à tous les yeux, souple, transparente, animée, s’appelât-il Phidias, il sera vaincu et nous donnera une statue absurde.

Non, la poésie dramatique, pas plus que la peinture ou la statuaire, ne doit se proposer la réalité comme but suprême de ses efforts. Plusieurs fois déjà nous avons exprimé cette affirmation ; mais le réalisme est aujourd’hui si populaire, qu’on ne saurait trop souvent le combattre. Ni l’histoire, ni la société contemporaine ne peuvent se montrer sur la scène sans interprétation. La vie humaine, prise en soi, n’est qu’une matière poétique et ne devient poème qu’en traversant la pensée d’Homère ou de Shakespeare. Nous insistons à dessein sur cette distinction, et nous espérons que le lecteur verra pourquoi. Ce n’est pas, de notre part, une obstination puérile, car cette distinction contient la réforme entière de la poésie dramatique. C’est pour avoir confondu la poésie et la réalité, la matière poétique et le poème, que le théâtre est aujourd’hui si malade. C’est pour avoir méconnu cette vérité, si simple qu’il y a presque de la naïveté à l’énoncer, que les poètes qui écrivent pour la scène voient chaque jour s’éloigner d’eux les intelligences élevées. Voyons maintenant quelle est la division naturelle des formes dramatiques, si la comédie et la tragédie sont des formes fausses et mesquines, si le drame est la seule forme vraie, la seule forme complète.

Si la tragédie, la comédie et le drame sont des formes vraies, chacune de ces formes doit se rapporter à un but distinct. Or, la tragédie, ramenée à son expression la plus générale, ne se propose-t-elle pas l’analyse et la peinture de la douleur morale, des passions qui agitent l’ame humaine, et qui la poussent au désespoir et au crime ? Nous ne croyons pas possible de nier cette définition. La tragédie, en effet, chez quelque nation qu’on la prenne, en Grèce, en Italie ou en France, n’a en vue que la passion. Le poète tragique sait très bien que la vie tout entière n’est pas faite de passion ; il sait très bien que l’ambition la plus ardente, l’amour le plus sincère, ne suffisent pas à remplir la trame entière d’une biographie. Mais il se voue à la peinture exclusive de la passion, et il trouve dans l’étude attentive de la souffrance, et des mouvemens tantôt variés, tantôt contradictoires, accomplis sur le théâtre de la conscience, une étoffe assez riche pour employer toutes les forces de son imagination, un thème assez fécond pour se prêter à tous les développemens de la pensée. Il circonscrit volontairement le champ de ses investigations : il ne prétend pas embrasser d’un regard toutes les faces de l’ame humaine ; mais dans le champ où il s’enferme, sur la face de l’ame qu’il étudie et qu’il s’efforce de reproduire à l’exclusion de toutes les autres, il découvre et il met en relief des trésors ignorés du vulgaire, et qui, pour être aperçus, ont besoin d’être cherchés long-temps et patiemment. Du moment que le poète tragique s’est résolu à ne contempler dans l’ame que la seule passion, il est naturel qu’il se plaise à l’orner d’une grandeur et d’une dignité sans lesquelles la passion se présente habituellement ; il est naturel qu’il idéalise la souffrance, précisément parce qu’il envisage la souffrance sans tenir compte des sentimens d’un autre ordre qui jouent un rôle important dans la vie humaine. Cet agrandissement de la douleur, loin d’être une violation de la vérité, n’est qu’une intelligence plus parfaite, une manifestation plus complète de cette partie déterminée de la vérité. À proprement parler, la tragédie est à la douleur ce que la statuaire est aux formes sensibles du modèle humain. La tragédie est donc une forme vraie.

Le comédie, telle que nous l’ont transmise les deux antiquités, telle que la France l’a continuée glorieusement dans la seconde moitié du xviie siècle, se propose l’étude et la peinture exclusive du ridicule. De même que la tragédie se résout à ne voir que la passion, la comédie se résout à ne voir que le ridicule. À la place de la sympathie, elle met la raison ; au lieu de pleurer sur les souffrances de la vie humaine, elle détourne ses yeux du spectacle de la douleur, et s’attache courageusement à découvrir les mobiles les plus mesquins de nos actions ; elle néglige à dessein les momens où l’ame exaltée atteint les cimes les plus hautes du dévouement, de l’abnégation, et se renferme dans l’analyse de l’amour de soi ; elle suit l’égoïsme humain à travers ses diverses métamorphoses. Qu’il s’appelle prudence ou économie, dévotion ou probité, elle sait le démasquer et lui donner son vrai nom. La comédie n’ignore pas que la vie, réduite à l’égoïsme, ne serait pas possible ; que l’amour de soi, clairvoyant et obstiné, perpétuerait la guerre ; et ferait de la société un supplice permanent. Aussi ne prétend-elle pas comprendre dans ses tableaux l’universalité de la conscience humaine. Mais ayant à choisir entre la passion et le ridicule, elle choisit le ridicule ; ce dernier côté de l’ame, moins grand en apparence que le premier, n’est cependant ni moins varié, ni moins animé, ni moins profond. Pour sonder toutes les misères, toutes les lâchetés de la vie ordinaire, pour découvrir et montrer les trahisons et les mensonges qui se cachent sous le nom de prudence et d’habileté, il ne faut pas un regard moins sûr, une parole moins puissante, que pour compter les blessures de la passion. Ici encore nous retrouvons la nécessité, la légitimité de l’idéal. La comédie, renfermée dans l’étude exclusive du ridicule, ressent et accepte le besoin d’agrandir et d’élever le sujet de sa contemplation. Pénétrée de l’importance des vérités qu’elle a surprises, elle comprend qu’il faut, pour les montrer, non-seulement les éclairer d’une lumière abondante, mais encore exagérer les proportions primitives de ces vérités. Tout en demeurant fidèle aux contours généraux des caractères qu’elle analyse, elle amplifie ces contours pour les rendre plus frappans et plus intelligibles. Elle ne viole pas la vérité, mais elle l’explique. La forme comique n’est donc pas moins légitime que la forme tragique.

Reste le drame. Or, en quoi le drame diffère-t-il de la tragédie et de la comédie ? Ce que la tragédie et la comédie étudient séparément, la passion et le ridicule, le drame l’embrasse d’un seul regard. Il réunit dans une chaîne unique les anneaux dispersés de la conscience humaine : en d’autres termes, il se propose l’étude et la peinture de la totalité de l’ame. Il voit, il regarde et il montre les deux faces de la vie, l’égoïsme et l’exaltation, l’abnégation et l’amour de soi, la prudence et l’entraînement, l’aveuglement et la clairvoyance. Il s’attache à reproduire les mouvemens du cœur et de la pensée, sans tenir compte de la nature diverse de ces mouvemens ; et il espère, grace à cette impartialité courageuse, ne pas rester au-dessous de la réalité. Il croit que la passion sans le ridicule, et le ridicule sans la passion, n’expriment qu’imparfaitement l’humanité, et il veut, par la mise en œuvre de tous les élémens de la réalité, s’élever jusqu’à la vérité générale, universelle. Le projet est beau, et digne assurément de tenter les plus hautes ambitions. Montrer l’ame dans ses alternatives de défaillance et de courage, suivre à la fois et d’un même regard, peindre sur une toile unique et du même pinceau le mendiant et le roi, la chaumière et le palais, c’est une tâche immense, mais une tâche glorieuse. Cependant, quoique le drame se propose la vérité totale par la peinture de la réalité complète, il n’est, pas plus que la tragédie ou la comédie, dispensé de l’idéalité. Si la tragédie et la comédie, pour accomplir la tâche plus étroite qu’elles ont choisie, sont forcées d’exagérer les proportions de leurs modèles, le drame, pour accomplir la tâche plus vaste qu’il préfère, est obligé de trier les élémens ridicules et passionnés qu’il met en œuvre, et d’agrandir ces élémens avant de les combiner. S’il méconnaît cette condition, il tombe dans la mesquinerie du procès-verbal ; il abdique son caractère poétique et se fait chronique. Pour le drame, aussi bien que pour la tragédie et pour la comédie, idéaliser c’est comprendre la réalité plus profondément que les esprits vulgaires, c’est expliquer et rendre sensible à tous les yeux le sens caché de tout homme et de toute chose ; mais le drame, fidèle à cette loi impérieuse, n’est pas moins vrai, moins légitime que la tragédie et la comédie.

Si donc toutes les formes de la poésie dramatique consacrées par l’histoire sont également légitimes, qu’y a-t-il à faire pour découvrir à quelles conditions s’accomplira la réforme du théâtre moderne ? Ne faut-il pas chercher en quoi la tragédie et le drame diffèrent, en quoi la tragédie et le drame se ressemblent ? S’il y a en effet une différence profonde entre ces deux formes de la poésie, malgré l’égale légitimité de ces deux formes il y aura lieu cependant à préférer l’une à l’autre. Si au contraire la différence n’est qu’apparente, s’il se trouve dans toutes deux un caractère commun, il sera naturel et sage, non pas de tenter la conciliation de la tragédie et du drame, mais de poursuivre la peinture dramatique des passions, sans exclure le drame au profit de la tragédie, ou la tragédie au profit du drame, sans croire à la mutuelle exclusion de ces deux formes.

Or il nous semble que la tragédie et le drame se personnifient admirablement dans Sophocle et dans Shakespeare, car chacun de ces deux hommes a fondé une dynastie poétique. Racine et Alfieri appartiennent à Sophocle, comme Schiller et Goëthe appartiennent à Shakespeare. Nous pouvons donc sans injustice étudier la tragédie dans Sophocle et le drame dans Shakespeare. Quels que soient les changemens imposés au génie grec par la France et l’Italie, au génie anglais par l’Allemagne, nous avons la certitude de juger les enfans en jugeant le père.

Les personnages, le chœur et la fable de la tragédie antique nous frappent également par leur simplicité. Les héros de Sophocle n’expriment guère qu’un sentiment unique ; il est rare qu’ils offrent au spectateur la succession ou le combat de sentimens contraires. Il règne dans l’expression de la passion à laquelle ils appartiennent tout entiers je ne sais quelle majesté sûre d’elle-même et de sa puissance, qui dédaigne d’appeler à son aide une passion rivale. C’est à l’unité idéale des héros de Sophocle qu’il faut rapporter l’harmonie constante, l’élégance soutenue de toutes les paroles qu’ils prononcent. Comme ils ne songent jamais à exprimer plusieurs sentimens à la fois, il n’y a pas lieu de s’étonner s’ils traduisent avec une limpidité lumineuse le sentiment qui les domine. Face à face avec une idée qu’ils contemplent fidèlement, ils trouvent pour la peindre, pour l’expliquer à l’auditoire une série opulente de tropes, une multitude empressée d’images, qui saisissent l’idée au passage pour la revêtir et la parer.

Le chœur de la tragédie antique, pour être bien compris, ne doit pas être envisagé comme un personnage ; car il est bien rare qu’il se mêle à l’action. Le chœur est une ode vivante qui se charge d’exprimer dans la strophe et l’antistrophe, non-seulement les sentimens qui animent les personnages de la pièce, mais encore une partie de ceux qui s’éveillent dans l’ame des spectateurs. À proprement parler, il joue le rôle d’interprète. Tantôt, il explique à l’auditoire ce que les acteurs, dominés par la passion personnifiée en eux, n’ont pas le loisir de révéler, et dans ce cas il complète, sinon dramatiquement, du moins intellectuellement l’œuvre du poète ; tantôt il se sépare de la pièce et des acteurs pour expliquer à l’auditoire l’auditoire lui-même. Quoiqu’il demeure sur le théâtre, il oublie pourtant la place qu’il occupe pour présenter sur l’action, un instant suspendue, les réflexions des spectateurs. Il est évident que le chœur, ainsi compris, n’appartient pas directement à l’œuvre tragique, et ne peut ni accroître ni diminuer la vraisemblance de la pièce. Il lui arrive rarement de se passionner, et lorsqu’il se décide à partager l’entraînement de l’acteur, la sympathie revêt chez lui le caractère de l’approbation ; les accens de sa colère ou de son désespoir n’ont presque rien d’humain, et ressemblent à la voix divine. Je ne crois pas que le chœur signifie nécessairement l’enfance de l’art dramatique. Cette intervention de l’intelligence libre et clairvoyante dans la double lutte des acteurs entre eux et du poète contre l’auditoire me paraît, au contraire, appartenir à une littérature très avancée.

Quant à la fable de la tragédie antique, elle participe nécessairement du caractère des personnages. Étant donnée la simplicité des acteurs, il est facile de prévoir et d’affirmer la simplicité de l’action. Si les acteurs obéissent exclusivement à une seule passion, l’action où ils s’engageront ne pourra jamais se compliquer au point de substituer la curiosité à l’intérêt ; et, en effet, rien de pareil n’arrive jamais dans la tragédie antique ; du moins Sophocle n’offre pas un seul exemple d’une pareille faute. Il serait possible, sans doute, de relever dans Euripide un grand nombre de scènes qui contredisent formellement ce que je dis de l’action tragique ; mais Euripide est loin d’exprimer l’art grec dans toute sa pureté. Quoiqu’il fût contemporain de Sophocle, il ne se proposait pas le même but, et il n’employait pas les mêmes moyens pour agir sur son auditoire. C’est dans Sophocle qu’il faut chercher le type le plus élevé de la tragédie antique ; la grandeur d’Eschyle inspire plus d’effroi que d’admiration. Sa virilité a quelque chose de titanien, et d’ailleurs il ne paraît pas avoir soupçonné un élément que Sophocle a mis en œuvre avec une habileté toute puissante, je veux dire l’élément féminin. S’il était possible de croire un instant que la simplicité de la fable s’oppose à l’expression pathétique, Sophocle réfuterait victorieusement cette croyance. Il n’y a pas une des tragédies de ce maître illustre dont l’action ne soit intelligible pour un enfant de douze ans ; mais dans aucun de ces ouvrages la simplicité des ressorts ne ralentit le mouvement. Le Destin, supérieur à la volonté même des dieux, pourrait, en étreignant d’une main violente toutes les parties de l’action, la simplifier jusqu’à l’immobilité. Mais la gloire de Sophocle est précisément d’avoir vaincu le Destin, ou du moins d’avoir rendu aux dieux et aux hommes une part de liberté ; s’il n’a pas donné aux habitans de l’Olympe et de la terre l’indépendance attribuée par le christianisme au Créateur et à la première de ses créatures, il est juste cependant de reconnaître qu’il a fait faire un grand pas à la tragédie, en mettant l’élément divin et l’élément humain en regard de l’élément fatal, au lieu de mettre les dieux et les hommes sous les pieds du Destin. Œdipe, conduit à l’inceste et au parricide par une puissance inconnue, est plus près de la piété, plus près de la liberté, que Prométhée enchaîné.

Entre Sophocle et Shakespeare il y a la différence de la simplicité et de la complexité. En effet les personnages de Shakespeare ne sont pas, comme ceux de Sophocle, dévoués à l’expression exclusive d’une passion unique. Ils subissent et ils traduisent dans le court espace de deux mille vers une série indéfinie de doutes et de contradictions. Ils se partagent entre des idées et des passions diverses ; sans cesser d’être eux-mêmes, ils se métamorphosent et se multiplient. C’est là, si je ne me trompe, le caractère principal des pièces de Shakespeare ; c’est à cette complexité qu’il faut rapporter l’admiration mêlée d’étonnement que la lecture de ses œuvres ne cesse d’exciter parmi les générations qui se succèdent. Si la complexité des personnages de Shakespeare n’était qu’une variété capricieuse, un assemblage irréfléchi de doutes inexpliqués et de passions sans but, l’étonnement dominerait l’admiration, ou plutôt lui imposerait silence. Mais il s’en faut de beaucoup que la complexité de ces personnages obéisse au seul caprice. Loin de là, toutes les parties, contradictoires en apparence, du caractère que le génie de Shakespeare a créé par sa seule volonté, se relient constamment dans une harmonieuse unité. L’homme du premier acte n’est pas précisément l’homme du second ; souvent le troisième acte nous montre dans ce même homme les symptômes irrécusables d’une révolution inattendue ; mais jamais aucun de ces trois hommes, sous quelque aspect qu’il se révèle à nous, ne réfute l’homme qui l’a précédé. Jamais la face nouvelle sous laquelle nous apparaît le caractère enfanté par le génie du poète n’équivaut à la négation de la face antérieurement étudiée. Unité dans la variété, variété dans l’unité, tel est le double point de vue sous lequel il convient d’envisager l’œuvre de Shakespeare. Que le poète anglais s’adresse à l’histoire de son pays ou à l’histoire romaine ; qu’il peigne Henri VIII ou Coriolan, Richard III ou Jules César, il se montre constamment un et varié. Il ne répudie aucun des accidens humains qui peuvent compléter le portrait de son héros ; il ne dédaigne aucun des détails familiers enregistrés par la biographie ; mais il ne s’abstient jamais de soumettre ces accidens et ces détails aux grandes lignes tracées par sa volonté toute-puissante. Lors même qu’il emprunte aux nouvelles italiennes du xvie siècle, à Giraldi, à Bandello, le thème de ses inventions comiques ou tragiques, il ne se croit pas dispensé d’obéir à cette loi impérieuse. Il s’attribue et il pratique librement le droit de modifier, d’élargir, d’interpréter les récits des conteurs italiens. Mais dès qu’il a décidé le nombre et la nature des épisodes qu’il admettra, il les coordonne et les met en bataille d’après une logique inflexible. Car il sait et il affirme en toute occasion, sinon explicitement, du moins par la marche de son œuvre, que les personnages nés de la seule fantaisie sont, aussi bien que les personnages historiques, appelés à l’accomplissement des lois qui régissent les facultés humaines. Ce que je dis des héros de Shakespeare, je puis le dire avec une égale franchise, avec une égale justice, des fables où ces héros sont engagés. Les programmes dramatiques de cet homme si profondément sage dans ses plus hardies singularités, si prévoyant et si sûr de lui-même dans ses plus impétueux caprices, ont la même complexité que ses héros. Mais ce serait bien mal comprendre et bien mal apprécier la construction savante de ces drames que d’y chercher et d’y voir l’intention exclusive d’exciter la curiosité et d’enchaîner l’attention par la rapide succession des incidens. Soumis à l’épreuve d’une dialectique impitoyable, il n’y a pas un de ces mille incidens qui ne soit, entre les mains du poète, un ressort utile ou nécessaire. Les moyens se multiplient, mais ne s’annulent jamais ; et c’est en cela précisément que consiste l’immense habileté de Shakespeare. Il pratique la volonté sur une échelle effrayante ; mais il ne perd jamais de vue un point quelconque de sa volonté pour se préoccuper étourdiment du point suivant. Ce qu’il a voulu, il le veut encore, quoiqu’il propose à son activité un but nouveau. Il embrasse de son regard un champ immense, mais il n’oublie pas les lignes du paysage que ses yeux ont déjà parcourues. Si donc il lui arrive d’ajouter à sa machine dramatique un rouage qui vous semble inutile, soyez sûrs que vous ne tarderez pas à être détrompés. La machine qui vous paraissait complète eût été impuissante à produire les effets résolus par l’auteur. Elle était tout ce qu’elle devait être pour réaliser vos prévisions ; mais pour réaliser celle du poète, elle attendait le surcroît de force qu’il vient de lui donner. Il lui arrive sans doute plus d’une fois d’abandonner la ligne directe et de décrire, avant de toucher le but, des sinuosités nombreuses ; mais chacun de ces détours, loin d’être une distraction puérile, prépare l’intelligence de l’auditoire à mieux comprendre le dénouement résolu.

Le dialogue de Shakespeare ne possède assurément pas l’évidente unité du dialogue de Sophocle. Étant donnés les héros et les fables créés par le poète anglais, le dialogue de ses pièces ne pourrait sans absurdité se proposer l’unité grecque. Il ne faut donc pas songer à estimer le langage de Richard III ou de Romeo, d’Hamlet ou du roi Lear, d’après le langage d’Œdipe ou d’Antigone, d’Ajax ou de Philoctète. Cette comparaison pourrait tout au plus fournir la matière d’une amplification d’école ; mais, quel que soit notre respect pour la mélodie de la parole prise en elle-même et pour elle-même, nous ne consentirons jamais à prendre des mots éclatans et bien ordonnés pour des élémens de conviction. Ce qu’il faut chercher dans le dialogue de Shakespeare, ce n’est pas l’unité explicite, mais bien l’unité implicite. À des caractères complexes, quel langage peut convenir si ce n’est un langage complexe ? La seule condition légitime que nous puissions imposer à la parole de ces personnages, c’est de ramener tous les rayons divergens de la pensée vers un centre commun. Or, je crois sincèrement que Shakespeare n’a jamais manqué à l’accomplissement de cette condition. Je ne prétends pas donner comme des modèles de goût, comme des perles inestimables tous les concetti qui enchantaient les seigneurs de la cour d’Élisabeth, toutes les plaisanteries grossières qui égayaient les matelots ; mais ces concetti laborieux, ces grossières plaisanteries peuvent se détacher du dialogue sans en altérer la trame. À proprement parler, ces fils de soie dorée et de l’ame vulgaire ne tiennent que faiblement aux fils de l’étoffe ; ce n’est pas dans ces hors-d’œuvre qu’il faut étudier le dialogue de Shakespeare. Le poète, malgré l’impartialité de son génie, malgré son admirable bon sens, a payé tribut à son temps. Il a imposé silence aux esprits ignorans et aux esprits blasés, en leur jetant comme une pâture digne d’eux des concetti énigmatiques et de triviales plaisanteries. Mais il y a sous cette écorce périssable un arbre immortel ; sous cette gangue obscure, il y a un diamant d’une limpidité lumineuse ; sous le poète du xvie siècle, il y a un poète de tous les temps, et c’est du dernier seulement que nous devons parler. Le langage de ce poète, qui appartient à toutes les générations, sans rappeler en rien le langage du tragique grec, n’est cependant ni moins puissant, ni moins logique. Il n’est pas coulé dans le même moule, mais il est d’un métal aussi pur, et il traduit avec un égal bonheur l’énergie militaire et la majesté royale.

Il y a donc entre Sophocle et Shakespeare une étroite parenté. Le roi du théâtre antique et le roi du théâtre moderne, bien que fondateurs de deux dynasties, appartiennent donc à la même famille. Or, quelle est cette famille ? N’est-ce pas la famille humaine ? De ce que cette vérité frappe les yeux les moins clairvoyans, il ne faut pas conclure l’inutilité de la conclusion à laquelle nous arrivons ; car il sera toujours sage de préférer l’évidence scientifique à l’évidence d’intuition. À se contenter de la vérité aperçue, sans essayer de la décomposer et d’en dénombrer les élémens, l’esprit perd la faculté de féconder les idées acquises. C’est à la seule réflexion aidée de la parole, à l’analyse patiente et déliée, qu’il appartient de découvrir les secrets cachés dans les entrailles d’une vérité, quelle qu’elle soit. Or, l’humanité de Sophocle et de Shakespeare, sérieusement interprétée, renferme un sens profond ; le caractère commun au poète grec et au poète anglais peut servir à juger les tentatives dramatiques de la génération nouvelle, et à prévoir les conditions auxquelles s’accomplira la véritable réforme du théâtre. Si Shakespeare, en effet, n’équivaut ni à la négation ni à la réfutation de Sophocle, si le génie anglais et le génie grec ont une majesté de même origine, il est hors de doute que la réforme dramatique, pour être légitime et durable, ne devra pas proclamer l’apothéose d’Hamlet en haine et en mépris d’Œdipe roi. Si la beauté tragique devant laquelle s’agenouillait le peuple d’Athènes, se compose des mêmes élémens que la beauté dramatique applaudie par la cour d’Élisabeth, la raison veut que la réforme ne se montre pas moins impartiale que l’histoire. Quelle que soit l’originalité des novateurs, ils ne pourront jamais méconnaître impunément une partie du passé ; car ce n’est qu’en embrassant d’un regard patient et paisible tous les anneaux de la tradition, qu’ils arriveront à comprendre la voix de ces illustres aïeux. Une fois résolus à l’impartialité, ils oublieront les différences de la tragédie grecque et du drame anglais, pour affirmer comme nous l’identité humaine de Sophocle et de Shakespeare.

Cette affirmation ne sera pas stérile ; elle résoudra victorieusement toutes les questions que la réforme a posées. Non que je prétende lire dans l’histoire du théâtre le programme entier de la réforme dramatique ; mais les conseils renfermés dans cette affirmation n’ont pas moins de valeur qu’un programme. Si Shakespeare et Sophocle sont unis entre eux par la vérité humaine de leurs créations, et personne, je crois, ne pourrait le nier de bonne foi après les avoir étudiés avec une égale attention, la conclusion est toute simple et se déduit sans effort. Ni le mouvement lyrique, ni la grace élégiaque, ni le trouble des sens, ni la pompe du spectacle ne peuvent remplacer l’élément humain, l’élément auquel Sophocle et Shakespeare doivent leur immortalité.

Les personnages, la fable et le dialogue du drame futur, quel qu’il soit, seront également soumis à la vérité humaine. Que le poète demande à l’histoire ou à la société contemporaine le type de ses créations, il ne sera jamais dispensé de mettre l’élément humain au-dessus de l’élément historique ou anecdotique. Dès que la nécessité d’obéir à cette loi impérieuse sera reconnue par les novateurs, l’érudition ne sera plus qu’un moyen, utile sans doute, mais cessera d’être un but. Il ne sera pas hors de propos de connaître les chartes et le blason ; mais le blason et les chartes n’équivaudront plus à des brevets de génie dramatique. L’étude de l’histoire et l’étude de la société ne seront plus superficielles, mais profondes. Le poète qui voudra mettre en scène un roi célèbre, ou un vice qu’il aura coudoyé, abandonnera la lecture des pamphlets pour la lecture des annales authentiques, et le portrait satirique pour le portrait comique. S’il se propose la peinture de la passion, sans acception de temps ni de lieu, il évitera résolument la partie sensuelle pour exprimer de préférence la partie intelligible, la partie idéale du sujet qu’il aura choisi ; car il saura que la partie sensuelle de la passion commence précisément où finit la poésie.

Les personnages une fois modifiés dans le sens humain, la fable et le style subiront naturellement une modification pareille. Dès que l’homme aura repris dans la poésie dramatique le rang et le rôle qui lui appartiennent légitimement, la pompe du spectacle, la variété puérile des incidens, la sonorité ou la sensualité du langage ne seront plus possibles. Et, certes, le jour où nous verrons disparaître du théâtre tous les fléaux que nous venons d’énumérer, sera un jour digne d’être salué par nos acclamations.

Que si les poètes nous reprochaient d’affirmer des vérités inutiles, et de nous complaire dans l’équation de deux quantités connues, nous aurions une réponse toute prête. L’histoire de la peinture et de la statuaire parlerait plus haut que l’orgueil blessé. Depuis Phidias jusqu’à Puget, depuis Raphaël jusqu’à Rubens, quel est, dans les monumens glorieux de la statuaire et de la peinture, l’élément qui domine tous les autres ? n’est-ce pas l’élément humain ? Pourquoi les parques du Parthénon et les cariatides du Louvre sont-elles assurées d’une admiration impérissable ? Pourquoi la Transfiguration et la Descente de croix sont-elles proposées à tous les amans de la peinture comme des chefs-d’œuvre dignes d’adoration ? n’est-ce pas parce que Phidias et Jean Goujon, Raphaël et Rubens, ont toujours préféré la vérité humaine à la vérité locale et passagère ? Consultez l’Académie des inscriptions, elle découvrira dans la Transfiguration et dans la Descente de croix des fautes de costume vraiment impardonnables, des fautes que MM. Caminade et Granger ne commettraient pas. Mais Rubens et Raphaël sont immortels malgré ces fautes. Les paysages bibliques de Nicolas Poussin fourniraient la matière de nombreux mémoires à celui qui voudrait relever toutes les erreurs de ce maître illustre. Mais ces erreurs, qui toutes se rapportent à la forme des vêtemens, à l’aspect des lieux, au style de l’architecture, n’entament pourtant pas la valeur de ces admirables paysages ; car nous n’avons qu’une sympathie assez tiède pour la partie érudite de la peinture, pour celle qui s’apprend dans les livres et les estampes ; nous réservons notre amour et notre enthousiasme pour la partie vraiment savante, pour la partie humaine, que les livres et les estampes n’enseigneront jamais.

Il est donc certain que les poètes qui se proposent la réforme du théâtre, ou qui croient l’avoir accomplie, seront amenés, tôt ou tard, à reconnaître la vérité de nos conclusions. Quand ils verront le public accueillir avec indifférence, avec dédain, la vingtième épreuve du système qu’ils ont construit, et détourner les yeux du drame splendide aussi bien que du drame physiologique, ils comprendront la nécessité de chercher dans l’histoire et dans la société, non pas le costume et le scandale, mais bien les passions qui agitent et les devoirs qui gouvernent l’humanité. Pour interpréter ainsi l’histoire et la société, il faut, il est vrai, plus que l’admiration de soi-même, il faut du génie.


Gustave Planche
  1. Voyez la livraison du 15 février