LE
THÉÂTRE EN ITALIE.

V.
La Comdie italienne, le Drame moderne et les Acteurs.

Lorsque l’on voit Bossuet condamner si hautement la comédie, ce pernicieux plaisir qui, dit-il, ne flatte que les passions des hommes dont le fond est grossier, qui ridiculise la vertu et la piété, excuse la corruption qu’il rend plaisante, offense la pudeur toujours en crainte d’être violée par les derniers attentats ; quand, non content de proscrire un plaisir où l’homme, selon ses expressions, se fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu, on le voit s’attaquer à Molière, le traiter d’infâme et le poursuivre même dans la tombe de désolans anathèmes, on a peine à concevoir que la cour d’un pape, chef de cette religion dont Bossuet n’était que l’un des ministres, ait été le berceau de la comédie renaissante : et de quelle comédie ? de cette comédie italienne si pleine de prostitutions ! s’écrie encore Bossuet. Ce pape, il est vrai, c’est l’aimable Léon X. Poète, musicien, grand chasseur, et par-dessus tout homme d’esprit, ce chef de l’église eut à la fois les goûts d’un artiste et ceux d’un souverain, et, pendant les neuf années qu’il occupa la chaire de saint Pierre, sa cour ressembla plutôt à celle d’un prince séculier qu’à celle du successeur du prince des apôtres.

Nous ne considérerons ici Léon X que comme poète et homme d’esprit, car c’est à ce titre qu’il choisit pour secrétaires Sadolet et Bembo, et Béroalde pour bibliothécaire ; qu’il protège le vieux Lascaris ; qu’il correspond avec Érasme et tous les beaux esprits du temps ; qu’il établit une université romaine et s’entoure d’une légion de poètes, d’écrivains et d’artistes. Ce pape et tous ces jeunes cardinaux, riches, spirituels, amis du plaisir comme lui, les Sigismond Gonzague, les Bibbiena, les Hippolyte d’Este, avaient pris la religion du côté riant, et ne semblaient préoccupés que d’un seul objet, de jouir gaiement de la vie.

Quelques beaux et grands esprits, comme les Machiavel, les Bibbiena, l’Arétin et l’Arioste, avaient composé des comédies d’autant plus libres et plus hardies, que leurs auteurs occupaient, dans la société de cette époque, un rang plus élevé, et pouvaient beaucoup se permettre. Le pape Léon X, qui aimait toute espèce de plaisirs, et surtout les plaisirs de l’intelligence, voulut que ces comédies fussent jouées devant lui, non par esprit de libéralisme philosophique, comme on l’a dit mal à propos, mais tout bonnement par épicuréisme, et pour se donner un agréable passe-temps. Le cardinal Bibbiena avait autant de gaieté dans l’esprit que son maître ; il aimait, comme lui, à railler les pédans et à mystifier les sots. Dans ce but, il conduisait au Capitole, pour y être couronné, le mauvais poète Baraballo qu’il avait grotesquement installé sur un magnifique éléphant, ayant soin au retour de le faire bien siffler par la canaille ; ou bien il applaudissait avec un grand sérieux aux mauvais vers du poète Querco, et le présentait malicieusement à son maître. Léon X s’empressait d’admettre à ses soupers le poète parasite ; ce ridicule personnage, qui restait près d’une fenêtre, mangeant debout les morceaux qu’on lui jetait comme à un chien, se regardait néanmoins comme très honoré de cet accueil. Le pape par instans se rappelait que le pauvre poète était là : — Querco ! lui criait-il en lui envoyant sa coupe pleine de vin, fais-moi sur-le-champ des vers sur la gourmandise, et je te permettrai de vider cette coupe. — Si les vers étaient bons, Querco buvait le vin ; s’ils étaient mauvais on remplissait la coupe d’eau, et le malheureux était obligé de la vider. Croirait-on qu’un tel personnage eût de la vanité ? Un jour, le bandeau dont la sottise lui couvrait les yeux étant tombé, il s’aperçut qu’on se moquait de lui, et qu’on ne le traitait guère mieux qu’un bouffon ; ce jour-là, il se retira fièrement de la cour. La vanité lui avait tourné la tête, la misère l’acheva ; Léon X étant mort, il s’ouvrit le ventre avec une paire de ciseaux, et se découpa les entrailles.

On a cru découvrir, dans ces mystifications auxquelles se plaisaient Bibbiena et son maître, un désir secret de rabaisser le talent littéraire ; nous ne voyons pas trop comment, en s’attaquant au pédantisme et à la sottise, on peut nuire au talent véritable. N’est-ce pas plutôt rendre service aux vrais poètes que de remettre à leur place ces auteurs faméliques qui veulent à toute force produire leur impuissance et leur sottise ?

Le Bibbiena, lui, fut vraiment un esprit supérieur. Nous ne voudrions pas être accusé de pruderie, et cependant nous avouerons qu’il nous serait, sinon impossible, du moins fort difficile, d’analyser sa comédie de la Calandria, cette comédie jouée devant un pape et qu’applaudissait le sacré collége. Les incidens de cette pièce, imitée en partie des Ménechmes, et dont l’intrigue roule sur la ressemblance de deux jumeaux de sexes différens, sont si nombreux, et les quiproquo produits par cette ressemblance si fréquens, que l’analyse, à moins d’être fort développée, en serait incompréhensible. Ces quiproquo sont toujours amenés par les déguisemens de Santilla, la jeune fille, en homme, et de Lidio, son frère, en femme ; ils sont des plus hasardés, et, quoique conduite avec art, l’intrigue, trop compliquée, finit par amener l’ennui. Disons-le, la Calandria, si souvent citée par les critiques italiens, et que les Florentins tiennent encore aujourd’hui en si haute estime, n’a dû ce long succès qu’à la finesse et à l’esprit du dialogue, et surtout à la perfection de la forme, que le parti toscan proclame excellente et met sur la même ligne que le style des nouvelles de Boccace et des comédies de l’Arioste et de Machiavel.

Machiavel ! ce nom ne rappelle d’abord que de graves et sombres idées, et cependant ce terrible politique est l’auteur de la plus vive, de la plus leste et de la meilleure des comédies italiennes. La Mandragore, en effet, est supérieure à la Calandria. Le sujet est plus intéressant, l’intrigue plus simple et mieux conduite, et le dialogue aussi vif. La Mandragore et la Calandria sont en quelque sorte les origines de la comédie italienne. C’est dans la Mandragore surtout qu’on retrouve le type de cette manière rapide, compliquée, dégagée de scrupule, de pudeur même, qui a prévalu pendant deux siècles ; il est donc nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’œuvre de Machiavel, pour arriver à la parfaite intelligence des révolutions du théâtre en Italie.

Le sujet de la Mandragore est bien connu. Chacun sait l’histoire de messer Nicia Calfucci, ce bourgeois de Florence, que tourmentait un si violent désir de paternité ; chacun sait comment son ami Callimaque, amoureux de Monna Lucrèce, sa femme, ne pouvant triompher de la vertu de la dévote Florentine,

Ne savait plus à quel saint se vouer,
Quand le mari, par sa sottise extrême,
Lui fit juger qu’il n’était stratagème
Où le pauvre homme à la fin ne donnât.

Chacun sait encore comment Callimaque, médecin par occasion, proposa à son ami une recette qui devait infailliblement le rendre père.

Cette recette est une médecine
Faite du jus de certaine racine
Ayant pour nom mandragore…

Mais ce jus a des qualités très malignes ; il fait mourir le premier qui partage la couche de celle qu’il doit rendre mère.

Nice reprit aussitôt : — Serviteur ;
Plus de votre herbe… il n’en est pas besoin.

Il y a remède à tout, lui dit l’amant ; — Que faire donc ? — Que faire ? écoutez :

Il nous faudra choisir quelque jeune homme
D’entre le peuple, un pauvre malheureux
Qui vous précède… attire et prenne en somme
Tout le venin ..........
Nice d’abord eut peine à digérer
L’expédient, allégua le danger.
Et l’infamie ..........

Il finit, cependant, par consentir à tout. Le plus difficile maintenant était de décider madame Lucrèce.

De prime-abord elle crut qu’on riait
Puis se fâcha, puis jura sur son ame
Que mille fois plutôt on la tuerait.
............
Lucrèce étant de la sorte arrêtée,
On eut recours à frère Timothée.
Il la prêcha, mais si bien et si beau,
Qu’elle donna les mains par pénitence.

Le mari, d’un autre côté, l’encourageait de toutes ses forces.

Vous savez bien qu’il y va de ma vie ;
N’allez donc pas faire la renchérie !
Montrez par là que vous savez aimer
Votre mari… Que si cette pécore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M’en avertir… nous y mettrons bon ordre[1].

On devine que ce rustre, qui devait emporter le premier venin de la mandragore, n’était autre que Callimaque. Ce jus de la mandragore se composait d’un verre d’hypocras. Son effet n’en était pas moins assuré, et Lucrèce, le lendemain de l’expérience, voulait Callimaque pour compère.

Ce cadre, comme on voit, est des plus lestes ; les détails ne le sont pas moins, et certaines touches arrivent même à la plus extrême crudité, les consultations latines du prétendu docteur par exemple ; il fallait que dans ce temps-là on fût habitué à tout dire comme à tout faire. Quoi qu’il en soit, la Mandragore étincelle de beautés du premier ordre. Les caractères des personnages principaux, du parasite Ligurio, de Monna Lucrezia, femme coupable sans le vouloir et sans le savoir, de messer Nicia, ce mari dupé et content de l’être, si souvent mis en scène par Molière ; du frère Timothée, ce type du moine de l’époque, grossier, intrigant, avide, et qui, loin de ressembler au Tartuffe, comme on l’a dit à tort, a la bonne foi de sa fragilité, et en quelque sorte la naïveté du vice : tous ces caractères sont tracés de main de maître. Ce sont de ces portraits qu’un grand peintre fait en se jouant, mais qu’un grand peintre seul peut faire. On ne sait trop ce que l’on doit le plus admirer de la netteté et de la fermeté du dessin et de la vigueur de la touche un peu heurtée, ou de la vivacité du coloris et de la science de l’effet. L’admirable choix des détails et la savante sobriété des accessoires dénotent également un écrivain de génie.

Sans nul doute l’homme qui composa ce chef-d’œuvre, dans un moment de chagrin, pour se distraire[2], n’a envisagé que le côté triste de la vie. Que voit-on en effet dans sa pièce ? des niais, des fripons, des personnages qui vivent aux dépens des premiers et avec l’aide des seconds, et pas un seul honnête homme ; mais la gaieté et la vivacité de la forme sauvent la tristesse du fond. Les saillies spirituelles et les mots plaisans tiennent d’un bout à l’autre du drame le spectateur en haleine, et ne lui permettent pas de retomber sur lui-même. Dans quelques-uns de ces mots éclate le meilleur comique, le comique de situation : ainsi, lorsque Nicia, le mari, apprend que l’on a enfin décidé Lucrèce à recourir à l’étrange moyen qui doit emporter le venin de la mandragore, il se frotte joyeusement les mains et s’écrie : Io son il più content’ uomo del mondo. Ce mot du mari trompé, et si heureux de l’être, semble dérobé à Molière.

Le dialogue de Sostrata, la mère, qui encourage sa fille Lucrèce, et du frère Timothée, qui vient à son aide, est aussi d’une grande vérité.

— De quoi as-tu peur, pauvre sotte ? dit la mère ; il y a cinquante femmes de ce pays qui lèveraient les mains au ciel si pareille aubaine leur arrivait ? — Je me résigne ; mais je ne crois pas être encore en vie demain matin. — Ne craignez rien, ma fille, reprend frère Timothée ; je prierai Dieu pour vous, et je dirai l’oraison de l’ange Raphaël pour qu’il vous tienne compagnie. — Dieu et la Madone me soient en aide ! ils savent si j’ai intention de mal faire !

Cette pudeur et cette simplicité de Lucrèce donnent un grand charme à la gracieuse figure de cette jeune femme, complice malgré elle des ruses de son amant.

Les monologues du frère Timothée ne sont pas moins hardis que le reste de la pièce ; c’est là cependant que se trouve la moralité du drame. Écoutons plutôt les réflexions qu’il fait lorsqu’il se trouve la nuit, hors de son couvent, travesti et prêt à venir en aide aux projets d’un jeune débauché : « Ceux qui disent que la fréquentation de la mauvaise société peut conduire un homme à la potence ont bien raison ; il arrive également malheur à celui qui est trop bon et trop facile et à celui qui est vraiment méchant. Dieu sait si je pensais à nuire à personne. Je me tenais tranquille dans ma cellule, je disais mes offices, je soignais mes bonnes dévotes. Ce diable de Ligurio m’est venu prendre ; il m’a fait mettre un doigt dans l’erreur ; le bras s’y est bientôt trouvé pris en entier, et maintenant voilà toute ma personne engagée. Je ne sais trop vraiment où cela pourra me mener. »

Le monologue qui commence le cinquième acte est également curieux ; il fallait que le pouvoir ecclésiastique fût alors bien fort et eût en même temps une singulière confiance dans cette force, pour tolérer de pareilles plaisanteries, et, qui plus est, pour en rire.

Cette extrême liberté, pour ne pas dire cette licence, que la comédie s’était acquise tout d’abord, elle la conserva jusqu’à la fin du dernier siècle, et les comédies de Machiavel, du Bibbiena et de l’Arioste servirent de poétiques et de modèles aux écrivains des âges suivans. Plaute et Térence furent également imités on copiés ; seulement les personnages des poètes latins changeaient d’habits et de condition. Le Cerchi, par exemple, remplaçait sans façon par deux sœurs grises qui parlaient de leur habit, de leur couvent, et disaient leur chapelet, les deux courtisanes qui mènent l’intrigue de la Cistellaria de Plaute. Le sujet de la plupart de ces pièces est toujours quelque bon tour joué à un avare, à un mari jaloux ou à quelque vieux docteur. Les déguisemens ridicules que les personnages revêtent, et les coffres au fond desquels ils se cachent tour à tour, sont à peu près les seuls ressorts dramatiques à l’aide desquels l’action marche et se débrouille. Il semble par instant que tous ces personnages jouent entre eux à la cligne-musette, l’intérêt roulant, la plupart du temps, sur la chance qu’ils courent d’être ou non découverts. Du reste, l’amour finit toujours par triompher, quelques soufflets qu’il faille, pour cela, donner à la décence et à la morale. Au commencement du XVIIe siècle, les poètes de l’âge précédent sont déjà bien dépassés. Il est telle comédie du Guarini, par exemple, le charmant auteur du Pastor fido, qui, dans ce genre, va au-delà de tout ce qu’on peut imaginer de plus fort. Cette comédie a pour titre l’Idropica. Une jeune et jolie fille en est l’héroïne, et l’on devine aisément la nature de l’hydropisie dont elle est atteinte. La pièce roule d’un bout à l’autre sur la cause et le traitement de cette singulière maladie ; enfin la malade arrive sur la scène dans un état si critique, que l’on peut croire un moment que l’on va assister à la cure infaillible de cette sorte d’hydropisie. L’Idropica fut jouée en 1608 à la cour de Mantoue, pour le mariage de l’un des fils du duc.

Dans toute la durée de ce siècle, les mœurs théâtrales et le fond des pièces restèrent à peu de chose près les mêmes ; seulement, plus on s’éloignait des premiers temps de la comédie, et plus la forme se compliquait. La conduite de l’intrigue faisait négliger l’étude et le développement des caractères ; il était déjà facile de présager le prochain triomphe de l’imbroglio romanesque (commedia romanzesche) dont Jean-Baptiste Porta, le savant philosophe, Bernardo Accolti et Rafaël Borghini furent les promoteurs. La pièce des Intrigues Amoureuses, Gli intrighi amorosi, attribuée au Tasse, est le chef d’œuvre de cette nouvelle manière. La trame en est tellement compliquée, que Vénus elle-même, dans le prologue, prend soin d’annoncer que jamais son fils n’en noua de semblable. On y trouve, en effet, seize personnages principaux et à peu près autant d’actions parallèles, et un nombre infini de déguisemens et de reconnaissances. C’est un véritable labyrinthe dramatique, dont il est fort difficile de ne pas perdre le fil ; le dialogue, plein de vivacité et de nerf comique, a seul empêché cette pièce extravagante d’être considérée comme une parodie du genre.

L’imitation du théâtre espagnol, alors en grande vogue dans toute l’Europe, dominait dans ces comédies et dans les fables pastorales que le Tasse et le Guarini avaient popularisées. Vers la fin du XVIIe siècle, Girolamo Gigli, de Sienne, voulut faire sortir la comédie italienne de cette voie déjà trop battue, et fit jouer à Rome deux pièces imitées du théâtre français, Don Pirlone, calque du Tartuffe de Molière, et I Litiganti, traduction des Plaideurs de Racine. Quelques critiques ont prétendu que Girolamo Gigli mérita bien de la comédie italienne en lui donnant cette nouvelle impulsion et en appelant l’attention des poètes de l’époque sur les chefs-d’œuvre du théâtre français. Nous ne partageons pas cet avis. Gigli, selon nous, ruina du même coup la nationalité du théâtre italien qui allait naître et annula son originalité. Fatigués d’imiter tour à tour Térence, Plaute, les Espagnols et les grands comiques du XVIe siècle, quelques écrivains[3], vers cette époque, s’essayaient en effet dans un genre de comédie qu’on eût pu appeler provinciale ; ils peignaient des ridicules locaux, et songeaient à tirer parti des données si fécondes de la comédie dell’ arte, qui, après avoir long-temps cheminé parallèlement à la comédie régulière sans jeter trop d’éclat, avait tout à coup prévalu dans les premières années du XVIIe siècle. Ce mouvement fut, sinon suspendu, du moins neutralisé ; l’imitation des pièces françaises succéda à celle des pièces latines ou espagnoles. Goldoni lui-même, si original quand il voulait l’être, aima mieux se traîner à la remorque de Molière. Il est resté à ce grand homme ce que Metastase et Apostolo Zeno sont à Racine et à Corneille. Il eût été, s’il l’eût voulu, le restaurateur de la scène italienne.

Le marquis Maffei, ce savant et spirituel Véronais, combattit cette nouvelle tendance à l’imitation dans ses comédies de la Cérémonie et de Raguet. Dans cette dernière pièce surtout, il s’efforce de ridiculiser les Italiens qui dénaturent la langue nationale en se servant à tout propos de locutions françaises. Ces comédies, élégamment dialoguées, étaient trop littéraires et partant trop froides pour avoir une influence sensible et déterminer une réaction. Au lieu de dire ce qu’il fallait faire, il eût mieux valu prêcher par l’exemple. Maffei tirait à la fois sur les Français et les Florentins. Sa comédie du Cruscante devenu fou est une bonne satire de l’académie ultra-puriste de la Crusca. La comédie italienne, vers cette époque, tomba dans le pédantisme ; Giulio Cesare Becelli, en guerroyant contre les pédans de son temps, donna dans leurs travers ; ses comédies, qui ont pour titre : I falsi litterati, I poeti comici, l’Ariostita, Il Tassista, s’attaquent à des conceptions trop raffinées pour ne pas être toujours froides. Ce sont des satires littéraires, plus ou moins dramatisées et qui prêtent peu à rire. Molière seul a su être amusant en combattant des travers et des affectations du même genre, lui seul a pu faire les Précieuses ridicules.

Les partisans de la comédie nationale, au lieu de combattre, par des raisons ou par leurs œuvres, cette influence française, ont mieux aimé la nier. Loin de poursuivre de leurs critiques les copistes ou les parodistes de Molière, ils ont récriminé contre ce grand comique, l’accusant de plagiat, et lui refusant toute espèce d’originalité. — Nous ne devons rien à Molière, ont-ils dit, et Molière nous doit tout. Il a mis effrontément nos vieux écrivains à contribution. Il a pris à Barbieri, l’auteur de l’Inavvertito, sa comédie de l’Étourdi, le sujet et l’intrigue du Dépit amoureux à l’Interessa de Sacchi, et la fameuse scène de la cassette à la Sporta de Gelli. Il y a plus, vous retrouvez sa pièce de Tartuffe dans une vieille comédie du XVe siècle, qui a pour titre il Dottore Bacchettone. Non content de dépouiller ces auteurs, il a puisé à des sources analogues ses comédies de l’École des Maris, de George Dandin, de l’Avare, etc., etc. Chacun sait ensuite tout ce qu’il doit aux pièces mimiques et à la comédie dell’ arte ; c’est là qu’il a dérobé sa précieuse gaîté, son esprit et sa verve merveilleuse. — Molière s’est chargé de répondre à ces accusations ridicules, et sa réponse est bien connue : — J’ai pris mon bien où je le trouvais.

Ces reproches de plagiat, que les critiques italiens renouvellent encore de nos jours, ne méritaient pas une autre réponse ; le mépris seul doit en faire justice. Au lieu de déclamer contre un maître qui leur montra comment on devait dégrossir des diamans bruts et enfouis, ces écoliers impuissans devraient suivre son exemple et montrer un moins grand dédain pour la comédie dell’ arte et les types nationaux. Loin de refaire Goldoni, qui lui-même avait voulu refaire Molière, ils devraient utiliser ces types et leurs vieux canevas, et chercher la comédie où elle se trouve. Une chose digne de remarque, et qui vient à l’appui de cette assertion, c’est que les poètes comiques qui, depuis un quart de siècle, ont obtenu en Italie le succès le plus franc, sont ceux qui se sont rapprochés, soit par le choix de leurs sujets, soit par la manière de les traiter, de la simple et naïve comédie populaire. Le comte Giraud, Sografi, Frederici, sont, à proprement parler, des poètes populaires, d’habiles metteurs en œuvre de données assez vulgaires. Sografi surtout, si admirablement comique dans ces pièces où il peint l’intérieur et les mœurs des troupes dramatiques italiennes[4], n’a dû son grand succès qu’à l’habile emploi des caractères et des dialectes provinciaux, génois, bolonais ou romain. En dessinant des portraits, il a créé des caractères qui resteront ; Dazia Garbinati de Procoli, l’altière et capricieuse prima donna, qui chantait hier dans la rue, et qui aujourd’hui raconte à tout venant qu’elle a refusé de prendre un engagement avec l’Angleterre, voulant faire un cadeau (regalo) de son talent à la noblesse et aux dilettanti de Lodi ; Procolo, son mari, si soumis avec elle, si brutal avec les autres, qu’on prendrait à la fois pour son singe et son perroquet, tant il copie fidèlement ses gestes et répète littéralement ses boutades ; Gennariello, le célèbre maestro ; Giuseppina Pappa, le primo musico ; la Tata, cette intrépide ballerine qui estropie chaque mot avec une naïveté enfantine : Luisa Syannagalli, la cantatrice bolonaise ; Gugliemo Knollemanhilverdinchsprafchmaester, le tenore allemand ; enfin, chacun des personnages de ces petites pièces si vives sont autant d’excellens originaux, esquissés d’après nature, et que l’on peut rencontrer dans toutes les petites villes de l’Italie. Sografi fait ressortir avec une véritable gaieté et un naturel parfait leurs ridicules si variés, et cela sans être ni commun ni trivial. Malheureusement le besoin, ce mortel ennemi des plus beaux génies italiens, a perdu celui-là comme tant d’autres. Sografi s’est mis aux gages d’impresarii avides et sans goût ; il a moins cherché à bien faire qu’à beaucoup faire. Renonçant à mettre habilement en œuvre la comédie populaire, comme il l’avait tenté dans ses premiers essais, il s’est laissé absorber par elle, et n’a plus composé que des canevas. Ce que nous venons de dire de Sografi peut s’appliquer à Frederici, l’auteur du Chapeau parlant, de la Philosophie des Brigands, etc. Nous nous plaisons à rendre justice aux qualités de ces écrivains faciles ; nous regrettons seulement l’abus qu’ils ont fait de cette facilité et de ces qualités.

Les critiques italiens, toujours un peu guindés, et qui n’ont de sympathie que pour la comédie noble ou soutenue, dédaignent Sografi, et font grand cas d’Alberto Nota, qu’ils mettent au premier rang. Nous sommes loin de partager leur opinion à l’égard de ce prétendu continuateur de Goldoni, et nous n’aurons pas de peine à prouver, par une appréciation sommaire, que notre sévérité n’est que de la justice. Examinons d’abord celle des pièces de cet auteur qui a obtenu le plus grand succès, et qui a commencé sa réputation, cette comédie des Premiers pas vers le mal (I Primi passi al mal costume), que M. Casimir Delavigne n’a pas dédaigné d’imiter en partie dans son École des Vieillards.

L’intrigue se développe péniblement, et à l’aide d’interminables dialogues entre une jeune femme sans principes et sans force morale, un mari maussade et raisonneur, une amie dévote, méchante et jalouse, un séducteur des plus vulgaires, un père brutal, et des valets qui spéculent sur les bonnes mains des soupirans de madame. Don Fulgence, le mari, voit fort clair dans la conduite de sa femme ; il la défend néanmoins contre les accusations du colonel Odoardo, son père, et contre les insinuations de ses valets et de sa sœur ; puis, tout à coup, se ravisant aux premières apparences d’infidélité ; il lui défend brutalement d’aller à un bal où il sait que le lieutenant Guillaume, son amant, doit se trouver. Donna Camille s’indigne, s’irrite, crie, pleure, supplie, mais en vain, quand tout à coup, sur une pensée qui lui vient à l’esprit, Fulgence change encore une fois d’avis, et promet de la conduire à ce bal. Tous deux, en effet, s’y rendent masqués. Ils y rencontrent le lieutenant. Celui-ci, connaissant la défense du mari, mais ignorant sa nouvelle résolution, y a mené une femme galante. Camille, cachée par son masque, entend les discours du lieutenant et de sa rivale ; elle ne peut plus douter de la perfidie de celui qui se disait son amant ; elle profite du moment où il montrait à sa rivale son portrait qu’elle avait eu la faiblesse de lui donner, pour le lui escamoter adroitement, et se retire avec son mari. On devine le reste. Guérie par cette épreuve et par une scène fort ridicule que lui fait son mari, de retour du bal, scène dans laquelle il feint assez mal à propos de se séparer pour jamais de la coupable repentante, Camille congédie le lieutenant et implore son pardon. Don Fulgence n’a garde de le refuser, et tous deux se rendent à la campagne pour retremper leur amour dans la solitude. Cette donnée, comme on voit, est celle de l’École des Vieillards, avec cette différence cependant, que Fulgence est beaucoup trop jeune pour jouer convenablement le triple rôle de sot, de jaloux et de donneur de leçons. L’exécution, à notre avis, est loin de sauver ce que le sujet a de commun ; l’exécution a fait tout le succès de la pièce de M. Delavigne. Le style du drame de Nota a quelque chose à la fois d’élégant et de vulgaire qui peut plaire à la foule, mais qui ne saurait satisfaire un goût délicat. On dirait un conte moral de Marmontel dialogué et mis en action. Les personnages sont tout-à-fait à la hauteur de leur situation, c’est-à-dire que nul d’entre eux n’est intéressant, ni même amusant ; ce sont des gens grossiers et mal élevés qui ont mis de beaux habits neufs dans lesquels ils sont gênés, et qui, se trouvant en société, s’efforcent de se tenir et d’agir le plus convenablement qu’ils peuvent, mais trahissent toujours, par leur langage, des habitudes et une condition vulgaires. Quelque bonne volonté qu’on ait, on ne se résigne que difficilement à passer une soirée tout entière avec des gens de cette espèce ; leur manque d’usage déplaît, il n’amuse pas. C’est bien là ce ridicule bas et fade que La Bruyère proscrit de la scène.

Voyons quels sont ces personnages : Camille, la jeune femme, sur laquelle l’auteur a voulu concentrer tout l’intérêt, met des colliers en gage pour jouer au pharaon, ne pense qu’à la belle robe qu’elle doit mettre le soir, et s’entend avec sa femme de chambre pour tromper son mari. Lorsqu’elle a enfin décidé celui-ci à la conduire au bal, veut-on voir dans quel style elle s’en félicite : « Apprends, dit-elle à sa servante, apprends que j’ai déployé tout notre savoir-faire dans l’art de mener les hommes. Cris, larmes, plaintes, désespoir, j’ai tout employé. Qu’est-ce que cela coûte si on arrive à ses fins ? » Il n’est pas surprenant que Camille se laisse, à peu de chose près, séduire par un homme de mauvaise compagnie, qui ne l’aime pas, et qui lui tient effrontément des discours qu’une sotte ou qu’une femme galante peut seule écouter. « Si, dans le commencement, vous craignez de rendre votre mari jaloux, lui dit-il, c’est fait de vous. Vous ne pourrez même plus sortir quand vous voudrez. Votre mari sera votre tyran, et vous tiendra dans une sorte d’esclavage perpétuel. Voyez donna Octavie, donna Eugénie, donna Hortense, chacune d’elles a son cavalier ; le monde applaudit à leur choix, et leurs maris, qui sont des gens d’esprit, loin de s’inquiéter de semblables bagatelles, laissent les choses suivre leur cours naturel. — Mon mari, lui, n’est pas de cette humeur-là. — Il y viendra, mais cela dépend de vous. » Le père est un brutal qui querelle sa fille sur les robes qu’elle achète, l’argent qu’elle perd au jeu et les gens qu’elle reçoit, et qui, sur l’assurance que lui donne la camériste que les hommes qui viennent voir sa maîtresse se tiennent assez éloignés d’elle pour que deux carrosses passent de front dans l’intervalle, s’apaise aussi facilement qu’il s’est irrité. Le mari lui-même, le personnage raisonnable de la pièce, est si maussade, si froidement calculateur, et en même temps si brusque dans sa manière de diriger sa femme, que l’on concevrait sans peine que celle-ci poussât les choses fort loin. Danville, dans l’École des Vieillards, est aussi quelque peu chagrin ; mais cette humeur est de son âge, et sa sévérité est rachetée par un grand fonds de tendresse et de bonté ; il s’emporte, mais il revient sur-le-champ. Fulgence, plus jeune, est toujours de sang-froid. Lorsque sa femme, poussée à bout par son calme et sa dureté, s’écrie : Vous me mettez en fureur ! — loin de s’échauffer et de s’irriter comme elle, il se contente de lui dire : — Je vais voir si votre père est éveillé… Nous causerons demain. — Ce mari italien est si froidement jaloux, si amèrement aimable, qu’on peut le croire capable de tout, même de battre sa femme dans un moment d’humeur. La dévote Christine est bien la digne sœur de Fulgence ; elle calcule comme lui, mais dans un but différent. Fulgence, au fond, veut le bien, sa sœur veut le mal et ne cherche qu’à nuire ; à cet effet, elle écoute aux portes, dénonce, calomnie, envenime les actions les plus innocentes. Ce caractère est trop noir pour être plaisant, il impatiente trop pour que l’on songe à s’en moquer.

Veut-on maintenant avoir une idée des mœurs délicates des personnages secondaires de la comédie de Nota, de Flamminia, la femme galante, de Filucca, le ci-devant jeune homme, du poète Raymond ? L’extrait suivant de quelques scènes du quatrième acte nous les fera connaître. Le lieutenant Guillaume, ne pouvant mener Camille au bal, comme il l’espérait, y a conduit Flamminia. Camille, qui accompagne son mari, les rencontre et les examine.

— Ce masque vous a remarqué avec attention, dit Flamminia au lieutenant. — C’est quelque belle qui cherche fortune. Voulez-vous que nous prenions du café ? — Je préfère du rosolio. — Garçons, du café et du rosolio. — Vous ne me parlez pas de Camille ; elle doit être furieuse de ne pas venir à ce bal ? — Je le crois volontiers, la pauvre femme ! — Cette conversation vous est peut-être désagréable ? — Pourquoi donc ? pensez-vous, par hasard, que je sois amoureux de Camille ? — Elle meurt d’amour pour vous, chacun le sait et le dit. — Je ne puis l’empêcher d’avoir de l’inclination pour moi, mais cela me touche peu : elle est si jeune, si gauche, elle a si peu d’esprit et de grace. Un petit nombre de femmes, chère Flamminia, ont le bonheur de vous ressembler. — Cependant, sans la défense de son mari vous l’auriez accompagnée ce soir, ingrat que vous êtes ! — Vous êtes bien injuste, car la vérité est que j’avais déclaré à donna Camille que je vous avais promis mon bras pour ce soir. (À part.) Mentir avec les femmes, c’est leur rendre la monnaie de leur pièce. — … Ce rosolio ne vaut rien. — Ce qu’on prend au théâtre est rarement bon… Voulez-vous que nous retournions dans la salle du bal ? — Non, j’aime mieux faire un tour dans le salon de la Redoute. — Pour jouer, peut-être ? — Vous avez deviné ; je suis masquée, et je profiterai de l’occasion pour risquer quelques sequins. — La joueuse ! je ne suis pas surpris qu’elle ait ruiné son mari. — Vous ne venez pas avec moi ? — Je ne veux pas jouer. Je vais retourner un moment au bal. — Convenons donc que nous nous retrouverons ici.

Dans ce moment Flamminia et le lieutenant rencontrent Filucca qui sort du bal. Filucca raconte que sa goutte le fait souffrir, que, pour se distraire, il a hasardé quelques sequins, et qu’il vient d’en gagner vingt.

— Je me suis retiré avec ce petit bénéfice. — Qui a gagné, dites-vous ? reprend Flamminia. — Moi, belle dame. — À merveille ; confiez-moi donc vos vingt sequins. — Qu’en voulez-vous faire ? voudriez-vous les garder ? — Non, non ; mais donnez toujours. — Filucca donne les vingt sequins. — À présent, dites-moi ce que vous voulez en faire — Je veux les jouer pour votre compte.

Vers la fin du bal, le lieutenant et Raymond le poète se retrouvent de nouveau avec Filucca. Filucca s’adresse à Raymond :

— Sortez-vous du jeu ? — Oui. — Auriez-vous rencontré donna Flamminia ? — Oui ; la pauvre dame a une mauvaise veine. — Hélas ! mes pauvres sequins ! — Elle est venue me cajoler, me priant de risquer pour elle un écu sur le tapis ; je m’en suis fort gracieusement dispensé.

Flamminia a tout perdu, et la fête tire à sa fin ; elle rentre échevelée, et s’adressant au lieutenant : — Partons, lui dit-elle, j’ai tout perdu ; je ne veux pas rester un moment de plus à cette maudite fête. — Le lieutenant, occupé de rattraper le portrait qu’on vient de lui enlever, lui répond brusquement : Raymond vous accompagnera, laissez-moi. — Je suis désolé, dit Raymond, mais je ne le puis. (À part.) Je ne veux pas payer la voiture.

En vérité, les folies des masques et des personnages populaires de la comédie dell’ arte sont autrement divertissantes que ces froides platitudes ; encore une fois, ces mœurs basses révoltent, et, avec la meilleure volonté du monde, on ne peut s’en amuser.

Nota, comme tous les esprits froids et timides, s’est presque constamment placé à la suite d’un autre. Il imite indifféremment Goldoni, Molière ou Colin d’Harleville ; mais il imite en dénaturant. Il ôte à Colin d’Harleville sa finesse et sa bonhomie, à Goldoni son feu, à Molière sa verve comique, et quand il a refondu péniblement les meilleurs ouvrages de ces divers auteurs, il les jette dans son moule uniforme, d’où ils sortent contrefaits et méconnaissables. Croirait-on, par exemple, que l’avocat piémontais ait eu l’incroyable prétention de refaire le Malade imaginaire de Molière ? C’est là surtout que se trahit la faiblesse de son procédé habituel. Que fait-il en effet ? Il remplace le vieil Argant, si naturellement et si plaisamment entêté dans ses appréhensions, par un jeune homme sentimental, qui écoute avec la même confiance et la même tranquillité que le crédule vieillard de Molière les burlesques consultations de ses médecins. Comment l’auteur italien n’a-t-il pas senti que l’âge seul pouvait justifier cette faiblesse et cette crédulité ? Comment n’a-t-il pas compris combien ce caractère de jeune homme qui a peur d’aimer, parce qu’il a peur de mourir, est contre nature ? La jeunesse va droit devant elle ; elle n’a ni vains ménagemens, ni ridicules terreurs. L’homme qui, dans la fleur de l’âge, consulterait son baromètre pour savoir s’il doit sortir du lit, et son médecin pour savoir s’il doit aimer, et qui écouterait de sang-froid les burlesques et interminables consultations de messieurs Chrysalide et Castoreum, loin d’être un malade imaginaire, serait bien réellement malade.

Alphonse, le malade d’Alberto Nota, est entouré d’intrigans comme l’Argant de Molière ; mais ces intrigans sont encore de l’espèce la plus vile. C’est une Aspasie, sœur du malade, qui ne songe qu’à escroquer son frère en détail ou à détourner sa fortune, et qui, dans ce but, donne aux médecins qu’il consulte force doublons d’Espagne pour qu’ils le déclarent très malade ; c’est M. Raymond, parasite et vil flatteur, qui, de son côté, exploite Aspasie, dont il convoite la main, et qui, voyant les espérances qu’il fondait sur sa fortune s’évanouir, reprend soigneusement les présens qu’il avait faits, et s’échappe en disant grossièrement : — Moi, épouser une femme maussade et qui n’a pas de dot ! je ne suis pas si bête. — Sont-ce donc là réellement les mœurs de la société italienne ? Nous ne le croyons pas ; tant de bassesse et de cupidité nous semble impossible ; nous aimons mieux supposer que l’auteur, pour exciter l’intérêt, s’est cru obligé de charger, et cependant Alberto Nota passe, avant tout, pour un écrivain sage, et ses pièces ont obtenu cette sorte de succès d’estime qu’on accorde à des portraits fidèles.

Ces remarques, s’appliquent aux autres pièces de Nota, à la Fiera, au Philosophe célibataire, à la Donna ambitiosa, etc., etc. Ce sont toujours les mêmes mœurs communes, les mêmes situations vulgaires, le même style élégant, froid, tout d’une venue. Ses drames de la Marquise de Ganges, de Laure et Pétrarque, n’ont d’autre mérite que celui d’une exécution patiente. Dans ces pièces ternes, inanimées, la vérité historique est outrageusement violée, sans profit pour l’art, ni pour l’intérêt. Nota, par exemple, fait partager à Laure l’ardent amour de Pétrarque, et nous assistons à des querelles de ménage entre elle et son mari, querelles dont l’effet, assez étrange, est de la rendre prude et intraitable. Cela tient au système de Nota, grossier dans le choix des détails, et néanmoins tendant toujours au but moral.

Le poète piémontais a fait école ; mais ses imitateurs, à force de viser au sérieux et au soutenu, comme ils disent, en sont venus à proscrire le rire de la comédie, — le rire, selon eux, ne convenant guère qu’à la farce, — et sont tombés dans le drame larmoyant de La Chaussée ou dans le drame moral de Sedaine. Les gens de talent, dégoûtés de ce genre bâtard, et manquant d’ailleurs de toute la liberté nécessaire au poète comique, au lieu de batailler avec la censure, ont mieux aimé renoncer à la peinture des mœurs et des ridicules contemporains, et se sont rejetés sur le drame historique et la tragédie, que plusieurs d’entre eux ont entrepris de pousser dans des voies nouvelles. Lorsque Alfieri tenait le sceptre de la tragédie, on put croire que tous les poètes de l’Italie allaient se précipiter à sa suite dans une aveugle imitation, comme ils firent au temps de Pétrarque. Ce mouvement dans les esprits eut lieu en effet, mais il fut de courte durée ; Monti et Pindemonte sortirent seuls avec honneur de la foule de ces imitateurs. Manzoni, Pellico et Niccolini, qui vinrent immédiatement après eux, s’écartèrent sagement du sentier battu. Chacun de ces poètes a son genre de mérite et son caractère propre. Pellico, l’auteur d’Esther, de Gismonda et de Francesca de Rimini, se distingue d’Alfieri plutôt par le fond que par la forme. Pellico est le poète des sentimens tendres, comme Alfieri est le poète de la colère, de la vengeance et des sentimens violens. On retrouve déjà dans l’Esther et la Francesca cet esprit de résignation humble et soumise qui éclate à chacune des pages du livre des Prisons ; sentiment de componction méritoire sans doute, mais dangereux et quelque peu dégradant, car, ainsi que l’humilité et la résignation chrétienne exagérées, il ne tend à rien moins qu’à annihiler la fierté humaine et l’indépendance de l’individu au profit de la tyrannie triomphante, en un mot, à justifier l’oppresseur aux dépens de l’opprimé. Niccolini est l’auteur de Jean de Procida, de Louis le Maure et de ce singulier drame de Nabucco, dans lequel il met en scène Napoléon sous le nom du personnage allégorique, héros de la pièce. Niccolini marque la transition de Pellico à Manzoni : la forme chez lui prend plus d’ampleur, et le détail plus d’importance ; la peinture des mœurs se substitue insensiblement à celle des caractères, et l’étude du costume et des usages à celle des passions. Manzoni, dès son début, montra plus de hardiesse encore. Il introduisit tout d’abord dans le drame national les développemens qui distinguent le drame anglais et allemand, et l’homme de génie qui plus tard, dans son roman des Promessi sposi, rappela Walter Scott, moins la fécondité et l’humour, se plaça glorieusement, comme écrivain dramatique, à la suite de Shakespeare et de Schiller. Manzoni peut être regardé comme le chef poétique de cette école lombarde qui, en littérature, s’est mise, dans tous les genres, à la tête des novateurs. Les Piémontais d’un côté, les Napolitains de l’autre, n’ont pas tardé à suivre cette impulsion, contre laquelle Florence lutte encore. Malheureusement Pellico et Manzoni se reposent. Le mysticisme a absorbé toutes leurs facultés, et, comme Racine, ils font pénitence de leurs chefs-d’œuvre. Une nouvelle génération de dramaturges les a remplacés. Marenco, l’auteur de Berenger, Brofferio, l’auteur de Vitige re dei Goti, Giacometto, le peintre de la Famiglia Lercari, ne sont guère que de médiocres continuateurs de l’école d’Alfieri.

Battaglia, Turotti et Giuseppe Revere ont conduit le drame dans des voies plus modernes. Imitateurs de Manzoni, ils ont transporté sur la scène le roman historique, et tous trois ont fait choix de sujets nationaux. Battaglia, l’auteur de Louise Strozzi, est le plus habile de ces écrivains. Il sait habilement concentrer l’intérêt sur un personnage, combiner les incidens du drame et ralentir ou précipiter l’action pour le plus grand plaisir du spectateur. Battaglia a essayé d’un compromis entre l’école classique et l’école romantique. Dans ce but, il a tenté d’approprier les formes anciennes, en leur donnant l’élasticité dont elles manquaient, aux incidens plus variés du drame moderne ; c’est le Casimir Delavigne de l’Italie. Giuseppe Revere, l’auteur de Lorenzino de Medicis, est l’ennemi déclaré de toute transaction de ce genre ; aussi a-t-il rassemblé tant de personnages dans son drame et donné une telle ampleur à chacune de ses scènes, que la représentation en serait matériellement impossible et durerait plus d’un jour. Il a voulu tout à la fois présenter un tableau complet de l’époque, comme un historien aurait pu le tenter, et faire une œuvre dramatique : il n’a réussi qu’à demi. L’amour de la patrie, la haine de la tyrannie, les sentimens religieux, la peur du diable, l’amour délicat et le libertinage se mêlent confusément dans ce drame, où l’auteur semble s’être imposé l’obligation de parler de tout et de ne rien oublier de ce qui se rapporte à ses personnages. M. Alfred de Musset, qui a traité le même sujet dans une vive esquisse où l’on retrouve tout l’imprévu et toute la délicatesse de son esprit, à la fois si fin et si énergique, est moins savant peut-être que M. Giuseppe Revere, mais il est bien autrement vrai et intéressant ; il est surtout bien autrement dramatique.

M. Turotti, le plus jeune des trois auteurs que nous venons de citer, est un débutant du plus grand espoir ; les critiques italiens, en s’occupant de son drame du Comte d’Anguissola, l’ont salué de ces louanges dithyrambiques dont ils sont malheureusement trop prodigues, et qu’ils devraient réserver pour ces combattans vieillis dans les triomphes, pour les Manzoni et les Pellico. Quoi qu’il en soit, le drame de M. Turotti est peut-être l’œuvre dramatique la plus importante de ces dernières années ; la contexture du drame est vive, quoique travaillée, l’intérêt est habilement gradué, et le coloris séduisant. Le sujet de ce drame est fort simple : Pierre-Louis Farnèse s’est rendu maître de Plaisance, et appesantit son joug sur la noblesse ; Giovani Anguissola, homme d’un caractère énergique et résolu, ourdit contre le tyran une conjuration que Ferrante Gonzague de Milan doit seconder. Tandis que l’Anguissola s’est rendu à Milan pour s’entendre avec ce prince, Farnèse fait saisir et emprisonner sa maîtresse, Teresa della Casa Bianca. L’Anguissola, de retour, ne songe plus qu’à se venger, et le 10 septembre 1547, il tue d’un coup de poignard Pierre-Louis Farnèse. Turotti a couvert, par la nouveauté des détails et le choix des ressorts qu’il a mis en usage, la nudité, et, s’il faut le dire, la vulgarité de ce sujet. C’est une œuvre toute de passion ; la soif du pouvoir, le désir de la vengeance, l’insolence de l’oppresseur, la noble colère de l’opprimé, et le double amour de la mère et de l’amante se partagent les scènes rapides et colorées de ce drame saisissant ; les Italiens en vantent le beau style : Il l’inguagio e sempre sostenuto, disent-ils. Nous l’aimerions mieux plus simple et plus naturel. Il est inutile de dire que, par le temps qui court, on ne joue pas un pareil ouvrage par-delà les Alpes ; c’est déjà surprenant qu’on en tolère l’impression.

Le napolitain de’ Virgiliis, que nous avons placé au nombre des poètes dramatiques modernes de l’Italie, se sépare essentiellement du groupe que nous avons fait connaître ; c’est un esprit original, mais confus. Sa grande Comédie du XIXe siècle, ouvrage de proportions colossales, rappelle à la fois le Faust de Goethe, le don Juan de Marana, de M. Dumas, et la Fiera de Buonarotti le jeune, cette pièce singulière qui a vingt-cinq actes et qu’on ne peut représenter qu’en cinq jours. Le ciel, la terre, les passions humaines, surnaturelles ou plutôt extra-naturelles, se confondent assez malheureusement dans l’œuvre de M. de’ Virgiliis ; c’est une de ces conceptions qui n’ont d’autre mérite que leur singularité, que le goût désavoue, que réprouve le sens commun.

Au-dessous de ces auteurs, qui, du moins, ont le mérite de l’originalité, se groupe l’armée des arrangeurs, qui traduisent nos mélodrames et nos vaudevilles, faisant souvent de deux pièces une seule, ou d’une seule pièce deux libretti, selon que l’étoffe prête plus ou moins. Ce sont nos théâtres du boulevart qu’ils mettent de préférence à contribution, et c’est aux pièces les plus insignifiantes, et par cela même plus faciles à mettre à portée de la foule, qu’ils s’attaquent d’ordinaire. Les tableaux de mœurs locales, fins de ton et d’un dessin délicat et naïf, seraient, pour l’ouvrier, trop mal aisés à reproduire, et pour le public trop difficiles à comprendre. Quelques-uns de ces faiseurs essaient bien de temps à autre de puiser dans leur propre fonds, et de faire du vaudeville et du mélodrame indigènes ; mais le succès a rarement couronné leurs efforts, et la plupart, trouvant que les profits ne couvraient pas les frais, ont mieux aimé suivre le troupeau des imitateurs. Felice Romani à Venise, Francesco Bon à Turin, ont seuls persisté. Felice Romani compose de grands mélodrames à la Pixéricourt, auxquels il donne quelques beaux titres, tels que le Solitaire des Asturies. Francesco Bon vise plus haut ; il fait du mélodrame passionné, et s’inspire du Joueur ou de la Tour de Nesle, ces mélodrames modèles. Son drame du Vagabond, représenté à Turin l’hiver dernier, a obtenu un de ces succès de vogue qui s’attachent passagèrement à ces sortes d’ouvrages.

Le vagabond a joui d’une honorable aisance, mais ses vices l’ont réduit à la plus extrême misère ; sa femme est épuisée par la maladie, et comme Ugolin dans la Tour de la Faim, il est entouré d’enfans qui lui crient : Père, j’ai faim ! Quoique vicieux, cet homme est trop fier pour mendier. Il aime mieux s’en prendre à Dieu et aux hommes de son infortune, et repousse par des imprécations et des blasphèmes les consolations de sa femme. Cette femme est l’image de la vertu, elle aime son mari, tout vicieux qu’il est, et conserve sur lui un reste d’empire. Elle sait que le malheureux hésite entre le crime et le suicide ; elle s’efforce de réveiller son courage, et de relever son ame abattue. Deux inconnus obsèdent le vagabond ; ils lui offrent à la fois le moyen de s’enrichir et l’occasion de se venger d’un ennemi puissant. Qu’il enlève la fille de cet ennemi, qu’il la leur livre, et une somme considérable sera sa récompense. L’honneur l’eût peut-être emporté sur la cupidité, l’honneur est trop faible contre le besoin de la vengeance et la cupidité réunis ; l’infortuné cède et donne un rendez-vous aux inconnus dans un endroit écarté. C’est de là qu’il doit partir avec eux pour les guider dans l’exécution du complot, car l’homme dont il veut se venger est son parent, et il sait comment on peut pénétrer dans sa maison. Un grand crime va être commis, mais la femme du coupable, cet ange gardien que le mélodrame ne manque jamais de donner à la vertu qui chancelle, a épié ses démarches, et dans une scène pathétique lui arrache d’abord l’aveu de son projet ; elle le conjure au nom de ses enfans de renoncer à cet infâme complot ; enfin, réveillant habilement la générosité naturelle de son époux, elle l’amène à ne se venger de son ennemi que par un bienfait. Cette scène, parfaitement conduite, et qui rappelle la grande scène de la prison dans la Tour de Nesle, a fait la fortune de la pièce. Le vagabond, ramené à la vertu, arrache la fille de l’homme qui l’a ruiné des mains de ses ravisseurs, la lui rend, et la fait épouser par ce grand seigneur qui a voulu lui ravir l’honneur. Le père, reconnaissant, se réconcilie avec son noble ennemi, et lui rend les biens qu’il lui avait enlevés. De cette façon, la vertu est récompensée, le crime puni, l’innocence protégée, et tout finit pour le mieux.

Il était naturel qu’un ouvrage si raisonnablement pathétique obtînt un grand succès, étant joué surtout par des acteurs chaleureux, qui se livrent corps et ame à leurs rôles. En Italie, ces acteurs, remplis sinon de talent, du moins de cette verve qui en tient lieu, de ce feu qui remplace l’étude, ne sont pas rares, et c’est habituellement sur les théâtres secondaires qu’on les rencontre. Gottardi, dans la pièce que nous venons d’analyser, enlevait, par sa manière impétueuse et quelque peu sauvage, les applaudissemens des spectateurs les plus froids ; la Bettini le secondait admirablement. Elle avait surtout un élan qui électrisait la salle entière et faisait verser des larmes à chacun des spectateurs, lorsque, dans la grande scène de la conversion, elle criait à son mari : Guardami, sono la madre de’ tuoi figli.

Ces acteurs singuliers, si misérables d’ordinaire et si vulgaires par instans, connaissent merveilleusement tous les moyens d’émouvoir. Ils savent se servir adroitement de leur grossièreté, de leur laideur, de leurs infirmités, souvent même d’un tic et d’un ridicule. Casaciello, à Naples, entrait en scène presque toujours ivre, ayant toutes les peines du monde à se tenir sur les jambes, et l’on n’imaginerait jamais tout le parti qu’il tirait de son ivresse, principalement dans les rôles bouffes un peu chargés. Il avait une manière unique de perdre son centre de gravité, soit en croisant les jambes lorsqu’il était assis, soit en trébuchant lorsqu’il était debout. En tombant, il se retenait à son voisin, ce voisin se rattrapait au plus proche, qui en saisissait un quatrième. Casaciello était énorme, sa chute entraînait nécessairement celle du chapelet tout entier, de sorte qu’en un instant tous les personnages en scène culbutaient comme des capucins de cartes, aux applaudissemens délirans du public. En temps de carnaval, ces cascades bouffonnes s’étendaient jusqu’à l’orchestre et menaçaient de gagner le parterre, où les garçons de café et les abbés se ruaient les uns sur les autres en hurlant de joie.

L’Italie a encore d’excellens acteurs bouffes, qui, en général, ont chacun leur spécialité. Il est tels acteurs qui ne jouent que les rôles de gondoliers ou de cochers boiteux, tels autres les rôles de bègues ou de borgnes, et cela parce qu’ils sont naturellement boiteux, bègues ou borgnes. Les Italiens s’amusent facilement d’une chose, et s’en amusent long-temps. La première fois que je passai à Venise, on jouait, sur l’un des petits théâtres du Rialto, une pièce dans laquelle des matelots de Trieste se battaient entre eux. (S’il y a quelque mauvais coup à faire, les Vénitiens en chargent volontiers ces voisins, dont ils sont jaloux.) L’un des matelots finissait par appliquer un si terrible coup de poing à son adversaire, qu’il lui faisait sortir l’œil de la tête. On appelait un chirurgien. C’était un gros homme, revêtu d’un habit galonné, qui arrivait en tenant un énorme sac d’outils, et qui, en tirant un bistouri prodigieux et d’immenses pinces, opérait silencieusement le blessé. Lorsque, après avoir bien tenaillé son homme, il se préparait à se retirer : — Ai-je perdu l’œil ? lui demandait le patient. — Non, lui répondait le chirurgien, car le voici dans ma main. — La parfaite tranquillité avec laquelle le gros homme débitait sa terrible réponse, le geste plaisant, dont il l’accompagnait, faisaient à la fois rire aux éclats et frémir les assistans. Trois ans après, je repassais à Venise ; je me rendis par curiosité à ce même théâtre : on y donnait la même pièce, le même homme jouait et faisait la même repartie, qu’accueillaient les mêmes éclats de rire et les mêmes frémissemens. Je sus plus tard que l’on avait donné cette comédie plus de cent fois chaque année, et que, grace à cette réponse du chirurgien, elle avait toujours attiré la foule. C’est sans doute à cette constance rare que les bouffons provinciaux et les quatre masques du théâtre doivent leur succès si prolongé. Elle a fait aussi la fortune du joyeux et sensé curé Arlotto, de Bertoldo et Bertoldino, son fils, ce paysan rusé et sententieux dont les Génois et les Milanais s’amusent, je crois, depuis le temps d’Alboin et du roi Didier ; du rustre florentin Arzigogolo, ce cousin de maître Patelin, qui accusé de vol, contrefait l’insensé d’après le conseil de son avocat et ne répond aux questions du juge que par un sifflement aigu. Celui-ci le renvoie absous. Vient l’avocat, qui réclame son salaire, et auquel le rusé paysan ne répond aussi que par le même sifflement. Les acteurs qui se sont emparés une fois des sympathies du public peuvent donc compter qu’il leur restera long-temps fidèle.

Aujourd’hui le meilleur acteur comique de l’Italie est sans contredit Gattinelli. Il tient le sceptre de la déclamation bouffonne, comme Moriani celui du chant. À Paris, nous ne pouvons manquer de faire connaissance avec Moriani, dont le talent depuis deux ans a atteint une rare perfection. Ses admirables fa sol la retentiront un jour sous les voûtes du Théâtre-Italien ; mais je doute fort que nous ayons jamais la visite de Gattinelli, et c’est un véritable malheur, car Gattinelli est le modèle le plus complet de l’acteur italien, qui, à la verve comique, à l’aptitude morale, doit joindre une grande souplesse physique. Faites un composé de Bouffé, de Frédéric Lemaître et de Mazurier, et vous aurez l’analogue de Gattinelli. Cet excellent acteur du théâtre Re, à Milan, égale, s’il ne le surpasse pas, le fameux Vestris, qui n’avait pas de rival en Italie dans les pièces bouffonnes, il y a vingt-cinq ans.

Ce ne sont donc pas les acteurs qui manquent aujourd’hui aux bons ouvrages, ce sont les bons ouvrages qui manquent aux acteurs, condamnés à représenter éternellement les froides esquisses de Nota, les banales moralités des poètes de son école, ou quelques drames dans lesquels la nature est trop souvent sacrifiée à de bruyans effets de scène. Goldoni et Alfieri, tout imparfaits qu’ils sont, n’ont pas été remplacés, et la plupart de leurs continuateurs ne s’élèvent guère au-dessus du médiocre. D’un autre côté, les romantiques qui marchent à la suite de Manzoni écrivent des romans dialogués que l’excès des développemens et la difficulté de la mise en scène empêcheraient de jamais représenter, quand même la censure ne les interdirait pas. Deux ou trois débutans, jeunes encore, donnent quelque espoir : mais quelle constance ne leur faudrait-il pas pour persévérer dans cette route ingrate, semée d’épines, qui leur promet à peine un peu de gloire ! La comédie est tombée plus bas encore que le drame. Il est vrai qu’avec le système politique actuel des gouvernans elle n’est guère possible ; Nota lui-même, persécuté un moment, caressé plus tard, n’écrit plus, et s’il a des imitateurs, on ne peut guère appeler comédies ces pièces niaisement honnêtes et trivialement morales, que hasardent de temps à autre sur le théâtre de leur petite ville quelques poetastri qui ont étudié le cœur humain dans leur grenier.

Nous avons déjà vu quels étaient les mœurs et les caractères reproduits par ces écrivains de bas étage qui, lorsqu’ils ont donné un but moral à leurs plates rapsodies, croient avoir fait de la comédie philosophique, et s’intitulent les Molières de l’Italie, comme si en pareille matière un but moral remplaçait jamais la verve et la gaieté. La haute comédie n’existe plus en Italie, et n’y a peut-être jamais existé que d’une manière incomplète. Le développement précoce que l’art dramatique prit au-delà des Alpes à une époque où dans le reste de l’Europe il n’était pas même à l’état d’enfance, promettait une maturité vigoureuse ; l’art cependant, stationnaire quelques instans, n’a pas tardé à décliner. Les Italiens nous avaient devancés, nous les avons surpassés. Je doute fort qu’ils reprennent jamais le dessus, qu’ils parviennent même à nous égaler. Il faudrait pour cela changer le caractère de la nation, tâche plus difficile que l’apparente mobilité des individus ne pourrait le faire soupçonner. En effet, les modifications apportées par l’étranger au caractère national des Italiens ne sont jamais durables. Espagnols, Allemands, Français, ont laissé dans les mœurs du peuple des traces de leur passage, aucun d’eux ne les a ni transformées ni modifiées sérieusement. L’Italien est encore aujourd’hui ce qu’il était du temps de Léon X et de Machiavel, tout à l’instinct et à la passion. Les individus se civilisent, le fonds de la nation garde ses mœurs quelque peu sauvages et ce tour d’esprit qui nous semble si grossier. Aujourd’hui comme il y a quarante ans lorsque l’invasion française les visitait, comme il y a cent ans lorsque Duclos et l’aimable Desbrosses les observaient, comme il y a trois siècles lorsque Montaigne arrêtait sur eux son attention curieuse, ces enfans de la nature se laissent aller au bien et au mal avec la même facilité ; ainsi qu’on l’a dit si judicieusement, ils ne font rien parce qu’on les regarde, ne s’abstiennent de rien parce qu’on les voit. C’est tout l’opposé des Français. Un tel peuple prête peu à la comédie de mœurs et de caractère, le ridicule pour lui n’étant pas une chose bien positive ni bien saisissable.

Une autre cause de décadence et d’infériorité pour la comédie, c’est la trop grande facilité du public, toujours prêt à se passionner, à se livrer à l’auteur et à s’assimiler au personnage. Lorsqu’un improvisateur napolitain a raconté aux gens du peuple qui l’entourent quelque tragique histoire qui finit mal, ses auditeurs s’éloignent de mauvaise humeur et battent leurs femmes en rentrant chez eux. Les gens du monde eux-mêmes pensent encore, en s’éveillant le lendemain, au dénouement fatal du drame de la veille. La foule qui fréquente les théâtres est donc par trop facile à satisfaire ; elle se contente de l’à peu près. Les poètes qui travaillent pour elle ne se croient pas obligés de faire de grands efforts ni de se livrer à de bien pénibles études, assurés qu’ils sont d’exciter la sympathie et de ne recueillir que des applaudissemens. Quelle bonne fortune pour un poète que ce public si bien préparé ! mais il faudrait que ce poète, au lieu d’exploiter en vue de sa fortune ces heureuses dispositions de ses auditeurs, cherchât à les mettre à profit pour sa gloire.

La constance du public italien, son naturel, poussé à l’excès, et cette espèce de parti pris de s’amuser de tout, expliquent le succès durable de la comédie populaire, de celle surtout qui s’attaque aux ridicules provinciaux, si aisément saisis par le peuple. Ce genre de comédie a seul peut-être encore de l’avenir ; perfectionnée et développée, la comédie populaire pourrait en effet s’élever à des résultats inattendus. Aujourd’hui elle ne sert guère que d’accompagnement burlesque aux drames assommans ou aux lourdes comédies nobles du théâtre moderne. Molière, que l’on querellait sur les bouffonneries de Scapin, répondait fort sagement : — J’ai vu le public quitter le Misanthrope pour Scaramouche ; j’ai chargé Scapin de le ramener. — Les Scapins d’aujourd’hui n’ont plus de pareils chefs-d’œuvre à faire valoir, mais eux-mêmes ne sont pas sans valeur personnelle. Maniée par un homme de génie et dirigée dans certaines voies que les Annelli, les Cesari, les Sografi n’ont fait qu’indiquer, cette comédie populaire, si vivace encore au-delà des Alpes, déterminerait sans nul doute une heureuse révolution dans l’art dramatique, et amènerait peut-être la résurrection de la vraie comédie italienne, morte si tôt après être née.


Frédéric Mercey.
  1. La Fontaine, la Mandragore.
  2. D’un uom… che s’ingegna
    Con questi van pensieri
    Fare il suo tristo temp più soave
    .

    (La Mandragola, prologo.)

  3. Giulio Cesari Cortèse, 1630 ; Gio-Batista Fagioli, Florentin ; Pasquale Cirillo, Napolitain.
  4. Le Convenienze teatrali, le Inconvenienze teatrali, par Simone Sografi,