Le Théâtre indien

Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 84-123).





Le Théâtre indien, par Sylvain Lévi. Paris, 1890.


Dès 1832, l’élégante traduction de Chézy rendait Çakountalâ accessible aux lecteurs français ; en 1850, une « adaptation » de Gérard de Nerval et Méry présentait aux spectateurs parisiens le Chariot de terre cuite. Les deux œuvres les plus caractéristiques peut-être du théâtre indien ont déjà chez nous une histoire. Je ne crois pourtant pas calomnier le public lettré en admettant qu’il est médiocrement familier avec les créations dramatiques de l’Inde. Je n’ai pas le pédantisme de m’en plaindre. L’initiation était insuffisante ; certains commentaires peu autorisés l’ont pu rendre périlleuse. Une initiation plus sérieuse est devenue facile. Les dernières années nous ont enrichis de plusieurs traductions plus ou moins brillantes, mais toutes fidèles ; les curieux y peuvent prendre une connaissance, imparfaite certainement, mais directe et matériellement exacte, des spécimens les plus instructifs du drame indien[1].

Qui ne s’intéresse aujourd’hui aux choses du théâtre ? Où la mode de l’exotique n’a-t-elle pas pénétré ? Les lecteurs ne sauraient manquer à ce théâtre lointain qui s’ouvre pour eux. Un double danger les menace. S’ils sont mal préparés à aborder cette littérature, trop nouveaux à ses procédés, peu informés de ses attaches historiques, quelques-uns, sur la loi des analogies extérieures, seront trop faciles à les rapprocher de l’occident moderne ; acceptant d’enthousiasme toutes les étrangetés, ils y chercheront, ils finiront par y découvrir, nombre de choses admirables qui n’y ont jamais été. L’exemple vient de haut ; Goethe ne trouvait-il pas dans Çakountalâ « la fleur du printemps et les fruits de l’automne, tout ce qui charme et enchante, ce qui nourrit et rassasie, le ciel et la terre ? » C’est beaucoup. D’autres risquent de se rebuter aux bizarreries de l’aspect, aux maladresses puériles, et de méconnaître les agrémens solides et l’intérêt durable.

Ce n’est pas, à vrai dire, pour des lecteurs novices que M. Lévi a écrit sa thèse. Il n’a pas fait œuvre de vulgarisation ; il a fait œuvre de recherche savante. Tout le monde, en somme, y peut trouver son compte. Le jeune indianiste a voulu reprendre les questions principales qui se rattachent au théâtre de l’Inde, les embrasser dans un examen d’ensemble, mis au courant des acquisitions récentes de la philologie indienne. Au service de cette tâche, il a apporté une connaissance pénétrante de la littérature qui lui a mérité plus d’une découverte de détail, un zèle d’investigation qui éclaire toutes les parties d’un sujet très vaste. Certains lecteurs sont gens pressés ; ils réclament une ordonnance irréprochable, des conclusions définitives dans leur netteté ; quels qu’aient été les progrès de l’indianisme, il n’est pas encore en état de satisfaire pleinement à de si sévères exigences. D’autres trouvent plaisir à chercher dans une préparation même un peu austère le sentiment juste des problèmes et la notion de leurs solutions au moins provisoires. En présence d’une littérature si lointaine, ils sentent que le seul moyen d’échapper à un dilettantisme vide, de se mettre au point, si j’ose ainsi dire, est de replacer d’abord les œuvres dans leur cadre naturel et dans leur série historique. Ceux-là trouveront dans M. Lévi un guide sûr dont ils apprécieront le savoir, la chaleur communicative et la sincérité.

Quelque prestige qu’ait pu exercer sur les imaginations la grâce savoureuse et le charme étrange de Çakountalâ, il faut reconnaître que la littérature dramatique de l’Inde ne possède pas de ces chefs-d’œuvre souverains qui commandent l’admiration sans réserve, dont le rayonnement rejette dans l’ombre les singularités de la couleur locale. Est-ce à dire qu’elle ne mérite pas l’attention sympathique de tous les lettrés ?

Tout ce qui nous vient d’une vieille et puissante civilisation, comme celle de l’Inde, qui s’est montrée féconde en œuvres intellectuelles de plus d’un genre, est digne au premier chef d’intéresser ceux que passionne l’histoire de l’esprit humain. La littérature dramatique y a des titres particuliers. Partout où elle s’est épanouie, elle est une œuvre de maturité, une forme caractéristique entre toutes. Le théâtre se plie aux idées et aux tons les plus divers ; imitation directe de la vie, il reflète, avec les dons plus ou moins heureux du génie qui l’a créé, les traits essentiels de son individualité. Son organisme compliqué concentre, en quelque façon, les aptitudes diverses qui ont pu se donner carrière d’abord dans des formes plus spontanées. Ses défaillances ne sont pas moins instructives que ses mérites.

Ai-je besoin de dire que je ne me propose pas d’envisager ici, même en une vue sommaire, tous les problèmes que le théâtre indien ne peut manquer d’éveiller, jusque dans les esprits les plus neufs ? À qui prétendrait en examiner tous les ressorts, y étudier le jeu et l’allure des sentimens, mettre en relief les qualités ou les faiblesses des principaux poètes, ce sont des volumes qu’il faudrait. Mon ambition n’est point si vaste. Le lecteur qui se sent mal à l’aise dans le domaine de la fantaisie pure, qui éprouve le sage besoin de classer ses impressions dans le temps et dans l’histoire, est assez dépourvu en présence des spécimens de la scène indienne que la traduction met à sa portée. Je voudrais me prévaloir, pour l’orienter un peu, de l’occasion excellente que m’offre le livre de M. Lévi. Il me semble que, de ce point de vue, trois questions surtout doivent fixer notre attention. Nous sommes avant tout intéressés à déterminer la physionomie générale de ce théâtre et à préciser quelle idée les Hindous s’en sont formée eux-mêmes ; à lui assigner son caractère vrai, en le plaçant à son rang dans la chronologie littéraire ; à démêler enfin de quels élémens il s’est constitué. La pratique du théâtre, l’histoire littéraire du théâtre, les origines du théâtre, tels sont justement les trois aspects principaux qu’envisage la thèse de M. Lévi. Mes appréciations ne seront pas toujours d’accord avec les siennes. Ces divergences ne surprendront personne en une matière si délicate et encore si nouvelle. Elles ne font, à coup sûr, dans mon esprit, aucun tort à un travail qui honore l’indianisme français.


I.

Les pièces dès maintenant imprimées ne sont pas très nombreuses ; mais ce sont, en somme, les plus célèbres. Dans le nombre figurent celles que tout nous autorise à considérer comme les plus anciennes qui se soient conservées. Nous sommes armés pour juger avec confiance des questions générales.

Les Hindous ne se sont pas contentés d’écrire pour le théâtre. On sait quelle application persévérante ils ont, en toutes choses, portée à l’analyse des faits intellectuels, à la rédaction des manuels propres à l’enseignement : tout y a passé, jusqu’au manuel du parfait voleur et de la parfaite courtisane. Ils ne pouvaient manquer d’élaborer une sorte de théorie dramatique ; ils ont consacré des ouvrages étendus à la pratique du théâtre. Curieuses en elles-mêmes, ces tentatives, par les procédés intellectuels qu’elles trahissent, nous ouvrent des jours précieux sur leur tour d’esprit ; elles nous aident surtout à définir et à mesurer ce qui s’est chez eux développé de sentiment dramatique dans la conscience littéraire.

Jamais les représentations dramatiques, on s’y attend, n’ont eu dans l’Inde, par la fréquence et la régularité, l’importance qu’elles ont prise dans l’occident contemporain. Elles n’ont jamais été, comme dans notre moyen âge, que des divertissemens exceptionnels. Elles n’avaient pas d’asile permanent : elles exigeaient des constructions temporaires, et le nom du régisseur paraît le désigner comme l’architecte de l’édifice. Quand elles étaient données dans la demeure des râjas, elles se déployaient dans la « salle de concert, » qui semble n’avoir manqué dans aucun palais. À la cour, chez les riches, elles avaient un caractère privé, bien que l’occasion en fût ordinairement empruntée à des solennités générales et au moins à demi religieuses, telles que la Fête du printemps. Elles prenaient aussi, elles ont en plusieurs cas conservé jusque de notre temps le caractère public. Leur place était marquée dans certaines fêtes religieuses. Elles avaient alors une allure spontanée qui s’est en quelque mesure perpétuée dans les yâtrâs, dans ces spectacles lyriques du Bengale moderne où sont mis en œuvre dans des chants alternés des incidens empruntés aux amours de Krishna et de ses bergères. L’Inde, en ce sens, a eu un théâtre populaire ; mais ce que nous en savons peut tout au plus servir à jeter quelques lumières sur la question difficile des origines dramatiques ; les documens ne nous permettraient pas de l’étudier de près. C’est dans le théâtre littéraire que nous nous cantonnons ici.

Il ne nous apparaît, on le voit, ni avec le prestige de popularité qu’il a conquis parmi nous, ni avec l’autorité à la fois religieuse et officielle qui, à Athènes, fit du théâtre une institution de la cité.

Comme les nôtres, les pièces dans l’Inde se divisent en actes ; le nombre en est variable, suivant les circonstances et les genres, d’un jusqu’à dix et même plus. À la différence des nôtres, elles s’ouvrent par une invocation et par un prologue qui met en scène le régisseur, renseigne le public sur l’auteur et sur la pièce ; ordinairement, il ménage par des artifices plus ou moins ingénieux, mais très prisés par les connaisseurs hindous, une transition assez laborieuse avec le commencement de la pièce proprement dite.

Dans le Chariot de terre cuite, par exemple, le régisseur sort pour inviter quelque brahmane à venir prendre chez lui la direction d’une cérémonie religieuse que prépare sa femme. Il rencontre le brahmane Maitreya qui est dans la pièce le compagnon du héros Tchâroudatta. C’est à lui qu’il adresse sa requête. Elle est repoussée. Tandis que le régisseur va chercher ailleurs, Maitreya, présenté ainsi au public, demeure en scène.

Par une singularité plus rare, les ouvrages sont conçus en un mélange de plusieurs langues et en un mélange de prose et de vers. Il faut se souvenir que la langue classique, le sanscrit, est un idiome savant. Il paraît être sorti d’un compromis entre une langue religieuse traditionnelle et le parler vivant, compromis réalisé dans les écoles sous l’empire de circonstances qu’il n’entre point dans notre sujet de reconstituer. Son rôle est comparable à celui du latin au moyen âge. Au-dessous de ce niveau en une certaine mesure arbitraire, l’idiome natif subissait les destinées naturelles au langage ; il s’altérait en vertu des lois ordinaires, se fractionnait suivant la diversité des circonstances locales : les prâcrits se parlaient dans le peuple, tandis que les savans réglementaient et écrivaient le sanscrit. L’exemple donné par le sanscrit réagit sur eux. Sous l’influence de causes multiples, plusieurs furent à leur tour immobilisés dans un moule savant. Ainsi se forma de la même langue, saisie à des étapes diverses de son évolution, une échelle d’idiomes littéraires, tous artificiels à quelque degré, quoique tous fondés en partie sur l’usage réel, tous affectés, quoique dans une mesure fort inégale, à des applications savantes. À côté de la littérature classique, rédigée en sanscrit, il y eut une littérature sacrée des bouddhistes, rédigée en pâli, des Jaïnas, une autre secte religieuse, en mâgadhî, une littérature poétique conçue en mahârâshtrî, des contes en païçâtchî.

Les œuvres dramatiques présentent comme une synthèse de ces divers dialectes ; ils y figurent rapprochés dans les mêmes ouvrages, quoique, par le degré d’altération auquel correspond chacun d’eux, peut-être aussi par l’époque où ils furent individuellement fixés, ils soient séparés les uns des autres par de longs espaces de temps. On conçoit comment il se put établir entre eux, suivant certaines conditions, soit de déformation, soit d’origine, une sorte de hiérarchie ; c’est elle qui en régla l’usage au théâtre. Les compositions dramatiques offrent ainsi par un curieux phénomène une marqueterie de langages uniformes par leur origine première, variés par leur physionomie phonétique ; ils ne sont pas isolés dans des parties diverses ; ils se répondent l’un à l’autre, ils sont intimement rapprochés dans la contexture entière du drame. Les hommes de haut rang parlent seuls le sanscrit : rois, brahmanes, ascètes, savans, ministres, etc. ; les gens du harem parlent le mâgadhî ; le bouffon compagnon du roi, le prâtchyâ, etc. Quant aux femmes, elles ne s’expriment en sanscrit que par exception, les religieuses bouddhistes, par exemple. L’héroïne et les femmes de marque s’expriment en çaurasenî. Il y a plus : les femmes qui, dans le dialogue courant, s’expriment en çaurasenî, ont recours au mahârâshtrî dans les strophes chantées. Telle pièce, comme le Chariot de terre, emploie ainsi parallèlement au sanscrit toute une gamme de sept ou huit prâcrits.

Le dialogué est en prose, en général assez coupé et peu prolixe ; tout ce qui est développement, description ornée, est en vers. Dès que le ton s’élève, que le cœur s’émeut, des strophes viennent corriger la sécheresse de la prose. Le héros amoureux prétend-il donner une idée des agrémens de l’héroïne, des agitations de son cœur ? C’est au langage rythmé qu’il a recours. Le messager décrit-il les péripéties d’une bataille ? C’est dans des strophes qu’il en résume les incidens décisifs. Le poète veut-il peindre à l’imagination les lieux où se déroule la scène, les aspects de la saison ou l’heure du jour ? Ce sont des vers qu’il met dans la bouche de ses personnages. Jamais, qu’on le remarque bien, de longues tirades versifiées ; le moule uniforme est la strophe isolée, variable de mètre et de structure ; le poète est libre d’en multiplier le nombre, elles restent toujours séparées les unes des autres, chacune complète dans son individualité.

La musique et la danse s’associent à la poésie. Certaines stances étaient chantées et accompagnées de mouvemens rythmés. Mais nous ne sommes pas renseignés avec précision sur la part qui leur était faite. Elle était certainement inégale suivant les cas, plus large, par exemple, dans des ouvrages particulièrement lyriques, je dirais presque féeriques, comme l’Ourvaçî de Kâlidâsa. Quel qu’il ait été exactement, le rôle qui leur était réservé veut être rappelé. Peut-être conserve-t-il un souvenir des origines lointaines du théâtre. Il marque bien en tout cas ce caractère de divertissement lyrique qui, à tout prendre, rapproche peut-être le théâtre indien de notre opéra comique plus que d’aucune autre des formes dramatiques qui nous sont familières.

La nature des sujets convient assez à cette comparaison. Le théâtre indien s’est proposé les thèmes les plus divers : héroïque et érotique, lyrique et comique, bouffe et larmoyant, il met également en scène des épisodes épiques, des épopées entières, des amours royales et des anecdotes de harem, des histoires graveleuses de brahmanes dévergondés et des comédies de mœurs bourgeoises, des drames politiques et des allégories philosophiques, des spectacles édifians et des monologues d’actualité. Presque tous les sujets lui sont bons, mais sous une condition : il se meut également dans les palais et dans les ermitages, sur les champs de bataille et parmi les courtisanes, dans le ciel et sur la terre ; mais il lui faut invariablement un dénoûment heureux. Cette règle pourra surprendre ; nous avons les oreilles si rebattues du pessimisme hindou ! Ce fameux pessimisme mériterait d’être défini avec plus de précision. À coup sûr, on se tromperait grandement à imaginer que le pessimisme où, par plusieurs vues, aboutit l’esprit hindou, corresponde à un tempérament sombre, attristé. Il est une certaine mollesse dans l’activité extérieure, un certain quiétisme qui peut être souriant, joyeux même dans la vie, encore que, dans la spéculation, il incline à des thèses dont une stricte logique est fondée à déduire des conclusions désolées. Le pessimisme des Hindous n’a jamais fait tort à la sérénité native ni à la gaîté facile de leur caractère. Ce n’est pas aux larmes, mais aux impressions riantes, que, au théâtre, ils demandent leur plaisir.

Ce théâtre a moins de liberté d’allure que ne le laisserait attendre la variété des sujets qu’il touche. Le langage qu’il emploie en fait le privilège d’une petite élite de lettrés ; il le marque comme une production savante, presque pédante. C’est un exercice littéraire. On y pourra rencontrer des délicatesses ingénieuses, des peintures brillantes ; il n’y faut pas chercher le reflet sincère, l’expression souple et vivante du milieu contemporain. Il n’est point jusqu’aux farces que l’excès même de la bouffonnerie ou de la grossièreté ne relègue, elles aussi, dans le domaine de la fantaisie. Quant aux autres œuvres, qu’elles nous transportent dans le monde légendaire et facilement merveilleux de l’épopée, qu’elles se meuvent dans le cadre plus ou moins arbitraire d’une cour de roman, même lorsque, par hasard, elles descendent jusqu’à des intrigues empruntées à la vie moyenne, elles gardent une physionomie conventionnelle. Non-seulement plusieurs personnages, le brahmane gourmand et plaisantin qui accompagne le roi, les amies de la reine, le parasite bel esprit, ont un rôle stéréotypé, mais certaines catégories de pièces sont toutes jetées dans le même moule, la fable en reste à peu près invariable. L’originalité du poète n’a de jeu que dans le choix des ornemens de détail, dans le tour qu’il donne à quelques incidens.

Un pareil théâtre ne peut manquer de payer cher son divorce avec la vie réelle, son insouci des conditions propres à la représentation dramatique. La mimique est chargée d’éveiller l’idée d’une foule d’incidens qui se dérobent à la mise en scène, surtout dans l’Inde où elle est toujours demeurée rudimentaire : un voyage aérien, une course rapide en char. Les menus détails indifférens à l’action, les formules d’introduction, de politesse, usurpent une place excessive ; tous les procédés trahissent une inexpérience naïve : pour épargner aux auditeurs la répétition d’un renseignement, le personnage qu’il s’agit d’en instruire en recevra la communication à l’oreille et à voix basse. Ces maladresses, accusées par l’inévitable gaucherie des traductions, risquent de faire aux œuvres du théâtre indien plus de tort qu’il n’est juste auprès des lecteurs occidentaux. Il faut savoir dominer nos petites révoltes instinctives pour aller jusqu’aux sources de l’émotion littéraire que les Hindous y ont trouvée. Avant de la juger, il nous importe d’entrevoir comment ils ont eux-mêmes conçu la poésie dramatique.


II.

Les traités consacrés à la pratique du théâtre sont nombreux ; ils appartiennent à des époques très diverses. En Occident, nous nous attendrions à y rencontrer des spéculations plus ou moins indépendantes, des systèmes en conflit. Il n’en va pas ainsi dans l’Inde. À de légères variantes près, tous représentent une tradition unique ; elle reste identique à elle-même à travers les diversités de l’exposition.

Si on en attend une philosophie du théâtre ou seulement un sentiment précis de l’individualité esthétique du drame, on sera déçu. Rien qui rappelle la Poétique d’Aristote, ses vues pénétrantes, ses déductions profondes éclairées par la comparaison historique. Le drame n’est saisi que par ses aspects extérieurs : il est défini comme de la poésie représentée, mise en action par quatre moyens : le geste, la voix, le costume et l’expression. À cette définition se borne tout l’effort des théoriciens pour caractériser l’essence de la forme dramatique et marquer les différences qui la distinguent des autres genres.

Veut-on remonter plus haut ? On sera curieux peut-être d’entrevoir la théorie générale que se sont faite les Hindous de l’émotion esthétique ? Ils distinguent huit rasas, « saveurs, » c’est-à-dire sans métaphore, huit genres d’impressions diverses que peut produire sur l’esprit la poésie : l’impression érotique, comique, pathétique, tragique, héroïque, terrible, horrible et l’impression du merveilleux. Elles sont éveillées chez l’auditeur par « l’état, » le sentiment (bhâva) dont, suivant les cas, il perçoit l’expression. Il y a donc huit sortes de bhâvas, juste autant que de rasas : chaque catégorie se dédouble en deux aspects : l’un objectif, l’autre subjectif, sentiment ou état d’âme chez le héros et dans le poème, impression ou saveur chez le spectateur ou le lecteur.

Mais ces huit bhâvas sont des états dominans, principaux ; on en distingue d’une part les états mobiles, tels que le découragement, la crainte, l’indolence, etc. (ils sont exactement au nombre de trente-trois), simples modalités intellectuelles qui se peuvent également, suivant les circonstances, rattacher à tel ou tel état dominant ; — d’autre part, les états physiques, larmes, tremblemens, etc., qui sont au nombre de huit et qui ont un rôle analogue comme manifestation physique de la situation morale. Ce n’est pas tout ; les bhâvas ou états supposent nécessairement des personnages qui les ressentent, des circonstances qui les provoquent, — ce sont les vibhâvas ; ils déterminent des conséquences diverses, physiques et morales, qui leur servent d’expression, — ce sont les anoubhâvas, qui correspondent, comme on le voit, mais objectivement, aux états passagers et aux états physiques.

Dois-je excuser ces détails arides ? Ils montrent bien les procédés de l’esprit hindou. Sa patience à la dissection est acharnée. Rarement ses catégories pèchent par oubli. Elles pèchent d’ordinaire par un vice plus grave. Il est peu capable de sonder les faits intellectuels par une observation directe et vivante ; les liens en quelque sorte substantiels qui les relient échappent à ses prises. Il opère sur leurs signes, sur des abstractions. Un voisinage lui est une relation de causalité ; des comparaisons lui sont des raisons. Regardée de près, cette théorie des rasas ne contient rien qu’une constatation de fait, le fait de l’émotion littéraire ; il le faudrait expliquer ; on s’en tire par une métaphore : l’émotion poétique est à l’esprit ce qu’est au goût la saveur des alimens. Avec les vibhâvas, les anoubhâvas, la théorie des bhâvas montre à l’œuvre cette fascination des mots sur l’esprit des Hindous. Le balancement symétrique des classifications et des termes lui donne l’illusion d’une explication véritable.

Il semble parfois tenir quelque théorie qui va au fond des choses. Il y faut regarder de près. La poétique distingue dans le drame cinq momens principaux. Elle les considère et dans les situations successives du héros et dans les progrès de la fable et dans la construction de la pièce. De ce dernier point de vue, la technique leur donne des noms que nous pouvons rendre approximativement par : exposition, contre-exposition, nœud, décision, dénoûment. Il y a là, semble-t-il, une tentative méritoire pour pénétrer la nature et les lois de l’évolution dramatique. Rien de pareil. L’analyse reste tout extérieure ; c’est au sujet même qu’elle s’applique bien plus qu’aux ressources dont dispose le drame qui le met en œuvre ; la poétique fait ensuite de ces divisions une application spéciale à chacun des facteurs, héros, fable et poème ; cette symétrie matérielle réalisée, son œuvre est accomplie. Elle ne s’avise même pas qu’il puisse y avoir là un élément propre à la forme dramatique. Elle transporte sans hésiter ces a articulations » dans l’épopée. En revanche, elle y trouve matière à des catégories nouvelles où la passion de l’analyse s’épuise en distinctions vaines. On ne nous énumère pas moins de soixante-quatre élémens divers qui contribuent à les constituer. Je fais grâce aux lecteurs du décompte. On y reconnaîtrait aisément combien cette théorie marche au hasard, sans être guidée par un enchaînement logique, sans être soutenue par une conscience nette de l’évolution qu’il eût fallu justement suivre pas à pas.

Ce sont là des traits de caractère. Que serait-ce si nous suivions la poétique quand elle applique aux aspects secondaires du théâtre, aux quatre tons, aux trente-trois moyens, aux trente-six ornemens, etc., et à leurs subdivisions les ressources de son analyse infatigable ! Nous n’avons pas de vues générales à en attendre ; l’expérience est faite. Il reste au moins deux articles, les sujets et les caractères, sur lesquels nous ne pouvons nous dispenser de l’écouter.

Naturellement, elle distingue un nombre de genres énorme ; elle n’en répartit pas moins de vingt-huit en deux séries : l’une de dix genres principaux, l’autre de dix-huit genres secondaires ; elles sont censées distinguées par la prédominance dans la seconde des arts auxiliaires, de la danse, de la mimique et du chant. Cette nuance même est-elle sérieusement établie ? On en peut douter quand on voit la nâtikâ, la petite comédie héroïque, une des formes les plus courantes, comprise dans le second groupe. L’énumération des dix genres principaux nous aidera à nous orienter. La comédie héroïque, — nâtaka, — le type le plus complet et le plus relevé, en un nombre d’actes qui varie de cinq à dix, et où le merveilleux contribue au dénoûment ; elle expose quelque légende célèbre ; — la comédie bourgeoise dont le sujet est de l’invention du poète et met en scène un héros d’ordre moins relevé, ministre, brahmane ou marchand, qui poursuit à travers toutes sortes d’obstacles une intrigue amoureuse ; — le monologue ; — la farce, pure, basse ou mêlée, suivant les personnages qu’elle met en scène ; — le drame fantastique, qui, en quatre actes, met en scène une histoire connue, d’un caractère terrible, où les prestiges de la magie accentuent l’horreur de l’action ; — le spectacle militaire, consacré en un acte à un héros célèbre et de haut rang ; — le drame surnaturel, qui, en trois actes, expose quelque sujet merveilleux dont les dieux et les démons sont les héros. Les trois dernières classes se dérobent même à la traduction ; elles paraissent n’avoir été cataloguées qu’en vue de cas particuliers. Même pour les genres précédens, la même préoccupation se fait jour ; le nombre précis d’actes, de personnages, stipulé pour plusieurs est sûrement une généralisation assez arbitraire de faits isolés. Pour le drame surnaturel, la durée de chacun des trois actes est même prévue à une minute près. Ces vices d’une classification sans principe s’accuseraient plus encore dans l’énumération des genres secondaires. M. Lévi le remarque justement, toutes les pièces qui nous sont connues se répartissent facilement en cinq catégories : grande comédie, comédie bourgeoise, petite comédie, farce et monologue. La petite comédie, nâtikâ, est consacrée à un amour royal, le héros étant un roi célèbre, l’héroïne une ingénue de sang royal que le prince finit par épouser.

Dans les personnages et leurs caractères, même fixité que dans la structure des pièces. Ils sont presque invariables dans chaque genre donné. Ce ne sont pas des individus dont les passions, les goûts, le tempérament se développent librement au contact des incidens et de la vie ; ce sont des types toujours semblables, placés dans des conditions toujours à peu près identiques.

Le héros est orné de tous les agrémens, de toutes les perfections ; et les traités ne se font pas faute de les énumérer. Que la gaîté, la dignité, la grandeur d’âme ou l’emportement domine dans son rôle, il est toujours de noble allure ; il reste toujours semblable à lui-même et tous les traits prêtés à sa physionomie n’ont d’autre objet que de mettre en relief ce caractère dominant. Il n’en est pas autrement de l’héroïne ; elle est invariablement amoureuse : mais, ingénue, coquette ou courtisane, elle sera toujours un exemplaire accompli, suivant l’idéal hindou, du type qu’elle incarne. C’est tout ce qui nous importe. Nous ne discuterons pas avec les théoriciens la question de savoir si c’est vingt ou vingt-huit grâces naturelles qu’elle possède. Ils ont mené loin leur statistique des héroïnes de théâtre ; de divisions en sous-divisions, ils sont arrivés à en discerner trois cent quatre-vingt-quatre espèces.

Si la poétique du théâtre était dans l’Inde l’œuvre tardive, solitaire, de quelques abstracteurs de quintessence, ces bizarreries mériteraient peu qu’on s’y arrêtât. Elle a des prétentions plus hautes. Le représentant le plus ancien de cette littérature, le manuel qui en est resté le modèle autorisé, que les écrivains postérieurs n’ont fait que résumer ou commenter, se donne comme l’œuvre de Bharata, le maître des Apsaras, les danseuses du ciel d’Indra. Inventeur divin de l’art dramatique, il en aurait dans son code transmis les lois à la terre. Nous ne saurions suivre si loin ni si haut la tradition ; mais nous ne sommes pas encore en état de préciser la date où remonte soit la composition, soit la rédaction définitive de ces règles versifiées qui embrassent jusque dans ses élémens architecturaux, orchestiques, musicaux, la pratique entière du théâtre. Une chose est certaine : c’est que tout ce qui nous est connu de la littérature dramatique de l’Inde est postérieur sinon à la rédaction du livre qui nous est parvenue, au moins à la constitution définitive des théories qu’il expose. C’est sous l’empire de ces théories, sous la préoccupation de ces enseignemens, qu’ont été composées toutes les pièces qui nous sont accessibles.

Est-ce à dire que l’invention et les lois du théâtre soient, dans l’Inde, tombées un beau jour du ciel ? Nous laissons cette explication aux Hindous. A priori, il est indubitable, il est certain, en fait, que la théorie même la plus ancienne, celle de Bharata, se règle sur une littérature préexistante. Nous essaierons de jeter un coup d’œil sur ce passé. Il nous faut auparavant rassembler quelques notions sur la période historique et documentée.


III.

Les littératures antiques et les littératures modernes de l’Occident nous apparaissent comme le libre épanouissement de l’esprit national ; à toutes les époques de son développement, à travers les circonstances qui le modifient, elles en reflètent les progrès et les défaillances. Tout autre est la situation dans l’Inde. Avec un tour de génie très particulier, l’Inde ne nous présente pas le spectacle d’un esprit national vivant d’une vie collective, s’exprimant dans des œuvres spontanées, témoins et contemporaines de ses évolutions. Le mélange profond de races très inégales, le régime et la hiérarchie des castes, ont, entre autres causes, imprimé ici à la littérature un aspect très particulier.

C’est autour d’une tradition religieuse, à la conserver et à la servir, que s’est, dans la période ancienne, exercée l’activité littéraire, toute concentrée dans les mains de la caste brahmanique. Quand le mouvement naturel de l’esprit, les conflits religieux, les frottemens extérieurs la firent déborder de ce cadre trop étroit et retendirent au domaine profane, elle resta le privilège d’une classe fermée, jalouse de son monopole, portée par l’habitude à consacrer sur ce terrain nouveau une régularité scolastique qui était passée dans ses besoins. C’est de cette association d’une expérience ancienne et de nécessités nouvelles qu’est sortie la littérature classique de l’Inde. Adulte et disciplinée dès le premier jour, elle n’a connu ni l’indépendance ni la spontanéité de la jeunesse. Sa langue a été non pas tant une langue morte qu’une langue à plusieurs égards artificielle, qui peut-être n’a jamais eu de vie véritable en dehors des écoles. Ce qu’un pareil instrument emportait de raideur compassée, combien il se prêtait mal à refléter la mobilité, la familiarité de la vie prise sur le fait, il est aisé de l’imaginer. Ajoutez qu’il fut manié par des hommes que leur éducation, leur tradition, vouaient au plus strict formalisme, les plus enfermés par tour d’esprit dans un respect tremblant des formules et des textes. La variété même des sujets, — et elle fut presque infinie, — ne réussit jamais à rompre l’uniformité du moule. Si sincère que pût être l’inspiration dans sa source lointaine, le courant, endigué dans les conventions de l’école, perdit infiniment de sa transparence et de sa flexibilité. La langue était immuable ; les cadres ne le furent pas moins. De tout cet effort il sortit une littérature qui resta pédante, où l’originalité est étouffée par la routine, le souci de la pensée par les curiosités de la forme, où les agrémens conventionnels ont plus de prix que les sentimens vrais, où les jeux d’esprit dissimulent, quand ils ne le tuent pas, le mouvement libre de l’esprit. Le talent personnel n’est pas supprimé ; le jeu en est singulièrement restreint. Une pareille littérature reflète, malgré tout, les dons essentiels du génie propre au peuple où elle fleurit, et c’est ce qui en fait pour nous l’intérêt ; mais, en les y cherchant, il ne faut pas oublier à quel point elle en bride l’expansion. Contente de se reproduire elle-même à l’infini, elle ne se retrempe guère aux sources vivantes : elle reste immobile, morte, dans sa perpétuité apparente.

Rien ne résume mieux cette littérature que les mahâkâvyas, — littéralement « grands poèmes, » — les représentans du genre épique tel qu’elle l’a consacré. Le Mahâbhârata, c’est la grande épopée. Il a subi, dans le fond et dans la forme, force remaniemens. Par sa masse même, par ses origines aussi, l’œuvre immense échappait au péril d’une refonte totale. La littérature classique ne pouvait se proposer un modèle de cette envergure. Avec elle nous sommes loin de cette inspiration qui coule si large, si variée, si facile, dans le vieux trésor épique. Voici comme un théoricien résume la recette de l’épopée classique : « Le sujet est tiré des légendes historiques ; les principaux personnages sont toujours vertueux. L’ouvrage commence par une bénédiction, une prière ou une indication de la matière. Il y faut, à l’occasion, blâmer les méchans et exalter le bien. Le nombre des chants n’est jamais inférieur à huit ; ils sont d’une longueur modérée. La fin d’un chant doit toujours annoncer le chant suivant. Les heures de la journée, le soleil, la lune, la nuit, l’aurore, le crépuscule, les ténèbres, le matin, le midi, la chasse, les montagnes, les saisons, les forêts, la mer, les plaisirs de l’amour, la séparation des amans, les ermites, le ciel, une ville, un mariage, la naissance d’un fils, etc., sont les motifs descriptifs à traiter suivant l’occasion, avec les incidens et les circonstances accessoires. » Ainsi l’épopée n’est plus qu’un prétexte à lieux-communs descriptifs. Les meilleurs ouvrages du genre, ceux qui, sous la froideur d’une forme conventionnelle, conservent le plus de traces d’un vrai talent poétique, quelque grâce d’imagination, quelque sincérité de sentiment, les meilleurs sont fidèlement jetés dans le moule tyrannique.

Le drame, dans l’Inde, est proche parent de l’épopée savante ; il en est le contemporain, et l’histoire des deux genres s’ouvre également par le plus grand nom de la littérature classique, par le nom de Kâlidâsa.

C’est entre Kâlidâsa et Bhavabhoûti que s’étend la période la plus brillante de la littérature dramatique de l’Inde. On inclinait à faire remonter plus haut une œuvre importante et curieuse, le Chariot de terre cuite. M. Lévi a fait justice de ce préjugé ; il en a relégué l’auteur prétendu, le roi Çoûdraka, dans le domaine de la légende : aucune raison n’assigne à son chef-d’œuvre supposé une date antérieure à Kâlidâsa.

Malheureusement, la date même de Kâlidâsa reste mal déterminée. Depuis que l’on s’occupe de la littérature indienne, les hypothèses extrêmes ont varié, sur ce point, d’une dizaine de siècles. Nous sommes un peu plus avancés aujourd’hui ; une inscription, des citations datées ne permettent pas de ramener Kâlidâsa plus bas que le VIe siècle. C’est cette époque même que lui assigne M. Lévi. Mais, d’après une remarque toute récente et fort plausible, quelques vers du poète seraient imités dans une inscription de l’an 473. Nous aurions à reculer d’une centaine d’années ; le Ve siècle serait, pour Kâlidâsa, la date la plus basse. Plusieurs raisons ne semblent pas, jusqu’à nouvel ordre, permettre de le remonter beaucoup plus haut. La conclusion est assez vague. Il est prudent de nous y tenir.

En revanche, le VIIe siècle est marqué avec certitude par deux noms : la première moitié, par celui du roi Harsha de Canodje, auteur réel ou parrain de plusieurs ouvrages ; la seconde, parle nom de Bhavabhoûti. Ces modèles devinrent vite classiques ; ils ont suscité de nombreux émules dont la série s’est prolongée jusque de notre temps. Tous ne sont pas méprisables, aucun ne s’est montré créateur ; leurs essais n’ont rien d’essentiel à nous apprendre. Contentons-nous de savoir que c’est entre le Ve et le VIIIe siècle que se placent les œuvres les plus caractéristiques et les plus fortes, les plus anciennes aussi, qui soient parvenues jusqu’à nous. Même pour cette période, nous ne pouvons avoir la prétention de reconstituer une véritable histoire. Un pareil théâtre n’en a guère. Enfermés dans des formes consacrées, sans liberté et sans initiative, les poètes n’ont ni le souci ni les moyens d’entrer dans des voies nouvelles. L’évolution a été arrêtée au moment où la théorie en a, dans le détail, fixé une fois pour toutes les ressources et les recettes. Sans évolution, pas d’histoire ; ou, si l’on voulait, malgré tout, parler ici d’histoire, nous ne pourrions que vérifier dans la littérature l’observation qui a été faite, très justement, pour les arts plastiques : l’histoire ne serait guère que le spectacle d’une incurable décadence. Est-ce la seule puissance d’un heureux génie ? ou la nouveauté de l’art dramatique donnait-elle au poète plus de force, lui laissant plus d’initiative ? Toujours est-il que le chef-d’œuvre de Kâlidâsa est resté le chef-d’œuvre du théâtre indien. Je ne songe pas seulement à la transparente aisance du langage, aux grâces d’une imagination tendre. Quelques élans de sentiment sincère, et, dans la composition, une certaine mesure, un souci de l’harmonie et de l’équilibre, lui font une place à part au-dessus de tous ses successeurs.

De ces poètes même, nous savons bien peu de chose. C’est à Oudjayinî, dans l’ouest de l’Inde centrale, que Kâlidâsa paraît avoir écrit. La ville semble, de son temps, avoir été un foyer de science et de poésie. Quelques anecdotes le font vivre dans un cercle facile et raffiné de courtisanes et de beaux esprits. Ce n’est là qu’une hypothèse suggérée par le ton qui règne dans quelques-uns de ses ouvrages. Son nom même a inspiré d’autres contes. Élevé grossièrement par des bouviers, malgré son origine brahmanique, il aurait, par la vengeance d’un prétendant dédaigné, obtenu la main d’une princesse, sous couleur d’être un lettré incomparable. Sa dévotion à la déesse Kâli le tira d’une situation si fausse et lui valut tous les dons de l’esprit et de l’éloquence. Sa femme lui avait conseillé ce recours. Sa reconnaissance le perdit. Il ne voulut plus la traiter qu’avec le respect dû à un maître, à une mère. Elle prit mal cet excès d’honneur et le voua à mourir de la main d’une femme. Le fait est que plusieurs traditions s’accordent à lui assigner une fin tragique et singulière. Le roi avait composé une moitié de stance, invitant qui pourrait à la compléter. Kâlidâsa y réussit en un moment. Ce que voyant, la maîtresse du poète le tua pour s’approprier l’honneur et le profit du succès.

Quant à Bhavabhoûti, les prologues de ses pièces le présentent comme un brahmane savant originaire du Berar.

Un de nos auteurs sort de pair, à la fois par son rang et par l’abondance relative des renseignemens que nous avons sur lui. Harsha régna à Canodje, sur les bords du Gange, de 606 à 648. Son avènement devint même le point de départ d’une ère nouvelle. Malgré les défaites qui en attristèrent la fin, son règne fut brillant et son pouvoir s’étendit sur la plus grande partie de l’Inde du nord. Il fit de sa cour le rendez-vous de savans et de poètes dont les noms ne sont pas tous oubliés. Un jour il apprenait que le célèbre monastère bouddhique de Nâlanda donnait l’hospitalité à un pèlerin fameux venu de Chine pour visiter les lieux sanctifiés par la présence du Bouddha et pour recueillir les livres sacrés de sa doctrine. Il voulut voir Hiouen-Thsang et le questionner. Les itinéraires du pieux voyageur ont, en retour, perpétué et idéalisé sa mémoire. Ils restent un témoignage touchant des liens d’admiration et d’amitié qui s’établirent entre les deux hommes. Le biographe de Hiouen-Thsang nous montre Harsha instituant, à la façon indienne, des conférences contradictoires où le moine étranger l’emporte sur ses adversaires et assure à ses doctrines un triomphe éclatant. Malgré l’enthousiasme de son ami, il ne faudrait pas croire que le roi fût d’un bouddhisme intransigeant. Pour honorer, avant son départ, le moine étranger, il institue, au confluent de la Jumna et du Gange, une de ces énormes, de ces prodigues distributions d’aumônes qui étaient, chez les souverains bouddhistes, une vieille institution ; au témoignage même du biographe chinois, si le Bouddha et les moines bouddhiques eurent les premiers jours, les dieux brahmaniques et leurs sectateurs ne furent point oubliés dans les suivans. Harsha continuait la tradition de tolérance qu’avait inaugurée Açoka, son lointain prédécesseur. Il faut qu’il ait usé d’un large éclectisme ; car, si son ami chinois le revendique pour le bouddhisme, ses panégyristes hindous ne laissent rien soupçonner d’une pareille hétérodoxie. Parmi les pièces qui portent son nom, l’une, empruntée à la légende bouddhique, est pleine de sentimens et d’idées bouddhiques : elle s’ouvre par un hommage au Bouddha ; les autres, par l’adoration de Siva. Sont-elles bien de ce roi Harsha, que les prologues décrivent entouré d’une cour de vassaux et dont ils vantent le talent poétique ? Il n’est pas rare, dans l’Inde, que la flatterie des poètes de cour attribue à des patrons généreux l’honneur de leurs productions. Qu’il ait ou non écrit lui-même les drames qui lui sont assignés, il se plaisait à en recueillir la gloire ; il aimait à s’entourer de ces Bânas, de ces Dhâvakas, à qui d’autres traditions en attribuent la paternité. Leur date n’en reste pas moins certaine. Nous voyons de quel milieu affiné, de quelle culture aristocratique et artificielle ils sont sortis.

À cet égard, les autres œuvres de la période que nous envisageons ici ne sauraient se séparer de celles de Harsha. Toutes ont même caractère : œuvres savantes, nullement spontanées, il s’en dégage un type uniforme et caractéristique.

Il s’agit de dix pièces, c’est à savoir : le Chariot de terre cuite, attribué à Çoûdraka ; trois de Kâlidâsa : Mâlavikâ, Çakountalâ et Ourvaçî ; trois de Harsha : Ratnâvalî, Priyadarçikâ et la Joie des serpens (nâgânanda) ; trois de Bhavabhoûti : Mâlati, l’Histoire du Héros (c’est-à-dire de Râma), et la Fin de l’histoire de Râma. Je n’en saurais entreprendre ici l’analyse. Je veux simplement, en en groupant quelques-unes d’après les genres dont elles relèvent, marquer le terrain où elles nous transportent.

Le nâtaka, d’abord ; il est réputé la forme dramatique la plus élevée : il puise ses sujets dans la légende épique. Il n’en est aucun spécimen où le merveilleux ne tienne une place. Dans Çakountalâ, du moins, il est manié avec assez de dextérité et de réserve pour ne point décourager l’intérêt humain que nous demandons au théâtre.

Les sept actes mettent en scène l’histoire épique du roi Doushyanta. Égaré à la chasse, il rencontre dans l’ermitage de Kanva, absent, Çakountalâ, la fille de l’apsaras Menakâ ; une vive passion rapproche aussitôt les deux héros. À peine leur mariage consommé, le roi retourne dans sa capitale ; Çakountalâ doit l’y suivre bientôt. En effet, Kanva revient et s’empresse de la renvoyer à son royal époux. Mais, hélas ! absorbée par son amour, la fille de l’apsaras a négligé un jour de rendre les devoirs de l’hospitalité à un saint irritable ; sa malédiction la condamne, sans qu’elle s’en doute, à ne pas être reconnue par le roi avant qu’il ait revu certain anneau qu’il a remis à sa fiancée. Cet anneau, Çakountalâ l’a perdu en chemin ; il est retrouvé par un pêcheur dans le corps d’un poisson ; mais déjà Çakountalâ, éconduite par le roi, a été enlevée au ciel dans un éclair. Doushyanta, à qui la mémoire est revenue trop tard, est arraché à ses tristesses par l’intervention d’Indra, le roi des dieux, qui réclame son assistance contre les démons ennemis. Il vient d’achever ses exploits, il traverse l’espace sur un char merveilleux, quand il retrouve son fils, déjà grandi, qui, avec sa mère, a reçu asile dans l’ermitage céleste de Mâritcha. La pièce se termine dans les effusions d’une réunion si longtemps retardée.

Avec Bhavabhoûti, ce n’est pas un simple épisode, c’est une épopée que nous embrassons dans un seul drame ; l’Histoire du Héros présente dans ses sept actes un raccourci du Râmâyana tout entier. Râma rencontre à l’ermitage de Viçvâmitra la belle Sîtâ, la fille du roi Djanaka, s’en éprend et l’épouse, non sans avoir fait les premières preuves de son héroïsme contre des démons terribles. La main de Sitâ était convoitée par Râvana, le chef des Râkshasas, génies redoutables, et roi de Ceylan. Les manœuvres de son ministre Mâlyavat, jaloux de venger la déconvenue de son maître, mettent d’abord Râma en lutte avec le terrible héros Paraçourâma ; Râma sort vainqueur de l’épreuve. Mâlyavat ne se décourage pas ; grâce à ses prestiges magiques, il le fait exiler par son père, le roi Daçaratha, trop fidèle à une promesse imprudente. Nous retrouvons Râma et son frère Lakshmana dans la forêt où ils promènent leur exil ; le héros signale sur les génies malfaisans la puissance de son bras. Mais Sîtâ lui est ravie ; Râvana la trompe par ses déguisemens et l’enlève à Ceylan à travers l’espace. En vain Djatâyou, le roi des vautours, a essayé de combattre le ravisseur. Râma se jette à la recherche de la reine. D’abord, sur l’invitation d’un frère exilé de Râvana, il se rend chez le roi des singes, qui tente inutilement de lui barrer la route, et dont le frère Sougrîva devient, en lui succédant, l’allié fidèle du héros. Tous ensemble assiègent Ceylan ; les défenseurs tombent l’un après l’autre jusqu’à ce que Râvana lui-même succombe sous les coups de Râma. Sitâ est lavée, par l’épreuve du feu et par les témoignages divins, des doutes que son séjour forcé entre les mains de Râvana pourrait éveiller sur sa pureté. Râma la ramène en vainqueur à Ayodhyâ, sa capitale, sur un char divin du haut duquel il décrit en passant tous les spectacles de la route.

La petite comédie héroïque, la nâtikâ, nous ramène sur la terre. La Mâlavikâ de Kâlidâsa en est pour nous le premier exemplaire ; elle en est le type achevé. Qu’il s’agisse de Mâlavikâ, de Ratnâvali, de Priyadarçikâ ou de quelque autre héroïne, la marche de la pièce est réglée d’avance. M. Lévi la résume heureusement : « Une princesse destinée à un roi est victime d’un accident qui paraît l’éloigner à jamais de l’union projetée ; elle entre comme suivante, sans être reconnue, au service de la reine qu’elle doit supplanter. Le roi la voit, est frappé de sa beauté, il l’aime ; il surprend les confidences de la jeune fille, dont l’amour ne s’est point égaré ailleurs. Les amans se donnent rendez-vous, l’étourderie du bouffon permet à la reine de troubler leur première union ; la reine est furieuse ; le roi cherche à l’apaiser, mais il est pris en récidive d’inconstance. Une circonstance de hasard change les dispositions de la reine ; elle s’adoucit, offre elle-même au roi la main de sa rivale (à qui quelque signe de reconnaissance, un bijou ou quelque autre, permet de restituer son vrai rang) ; le plus souvent le nouveau mariage assure à l’époux, en vertu d’une prophétie, la souveraineté universelle. » Dans ces termes généraux, l’analyse s’applique également à toutes les pièces du même ordre ; le roi porte d’ordinaire un nom historique que la légende a entouré d’un particulier éclat. Il n’y a de variété que dans les détails : l’incident, portrait, conversation surprise, par lequel les amans ont connaissance de leurs sentimens réciproques, les petites traverses qui retardent leur union, l’occasion qui apaise la jalousie de la reine et fait reconnaître la princesse ignorée.

Le prakarana nous ramène plus près du niveau de la vie commune ; c’est ce qu’on peut appeler la comédie bourgeoise. La Mritchhakati, — le Chariot de terre, — en est le modèle le plus parfait. Nous échappons ici à la monotonie d’un sujet stéréotypé. La variété des spectacles, le nombre des personnages, le mouvement que l’auteur a su leur donner, éveillent et soutiennent la curiosité. Ce n’est pas en quelques lignes qu’il est possible de donner une juste idée d’une œuvre si touffue.

La courtisane Vasantasenâ a dès longtemps distingué un brahmane, Tchâroudatta, que ses libéralités ont appauvri, mais que son caractère fait aimer de tous. Un jour, elle est poursuivie des assiduités brutales de Sansthânaka, le frère d’une des concubines du roi ; c’est précisément dans la maison du brahmane qu’elle trouve un refuge, à la grande colère du galant déçu. Elle y laisse, de peur de mauvaises rencontres, les bijoux dont elle est chargée, et Tchâroudatta la reconduit lui-même pour la protéger au besoin. Mais dans la nuit les bijoux sont volés. La femme de Tchâroudatta, jalouse du bon renom de son mari, n’hésite pas, pour les remplacer, à donner le dernier collier qui lui reste. Cependant le voleur n’est autre que Çarvilaka, un brahmane en quête de quelque aubaine pour racheter une femme de Vasantasenâ dont il est épris. Coup sur coup, Vasantasenâ reçoit ses propres bijoux que, sur le conseil de sa maîtresse, Çarvilaka lui remet comme s’il en était chargé par Tchâroudatta, et le collier que Tchâroudatta lui a réellement envoyé pour remplacer les joyaux qu’il a, dit-il, perdus au jeu. Elle sait tout, ayant surpris la conversation de Çarvilaka, elle feint de tout ignorer. Mais bientôt, plus éprise que jamais du brahmane, elle se rend chez lui ; toute la vérité se découvre, et la mutuelle passion des deux héros les a vite tendrement réunis. Installée chez Tchâroudatta, elle donne ses bijoux à son fils, le petit Rohasena, pour satisfaire le caprice de l’enfant qui veut, au lieu d’un chariot de terre, un beau chariot d’or.

Au moment d’aller au parc attendre le brahmane, elle se trompe de litière ; elle monte dans le palanquin de Sansthânaka. Justement, un berger du nom d’Aryaka, désigné par les astrologues comme le successeur du roi Pâlaka, et mis par précaution sous les verrous, vient de s’échapper ; il trouve vide la litière de Tchâroudatta et s’y réfugie. C’est lui que trouve le brahmane, au lieu de Vasantasenâ, quand la voiture s’arrête dans le parc. Il n’hésite pas à le sauver en lui permettant de poursuivre sa fuite. Quant à Vasantasenâ, en descendant, elle tombe sur Sansthânaka ; furieux de ses dédains, le brutal la frappe et la laisse pour morte sur la place. Devant le tribunal, il n’hésite point à accuser Tchâroudatta du meurtre ; le juge, trompé par une série de coïncidences fâcheuses pour le brahmane, finit par le condamner. Au mépris des privilèges les plus sacrés, le roi ordonne la mort de Tchâroudatta. Il est mené au supplice, il va mourir quand apparaît Vasantasenâ. Elle avait arraché un joueur malheureux à des créanciers menaçans ; le joueur s’est fait moine bouddhiste ; c’est lui qui l’a retrouvée et sauvée. Les noirceurs de Sansthânaka se révèlent alors avec la vérité tout entière. Il ne doit la vie qu’à la générosité de Tchâroudatta ; car, au moment même, on annonce la victoire d’Aryaka et la mort de Pâlaka. Le nouveau roi, en accordant à Vasantasenâ le rang de femme libre, permet à Tchâroudatta de l’épouser.

Les divers ordres de sujets se mélangent parfois dans des proportions inégales. L’Ourvaçi de Kâlidâsa, histoire des amours et de la séparation du héros Pouroûravas et de l’apsaras Ourvaçî, associe une légende épique à bien des traits qui appartiennent en propre à la comédie de harem. Dans le Nâgânanda de Harsha, au thème ordinaire de la comédie amoureuse est superposée une légende bouddhique édifiante : le jeune héros Djîmoûtavâhana, le fils du roi des génies appelés Vidyâdharas, se sacrifie pour sauver la vie du Nâga ou serpent mythique qui doit, ce jour-là, en vertu d’un pacte immémorial, servir de pâture à Garouda, l’oiseau divin. Son dévoûment est récompensé : non-seulement il est rendu à la vie, mais le cruel tribut payé par les Nâgas est de ce jour interrompu et prescrit.

Ces pièces sont loin d’épuiser le registre des créations dramatiques. Le Sceau du ministre (Moudrârâkshasa), probablement du IXe siècle, est une sorte de pièce politique ; sans amour, sans aucun rôle féminin important, uniquement consacrée, non sans mouvement et sans intérêt, à mettre en scène les légendes courantes sur Tchandragoupta et son fameux ministre Tchânakya. À la fin du XIe siècle, le Prabodhatchandrodaya (le Lever de l’intelligence), dans le cadre d’une pièce héroïque, met en scène des personnages allégoriques et abstraits pour célébrer en définitive l’apothéose de la théologie vishnouite. La moins curieuse des inventions scéniques de l’Inde n’est pas le prahasana, la farce. La contexture n’en est ni bien forte, ni bien savante ; la gaîté n’en est guère délicate. C’est de la bouffonnerie la plus grosse, mêlée de grosses obscénités. Les brahmanes font en général ici les frais de l’amusement public. C’est comme une rançon payée souvent, hors de l’Inde comme dans l’Inde, par la classe la plus puissante, la plus exigeante en respects extérieurs. Ce sont fantaisies de lettrés en goguette ; au moins semble-t-il parfois qu’il y passe un souffle de vie populaire.


IV.

Parmi les traits qu’accuse ce rapide aperçu, il en est qui peut-être frapperont par leur apparente incompatibilité. Le clavier dont dispose le poète dramatique est étendu, les notes variées ; et, en même temps, nous voyons un des genres les plus aimés, les plus cultivés, la comédie de harem, se cristalliser dès ses débuts dans une formule invariable. Si nous pouvions suivre l’histoire du théâtre, la même stérilité se manifesterait par les imitations incessantes, par l’infatigable reprise des mêmes sujets épiques. Comment concilier tant de variété et tant de monotonie, tant de souplesse et tant d’uniformité ?

Il ne faudrait pas croire que la diversité des sujets corresponde à une véritable originalité. Les théoriciens de la poétique hindoue divisent la poésie en deux grandes classes : celle « qui s’entend » et celle « qui se voit, » qui est représentée sur le théâtre. Cette classification assez grossière est plus significative qu’il ne semble d’abord. Si l’on excepte telle pièce allégorique qui n’est qu’un jeu d’esprit isolé, une imitation tardive du drame traditionnel, peut-être aussi quelques compositions, monologues ou bouffonneries, un peu plus voisines de la vie réelle, tous les ouvrages dramatiques, autant que nous en pouvons juger par nombre d’exemples certains, sont en somme dérivés des autres genres. C’est de l’épopée, du roman ou du conte qu’ils procèdent. Une œuvre qui se donne comme étant de Bâna, le contemporain du roi Harsha, le Mariage de Pârvati, n’est rien que la mise en œuvre dialoguée d’un poème narratif de Kâlidâsa. Les drames épiques qui présentent les grandes épopées découpées en scènes ne sont pas une invention moderne : un des plus anciens témoignages que nous possédions sur le théâtre nous parle du « Râmâyana mis en nâtaka. » Là même où la copie n’est pas servile, la part d’invention du poète dramatique est singulièrement faible. On loue Kâlidâsa d’avoir dans Çakountalâ su motiver par la malédiction d’un ascète l’oubli fatal de Doushyanta. En admettant que l’invention appartienne bien à Kâlidâsa, l’éloge même est significatif ; la malédiction d’un ascète irrité est un des lieux-communs de la poésie narrative ; pour faire honneur à un auteur dramatique d’un pareil ressort, il faut que l’on soit accoutumé à attendre bien peu de son génie inventif.

Ce que l’épopée est pour les drames légendaires, la littérature des contes, — en particulier la Brihat-Kathâ, cette mine inépuisable des récits chers à l’Inde, — l’a été pour les comédies plus familières. Shakspeare a lui aussi emprunté bien des sujets à des nouvelles connues. Il ne faudrait pas rapprocher les deux situations. Ici, ce n’est pas seulement la donnée qui est de part et d’autre semblable ; les ressorts, les détails, la marche de l’action, les procédés littéraires sont identiques. L’invention dramatique est limitée à quelques variantes plus ou moins ingénieuses. L’action même préoccupe très peu le poète ; sa virtuosité ne s’exerce qu’à des ornemens descriptifs, à des développemens sentimentaux ou pittoresques qui auraient tout aussi bien leur place dans un poème épique ou élégiaque.

Par là, s’expliquent justement une foule de maladresses scéniques, d’invraisemblances, qui, il faut bien le dire, gâtent un peu l’agrément de plusieurs drames pour des lecteurs qui n’y sont pas faits. Ce sont des scènes intercalaires dont les personnages ne font que traverser le drame pour mettre le spectateur au courant des faits que le poète ne peut ou ne sait introduire dans la contexture de la pièce. Ce sont des voix mystérieuses qui résonnent dans l’espace ; l’acteur est censé les percevoir, il en répète pour le bénéfice des auditeurs les utiles renseignemens. Ailleurs, ce sont au contraire des répétitions de circonstances vues ou connues des spectateurs que les personnages, interrompant le mouvement naturel du dialogue, se glissent à l’oreille. Plus d’une fois des oiseaux parlans, la çârikâ, une manière de perroquet, en redisant une conversation saisie par hasard, communiquent aux intéressés les incidens d’où dépend la marche de la pièce. L’expédient s’explique dans le conte, il n’est pas d’un théâtre indépendant, prenant dans la vie réelle son point d’appui direct.

Les poètes sont visiblement préoccupés de multiplier les lieux-communs qui prêtent au déploiement des agrémens de style sans présenter aucun intérêt scénique : description des momens de la journée, des saisons, de la lune et de l’aurore, de palais et de batailles.

Quant à l’action, ils la prennent d’une façon tout empirique ; c’est une matière donnée. Elle n’est dominée chez eux par aucune de ces conceptions générales qui se dégagent de l’enfantement d’une forme littéraire nouvelle, consacrent son individualité, lui font une âme, si j’ose ainsi dire.

On peut prévoir d’abord le peu de place que tiendront ici la création des caractères et l’analyse des passions. Ni l’épopée ni le conte ne comportent une grande complexité dans les caractères individuels ; l’intérêt naïf du récit y est tout ; le détail psychologique peu de chose. Le théâtre n’a pu leur emprunter la curiosité ni l’entente profonde des mouvemens humains ; il ne leur a pris que des types arrêtés d’avance par la tradition, types personnels ou types généraux, Râma ou Sitâ, le roi ou l’ascète, l’amoureuse ingénue ou l’amoureux galant et courtois. S’interdisant à lui-même tout effort original, s’enfermant dans la description lyrique comme moyen principal de développement, il était paralysé d’avance. Pour peindre l’héroïsme, il est réduit à des tableaux de combat où l’envahissement du merveilleux, des armes surnaturelles, gâte d’abord pour nous l’intérêt. Les scènes d’amour sont, de la part de l’héroïne, presque invariablement des scènes muettes. L’amour n’y connaît pas ces préparations délicates qui, diversifiées suivant les circonstances et les personnages, donnent du prix à des peintures vouées d’ailleurs à une irrémédiable monotonie. Le poète indien se hâte vers le dénoûment : le héros voit l’héroïne, il est épris ; l’héroïne a entrevu le héros, elle n’est plus maîtresse de son cœur. Son adresse s’épuisera à faire vanter par le héros les charmes de sa maîtresse, à décrire les ravages physiques que l’excès d’une passion toute sensuelle exerce aussitôt chez les amoureux de ce théâtre.

Il ne s’attache point à graduer les passions, à en suivre tous les mouvemens ; cette observation vivante, cet enchaînement des faits moraux, échappent aux prises de l’esprit hindou. Il se contente de mettre en œuvre leurs manifestations les plus ordinaires, et, si je puis ainsi dire, leurs exposans conventionnels.

Rien n’est plus varié que la passion, avec ses ressorts si souples et si mobiles ; rien n’est moins varié que son masque. Par ce vice originel, la poésie dramatique se trouvait confinée dans les lieux-communs ; elle n’a guère cherché à les renouveler qu’en forçant les couleurs, en renchérissant d’âge en âge sur les peintures traditionnelles.

Malhabile à saisir les idées et les sentimens en eux-mêmes et dans la conscience humaine, l’esprit hindou est incapable d’une préoccupation soutenue des convenances intimes. La distinction nette du concret et de l’abstrait, du possible et de l’absurde, lui échappe ; il pousse en un relief désordonné les traits de détail ; trop souvent il nous offre la grimace plus que la physionomie du sentiment.

Les indications scéniques remettent aux acteurs le soin d’exprimer par le geste et la pantomime telles situations, tels incidens que les ressources imparfaites de la mise en scène ou ses limites naturelles ne permettent pas de représenter aux yeux : la marche rapide d’un char, un long parcours simulé en quelques pas, que sais-je ? Trop souvent les développemens du poète dramatique nous apparaissent de même comme les gestes conventionnels des mouvemens intérieurs qu’il est impuissant à mettre en action ou même à analyser de près. La passion n’est point le moteur véritable de l’action ; en trop de rencontres, elle n’est que le prétexte consacré de péripéties et d’enjolivemens obligatoires. Dans la comédie de harem, un des ressorts principaux de l’intrigue est l’apeurement du roi en présence ou en prévision du ressentiment que son nouvel amour va inspirer à la reine. Si le scrupule était fondé sur les restes d’un attachement sincère, il éveillerait l’intérêt. Mais point : c’est bel et bien la peur, la crainte des violences de la reine, qui, par un manque de mesure choquant, est censée inspirer ses hésitations, ses reculs. Étant donnée la polygamie, étant donnée l’organisation d’une cour indienne, comment prendre une seconde pareille crainte au sérieux ? Le sentiment juste, la jalousie de la reine délaissée, pouvait devenir la source de l’émotion dramatique. Nulle tentative pour l’étudier, pour la faire agir : elle a un exposant traditionnel, la crainte qu’elle inspire au roi ; c’est le mobile que le poète fera seul valoir, non sans en exagérer étrangement les manifestations. Ainsi ailleurs : pas un amour qui ne se manifeste en maladie physique, pas une émotion qui ne tourne court en pâmoison, pas une tendresse d’âme qui ne déborde hors de ses justes limites en sensiblerie mignarde pour des animaux, pour des plantes.

Les circonstances du développement littéraire s’accordent ainsi avec le tour d’esprit des Hindous pour expliquer comment leur drame classique contient, à notre gré, si peu de psychologie agissante et vraie. La lacune est grave. Mieux vaut tâcher d’en saisir la portée. À leur demander trop, nous nous exposons à des déceptions outrées, plus redoutables pour eux qu’un peu de sévérité réfléchie. Que l’on m’entende bien pourtant. Le génie hindou a ses revanches. Je n’oublie pas cette sympathie humaine tendre et profonde qu’il a manifestée en tant de façons, qui, soutenue par un large idéalisme, a créé dans l’épopée et ailleurs des types si nobles et si touchans. De ces types, nous en retrouvons quelques-uns dans leurs drames ; ils n’ont point perdu au passage toutes leurs vertus natives. Pour prendre le moule dramatique, leurs poètes plus savans qu’inspirés n’ont pas perdu surtout ces dons heureux et charmans qui font l’attrait de leurs autres ouvrages : une vue vive et colorée des dehors, une patiente habileté à ciseler finement des impressions ou des sentences, une recherche ingénieuse à mêler la nature aux sentimens humains. Ne leur demandez pas de manier avec précision et avec justesse les énergies de l’activité ; la vie vraie leur échappe ; elle est pour ces doux contemplatifs, prisonniers des formules, trop âpre, trop complexe, trop individuelle. Mais, jusque sous la raideur d’une langue morte, aggravée par les lourdeurs de la traduction, les connaisseurs sauront goûter plus d’une modulation délicate dans le thème uniforme du sentiment trop impersonnel. À défaut de passions savamment conduites, ils rencontreront plus d’une fois l’expression touchante et heureusement variée d’un état d’âme sincère. Le cadre toujours froid, parfois puéril, des imbroglios merveilleux ou convenus laisse place à plus d’un tableau émouvant ou pittoresque.

La poétique nous est apparue dénuée de pénétration psychologique, incapable de construire une métaphysique du drame, d’en concevoir l’originalité esthétique, de s’élever au-dessus de types conventionnels, au-delà de sujets donnés qu’il s’agit seulement pour le poète de découper suivant les procédés admis. Elle se résout en une rhétorique sans horizons, mais patiente à établir et à balancer les catégories. Même absence dans les œuvres d’originalité forte ; comme cadre : la mise en scène d’histoires connues ; comme objectif poétique : des descriptions élégantes, des variations délicates, des effets de style sur des thèmes toujours repris sans lassitude. La théorie et la pratique sont bien sœurs.


V.

Tel qu’il est, ce théâtre a un passé. Si la poétique lui est antérieure, elle s’est formée sur des modèles qui existaient avant qu’elle ne fût ; ils ne sont pas sortis tout armés de l’invention d’un rhéteur. Un des prologues de Kâlidâsa, assez semblable en cette précaution aux prologues de la comédie romaine, met les spectateurs en garde contre la préférence exclusive des poètes anciens, contre une défiance aveugle à l’égard des nouveaux-venus. On nous cite quelques noms : Bhâsa, Râmila, Somila, Kavipoutra. Ceux-là étaient des prédécesseurs récens ; leurs ouvrages étaient déjà construits sur le modèle classique. C’est l’au-delà que voudrait entrevoir notre curiosité éprise surtout du mécanisme des évolutions et des commencemens. L’obscurité même de ce passé tente notre regard. Il enferme à coup sûr deux étapes, où nous devons nous arrêter successivement.

Puisque la théorie est antérieure aux œuvres qui ont survécu, pouvons-nous discerner quelque chose du temps qui a précédé et des productions perdues dont il a fallu qu’elle s’inspirât ? Et pourquoi se sont-elles perdues ? Ces œuvres même ont été précédées de tâtonnemens dans lesquels s’est fait l’enfantement de la forme dramatique. Comment ? et sous l’empire de quelle influence ?

Le problème que la première période pose pour le théâtre intéresse la littérature classique tout entière. Il se pose de même pour l’épopée savante. Les plus anciens spécimens en sont contemporains de nos pièces les plus anciennes ; comme elles, ils se rattachent, je l’ai dit, au nom de Kâlidâsa. Mais des inscriptions datées prouvent que la consécration des procédés littéraires qu’ils représentent est de beaucoup antérieure à ces premiers ouvrages. Il n’est point jusqu’à la langue qui ne soulève des difficultés analogues. Aucun ouvrage conservé de la littérature classique n’égale en ancienneté cette grammaire de Pânini qui est restée pour tout l’avenir le canon du sanscrit. La grammaire antérieure aux œuvres, la théorie antérieure, à la pratique ! De pareilles anomalies déconcertent toutes nos prévisions.

Ce serait le lieu d’évoquer une théorie célèbre de M. Max Müller. Suivant l’éminent indianiste, la littérature classique de l’Inde n’aurait eu sa grande floraison qu’au VIe siècle. Elle n’aurait guère commencé qu’au IVe. Pendant les quatre siècles précédens toute culture aurait été suspendue par l’invasion touranienne qui, après avoir, au Ier siècle avant notre ère, supplanté les derniers restes de la domination hellénique, établit son pouvoir dans le nord-ouest de l’Inde.

La thèse s’appuyait surtout sur la date supposée de Vikramâditya, le patron légendaire de la littérature et le créateur ou le parrain d’une ère qui commence en 57 avant Jésus-Christ. Il aurait, d’après une conjecture de Fergusson, vécu au VIe siècle. Des découvertes épigraphiques ont prouvé que c’est là une erreur, que l’ère à laquelle son nom est resté attaché était en usage au moins un siècle plus tôt. D’autre part, les conquérans scythiques, loin d’avoir interrompu la culture hindoue, paraissent avoir été, indirectement peut-être, les promoteurs d’une activité nouvelle. La théorie est donc fort ébranlée. Plus solide, elle ne ferait encore que reculer le problème.

Il se présente, ne l’oublions pas, dans des conditions très particulières. Toute l’histoire intellectuelle de l’Inde est dominée par l’héritage védique. L’Inde possédait la tradition d’une littérature religieuse révérée. La classe privilégiée qui en était dépositaire était passionnément préoccupée d’en assurer la perpétuité par un enseignement minutieux. Aussi haut que nous pouvons remonter, des écoles très actives s’appliquent à la transmission et à l’étude des textes sacrés. Le génie naturellement délié des Hindous s’y assouplit à l’observation méticuleuse, aux classifications méthodiques. En en prenant l’habitude, il prit le goût de légiférer. Dans les sujets religieux, enseignemens et manuels empruntaient à leur matière même quelque chose de son autorité. Il prêta en tout genre à l’activité didactique un prix infini. Appliqué à la littérature profane, il y porta les aptitudes contractées dans le long commerce de la littérature sacrée. Il devait se montrer aussi empressé que subtil à édifier un enseignement théorique, dès qu’un nouveau champ s’ouvrait à lui. Dans ses préceptes la caste lettrée s’inspira de l’esprit autoritaire naturel à une classe dont le privilège littéraire se doublait du prestige sacerdotal. La docilité était assurée par un long exercice, prompte à accepter toute règle scolastique, à la considérer sous un jour religieux, à lui reconnaître des origines surhumaines.

Nulle part l’éclosion des œuvres et l’élaboration de la théorie n’ont, autant qu’ici, pu être étroitement rapprochées. Mais encore, les œuvres ont-elles précédé ; comment ont-elles si complètement péri ?

J’en vois deux raisons.

À aucun moment un peuple ne se passe tout à fait de littérature : il chante, il conte, il prie. Ce n’est pas le sanscrit qui a jamais servi d’organe aux créations spontanées de l’imagination populaire. Elle s’est servie de la langue vivante, des idiomes locaux. Ces prâcrits, au prix de quelques retouches, sont plus tard entrés eux-mêmes dans le cadre de la littérature savante. Ils ont sûrement commencé par un usage plus libre. Ce précédent explique seul leur emploi classique. Et en effet, le plus ancien recueil de littérature profane qui nous soit parvenu, les sept cents strophes de Hâla, est écrit en un dialecte prâcrit : la rédaction primitive du plus ample trésor de contes, la Brihatkathà, était rédigée en un autre dialecte prâcrit : ainsi la strophe dont la musique égaie le gynécée, le conte familier ou merveilleux qui berce les longs loisirs. Il y a là les traces d’une vieille habitude.

Dès longtemps le regretté Garrez a pensé qu’une littérature prâcrite a dû préparer la littérature savante : c’est par la floraison ancienne d’une poésie lyrique au pays mahratte qu’il a expliqué comment le mahrattî est demeuré plus tard, par exemple dans le théâtre, réservé aux stances chantées. M. Lévi reprend cette conjecture, il l’étend à la littérature dramatique.

Elle est en effet bien singulière, cette habitude du théâtre indien associant des dialectes divers gradués suivant la dignité des personnages. Ce n’est point ainsi que les choses se passaient dans la vie réelle. Si le dialecte dorien s’est perpétué à Athènes dans le chœur des drames, c’est qu’il était de vieille date consacré dans les chants lyriques ; l’usage des prâcrits dans le théâtre indien conserve de même de vieux souvenirs. Le Çaurasenî est le prâcrit qui domine dans les drames ; le pays des Çûrasenas est le pays de Mathourâ, où la légende plaçait la naissance et la jeunesse de Krishna, qui, jusqu’à nos jours, est resté le centre de son culte. Il semble que les aventures de jeunesse et le culte de Krishna aient particulièrement servi de matière et de cadre aux scènes chantées et mimées d’où pouvait jaillir l’idée du drame. N’est-il pas naturel de penser que l’usage qu’elles ont dû faire du dialecte de Mathourâ, du Çaurasenî, lui a valu une place d’honneur dans le théâtre réglementé de l’âge classique ?

Il y a autre chose : dans la terminologie dramatique, beaucoup de mots, d’étymologies et de sens douteux, jurent en quelque sorte par leur aspect avec le pur sanscrit où ils sont enchâssés ; leur allure phonétique est toute prâcrite. Le lexique sanscrit était pourtant assez riche pour suffire sur ses propres ressources à toutes les exigences. S’il a admis au droit de cité ces intrus de physionomie étrangère, on peut croire qu’ils s’imposaient par des titres historiques ; c’étaient d’anciens occupans.

De là à conclure que les œuvres classiques ont été précédées par un théâtre prâcrit, il n’y a qu’un pas ; mais quelque part que l’on fasse à ces essais prâcrits, comment croire que les théoriciens aient, de leur autorité et sans précédens, introduit sur la scène l’usage du sanscrit et la hiérarchie des prâcrits ? Il faudra toujours en arriver à une période où ces essais ont pris la forme qui, érigée en règle par les théoriciens, est devenue la loi étroite de l’avenir. Elle a pu être courte ; elle est certaine. La théorie a pu généraliser, elle n’a pas inventé ; tout indique qu’elle s’appuie scrupuleusement sur des faits particuliers. Elle est trop minutieuse pour avoir laissé de côté aucun aspect important de la pratique sur laquelle elle se réglait. Il existait sûrement avant elle des ouvrages conformes aux recettes qu’elle s’est attachée à en extraire, par l’emploi du sanscrit comme par le reste.

J’ai parlé du cas de l’épopée savante. L’hypothèse d’ouvrages et de théories rédigés en prâcrit ne suffit point ici à nous tirer d’affaire ; car les documens épigraphiques qui nous ouvrent des jours sur un passé plus reculé sont déjà rédigés en sanscrit. Elle ne suffit pas non plus pour le théâtre.

On conçoit que l’avènement d’une forme plus savante ait relégué dans un oubli dédaigneux les essais qui n’y étaient pas conformes. Il reste à expliquer comment ont pu aussi disparaître les premiers exemplaires de cette forme devenue définitive. Le rôle, dans l’Inde, de la tradition orale vient ici à notre secours.

Orale dans son origine, la littérature védique tout entière, non-seulement les hymnes qui en forment les assises fondamentales, mais les spéculations qu’ils suscitèrent, fut pendant des siècles transmise oralement. C’est sur des documens oraux et en vue de la transmission orale que se constituèrent jusqu’à ces manuels de récitation védique, qui représentent la première couche de la littérature grammaticale et sans lesquels, sans l’expérience qu’ils développèrent, sans les principes qu’ils permirent de dégager, toute la suite ne se comprendrait pas. Cette tâche provoqua dans la caste dont elle fut l’œuvre une singulière puissance de mémoire ; elle entretint à un degré extraordinaire la faculté de raisonner, de généraliser sur une matière que sa fluidité orale eût rendue pour d’autres rebelle aux prises de la réflexion.

L’écriture, d’ailleurs, paraît n’être pas très ancienne dans l’Inde. Empruntée aux alphabets sémitiques de l’Asie antérieure, nous la trouvons en usage au IIIe siècle avant notre ère. Il est permis de douter qu’elle ait été employée beaucoup plus tôt. La plus ancienne inscription connue en sanscrit régulier date de la fin du IIe siècle de notre ère. Les brahmanes devaient être peu enclins à en favoriser la diffusion. Loin de leur apparaître comme un bienfait, l’écriture devait être à leurs yeux une menace et un attentat : une menace pour leur privilège, un attentat sur les textes sacrés ; car elle risquait de compromettre la tradition fidèle des détails infinis de la récitation et de l’intonation ; elle dépouillait le verbe sacré de sa nature propre et le prostituait à toutes les mains. La force des choses finit par être plus forte que leurs scrupules. Leur résistance, qui devait rester si longtemps inébranlable sur le terrain védique, ne manqua pas de s’étendre d’abord même aux textes profanes.

Les brâhmanas forment la couche la plus ancienne, longtemps orale, de la prose antérieure à l’époque classique. L’Itihâsa, le Pourâna, auxquels ils font des allusions fréquentes, ne sont autre chose que les versions premières, encore orales, de ce Mahâbhârata, de ces Pourânas dont nos rédactions sont infiniment plus modernes. C’est ainsi qu’il en va dans l’Inde ; la tradition orale, la composition orale est partout à la base. Il est très possible que, dans les commencemens de la littérature classique, les œuvres de tout ordre, les œuvres du théâtre comme les autres, aient été simplement confiées à la mémoire.

Les ouvrages didactiques, perpétués par l’enseignement, étaient les moins exposés à disparaître dans le naufrage d’une tradition orale. Ils avaient aussi plus de chances que d’autres d’être des premiers à bénéficier de l’écriture quand l’usage en grandit. La littérature nouvelle devait se hâter aux constructions théoriques. Les manuels didactiques étaient sa charte même. Elle dut être plus pressée d’éterniser ces règles que de sauvegarder des ouvrages que ses recettes infaillibles lui permettaient de multiplier à l’infini.

En somme, le théâtre qui, par une étrange anomalie, nous apparaissait sans précurseurs, a dû être précédé, d’abord par des essais conçus dans les idiomes populaires, puis par des ouvrages d’une forme définitive sur lesquels la théorie s’est empressée de se régler. L’imperfection de la langue ou l’usage restreint de l’écriture les ont pu condamner à l’oubli. Ils n’en ont pas moins préparé les créations plus heureuses qui ont survécu. La lacune s’explique et le paradoxe s’évanouit.

Je ne puis, hélas ! prétendre fournir des dates précises. Je voudrais au moins fixer les idées en marquant des limites extrêmes.

À partir du IIIe siècle avant notre ère, la propagation de l’écriture coïncida avec la diffusion du bouddhisme et avec une certaine action de l’Occident, pour imprimer aux esprits une activité et une direction nouvelles. C’est, à mon avis, le terme le plus reculé d’où se puisse dater l’aurore de la littérature classique. D’autre part, pour que les pièces de théâtre pussent recevoir l’aspect que nous leur connaissons, pour que la théorie pût imposer aux poètes le cadre où ils sont demeurés enfermés, il fallait que les instrumens qu’il suppose fussent déjà forgés ; il fallait que non-seulement le sanscrit, mais les prâcrits dont on consacrait l’usage en le réglementant, eussent reçu leur forme orthographique et grammaticale définitive. J’ai cherché ailleurs à faire valoir certaines raisons qui, si je ne me trompe, ne permettent pas, dans l’état de nos connaissances, de faire remonter ce moment au-delà du IIe siècle de notre ère. Ce serait donc la date la plus haute qu’il fût possible d’admettre pour un état achevé du théâtre, conforme de tous points à la théorie et à la pratique qui ont survécu.


VI

Reste l’autre période, la période antérieure de préparation et d’essais. Une question délicate s’y rattache : l’Inde peut-elle revendiquer tout entier l’honneur de l’invention dramatique ? N’a-t-elle pas reçu du dehors quelques leçons ?

De cette époque, rien ne nous reste. Les témoignages sont infiniment rares et peu précis. Nul espoir de reconstituer anneau par anneau l’enchaînement historique. Il faut nous contenter d’envisager des probabilités sans exiger des certitudes.

Par tous pays et dans tout état de civilisation, on peut découvrir des points d’attache pour un développement dramatique. C’est trop facile pour rien prouver. Il importe peu qu’il se trouve dans les hymnes védiques des morceaux dialogues ; on les peut imaginer récités et mis en œuvre d’une manière quasi scénique ; c’est supposition pure. Il est très probable, en revanche, que la célébration de certaines fêtes a été de vieille date rehaussée d’exhibitions à demi dramatiques, de danses, de pantomimes, mêlées peut-être de chants dialogues. C’est du moins ce qui se passe à l’époque moderne, surtout dans le culte de Krishna et de Râma. Un poème du XIIe siècle, le Gîtagovinda, est consacré à l’expression à la fois mystique et très sensuelle des amours de Krishna et de Râdhâ, sa bergère favorite. Le cadre est très simple : une brouille passagère, suivie d’un prompt raccommodement. Ce n’est point à vrai dire un dialogue, c’est une série de cantilènes mises successivement dans la bouche de Krishna, de Râdhâ, de ses compagnes. Elles sont reliées par un petit nombre de vers qui d’un mot esquissent la situation. Dès longtemps on a pensé que cette composition, quoique assez récente, représentait une vieille tradition qui aurait contribué à la création du véritable théâtre.

En somme, le témoignage le plus ancien nous vient d’une grammaire célèbre, le Mahâbhâshya ; la date n’en est pas établie avec précision ; qu’on la place un siècle avant ou un siècle après l’ère chrétienne, le renseignement est à coup sûr antérieur à la période pour nous historique du théâtre indien. Il se donnait alors des sortes de pantomimes où était rappelée, conformément aux directions d’impresarii appelés Çaubhikas, l’histoire fabuleuse de Krishna et de Vishnou. D’autre part, les rapsodes, narrateurs de récits épiques, se partageaient parfois en groupes, distingués par la couleur ou le costume, pour rendre visible aux yeux l’opposition des deux partis dans les duels légendaires qu’ils contaient.

Les Hindous sont passionnés pour tous les spectacles ; leur goût pour les récitations épiques est attesté par les manifestations bruyantes qu’elles leur arrachent. Il en a toujours été ainsi. On peut aisément imaginer que soit les spectacles religieux, soit les récitations épiques aient été parmi eux le germe du théâtre. Il faut choisir pourtant entre les filiations imaginables. Les exhibitions religieuses paraissent avoir eu toujours un caractère ou mimique ou lyrique qui ne se prête pas très bien au développement supposé. Le théâtre classique n’est pas religieux par les sujets qu’il traite, il ne se rattache pas sensiblement au cycle de Krishna. La fidélité même avec laquelle s’est maintenue dans les spectacles religieux la tradition ancienne éloigne la pensée qu’elle ait jamais bifurqué pour aboutir au théâtre classique. Est-il sorti de l’épopée ?

Les convenances générales, certains faits particuliers semblent favorables à l’hypothèse. Le rishi Bhârata est en quelque sorte le patron de l’art dramatique. Pourquoi ? On peut croire que le nom de Bhârata qui désigne la grande épopée, la dénomination de « bhârata » portée par des récitateurs épiques, ne sont pas étrangers à cette attribution. Une autre attache avec l’épopée râmaïque est à la fois moins distincte et plus significative. Les acteurs ne jouissent pas dans l’Inde d’un très haut renom de moralité ; plusieurs des mots qui les désignent rappellent cette réputation fâcheuse, un entre autres, celui de kuçilava. Il signifie : « qui a de mauvaises mœurs. » Les Hindous lui ont fabriqué une autre généalogie. Râma passe pour avoir eu deux fils, Kuça et Lava, deux pâles figures sans relief, qui ne traversent la légende qu’un moment, comme de vagues fantômes. On en a fait les patrons éponymes des acteurs ; c’est de leurs deux noms juxtaposés que la profession aurait reçu le sien. Mais la forme Kuçilava serait tout à fait irrégulière ; elle altérerait sans motif le premier nom. Il faut plutôt renverser les termes ; selon toute apparence, c’est aux kuçilavas, aux acteurs, que les deux héros doivent leurs noms, peut-être leur existence. On les concevait dans une certaine relation avec l’art dramatique. C’est ce qui a suggéré à Bhavabhoûti l’artifice par lequel, dans la Fin de l’histoire de Râma, il amène la reconnaissance finale entre le héros et les deux rejetons qui lui sont nés après le bannissement de Sîtâ : dans une pièce intercalaire représentée devant Râma, il met en scène la suite des événemens dont il s’agit de lui donner connaissance ; Kuça et Lava y jouent au naturel leur propre personnage. C’est une idée surprenante d’avoir inventé à la profession dramatique un parrainage si illustre. Je ne prétends pas démêler comment la chose s’est faite. On peut penser qu’elle garde la trace d’une vieille parenté entre l’épopée râmaïque et les représentations théâtrales.

Que de difficultés pourtant ! L’acteur, le nata, tire son nom le plus ordinaire d’un verbe qui signifie « danser. » Dans le Mahâbhâshya, ce grand commentaire grammatical dont il était question tout à l’heure, il n’apparaît encore que dansant ou chantant ; le nata d’alors n’était assurément pas le rapsode. Nous ignorons, nous n’avons en tout cas aucun moyen de démontrer, si les drames les plus anciens ont été une mise en scène des récits épiques. Autant que nous en pouvons juger par ce qui nous est parvenu, c’est plutôt à partir de Bhavabhoûti que les drames épiques se seraient multipliés, en descendant vers l’époque moderne. Il n’est pas si aisé de suivre l’évolution entre un drame épique et des comédies comme le Chariot de terre cuite, empruntées à la vie réelle. Les intermédiaires font défaut. Aucune forme n’est plus caractéristique pour le théâtre indien ni plus usitée que la comédie de harem royal, la nâtikâ ; la donnée n’en est nullement épique. L’émotion qui, à tout prendre, règne dans le théâtre indien, c’est l’amour ; les intrigues amoureuses y dominent largement. Ceci non plus n’est pas très épique. C’est seulement sur le terrain commun du conte que se fait la fusion de tous ces élémens. L’épopée est une mine admirable de récits et de tableaux, dramatiques ; les poètes y puisent comme ils puisent dans les recueils de contes ; elle n’apparaît pas comme la génératrice nécessaire, non pas même comme la source maîtresse du drame.

En somme, nous entrevoyons bien dans le passé des usages qui forment un premier embryon de création dramatique ; un drame a pu, aurait pu en sortir ; un drame en est certainement sorti, si l’on consent à donner ce nom aux pantomimes qui sont l’accompagnement de certaines solennités ou à des manières de cantates comme le Gîtagovinda. Quant à décider si le drame classique en est effectivement issu, quant à montrer par quelles étapes l’évolution aurait passé, il faut avouer que l’on y échoue. Cette impuissance se peut expliquer par les lacunes de la tradition. Elle peut aussi avoir une autre cause.

Notre moyen âge avait créé de toutes pièces, dans ses mystères, un art dramatique original. Notre théâtre classique a été le successeur immédiat de ce passé ; et cependant il ne lui doit rien. Il a tout puisé à une autre source ; il doit tout à l’imitation du théâtre antique. L’Inde a eu, elle a encore, des spectacles religieux qui lui appartiennent en propre. Ne serait-ce pas à une autre impulsion, à une impulsion venue du dehors qu’elle devrait l’idée de son drame littéraire ?

Une considération générale me frappe. Dans la spéculation, son mysticisme naturel mène l’esprit hindou, l’enchaînement des formules le soutient, la griserie des abstractions le stimule. En tout autre domaine, il est peu créateur. Il n’est point a priori si aisé de lui faire honneur d’une transformation comparable à celle qui, à Athènes, a créé le drame. Que l’Inde ait dû beaucoup d’enseignemens pratiques à la Grèce, son architecture, son monnayage, sa sculpture le proclament. Que cette influence se soit étendue au domaine purement intellectuel, les emprunts faits par elle à l’astronomie alexandrine en témoignent. Que, d’une façon générale, le contact de la Grèce, quoique peu profond, ait produit sur l’hindouisme somnolent et rêveur un fécond ébranlement, c’est ce que la date même où, pour la première fois, nous apparaissent ensemble l’usage public de l’écriture, les plus anciens monumens durables, l’enfantement d’une littérature profane, ne permet guère de révoquer en doute. Très capables d’être frappés par des exemples nouveaux, les Hindous sont malhabiles à en saisir, à en reproduire le sens original. C’est par les dehors seulement qu’ils se prennent. La religion et l’organisation sociale font barrière. Ils imitent le procédé plus que les idées ; et vite ils se cantonnent dans le cercle que la tradition leur a rendu familier ; les modèles sont rapidement démarqués. Il faut donc prévoir, quand elle n’est pas attestée par quelques traces matérielles, que l’influence du dehors restera chez eux peu apparente.

Plutarque nous montre, après les conquêtes d’Alexandre, les enfans des Perses, des Susiens, des Gédrosiens chantant les tragédies d’Euripide et de Sophocle. Ce témoignage est sans doute moins historique qu’oratoire ; il y a longtemps qu’on s’en est souvenu et qu’on s’est demandé si les représentations théâtrales des Grecs n’auraient pas inspiré les Hindous. C’est un indianiste allemand, M. Windisch, qui a examiné la question de plus près. Ses conclusions ont été résolument affirmatives ; M. Lévi s’est attaché à les combattre.

Le théâtre indien n’a visiblement rien à démêler avec la tragédie attique ; M. Windisch a mis la question sur son vrai terrain en évoquant les souvenirs de la comédie nouvelle. Bien qu’elle ne nous soit guère connue que par les adaptations du théâtre romain, nous en savons assez pour instituer des comparaisons. Celle qu’a tentée M. Windisch n’est que trop minutieuse. Certaines analogies sont trop banales pour faire autorité ; les jeux de scène se ressemblent forcément sur tous les théâtres. Quand, rapprochant de part et d’autre les personnages typiques, il s’autorise d’une étymologie, erronée suivant moi, du vidâshaka, le brahmane ridicule qui accompagne le roi, pour l’assimiler à l’esclave corrupteur de la comédie latine ; quand il prétend peser la part d’élémens que, soit la matrona, soit le senex, le père de l’amoureux, auraient fournis dans la comédie indienne au personnage de l’épouse négligée, cette chimie ingénieuse ne me persuade guère. Pour quelques ressemblances dans certains sujets, quel abîme la plupart du temps entre les deux spectacles ! C’est entre le Chariot de terre et les pièces classiques que la parenté semble d’abord le plus étroite. Mais presque tous les traits que l’on relève dans l’œuvre de Çoûdraka trouvent dans la comparaison du roman et du conte un certificat d’origine ou de naturalisation hindoue. Il faut se défier des résumés rapides qui faussent l’impression, en supprimant nombre d’incidens caractéristiques. Ces aventures qui traversent en tous sens le scénario hindou, meurtres, exécutions arrêtées à la dernière minute, révolutions politiques, sont fort étrangères à ces ouvrages sur lesquels les autres élémens en seraient servilement modelés. Entre la pauvreté du brahmane représentée, par un tour bien indien, comme un titre de gloire parce qu’elle est le résultat de ses prodigalités, et les embarras d’argent de l’amoureux antique, la différence va jusqu’à la contradiction.

Et pourtant, même après avoir relu la discussion très serrée de M. Lévi, je ne saurais partager sa sérénité dans la négation.

Je veux qu’il soit naturel par tous pays de couper en actes le spectacle dramatique, encore que la tragédie attique n’ait pas connu cette division. Il reste une particularité curieuse. Le chiffre de cinq actes est donné comme normal pour la grande comédie ; or, en fait, il est partout dépassé. Ne serait-il pas plus naturel de voir dans cette règle une réminiscence du théâtre occidental, que de chercher dans les quatre, sept ou dix actes des pièces connues l’effet d’une analyse pénétrante et d’une savante structure ? Il est bien vrai que le prologue antique est un monologue, le prologue indien une scène dialoguée ; encore y a-t-il dans cette façon commune d’annoncer le sujet, de bien disposer les auditeurs, de louer le poète, une coïncidence si exacte qu’elle surprend d’abord.

Sans contredit, la légende indienne connaît plus d’une scène de reconnaissance, elle l’amène ou la facilite plus d’une fois par des signes matériels. Cependant, ce ressort tient infiniment plus de place sur la scène que dans le conte, et on ne peut s’empêcher de penser à son rôle stéréotypé dans la comédie occidentale. Entre la donnée habituelle de la comédie de harem avec sa princesse égarée sous des vêtemens serviles, puis reconnue au dénoûment pour la fiancée du roi, et la donnée constante de la comédie antique, la similitude est singulière ; elle l’est d’autant plus que ce genre d’histoires n’est pas particulièrement familier à la littérature narrative.

Aucun des rapprochemens n’est strictement démonstratif ; le nombre même n’en laisse pas que d’impressionner l’esprit. M. Windisch a méconnu les exactes limites du possible dans le genre d’imitation que l’on est en droit d’attendre. Je sais bien qu’il s’en défend, mais en fait, il raisonne comme si les poètes de l’Inde avaient imité d’une façon raisonnée et sur une étude réfléchie des œuvres occidentales. C’est faire tort à sa thèse. Il a voulu trop prouver. Je l’accorde volontiers à M. Lévi, s’il consent avoir lui-même un peu trop prouvé contre M. Windisch.

En présence de ces ressemblances, comment ne pas être frappé de ce nom de Yavanikâ, c’est-à-dire [étoffe] grecque, que porte dans l’Inde le rideau qui ferme la scène ? Les détails matériels sont les plus expressifs.

L’imitation chez les Hindous, il y faut insister, est toujours superficielle. En supposant qu’ils doivent quelque chose au théâtre de l’Occident, il ne peut être question que d’un éveil fait dans les esprits, soit par la vue accidentelle des spectacles étrangers, soit même indirectement par des comptes-rendus oraux.

Dans l’art, ce n’est pas au temps de la domination grecque que l’influence de l’Occident a été le plus manifeste ; c’est plus tard seulement, par l’intermédiaire de ces dynastes iraniens et scythiques qui l’ont supplantée. Le flot alangui de la civilisation classique venait, à travers l’empire parthe, mourir sur leurs frontières. Loin d’avoir été un obstacle au développement de la culture indienne, ces conquérans, malgré leur barbarie native, en ont été à plusieurs égards les promoteurs ; ils ont été mêlés à une période d’évolution féconde. Un type consacré par la théorie dramatique et qui apparaît très vivant dans le Chariot de terre, est le çakâra, beau-frère du roi, sorte de miles gloriosus arrogant, violent, vaniteux. Or très ingénieusement, M. Lévi rattache son nom au nom et à la domination de ces rois scythes, çakas. On nous a annoncé récemment la découverte à Mathourâ d’une inscription votive qui, évidemment, remonte à leur temps ; c’est une offrande faite par deux acteurs célèbres de Mathourâ. Cette ville était le centre de la domination indo-scythe. Le sens du mot çailâla qui y désigne les acteurs n’est pas parfaitement défini ; il peut s’appliquer à des danseurs et à des mimes ; mais au IIe ou au IIIe siècle, les représentations dramatiques devaient être constituées. C’est justement entre le Ier et le IIIe siècle que l’afflux d’une influence occidentale s’explique mieux, qu’il est plus sûrement attesté par les monumens plastiques.

Dans ces sculptures de style à demi classique, on a cru saisir une parenté avec l’art romain de l’empire, avec les premiers sarcophages chrétiens. Il est sage de laisser de la marge aux rencontres accidentelles ; l’analogie reste cependant notable. Nous avons vers cette époque des traces nombreuses de rapports directs avec le monde romain : le mot denarius entre sous la forme dinâra dans la langue de l’Inde ; les monnaies romaines se trouvent en cent endroits mêlées au monnayage local. La déesse Roma paraît même, au IIe siècle, figurer avec son nom sur un des types monétaires du roi scythe Houvishka. Or c’est par le mot anka que les Indiens désignent l’acte. Cet emploi ne s’explique pas très naturellement ; les théoriciens s’évertuent à en fournir des interprétations ; elles sont trop cherchées pour nous satisfaire. Le sens, d’ailleurs secondaire, de marque, chiffre, ne nous fait qu’un pont assez étroit. Si j’ose dire tout mon sentiment, je ne serais pas surpris que la consonance du latin actus eût été pour quelque chose dans le choix du terme sanscrit. La conjecture peut paraître téméraire. Je n’entends point en abuser. L’idée d’une certaine influence occidentale repose sur d’autres vraisemblances, plus solides, quoiqu’on les pût souhaiter encore plus décisives.

Si sommaire qu’elle ait pu être, elle nous fournirait, dans la genèse du théâtre indien, un élément dont les insuffisances de la tradition indigène et les limites naturelles de l’esprit hindou font sentir tout le prix. Les Hindous ont créé par eux-mêmes, de leur propre fonds, plusieurs élémens de la forme dramatique. Aurait-elle jamais, sans ces leçons du dehors, pris les caractères qu’elle accuse dans la période classique, en particulier dans la comédie d’intrigue amoureuse princière ou bourgeoise ? Certaines danses, certaines pantomimes peuvent, dans les fêtes religieuses, remonter très haut ; il en est de même des récitations épiques plus ou moins dialoguées. Il n’existe jusqu’ici aucune raison pour faire remonter plus haut que le Ier ou le IIe siècle de notre ère la période de formation du théâtre proprement dit.


VII.

Quoi qu’il en soit des origines, par ses qualités comme par ses défauts, par son inspiration comme par sa forme, le théâtre de l’Inde a sa signification et sa portée. C’est un chapitre de la psychologie hindoue.

Rien, dans l’admirable histoire littéraire de la Grèce, n’est plus admirable que l’harmonieux épanouissement de l’art dramatique. À travers toutes les lacunes, à travers la pénombre des commencemens, on voit encore comment des germes divers, recelés dans le culte de Dionysos, se dégagea le double courant qui devait aboutir, d’une part, à la tragédie, de l’autre, à la comédie. Le cadre se constitue peu à peu ; il se complète par des additions nécessaires, au fur et à mesure que l’idée qui en est l’âme se précise et prend conscience d’elle-même. Nulle part l’harmonie n’apparaît plus merveilleuse entre le fond et la forme. La vie intérieure étend, sans jamais le briser, le corps qu’elle anime. Ce qui, en Grèce, est un organisme vivant, n’est guère, dans l’Inde, qu’un procédé arbitraire.

Les modernes ont été à l’école des Grecs ; les moules qu’ils leur ont pris, ils les ont plus ou moins respectés ; ils y ont au moins jeté des sentimens nouveaux, une inspiration rajeunie. Curiosité morale et psychologique, ou libre expansion d’un sens exubérant de l’activité individuelle, ils ont, dans la vieille ordonnance, fait circuler un souffle tout nouveau. Ce qui, chez les modernes, fait, sous des formes diverses, l’intérêt suprême du drame, le jeu libre des passions et des caractères, n’est, chez les Hindous, qu’un prétexte à menues descriptions, à variations plus ou moins adroites sur un thème fixé d’avance. Les Hindous manquent et de l’énergie agissante qui crée les fortes individualités et de cette observation logique et soutenue qui reconstitue les sentimens humains.

Chez eux, le théâtre n’a guère de vie propre. Qu’ils aient inventé la forme ou qu’ils l’aient rencontrée sur leur chemin, ils n’y ont point reconnu le moyen d’aborder des émotions et des peintures refusés à d’autres genres. Le drame n’a guère été pour eux qu’une occasion de multiplier, en les entourant des séductions de la musique et de la danse, de la mise en scène et des costumes, les répliques des mêmes procédés littéraires où ils s’exerçaient dans d’autres cadres.

M. Lévi n’est-il pas un peu optimiste ? À l’en croire, il faudrait dériver des qualités délicates propres à un public aristocratique et choisi, tous les traits qui distinguent le théâtre indien. Pour ces fins lettrés, d’esprit alerte, sachant comprendre à demi-mot, le poète devait, avant tout, se montrer recherché, ingénieux et rare. Ennemis de toute vulgarité, de pareils auditeurs lui demandaient de les transporter dans le domaine idéal de la légende, de répudier toutes les peintures troublantes ou grossières. Point d’action ; pour ces délicats, il convient d’obtenir le maximum de jouissances littéraires par de savans procédés, en s’embarrassant le moins possible d’une intrigue absorbante. Plus la fable sera connue d’avance, mieux cela vaudra. La délicatesse morale double ici la délicatesse littéraire : le héros sera donc parfait ; il faudra qu’à la perfection il joigne les grâces du bel air ; les passions nobles, amour et héroïsme, seront ses seuls mobiles. Ces perfections mêmes, en supprimant les luttes intimes, en bannissant le drame de la conscience, ont donné nécessairement aux ouvrages leur couleur descriptive et lyrique.

Le plaidoyer est spirituel ; il ne m’a pas convaincu. Si l’on veut dire qu’une poésie artificielle et pédantesque tourne nécessairement au précieux, qu’elle est plus capable de grâces frelatées, voire de jolies peintures, que de conceptions hardies et originales, c’est à merveille. Mais il faut prendre garde de transformer en un système réfléchi et savant de natives faiblesses. Si le public indien a eu le théâtre qu’il lui fallait, les poètes ont eu le public qu’ils méritaient. Faut-il vraiment faire un titre au drame hindou de manquer et d’invention et d’action et d’intérêt moral ? Même sur cette perfection théorique du héros, il serait bon de s’entendre : elle est toute d’extérieur et de décor, puisque la lutte morale n’existe pas ; perfection formaliste de la grâce et des manières, des procédés et de la galanterie ; perfection qui ne se manifeste par aucune action, qui du moins ne s’éprouve en aucun combat.

À vrai dire, ce qu’il y a de plus curieux dans l’histoire du théâtre indien, c’est qu’un peuple délicatement lettré ait pu accumuler tant de pièces de genres très divers, s’intéresser si vivement aux divertissemens scéniques, en analyser si laborieusement toutes les recettes, en se montrant si dépourvu du génie du théâtre.

Je n’oublie ni la grâce exquise d’un Kâlidâsa, ni la souple élégance d’un Harsha, ni ce que quelques tableaux de Bhavabhoûti déploient d’éclat et de pathétique. Avec tous leurs dons brillans et aimables, les Hindous n’avaient pas la tête dramatique.

Ni leur état politique, ni leur constitution sociale n’était bien favorable au théâtre : le régime de la caste qui limite et enchaîne l’activité, la réclusion de la femme qui voile son action si elle ne la supprime pas, la polygamie qui enlève aux drames de l’amour l’intérêt des conflits irréparables. Mais c’est surtout en lui-même, dans sa structure intime, que l’esprit hindou porte le secret de cette impuissance.

La physionomie intellectuelle de l’Inde nous est trop souvent présentée avec de singuliers excès de langage ; on n’y ménage ni les enthousiasmes désordonnés ni les spéculations aventureuses. C’est une tâche ingrate de la ramener sous le jour un peu dur d’une observation froide. Mais, après tout, les sympathies solides doivent récuser des portraits aisément fantaisistes où les traits sont amplifiés sans mesure, où les contours risquent de disparaître sous les bavures de la couleur.

Comparé à l’état d’esprit occidental, l’esprit hindou souffre d’une lacune grave. Entre les grâces, les élans de la première jeunesse et l’inertie méditative de la vieillesse, il y a place pour la virilité active et consciente ; entre la facilité naïve d’une imagination toute sensuelle qui se prend sans choix à tous les objets, et l’abstraction pure qui se joue parmi les formules, il y a place pour la raison qui choisit et qui juge ; entre l’analyse myope penchée sur un champ circonscrit, et le mysticisme enivré de ses propres intuitions, il y a la réflexion pondérée qui limite son terrain, qui apprécie les données de fait, qui mesure ses inductions aux prémisses. Ces facultés moyennes, directrices de l’activité, régulatrices de la pensée, sont très faibles dans l’âme hindoue. Toutes ses œuvres sont ainsi marquées de caractères opposés : enfantillage et sénilité, généralisation emportée et dissections toutes mécaniques, imagination sensuelle et abstraction vide. L’enfance a ses grâces et l’imagination ses prestiges ; l’analyse a ses lumières et le mysticisme ses séductions. Je n’entends certes point déprécier les dons heureux de l’esprit indien ; mais, faute d’en bien sentir les limites, on s’expose à de lourdes méprises.

Du point de vue spéculatif, il a des intuitions ; il n’a pas de système ; du point de vue pratique, il est capable d’inspirations admirables plus que d’une moralité rigoureuse et ordonnée. Point de logique vivante et ressentie : partant, rien d’arrêté, ni dans ses spéculations ni dans ses préceptes ; les uns sont des aperçus, les autres des conseils de perfection. L’originalité d’un système tient ici dans l’éclair d’une vision qui a traversé la contemplation de son auteur, sans que, après plus qu’avant, il en suive les origines logiques ni les déductions nécessaires. L’absolu est partout dans l’expression ; le relatif, en réalité, règne partout.

Sur le terrain littéraire, on voit ce que l’on peut attendre d’un esprit ainsi fait. Des émotions vives, mais passagères ; des images faciles, mais sans mesure, sans gradation, sans choix. Des idées ingénieuses, des sentimens nobles et délicats qui, faute de réflexion consciente, tournent aisément à l’amphigourique, au mièvre, à l’absurde. Des soubresauts que rien ne règle ni ne contient dans le monstrueux et dans l’impossible. Le goût enfantin des histoires qui finissent bien, des prodiges heureux, des princes charmans, — et des échappées dans un horrible sans sérieux, dans un pathétique qu’énerve son excès même.

Mal pourvus de logique objective, peu doués du sentiment juste de l’activité et de la vie, manquant ainsi et de suite et de mesure, les Hindous étaient peu propres à achever aucune forme d’art, la forme dramatique moins que d’autres. En dehors du récit épique dont la trame souple se prête à tous les détours et à toutes les lenteurs, dont l’allure merveilleuse s’accommode même de l’excessif, les facultés littéraires des Hindous n’ont guère trouvé qu’un moule approprié et fait à leur taille, c’est la strophe : tableau de mœurs ou tableau de la nature, expression d’un sentiment moral ou d’un mouvement passionné, esquisse d’une pensée ou résumé d’une histoire, elle offrait à ce génie brillant, méditatif, laborieux, un cadre excellent. Miniature complète par elle-même, elle ne réclamait aucune de ces qualités d’enchaînement réfléchi, d’équilibre harmonieux qui lui sont peu naturelles. La strophe est l’œuvre de choix dans leur littérature classique. Leurs plus longs ouvrages ne sont guère, à les prendre de près, que des recueils de strophes ; l’ordre et la suite leur en importent beaucoup moins que l’heureuse invention du détail. Ils sont miniaturistes jusque dans leurs plus massives créations. Le plaisir qu’ils pouvaient trouver au déploiement extérieur qui accompagne les représentations dramatiques n’est pas en cause. Du point de vue purement littéraire, il n’est pas douteux que, dans le cadre dramatique, ce qu’ils ont pardessus tout apprécié, ce sont ces stances descriptives qui émaillent les pièces et dont la composition était sûrement la préoccupation capitale, le succès, la plus grande gloire du poète.

Il faudrait un nom spécial pour désigner convenablement un genre de poésie très particulier à l’Inde ; celui de « poésie gnomique » ne s’applique ici que bien improprement. Tour à tour descriptive, morale, didactique, élégiaque, lyrique, très souvent érotique, très étroite par son cadre, très variée par la forme métrique, plus variée encore par les sujets, par le ton, par l’inspiration, elle est le miroir le plus fidèle de l’esprit hindou. Sous une expression souvent heureuse et pittoresque, elle en exprime tour à tour les nobles aspirations morales et la finesse sceptique, la sensualité ardente et les stoïques détachemens, les profonds découragemens et la philosophie souriante ; elle en a toutes les ressources et toutes les contradictions. Dans la forme dramatique, l’esprit indien a vu surtout une source originale de poésie gnomique et descriptive. C’est là qu’il le faut aller chercher. Comprenons-le et ne soulevons point de vaines querelles. Nous avons apparemment raison de préférer la peau blanche de notre race. Reprocherons-nous à l’Hindou son teint foncé ? Mieux vaut admirer ce que sous sa couleur sombre il garde de prestesse élégante et de force harmonieuse. Ne lui faisons point un crime d’être noir ; n’essayons point non plus de démontrer qu’il est blanc.

É. Senart.
  1. Pour ne citer que des traductions françaises : Sacountala, traduit par Bergaigne et Lehugeur, 1884 ; Mâlavikâ et Agnimitra, traduit par Henry, 1889 ; Ourvaçi, traduit par Foucaux, 1861, réimp. ; Mritchhakatikâ, traduit par Regnaud, 1877 ; Priyadarçikâ, traduit par Strehly, 1888 ; Nâgânanda, traduit par Bergaigne, 1879 ; Uttararâmacarita, traduit par Nève, 1880 ; Mâlatimâdhava, traduit par Strehly, 1885 ; Mudrârâkshasa, traduit par Henry, 1888.