DU

THÉÂTRE MODERNE
EN FRANCE.

PREMIÈRE PARTIE.

De toutes les parties de la poésie contemporaine, le théâtre est assurément celle que la critique semble surveiller avec le plus de vigilance ; mais il faut bien le dire, et la franchise en cette occasion n’a pas le mérite de la nouveauté, de toutes les parties de la critique littéraire, la critique dramatique est tout à la fois la plus bruyante et la plus paresseuse. Chaque semaine voit éclore d’innombrables feuilletons qui dressent le procès-verbal des pièces représentées du lundi au samedi ; mais il est bien rare que le feuilleton aille au-delà du procès-verbal. Quand il a fait l’inventaire des entrées et des sorties ; quand il a raconté acte par acte, scène par scène, la fable d’une pièce, il croit sa tâche accomplie, et se repose comme s’il venait d’achever le plus laborieux des chapitres. À proprement parler, le feuilleton, ainsi conçu, ne mérite ni blâme ni éloge ; car il n’a rien à démêler avec la littérature sérieuse, il enregistre les succès et les chutes, mais il se déclare incapable de juger ; ou lorsqu’il lui arrive d’énoncer un avis, il le motive si singulièrement, il l’explique si lestement, qu’il ne peut obtenir aucune autorité. Le public vient en aide à cette paresse du feuilleton, et comme s’il était impossible d’écrire sur une pièce de théâtre quelque chose de sincère et d’élevé, il se contente du procès-verbal, et se défie volontiers des hommes qui se proposent une tâche plus difficile. Quand un écrivain met sa parole au service de la réflexion et poursuit, dans l’analyse d’une œuvre dramatique, le respect ou la méconnaissance des vrais principes de la poésie, quand il essaie d’éprouver ce qu’il a entendu par l’histoire ou par la philosophie, quand il discute séparément la vérité locale et passagère, la vérité humaine contemporaine de tous les siècles, et possible en tout lieu, quand il étudie un à un tous les personnages de la pièce, quand il soumet au contrôle de la raison les caractères qui se combattent, il n’obtient guère pour récompense que l’accusation d’envie ou de morosité. Chacun des argumens qu’il a développés fournit aux amis de l’auteur le sujet d’une raillerie ; quelquefois même l’orgueil poétique, ingénieux dans sa colère, voit dans la franchise un acte d’improbité. Le critique, pour dire toute sa pensée, a besoin de se résigner à la haine des hommes qu’il a jugés. Cependant il serait temps que le feuilleton dramatique devînt plus sévère et plus sérieux ; car le théâtre, malgré son apparente fécondité, est réellement, à l’heure où nous écrivons, la plus indigente de toutes les formes poétiques. Pour le prouver, nous n’avons qu’à choisir.

Commençons par le plus populaire et le moins lettré de tous les écrivains dramatiques, je veux dire par M. Scribe. Il est aujourd’hui bien démontré par le Mariage d’argent, par Bertrand et Raton, par l’Ambitieux, et tout récemment par la Camaraderie, que M. Scribe est incapable de produire un grand ouvrage. Dans les quatre comédies que nous venons de nommer, et que l’auteur a composées sans le secours de ses innombrables collaborateurs, il n’y a pas trace d’invention, et pourtant le second et le quatrième de ces ouvrages ont obtenu les applaudissemens de la foule. C’est là un fait que nous ne pouvons contester. Nous ne sommes pas de ceux qui méprisent les faits, mais nous tenons beaucoup à ne pas les admettre sans les expliquer. Or, le succès obtenu par M. Scribe au boulevard Bonne-Nouvelle et rue de Richelieu s’explique facilement, et n’a rien de glorieux, soit pour l’auteur, soit pour le public. M. Scribe a vu de bonne heure que la société se partage entre les enthousiastes et les hommes positifs, entre les passions et les intérêts, ou plutôt que les intérêts gouvernent seuls la société et prennent en pitié les passions. Il a compris, et la chose était facile, que le droit n’a pas souvent raison contre le fait, que la pauvreté dévouée à l’accomplissement du devoir s’expose aux railleries de la richesse égoïste. Il a réuni dans une commune compassion la crédulité généreuse et la niaiserie impuissante, et, par un entraînement bien naturel, il est arrivé à identifier la sagesse et le succès. Une fois pénétré de ces vérités prétendues dont se compose la morale mondaine, il avait devant lui une route longue et facile. Après avoir pris pour évangile cet axiome incomparable : « Les riches ont raison d’être riches, et les pauvres ont tort d’être pauvres, » il ne pouvait concevoir aucun doute sur le but légitime de la comédie. Évidemment ce but, selon la poétique de M. Scribe, n’est autre que l’éloge perpétuel de la richesse et le ridicule infligé aux hommes qui ne savent pas devenir riches. C’est là, si je ne me trompe, le thème développé par M. Scribe depuis vingt ans. Rue de Chartres, au boulevard Bonne-Nouvelle et rue de Richelieu, c’est toujours et partout, et à tout propos, la glorification de la richesse et le dédain de la pauvreté. En se conformant à cet inflexible évangile, M. Scribe, il est vrai, se condamne à quelque monotonie ; mais il connaît son public, et sait bien que la variété n’est pas une condition indispensable au succès. Loin de là ; il voit dans l’éternelle répétition des mêmes idées un moyen de popularité ; et à ne prendre la popularité que dans le sens le plus grossier, nous sommes forcé de nous ranger à son avis. La foule aime à retrouver de vieilles plaisanteries, et s’applaudit volontiers d’une clairvoyance qui ne la met pas en frais d’attention. Elle aime à se proclamer intelligente et ingénieuse, et salue avec reconnaissance les bons mots qu’elle écoute pour la centième fois. Plus une pensée paraît hors de service, plus elle a de chances pour réussir auprès de la foule. M. Scribe doit à l’intelligence parfaite de cette vérité la meilleure partie de ses succès, et nous devons avouer qu’il a usé largement de la recette. Il a dans son vestiaire dramatique de bons mots qui depuis long-temps montrent la corde, mais qui font encore bonne figure aux lumières, et que le public revoit avec plaisir. Dans la mise en œuvre de ces étoffes amincies il fait preuve d’une industrie infatigable, nous ne voulons pas le nier. Mais quoique nous soyons peu disposé à confondre l’enseignement dogmatique et les créations de la fantaisie, cependant nous sommes forcé de signaler le caractère flétrissant de la plupart des comédies signées par M. Scribe. Si l’auteur se bornait à montrer le triomphe perpétuel de l’intérêt sur la passion, nous pourrions blâmer le choix de ses personnages et reconnaître en même temps la réalité des caractères qu’il leur attribue. Mais il va plus loin. Il célèbre en toute occasion l’intérêt victorieux et la passion humiliée, et jamais il ne trouve une larme de sympathie pour les souffrances du cœur. Il jette une jeune fille dans le lit d’un vieillard ; et sans s’inquiéter de l’amant désespéré, il vante ce mariage monstrueux comme une bonne affaire. Ramenées à leur expression générale, la plupart des comédies de M. Scribe n’ont pas d’autre conclusion que celle-ci : Devenez riches, n’importe comment, et l’estime du monde ne vous manquera pas. Mais si vous êtes assez fous pour vous entêter dans une passion sincère, vous serez la risée des honnêtes gens, c’est-à-dire des gens qui sont nés ou devenus riches. Si j’avais à qualifier ce conseil comme moraliste, je n’hésiterais pas à le proscrire ; au nom de la critique littéraire, je crois pouvoir le traiter avec la même sévérité. Une pareille poétique ne va pas à moins qu’à supprimer tous les élémens élevés de notre nature, c’est-à-dire la meilleure partie de la poésie.

Vainement objecterait-on que la comédie vouée à l’expression du ridicule n’a pas à tenir compte de l’idéal ; l’exemple de Molière parle plus haut que toutes les arguties. Si je ne dis rien du mépris de M. Scribe pour la langue dont il est maintenant défenseur officiel, c’est qu’il est depuis long-temps reconnu parmi les hommes lettrés que M. Scribe est l’homme le moins littéraire du monde.

Le succès de M. Casimir Delavigne s’explique par d’autres causes. Mais à notre avis ces causes, quoique plus voisines de la littérature, ne sont pas précisément littéraires. M. Delavigne n’est pas applaudi pour ce qu’il fait, mais bien pour ce qu’il ne fait pas. Il n’invente pas, car l’invention est un jeu dangereux, et M. Delavigne a trop de prudence pour tenter un jeu qui ne serait pas sûr ; mais il s’abstient des caprices hardis qui n’ont pas obtenu la sanction de la foule ; il s’interdit comme péchés mortels toutes les singularités qui effarouchent le goût général, et de toutes les fautes qu’il a évitées ou qu’il n’a pas osé commettre, il s’est composé une sorte de gloire négative, plus sûre et plus solidement assise que celle de la plupart des poètes contemporains. Toutefois nous devons lui rendre cette justice, qu’il se montre courageux et persévérant selon ses forces. Il n’a jamais fait de grandes choses, mais il a fait, du moins nous le croyons, tout ce qu’il pouvait faire. Dans la conception et l’exécution de ses pièces, dans le choix de ses personnages, dans la césure et la rime de ses vers, il n’est jamais resté au-dessous des devoirs que lui imposait la probité poétique. Il a été ingénieux, passionné, dans la mesure de ses forces. Ce n’est pas sa faute vraiment s’il n’est pas né poète, et si le travail n’a pu réussir à corriger sa nature primitive.

La conduite de M. Casimir Delavigne depuis la naissance du roi de Rome, époque de ses premiers débuts, est un modèle d’habileté poltronne, et mérite d’être étudiée, ne fût-ce que pour découvrir sur quels auxiliaires s’est appuyé le poète, à quels élémens du goût public il s’est adressé, quel but il s’est proposé, en un mot quelles sont les conditions historiques de son succès. Cette étude, je l’avoue, est une tâche délicate ; mais je ne la crois pas inutile.

M. Delavigne a pris pour point de départ le respect entêté de la tradition. Il n’a pas cru que la perpétuelle imitation de Corneille et de Molière suffît au succès d’un nouveau répertoire ; mais il a inscrit sur son drapeau Tartuffe et Cinna, sûr qu’à la faveur de ces deux grands noms il obtiendrait toujours l’approbation de la foule, quoiqu’il pût tenter, d’ailleurs, pour ou contre les modèles du xviie siècle. Il ne s’est pas enquis du sens précis de la tradition ; il ne s’est pas demandé quelle valeur il faut attribuer au passé, si les ouvrages admirés conseillent la servitude ou l’indépendance, s’il convient de les copier, ou d’engager la lutte et de créer à son tour. Toutes ces questions, bien que sérieuses, ne paraissent pas avoir préoccupé M. Delavigne. Il semble n’avoir vu dans la tradition et dans le respect qu’il a toujours professé pour les maîtres de notre langue qu’un moyen de se concilier la sympathie publique. L’évènement n’a pas démenti son espérance ; la tradition a rendu à M. Delavigne d’incontestables services. Ce n’est pas que l’auteur des Vêpres siciliennes et de l’École des Vieillards ait continué Corneille ou Molière, car ces deux ouvrages, réduits à leur juste valeur, ne sont tout au plus qu’une tragédie sonore et une épître ingénieuse. Mais l’auteur a eu l’adresse de placer les Vêpres siciliennes et l’École des Vieillards sous l’invocation du patriotisme littéraire. Dans le prologue ou dans le dialogue de ses pièces il ne s’est pas fait faute de publier son respect pour les poètes du grand siècle, et sa profession de foi a passé auprès de bien des gens pour un brevet de génie.

Si M. Delavigne se fût contenté de proclamer en toute occasion son respect pour les maîtres, nous ne songerions pas à incriminer la mystification du public. Sans voir dans le succès de ses ouvrages un motif légitime d’admiration, nous consentirions à prendre ses déclarations de principes pour une ruse de bonne guerre. Mais il s’est permis une malice moins innocente. Il a pris parti contre les poètes qui voulaient inventer ; il s’est fait l’écho des railleries vulgaires, des quolibets ignorans ; au lieu d’étudier ou du moins de tolérer comme une nécessité glorieuse les tentatives littéraires qui se multipliaient autour de lui, il s’est mêlé à la foule des rieurs ; il a placé dans la bouche de ses héros bourgeois des plaisanteries qui traînaient depuis long-temps dans les arrière-boutiques et dans les salons de la rue Saint-Louis. En épousant le dédain aveugle de la foule, il n’avait plus le mérite de l’espièglerie. Il ne jouait personne, il s’enrôlait. Mais l’enrôlement lui a réussi.

Cependant, malgré son respect officiel pour les maîtres de la scène française, malgré ses railleries complaisantes contre les novateurs, M. Delavigne n’aurait pas conquis la popularité dont il jouit parmi nous, s’il n’eût pris soin de modeler ses œuvres sur la timidité du goût public. Louer en toute occasion Corneille et Racine, c’était beaucoup assurément ; traiter avec une malice paternelle les tentatives de la littérature contemporaine, pouvait passer pour un calcul assez adroit. Mais après avoir exposé ses principes, M. Delavigne se devait à lui-même de les appliquer. Or, comme ces principes n’ont en eux-mêmes rien de vital et d’actif, il était naturel et nécessaire que les œuvres de M. Delavigne fussent empreintes d’un caractère pareil, c’est-à-dire qu’elles eussent la prétention de s’interposer entre le présent et le passé, de continuer le xviie siècle en lui imposant un vêtement nouveau, et d’accepter plusieurs points des doctrines contemporaines, mais de les interpréter d’après les conseils d’une sagesse bienheureuse. Et en effet toutes les œuvres de M. Delavigne répondent parfaitement à l’opinion générale de la bourgeoisie. Elles participent à la fois des maîtres pour la forme extérieure, pour les lignes du plan, et des essais contemporains par quelques traits détachés fort étonnés de l’encadrement où ils sont placés. Il est évident que M. Delavigne n’a pas de volonté personnelle, mais qu’il se propose pour but unique le succès, et rien de plus : il a pris la tradition comme un appui, mais non comme un autel. S’il s’efforce de copier l’alexandrin de Racine, ce n’est pas qu’il préfère les césures et les périodes d’Andromaque aux hardiesses de Nicomède ou de l’École des Femmes ; c’est qu’il connaît dès long-temps le respect de la majorité pour la périphrase et les hémistiches disciplinés, et que l’imitation de Racine lui semble une spéculation profitable. S’il dérobe çà et là quelques scènes à Shakespeare pour les mutiler, ce n’est pas qu’il ait une haute estime pour le roi de la scène anglaise ; mais il sait l’engouement de la jeunesse pour les nouveautés étrangères, et il voit dans ce larcin un assaisonnement qui piquera la curiosité. Assurément la malveillance n’entre pour rien dans l’explication que nous proposons ; cette explication nous paraît si vraie, si évidente, que nous l’énonçons avec une entière confiance. Ce n’est pas une conjecture, mais une conclusion. Nous croyons sincèrement que tous les lecteurs de bonne foi partageront notre conviction après avoir comparé M. Delavigne avec les poètes dramatiques de la France et de l’Angleterre. Nous avons donc raison d’affirmer que l’auteur de Louis XI et des Enfans d’Édouard doit la meilleure partie de sa popularité aux œuvres qu’il n’a pas faites plutôt qu’aux œuvres qu’il a signées.

M. Dumas, dont les débuts ne remontent pas au-delà de 1829 et qui pourtant semble menacé d’un prochain oubli, a du moins le mérite de s’être proposé un but net et bien défini. S’il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, s’il n’a pas tenu toutes les promesses de sa première victoire, s’il n’a entrevu que bien rarement les conditions littéraires de l’art dramatique, il faut reconnaître qu’il a voulu franchement réagir contre l’école dramatique du xviie siècle. Il a trouvé sur sa route les traditions entourées du respect de la foule, et il s’est proposé de renverser les traditions. Il a vu les spectateurs pénétrés d’une admiration religieuse pour la beauté idéale des types grecs, pour la grandeur surhumaine des types romains, et il a conçu le projet de substituer à ces types admirés un type plus voisin de la nature. S’il eût éclairé par la méditation toutes les parties de ce problème dont aujourd’hui seulement il paraît comprendre l’importance, mais qu’il analyse et qu’il définit avec une déplorable confusion, je m’assure qu’il n’eût pas fait fausse route, ou que du moins, en se trompant, il fût demeuré dans les limites du champ littéraire. Mais M. Dumas n’est pas habitué à décomposer ses pensées ; chez lui, l’action succède au désir avec une rapidité enfantine : aussi s’est-il hâté de combattre la tradition sans avoir mesuré la valeur du monument qu’il voulait ruiner. Si, avant de se résoudre à la volonté il se fût demandé sérieusement ce que signifie la tradition, ce qu’elle représente, ce qu’elle exprime, il aurait compris que les plus hardis génies, quel que soit l’ordre d’idées auquel ils s’adressent, peuvent bien modifier la tradition, c’est-à-dire la continuer au nom d’un principe nouveau, mais jamais l’abolir et l’effacer. Tout en reconnaissant dans la tragédie française du xviie siècle plusieurs élémens périssables qui s’expliquent par le milieu où ils se sont produits, il n’aurait pas nié les élémens immortels de cette même tragédie, qui ne relèvent ni des évènemens ni des lieux, qui n’appartiennent ni à la Grèce ni à la France, mais bien à l’humanité entière. M. Dumas, qui, aujourd’hui, annonce la régénération de la tragédie, mais qui comprend cette régénération d’une façon toute personnelle, et, selon nous, très étroite, a commencé à écrire pour le théâtre avec des intentions toutes différentes. Préoccupé de Shakspeare et de Schiller dont il n’apercevait que les qualités extérieures, et plus vivement encore des drames écrits en France pour la seule lecture, il a entrepris la guerre contre l’idéal, c’est-à-dire contre la poésie elle-même. Il a confondu dans une commune haine les parties convenues et les parties vraiment belles de la tragédie française. Il a formé le dessein d’élever un théâtre nouveau, et il n’a pas songé à déterminer quelles sont les conditions de la poésie prise en soi, et en particulier de la poésie appliquée au théâtre. M. Dumas a cru et paraît croire encore que le but suprême de la poésie dramatique n’est autre que l’imitation ou plutôt la reproduction de la nature, et tout ce qu’il a écrit pour le théâtre est conçu d’après cette théorie. M. Dumas a contre lui tous les artistes sérieux. La musique et l’architecture sont évidemment hors de cause. Mais la peinture et la statuaire, qui, par les moyens dont elles disposent, semblent au premier coup d’œil astreintes plus rigoureusement que la poésie à l’imitation de la nature, n’ont jamais été entre les mains des hommes éminens qu’une interprétation, et jamais une copie littérale du modèle. Prenez la peinture et la statuaire aux plus splendides époques de leur histoire, et jamais vous ne les trouverez séparées de l’interprétation, c’est-à-dire de l’idéal. Or, ce qui est vrai pour les arts du dessin n’est pas moins vrai pour la poésie. Si la forme et la couleur, en traduisant le modèle humain, sont obligées, non pas de le reproduire, mais de l’expliquer en l’agrandissant, de le rendre intelligible tantôt en exagérant, tantôt en effaçant certaines parties, la parole, en se proposant une tâche analogue, ne peut se soustraire aux conditions que nous venons d’énoncer. Si le marbre et la toile ne sont pas dispensées d’inventer en imitant le modèle, la parole n’a pas le privilége d’atteindre à la poésie par l’imitation littérale. Je sais bien que la majorité, c’est-à-dire la foule qui n’a jamais posé ni discuté de pareilles questions, persiste à voir dans la reproduction servile de la nature le dernier mot de l’art humain. Mais en face d’une erreur grossière, d’une ignorance obstinée, il ne faut pas craindre d’attaquer l’opinion de la majorité. Si la nature est le dernier mot de l’art humain, Phidias et Raphaël sont bien au-dessous des figures de Curtius. Si le génie de l’artiste est directement proportionnel à l’illusion, la cire colorée, vêtue de serge, est bien supérieure aux métopes du Parthénon et aux loges du Vatican. Pour professer de bonne foi que la nature, copiée servilement, est la plus haute expression de l’art dans la peinture, la statuaire et la poésie, il faut n’avoir jamais entrevu, jamais étudié les lois de l’imagination, soit dans le domaine de la conscience, soit dans le domaine des œuvres proclamées belles par le consentement unanime des esprits incultes et des esprits cultivés. Soutenir délibérément la doctrine du réalisme dans l’art, c’est méconnaître d’emblée la cause même de l’admiration conquise par les belles œuvres, c’est demeurer aveugle à la beauté, c’est affirmer son incompétence dans toutes les questions esthétiques.

Mais lors même que la nature serait le but suprême de l’art humain, lors même que l’interprétation serait rayée de la liste des devoirs poétiques, M. Dumas serait encore bien loin de compte ; car il n’a reproduit dans ses œuvres que la partie la plus grossière de la nature. Il s’est proposé de copier l’homme tel qu’il est, et il n’a copié de l’homme que l’élément physiologique. Il a voulu peindre la passion ramenée à ses lois primitives ; et à parler franchement, il n’a pas même entrevu la passion ; il a pris sur le fait, non pas les sentimens, mais les appétits. Il a décoré du nom d’amour l’entraînement d’un sexe vers l’autre, mais il n’a jamais présenté sur le théâtre l’amour vrai, l’amour pur, l’amour poétique. Il a toujours et partout substitué l’espèce à l’individu, l’animal au héros, la chaleur du sang à l’espérance exaltée. Non-seulement il n’a pas idéalisé la réalité qu’il avait sous les yeux, mais il n’a pas représenté la réalité complète. S’il eût exprimé sans élimination le modèle qu’il voulait copier, il n’aurait pas pris rang dans la famille des poètes ; mais du moins les poètes l’auraient compris sans lui accorder l’honneur d’une sympathie fraternelle. En réduisant l’homme à l’énergie physiologique, il impose aux poètes la nécessité de ne pas le comprendre. S’il eût accompli jusqu’au bout la tâche qu’il s’était prescrite, il n’aurait pas fait preuve de puissance poétique ; mais du moins, il aurait mis sous les yeux de la foule l’élément que la poésie dégage et idéalise, plus un élément inutile et importun dans l’ordre littéraire, que la poésie néglige sans le méconnaître, et la foule, sans avoir conscience de l’élément inutile, aurait dû à M. Dumas des émotions d’un ordre élevé. En circonscrivant le drame dans les limites physiologiques, il s’est condamné à la perpétuelle répétition d’une scène qui ne varie jamais, et dont les seuls acteurs sont et seront toujours la force qui désire et la faiblesse qui ne peut se défendre. Hier il y avait, et demain il y aura encore des spectateurs et des applaudissemens pour cette scène invariable ; mais cette objection est sans valeur dans la discussion littéraire. Quand M. Dumas compterait par centaines les victoires qu’il appelle dramatiques, notre opinion ne serait pas ébranlée, et nous persisterions à croire que le drame physiologique est incomplet en face de la réalité, et nul en face de la poésie. Cet avis ne paraîtra singulier qu’aux hommes qui dédaignent la réflexion comme un labeur importun ; mais nous avons la certitude que les admirateurs même de M. Dumas se rangeraient de notre côté, s’ils voulaient descendre dans leur conscience et se demander compte de leur approbation : car ils ne trouveraient dans leurs souvenirs que le trouble des sens et jamais l’émotion poétique.

M. Hugo est arrivé au théâtre comme au roman, par l’ode. Aussi les trois premiers drames qu’il a écrits pour la scène sont-ils exclusivement lyriques. Cromwell, qui n’a jamais été conçu en vue de la représentation, contient, il est vrai, plusieurs odes de longue haleine ; mais le caractère dominant de cette œuvre se trouve tout entier dans l’expression du grotesque. Marion de l’Orme, Hernani et Triboulet sont voués plus nettement au développement de l’élément lyrique. Assurément cette tentative n’est pas sans importance et mérite d’être examinée sérieusement ; cependant nous croyons qu’elle n’intéresse pas directement le théâtre ; car tous les drames conçus d’après cette donnée, quelle que soit d’ailleurs leur valeur littéraire, ne peuvent exercer sur la foule une action durable. Or, le théâtre doit agir sur la foule. Marion, Hernani et Triboulet resteront comme des monumens de la volonté du poète ; il sera toujours curieux d’étudier l’épanouissement d’une ode, dont tous les rayons se partagent entre les personnages nés de la seule fantaisie. Reste à savoir si les rayons d’une ode, si lumineuse qu’elle soit, suffisent à douer de vie les personnages dont ils éclairent le front ; reste à savoir si l’ode peut traiter les acteurs du drame où elle s’établit comme le musicien traite les instrumens de son orchestre, et régner sur eux sans les consulter. À notre avis, la question se résout en se posant. L’ode, en se divisant sur plusieurs têtes, se multiplie sans se transformer. Toutes les merveilles qu’elle accomplit sont et demeurent des merveilles lyriques ; les strophes qui retentissent au théâtre sont toujours des strophes ; elles étonnent, mais n’émeuvent pas ; ou du moins l’émotion qu’elles produisent n’est pas une émotion dramatique. Je suis loin de penser que l’élément lyrique n’ait aucun rôle à jouer dans la composition du drame ; mais ce rôle ne doit jamais empiéter sur le drame lui-même, c’est-à-dire, sur la vie et les passions des personnages. Il doit n’être sensible qu’à de rares intervalles, et attendre, pour se montrer, que l’action proprement dite fasse une halte naturelle. L’élément lyrique ainsi compris a rendu d’éminens services à Corneille, à Molière, à Shakspeare. Mais ce n’est pas ainsi que le comprend M. Hugo : Marion, Hernani et Triboulet sont lyriques avant d’être vivans, c’est-à-dire dramatiques. La courtisane amoureuse, le bandit et le fou du roi sont moins préoccupés de la conduite qu’ils ont à tenir que de l’évolution des images qu’ils emploient. Ils s’écoutent parler, et s’inquiètent de l’expression de leur pensée bien plus que de leur pensée même. Ils chantent leur passion et oublient d’être passionnés. Cependant l’élément lyrique ne régit pas avec une égale puissance les trois pièces que j’ai nommées. Dans Marion de l’Orme, l’ode est moins impérieuse et moins envahissante que dans Hernani ; et dans Triboulet elle commence à plier devant un élément nouveau que M. Hugo n’avait pas annoncé en écrivant sa poétique. Cet élément, que la préface de Cromwell avait négligé de signaler, s’appelle : antithèse. Quoiqu’il fût possible d’entrevoir dans Hernani et Marion la perpétuelle opposition de la liqueur et du vase, du diamant et de la gangue, de l’âme et du corps, cependant cette opposition ne se manifestait pas encore aussi hardiment que dans Triboulet. La pudeur renaissante de la courtisane, l’héroïsme et la noblesse du bandit ne relevaient pas de l’antithèse aussi directement que la grande ame enfouie sous les grelots d’un fou. La destinée malheureuse de ce drame n’a pas fléchi la volonté nouvelle de M. Hugo. Habitué dès long-temps à ne consulter que lui-même, le poète a marché sans se troubler dans la voie qu’il venait d’ouvrir. Il s’est dévoué à l’antithèse comme il s’était dévoué à l’ode. Après avoir caché l’ame de Socrate dans le corps d’un valet, il a jeté l’amour maternel dans le cœur d’une femme adultère et incestueuse, qui partage son lit entre son père et ses frères. Plus tard, il a placé le billot et la hache dans l’alcove d’une reine, et, enfin, il a mis face à face le devoir et la passion, ou plutôt, car il faut nommer les choses par leur vrai nom, la fidélité conjugale et le partage singulier du corps avili et de l’ame immaculée, l’épouse chaste et résignée, et la courtisane vendue à l’homme qu’elle hait et qui la possède, et amoureuse de l’homme qui la désire, à qui elle refuse de se livrer, et il s’est applaudi de cette puérile antithèse, comme s’il eût inventé deux caractères vraiment nouveaux et dramatiques. Il y a certainement un intervalle immense entre les trois premiers et les trois derniers drames de M. Hugo, non-seulement parce que l’antithèse, prise en elle-même, est fort au-dessous de l’élément lyrique, mais encore parce que l’antithèse, une fois acceptée par M. Hugo comme loi souveraine du théâtre, devait le conduire et l’a conduit en effet à se proposer la splendeur du spectacle comme la plus haute expression du génie dramatique. Une fois résolu à chercher dans l’antithèse la source de toutes les émotions, sans se demander si l’antithèse a jamais ému personne, il était naturel qu’il dérivât vers l’antithèse la plus facile, c’est-à-dire vers le contraste des couleurs, vers la bure et la soie, la serge et le velours, les ténèbres de la prison et les palais illuminés. Il n’a pas échappé aux conséquences du principe qu’il avait embrassé ; par l’ode, il rendait impossible, et je dirais volontiers inutile la vie de ses personnages ; par l’antithèse, il arrivait naturellement au spectacle. Or, dans Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo, il a voulu pour l’antithèse et le spectacle tout ce que le décorateur, le machiniste et le costumier pouvaient réaliser. Il a disposé de la couleur et du mouvement avec une largesse toute royale. Il a dépensé en trappes et en serrures secrètes, en panneaux dorés et en coupes ciselées, en perles et en fleurons, en couronnes et en manteaux, en colliers et en armures, de quoi subvenir aux magnificences de la plus riche cour d’Europe. Mais ni l’ode, ni l’antithèse, ni le spectacle, n’ont enchaîné la sympathie publique. L’ode a tenu la curiosité en suspens pendant quelques mois, mais n’a pas pénétré au-delà des classes lettrées. L’antithèse et le spectacle ont amusé la foule pendant quelques jours et provoqué chez les esprits sérieux une colère qui bientôt s’est transformée en indifférence. Y a-t-il eu de la part des spectateurs ignorance, ingratitude ou injustice ? Nous ne le pensons pas. Pour s’intéresser pendant trois heures aux odes récitées par des hommes sans caractère, sans passion, sans vie, il faut être voué depuis long-temps aux études littéraires, et la foule ne peut suivre avec une attention bien empressée cette palœstre lyrique. Pour assister sans ennui à l’antithèse perpétuelle de la laideur corporelle et de la beauté morale, de la débauche et du dévouement, de la reine et du bourreau, de la prostitution et de la vertu, il faut ne pas aimer les sérieuses pensées, ou redevenir enfant, et l’oubli des ans n’est pas toujours facile. Il nous semble donc que la destinée des pièces de M. Hugo a été ce qu’elle devait être, et que le poète n’a pas le droit de se plaindre. Tant qu’il est demeuré dans les conditions littéraires, tant qu’il a essayé de naturaliser l’ode au théâtre, quoiqu’il méconnût le but de la poésie dramatique, les hommes lettrés lui ont tenu compte de son amour pour la poésie à laquelle il devait ses premiers succès. Il se trompait, mais son erreur devenait glorieuse par la persévérance. Il voulait l’impossible, mais il le voulait par des moyens que l’art avoue, et ceux même qui ne se rangeaient pas à son avis, respectaient la sincérité de ses convictions. Dès qu’il a quitté le terrain lyrique pour offrir à la foule l’antithèse et le spectacle, les hommes lettrés se sont éloignés de lui, parce qu’il n’avait plus rien à leur apprendre. Ils l’ont laissé au milieu de ses marionnettes dorées, et n’ont pas essayé de troubler le triomphe passager qu’il remportait sur la multitude ignorante. En écrivant Lucrèce Borgia, M. Hugo trahissait les promesses de Marion de l’Orme ; avant d’avoir entendu Angelo, les hommes lettrés n’espéraient plus pour lui la gloire dramatique.

M. Alfred de Vigny, en écrivant pour le théâtre, s’est placé sur un terrain personnel. Quoiqu’il y ait entre son premier et son second ouvrage une remarquable différence, cependant il est facile de saisir dans la Maréchale d’Ancre et dans Chatterton un caractère commun. Il serait absurde assurément de vouloir comparer le plan et la fable de ces deux pièces, dont l’une semble vouée au développement des évènemens, tandis que l’autre est exclusivement consacrée à l’expression d’un caractère unique. Mais si la marche et la conception de ces deux pièces n’ont aucune analogie extérieure, si la première paraît signifier le mouvement, tandis que la seconde signifie manifestement la réflexion, il n’est pourtant pas impossible de rapprocher Leonora Galigaï de Chatterton, et, tout en tenant compte des temps et des lieux où se sont produits ces deux personnages, de signaler l’intention élégiaque qui se révèle chez la favorite et chez le poète. Nous admirons sincèrement plusieurs scènes de la Maréchale d’Ancre ; nous ne contestons pas la finesse et le bon goût des conversations qui préparent la pièce. Mais à parler franchement, nous devons dire que dans la Maréchale d’Ancre les évènemens prennent trop souvent la place de l’action. Or, si les évènemens suffisent au récit, ils ne suffisent pas au drame ; les évènemens, en tant qu’évènemens, appartiennent à l’histoire ; l’action seule appartient au poète. Nous n’avons pas oublié tout ce qu’il y a de grand et de pathétique dans l’interrogatoire de Leonora Galigaï et dans le duel qui termine la pièce ; mais si vivans que soient nos souvenirs, nous persistons à croire que la Maréchale d’Ancre relève de l’élégie aussi bien que Chatterton. Le talent poétique de M. de Vigny se distingue entre tous par la grâce et la délicatesse. Mais ce talent semble convenir expressément à la plainte ; et quoique l’excellence dans un genre n’exclue pas nécessairement l’excellence dans un genre différent, cependant il faudra toujours au poète élégiaque des épreuves multipliées pour atteindre à l’animation dramatique. Or, M. de Vigny n’a encore soumis qu’à deux épreuves assez éloignées l’une de l’autre ses habitudes poétiques. Dans la Maréchale d’Ancre, il semblait tenter décidément la composition dramatique ; dans Chatterton, il est revenu à l’élégie, et c’est de l’élégie seule qu’il a voulu tirer tous les élémens qu’il se proposait de mettre en œuvre. Nous n’avons pas à examiner ici la valeur sociale de cette œuvre ; et si nous entamions cet examen, nous serions plus indulgens que les déclamateurs qui accusent M. de Vigny de saper toutes les lois morales ; nous nous renfermons dans la discussion purement littéraire. Mais il est évident pour tous les juges que Chatterton est une élégie sous forme de plaidoyer. Or, quelles sont les conséquences naturelles du génie élégiaque ? N’est-ce pas la contemplation assidue de la conscience et le dédain constant de tous les mouvemens extérieurs ? N’est-ce pas l’ivresse de la douleur et le mépris de la vie réelle ? Il nous semble que ces conséquences se présentent d’elles-mêmes, et qu’il ne faut pas une grande clairvoyance pour les apercevoir dans le drame de Chatterton. Le spiritualisme constant qui domine dans cet ouvrage a exercé sur le goût public une influence salutaire, et nous serions ingrats si nous ne reconnaissions pas que M. de Vigny a rendu un véritable service à la littérature dramatique. Le succès de Chatterton a opéré une réaction pressentie dès long-temps, mais que plusieurs esprits croyaient cependant impossible après les applaudissemens prodigués à MM. Dumas et Hugo. Une pièce en trois actes qui repose tout entière sur la solitude et la pauvreté d’un poète, écoutée avec une attention religieuse, a prouvé aux plus incrédules qu’il y avait place sur notre scène pour autre chose que l’entraînement des sens ou la pompe du spectacle. Cependant il ne faut pas s’abuser sur la valeur dramatique de Chatterton ; c’est une élégie harmonieuse, pleine de sentimens admirablement exprimés ; mais de pareilles tentatives, quoique utiles à la réforme du goût public, ne pourraient se multiplier sans amener bientôt l’indifférence. C’est qu’en effet le spiritualisme, pour animer le drame, a besoin de se produire sous une autre forme que l’élégie ; c’est que la plainte, quelle que soit la sérénité des régions où elle monte, ne peut émouvoir le spectateur aussi sûrement que le lecteur. M. de Vigny a bien fait de chercher dans l’homme une partie que MM. Dumas et Hugo avaient négligée, la partie que les yeux n’aperçoivent pas, et qui n’excite en nous aucun désir tumultueux ; il a bien fait d’abandonner le visible pour l’invisible, et de réagir contre le sensualisme grossier qui régnait sur le théâtre. Mais, à notre avis, ce serait un étrange aveuglement que de proclamer la partie gagnée parce que Chatterton a été applaudi. Il ne faut pas oublier à quelle époque Chatterton a été représenté. La pièce de M. de Vigny arrivait après les ouvrages de MM. Dumas et Hugo, et s’adressait à un public blasé. La foule était lasse de l’adultère et de l’échafaud, et demandait impérieusement des émotions d’un ordre plus élevé. Le mutuel et silencieux amour de Chatterton et de Kitty Bell n’a pas satisfait tous les désirs de la foule ; mais il a eu du moins le mérite de reposer l’attention haletante, et c’est à ce mérite qu’il faut attribuer une partie du succès. D’ailleurs le style de la pièce devait concilier au poète la sympathie et le respect.

Si M. de Vigny persévérait dans ses habitudes élégiaques, il serait forcé de renoncer au théâtre. Sans attendre l’indifférence de l’auditoire, il reconnaîtrait l’inutilité de ses efforts ; mais nous espérons que l’auteur de Chatterton saura faire de son talent un usage mieux entendu ; nous espérons qu’il acceptera franchement les lois de la poésie dramatique. Soit qu’il invente de toutes pièces les personnages de ses drames, soit qu’il mette en scène des caractères historiques, il se résoudra certainement à placer l’action au-dessus des évènemens, au-dessus de la plainte, en un mot, à montrer les passions, au lieu de les analyser. La différence même que nous avons signalée entre la Maréchale d’Ancre et Chatterton, différence qui n’a échappé à personne, témoigne assez clairement que M. de Vigny ne se croit pas lié par ses précédens, et qu’il ne verra pas dans le succès obtenu par Chatterton l’obligation de produire une série d’œuvres conçues dans le même système. S’il a le sentiment de son génie poétique, du moins il n’a pas l’orgueil de croire qu’il ne doit pas varier. En écrivant la Maréchale d’Ancre, il a pris la succession des évènemens pour l’action des personnages et le développement des caractères ; cette erreur est d’autant plus singulière, que M. de Vigny avait traduit l’Othello de Shakespeare, et devait distinguer très bien l’action des évènemens. Mais en concevant Chatterton d’après une donnée décidément élégiaque, en ne laissant aux évènemens aucune part dans la fable dramatique, il a montré qu’il ne cherchait pas dans ses œuvres passées le type inviolable de ses œuvres à venir, et nous lui savons bon gré de cette mobilité. Si maintenant M. de Vigny se résout à écrire une troisième pièce, il est probable qu’il ne mettra plus les évènemens à la place de l’action, ni la pensée à la place de la vie. Il n’y a pas à craindre qu’il commette les fautes que nous avons reprochées à MM. Dumas et Hugo ; car il est séparé par un immense intervalle du drame sensuel et du drame splendide. Quoi qu’il fasse, il ne prendra jamais le désir pour la passion, ni le spectacle pour le développement des caractères. Qu’il prenne l’étoffe de ses créations à venir dans ses souvenirs personnels ou dans les récits de l’histoire, il ne perdra pas la délicatesse de son goût ; les habitudes de sa pensée, aussi bien que les habitudes de son style, nous sont un sûr garant qu’il ne désertera pas la cause du spiritualisme. Et ici, nous n’avons pas besoin de le dire, nous ne parlons pas de la question philosophique ; nous insistons seulement sur la tendance idéale commune à tous les ouvrages de l’auteur.

Nous avons dit toute notre pensée sur les hommes qui écrivent aujourd’hui pour le théâtre ; nous n’avons déguisé aucune de nos répugnances, aucune de nos sympathies. Sans doute, nous paraîtrons sévère au plus grand nombre ; mais les reproches qui nous seront adressés et que nous prévoyons n’ébranleront pas notre conviction. L’accusation de pessimisme est à nos yeux sans valeur et sans portée ; car ceux même qui n’osent publier l’opinion que nous professons ne se résoudraient pas à la réfuter. Ils partagent notre avis et n’osent l’avouer ; ils demandent s’il est utile de dire tout haut ce qu’on pense tout bas ; nous nous prononçons hardiment pour l’affirmative, car l’étude des questions littéraires serait évidemment une étude absurde, si la méditation ne devait aboutir qu’au silence. À quoi bon discuter avec soi-même le sens et le mérite des œuvres poétiques si l’on renonce au droit de dire la conclusion à laquelle on est arrivé ? Se taire sur ces questions, ou du moins les poser sans les résoudre, est peut-être le moyen de se faire à bon marché une réputation de bonhomie ; mais les amitiés qui ne résistent pas à la franchise valent-elles un regret ? Nous croyons sérieusement que la poésie lyrique et le roman sont aujourd’hui très supérieurs au théâtre, c’est-à-dire sont représentés par des œuvres plus glorieuses, plus durables, plus conformes aux lois générales de l’art ; cette croyance n’est pas née chez nous en un jour ; c’est le troisième terme d’un syllogisme que nous avons posé depuis plusieurs années ; il nous semble naturel et raisonnable d’énoncer sans restriction la croyance à laquelle nous sommes arrivé. Il nous serait plus doux d’avoir à louer les œuvres dramatiques de notre temps ; mais pour les louer, il faudrait nous résoudre à parler contre notre pensée, et ce mensonge ne servirait personne. La franchise est à la fois plus utile et plus facile.

Si l’on essaie de résumer ce que nous avons dit sur le théâtre contemporain, on verra que les écrivains dramatiques s’adressent à trois classes bien distinctes ; M. Scribe à la finance, M. Delavigne à la bourgeoisie, MM. Dumas, Hugo et de Vigny, à la jeunesse lettrée. Le public du premier n’est pas le public du second, le public du second n’est pas celui des trois derniers. Au fond de toutes les pièces de M. Scribe, on trouve un lingot d’or ; au fond de toutes les pièces de M. Delavigne, on aperçoit clairement une morale constante : le bonheur dans le repos et la médiocrité. Ni M. Scribe, ni M. Delavigne, ne se préoccupent sérieusement des conditions littéraires du théâtre. Ils écrivent uniquement pour vanter en toute occasion la richesse et la médiocrité, et l’auditoire qu’ils ont discipliné ne songe pas à leur demander autre chose. L’art dramatique est donc aujourd’hui entre les mains de MM. Dumas, Hugo et de Vigny ; car nous ne pouvons compter parmi les champions que ceux qui ont fait leurs preuves. Ces trois écrivains personnifient nettement l’ardeur des sens, la splendeur du spectacle, et l’élégie mélodieuse. Il est évident que pas une de ces personnifications ne réalise le type complet de l’art dramatique ; il est évident que si MM. Hugo et de Vigny ont à leur service un style plus pur, plus châtié, M. Dumas, quoique étranger par ses œuvres à toutes les questions de style, est supérieur à MM. Hugo et de Vigny par l’animation brutale, mais réelle de ses personnages. Vers lequel des trois doivent se porter nos espérances ? Il y aurait de la témérité à se prononcer. Mais d’avance nous pouvons assurer que chacun des trois sera nécessairement amené à modifier sa nature, à élargir le cercle de ses études, et ne pourra poursuivre ses travaux qu’à la condition de changer sa méthode. Nous ne conseillerons pas à M. de Vigny de copier M. Dumas, car ce serait lui conseiller l’impossible ; nous ne dirons pas à M. Dumas de se faire élégiaque ; ce serait lui prescrire de renoncer à lui-même. Mais il y a dans chacun des trois de quoi féconder l’imagination des deux autres.


Gustave Planche.