Le Théâtre en France en 1853

Le Théâtre en France en 1853
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 5-26).
LE


THEATRE EN FRANCE


EN 1853.




L’école dramatique de la restauration est demeurée bien loin de ses promesses. C’est un fait acquis désormais à la discussion, et que nous n’essaierons pas de démontrer, car l’évidence a dessillé les yeux des plus incrédules. Tout le monde sait maintenant à quoi s’en tenir sur la résurrection de Shakspeare, annoncée par les hérauts de l’école nouvelle; et quand je dis résurrection, j’attribue aux néophytes et aux hiérophantes une modestie qui n’était ni dans leur caractère ni dans leur langage. Les esprits familiarisés avec leurs prétentions n’ont pas oublié qu’ils nous annonçaient un poète qui serait à Shakspeare ce que Napoléon est à Charlemagne. Cette formule ingénieuse, bien que présentée à la foule sous la forme interrogative, était acceptée comme une affirmation par tous les initiés, et c’est au nom de cette formule que nous devons estimer les œuvres poétiques accomplies en France depuis vingt ans. A Dieu ne plaise que j’entreprenne de rabaisser le mérite des tentatives qui ont signalé la première partie de cette période : il n’est permis qu’à l’ignorance de nier tout ce qu’il y avait à la fois de légitime et de hardi dans les projets de la génération nouvelle. Malheureusement les faits sont restés bien au-dessous des paroles. Nous attendons encore, et sans doute nous attendrons longtemps le poète prédestiné qui devait rattacher la France au siècle d’Elisabeth.

L’Angleterre n’était pas le seul pays dont les enseignemens fussent invoqués comme un moyen de régénération; l’illustre Florentin qui a fondé tout à la fois la langue et la poésie de l’Italie figurait près de Shakspeare dans l’arbre généalogique de la nouvelle école; chacun sait que l’école de la restauration aimait à se désigner sous ce dernier nom. L’Espagne et l’Allemagne n’étaient pas non plus oubliées, mais n’occupaient que des rameaux secondaires. Calderon et Lope de Vega, Goethe et Schiller étaient cités et appelés en témoignage, mais n’avaient que le rang de petits prophètes.

Nous pouvons aujourd’hui parler sans amertume et sans injustice, sans aveuglement et sans partialité, de cette époque déjà si loin de nous. A l’égard de ces tentatives, le dédain serait une preuve d’ineptie. Si nous comparons en effet les espérances qui animaient les poètes de cette période à l’anarchie intellectuelle du temps présent, la déférence est pour nous un devoir. C’était une période laborieuse, où l’amour de la gloire tenait plus de place que l’industrie : aujourd’hui l’industrie règne à peu près en souveraine; à peine quelques rares esprits essaient-ils encore de lutter au nom des idées préconisées sous la restauration comme les vrais principes de toute poésie. Ce qu’il m’importe de constater, c’est que la cause du drame, qui devait anéantir à jamais la tragédie et la comédie, est abandonnée par le public aussi bien que par les écrivains. Entendons-nous : je ne veux pas dire que l’alliance du rire et des larmes soit déclarée chimérique; je tiens seulement à rappeler que cette alliance n’est plus considérée comme nécessaire. Qu’il se rencontre aujourd’hui un homme capable de créer des types aussi profonds qu’Hamlet, aussi jeunes que Roméo, aussi émouvans que le roi Lear, et la foule ne manquera pas d’applaudir; mais dans l’opinion des lettrés, dans l’opinion de la multitude, Shakspeare n’exclut ni Corneille, ni Molière, ni Sophocle, ni Aristophane. Sur les débris du drame, improvisé pour le plaisir des yeux, infidèle aux promesses de la nouvelle école, puisqu’il ne s’adressait ni au cœur comme Roméo, ni à la pensée comme Hamlet, la tragédie et la comédie sont demeurées debout. Cependant ces deux formes de la pensée poétique n’ont pas échappé à l’action du temps. Si la tragédie et la comédie veulent garder la faveur publique, il faut qu’elles se résignent à tenter des voies nouvelles. Que le ridicule soit offert à nos yeux dans tout son éclat, que les vices et les infirmités de notre nature égaient la foule, rien de mieux; que la peinture des passions tire des larmes de ses yeux, rien de plus légitime. Toutefois il faut que la tragédie consente à nous montrer les plus illustres personnages de l’histoire sous un aspect plus familier que les poètes français du XVIIe siècle; il faut que, sans essayer un compromis impossible entre Sophocle et Shakspeare, elle se souvienne à la fois d’Antigone et de Cordelia, de Gertrude et de Clytemnestre. C’est à cette condition seulement qu’elle peut espérer de captiver l’attention et la sympathie de la foule. Si elle s’obstinait dans les traditions du siècle de Louis XIV, si elle continuait à refaire une Grèce, une Italie antiques à l’image de la France, elle tomberait bientôt dans l’oubli. La tragédie, pour vivre, pour durer, pour attendrir, pour émouvoir la foule, doit absolument aborder la vie familière; sinon elle servira tout au plus d’aliment aux discussions des lettrés.

Quant à la comédie, bien que proscrite par les novateurs comme une création incomplète et boiteuse, elle n’a jamais été menacée aussi sérieusement que la tragédie. Il y a dans l’esprit français une prédilection marquée pour la raillerie; Rabelais, La Fontaine et Molière sont assurés de garder leur popularité parmi nous, quelles que soient les doctrines vaincues ou triomphantes. Que les régénérateurs littéraires parlent au nom de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Angleterre, peu importe à la gloire de ces grands gausseurs : la raillerie est un élément de l’esprit national, et fût-il cent fois prouvé que la comédie est une création incomplète, la comédie ne périrait pas parmi nous. Ajoutons, pour être vrai, que !a comédie, comme la tragédie, doit tenir compte du temps où elle se produit, des auditeurs à qui elle s’adresse. Pour ma part, je n’hésite pas à mettre le Misanthrope au-dessus d’Athalie. S’il y a en effet, dans la tragédie écrite pour Saint-Cyr, des passages empreints d’une incomparable beauté, il est certain pourtant que cette œuvre savante n’offre qu’une image assez infidèle des faits racontés dans le Livre des Rois. Le Misanthrope garde encore aujourd’hui toute la fraîcheur, toute la jeunesse des premiers jours. C’est une peinture de la faiblesse humaine tracée d’une main habile et sûre, qui sans doute ne vieillira jamais. Toutefois je pense que, si Molière renaissait de nos jours, il sentirait le besoin de plier son génie aux exigences de notre temps; tout en poursuivant l’analyse des caractères, il comprendrait la nécessité de donner aux incidens un peu plus de vraisemblance, à l’action un peu plus de mouvement. Voué par sa nature même à l’étude des passions et des vices, il n’oublierait jamais la mission capitale du poète comique; mais il comprendrait que le dialogue le plus ingénieux, les tirades les plus éloquentes, les plus fines reparties ne suffisent pas à soutenir l’intérêt d’une comédie.

Les pensées que j’exprime aujourd’hui sont communes à tous les esprits qui suivent avec attention le développement littéraire de notre pays; je ne parle pas en mon nom, je parle au nom de tous les hommes désintéressés qui voient dans le passé un sujet d’étude et non un sujet d’imitation, qui jugent le présent sans amertume et se confient dans l’avenir sans aveuglement. Je me propose aujourd’hui d’examiner l’état du théâtre en France.

Pourquoi le drame est-il aujourd’hui tombé dans le discrédit? Pourquoi les promesses faites au nom de Shakspeare et de Schiller sont-elles accueillies avec indifférence, parfois même avec ironie? La raison n’est pas difficile à trouver. L’école dramatique de la restauration nous avait annoncé l’attendrissement et la terreur : que nous a-t-elle donné? Chacun le sait, et je n’ai pas besoin de le rappeler. Les yeux des enfans ont été pleinement satisfaits; quant au cœur des hommes, il est demeuré calme comme on devait s’y attendre. Les processions de moines défilant sur la scène le cierge à la main, le De Profundis chanté dans la coulisse, les caveaux d’Aix-la-Chapelle illuminés d’une clarté soudaine, une reine d’Angleterre offrant au bourreau la tête de son amant, la fille d’un pape projetant à son insu la mort de son fils pour venger un ridicule jeu de mots, — il y avait là sans doute de quoi effrayer les enfans et les nourrices. Les esprits familiarisés avec l’histoire ne pouvaient que sourire à cette tentative d’une imagination puérile. Shakspeare et Schiller, évoqués par la baguette magique d’un nouveau Merlin, écoutant les paroles placées dans la bouche de ces singuliers personnages, se seraient trouvés étrangement dépaysés; j’imagine même qu’ils n’auraient pas compris grand’chose aux applaudissemens prodigués par les amis du poète. Non pas que je songe à contester l’habileté empreinte dans tous ces enfantillages : il y a certainement un art consommé dans la combinaison des incidens, dans les occasions sans nombre offertes au talent du machiniste et du costumier; mais offrir un tel spectacle à des hommes déjà mûris par l’étude, à des femmes déjà éprouvées par les passions, c’est vraiment se moquer, et je ne m’étonne pas que la foule, un moment éblouie, ait bientôt désappris le chemin du théâtre. Il y avait entre les promesses et les faits accomplis une disparité trop frappante pour que l’auditoire ne témoignât pas son dépit. Le parterre et les loges n’étaient pas peuplés d’érudits : la multitude, étrangère à toutes les doctrines poétiques, ne demandait qu’à être émue; mais au lieu de l’émotion, le poète ne lui offrait que la surprise. Il ne faut donc pas gourmander la multitude et lui reprocher son apathie et son inintelligence, car elle a fait preuve en cette occasion d’un rare bon sens. Sans connaître ni l’Angleterre ni l’Allemagne, sans comparer les œuvres de l’école nouvelle au programme pompeux que ces œuvres devaient réaliser, elle s’est contentée de bâiller, et les esprits éclairés ne sauraient lui en vouloir. Son ennui n’était qu’un acte de justice, un arrêt sans appel.

Je comprends très bien la colère de l’école nouvelle, aujourd’hui délaissée; je comprends très bien qu’elle accuse de vieillesse et même de caducité les esprits rebelles qui enregistrent ses échecs comme des faits prévus depuis longtemps, et acceptent comme très légitime l’oubli où elle est tombée :. la colère n’est pas un argument; il ne suffit pas d’injurier ses adversaires pour les convaincre d’ineptie. Le sarcasme, excellent dans une péroraison, quand la victoire est déjà gagnée, n’est dans l’exorde qu’une pure imprudence, car il ne réussira jamais à captiver la bienveillance de l’auditoire. Les bons esprits ne s’émeuvent pas des attaques furibondes prodiguées à leur indifférence; ils ne pourraient s’en inquiéter sans renoncer au parti de la raison. Ils sont arrivés aux mêmes conclusions que la foule par une voie différente, mais non moins sûre. Ils n’ont pas invoqué comme elle la seule autorité du bon sens; préparés par des études laborieuses, ils ont pu appeler en témoignage l’histoire littéraire de l’Europe. L’histoire s’est trouvée d’accord avec le bon sens, c’est-à-dire que les lettrés ont ratifié l’arrêt prononcé par la foule.

L’école dramatique de la restauration peut s’indigner tout à son aise contre cet accord qu’elle n’avait pas prévu : elle ne réussira pas à le détruire. Ses plus fines railleries, ses plus ingénieux quolibets, viendront s’émousser contre l’évidence. Que signifie son indignation, sinon qu’elle s’avoue vaincue et que la défaite n’est pas de son goût? Si elle persévérait dans ses croyances, si elle n’était pas arrivée à douter d’elle-même, au lieu d’argumenter contre les esprits désintéressés qu’il lui plaît d’appeler ses ennemis, elle songerait à renouveler le combat, c’est-à-dire à réaliser son programme dans des œuvres nouvelles. Or elle s’abstient, donc elle se défie de ses propres espérances. Ce n’est pas moi qui blâmerai sa réserve et son inaction; je voudrais seulement qu’elle recueillît sans colère les fruits de sa prudence. Qu’elle ne tente pas une bataille nouvelle, je le conçois : le passé n’est qu’un présage trop certain de l’avenir qui l’attend; mais qu’elle demeure au moins silencieuse en même temps qu’inactive; qu’elle ne prenne pas en main la défense d’un passé condamné sans retour; qu’elle se résigne à l’oubli, au lieu de s’en affliger. Elle a cru que les jeux du bas-empire convenaient à notre génération et suffiraient pour l’occuper tout entière; elle s’est trompée : pourquoi ne pas l’avouer de bonne grâce? Espère-t-elle par sa colère désarmer la sévérité de ses juges? Il faut accepter sans réserve les faits accomplis dans l’ordre littéraire toutes les fois que ces faits ne blessent ni le bon sens, ni le goût, qui n’est que le bon sens agrandi, élevé par la réflexion, — ni l’érudition, qui prépare laborieusement les arrêts prononcés par le goût. Or ici le bon sens, le goût et l’érudition se réunissent pour déclarer puériles la plupart des œuvres dramatiques écrites depuis vingt ans. Ce qu’il y a d’ingénieux et d’élégant dans ces tentatives applaudies pendant quelques jours ne suffit pas à dissimuler l’intervalle qui sépare la promesse de la conception. Je ne dis pas que ces tentatives soient demeurées toutes sans profit. Si l’école dramatique de la restauration s’est adressée aux yeux plus souvent qu’au cœur, si elle a excité la curiosité plus souvent que l’attendrissement, il n’est pas permis de contester les services qu’elle a rendus au maniement de la langue. Elle a prouvé aux plus incrédules que le style le plus familier peut très bien se concilier avec le style le plus élevé, et comme si elle eût tenu à rendre l’enseignement complet, elle a placé la trivialité près de la familiarité, nous signalant ainsi le danger des plus saines doctrines poussées à l’excès. Un tel service, auquel la nouvelle école n’avait sans doute pas songé, mérite la reconnaissance de tous les bons esprits; ce n’est pas d’ailleurs le seul qu’elle ait rendu à notre littérature. En exagérant l’importance de la vérité historique et locale, elle a remis en honneur, à son insu, la vérité humaine et permanente, qui domine tous les lieux et tous les temps. C’est un second service aussi digne de reconnaissance que le premier.

Que l’école dramatique de la restauration ne s’afflige donc pas sans mesure et n’accuse pas d’ingratitude et d’ignorance la génération qu’elle a voulu charmer, et qui la déclare aujourd’hui, non pas impuissante ou inhabile, mais tout simplement infidèle à son programme. Elle tiendra sa place dans l’histoire, sinon par l’éclat et la pureté de ses œuvres, du moins par le mouvement qu’elle a suscité. C’est à elle en effet que nous devons l’étude des nations voisines, et j’oserai dire l’étude de la France elle-même. Pour contrôler ses affirmations, nous avons promené nos regards autour de nous et reporté notre attention sur les différens âges de notre langue. Pour savoir si la prose nouvelle rappelait avec plus d’ampleur et d’éclat la manière du XIIIe siècle, si le XVIIe siècle n’avait possédé la clarté qu’en sacrifiant la grâce, si le XVIIIe siècle n’avait jamais connu qu’une phrase écourtée, nous avons relu Montaigne, Pascal et Rousseau, et ce triple examen, loin de justifier les louanges que l’école nouvelle se décernait elle-même, a converti en certitude les doutes que nous avions conçus. La période souple et ondoyante de Montaigne ne se retrouve pas tout entière dans la prose de la nouvelle école. Le style sobre et contenu de Pascal ne fait pas trop mauvaise figure près des livres écrits depuis vingt ans. Quant au style de Rousseau, s’il n’est pas toujours exempt d’emphase, il a toujours du moins un accent de sincérité, et, pour ma part, je ne trouve pas la phrase de Rousseau trop écourtée. Nous pouvons donc nous montrer justes envers l’école dramatique de la restauration sans faire violence à nos instincts. Nous lui devons une leçon qu’elle ne prétendait pas nous donner : la pleine connaissance de nos richesses. Songerait-elle à nous reprocher une largesse qui ne lui a rien coûté?

La forme tragique est aujourd’hui discréditée, c’est un fait que je ne songe pas à contester. Cependant, quel que soit l’état de l’opinion, le bon sens ne perd pas ses droits, et je crois que le bon sens n’a pas condamné et ne peut pas condamner la forme tragique. Il est très vrai que les tragédies écrites depuis vingt ans ne sont guère que des calques plus ou moins ingénieux des tragédies écrites au XVIIe siècle, et l’opinion n’est pas précisément coupable en déclarant morte cette forme de la pensée dramatique. A quoi se réduit, en effet, le rajeunissement de la forme tragique, tel qu’il a été conçu de nos jours? Parlons sans amertume et sans indulgence. Nous avons vu tout à l’heure le drame, qui prétendait régénérer le théâtre, préférer à l’histoire l’anecdote et le pamphlet, préférer la splendeur du costume et de la décoration à l’étude des sentimens humains : la tragédie, il faut bien le dire, a suivi une méthode pareille. Les archéologues avaient signalé depuis longtemps l’intervalle qui sépare l’antiquité interprétée par le XVIIe siècle de l’antiquité vraie. La découverte était facile. Il suffisait de relire Sophocle et Euripide pour voir que Racine s’était trompé en nous présentant Oreste et Pyrrhus, Hermione et Andromaque. Ces quatre personnages, très vrais, si l’on veut se contenter de les étudier au point de vue purement humain, n’ont pas une couleur antique. Les poètes tragiques de nos jours ont emprunté les lumières de l’érudition pour donner à leurs œuvres un accent de vérité. L’intention était bonne, je me plais à le reconnaître, mais comment s’est réalisée cette intention? C’est là ce qu’il s’agit d’examiner. Le XVIIe siècle avait façonné la Grèce et l’Italie antiques à l’image de la cour de Louis XIV; Racine, qui avait le malheur de préférer Euripide à Sophocle, et il ne l’a que trop prouvé. Racine, qui avait appris par cœur le roman d’Héliodore, dessinait ses héroïnes d’après Mme de Montespan et Mme de La Vallière; mais il gardait du moins, dans ses aberrations les plus singulières, un respect profond pour la nature humaine. Les poètes de nos jours, qui ne savent guère distinguer Sophocle d’Euripide, qui ne vivent pas dans un commerce familier avec les lettres grecques, ont imaginé un moyen très puéril de renouveler la forme tragique : ils ont interrogé l’érudition sans se donner la peine de vérifier les conclusions auxquelles l’érudition était arrivée. Témoins des succès éphémères obtenus par le drame qui se disait historique, ils ont cru que l’archéologie suffisait à renouveler une forme que l’opinion avait condamnée : ils ont nommé par leur nom tous les vêtemens, toutes les agrafes, tous les détails de la chaussure; ils se sont réjouis de cette innovation, comme s’ils eussent découvert un continent nouveau. Si les esprits frivoles, qui sont malheureusement, qui seront toujours en trop grand nombre, ont accepté avec joie cette prétendue rénovation, la critique ne peut s’associer à cet aveuglement. La connaissance la plus complète de tous les détails du costume grec ou romain ne peut suffire à renouveler la forme tragique. Pour prétendre au titre de créateur, il faut quelque chose de plus. Je reconnais volontiers que le XVIIe siècle a travesti l’antiquité, c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée; je reconnais, sans me faire prier, que Pierre Corneille, malgré la fierté des sentimens qui l’animaient, n’a pas toujours respecté le texte des historiens dont il a emprunté le secours. Si l’on compare les pages de Tite-Live à la tragédie d’Horace, l’infidélité est flagrante; le poète normand, qui occupe dans l’histoire de notre littérature un rang si élevé, a négligé tout le côté religieux du sujet qu’il avait choisi. C’est une erreur très grave, et qui ne peut être passée sous silence; mais si Pierre Corneille a omis les suffètes, qui auraient donné à sa tragédie un caractère plus majestueux et plus grave, il s’est du moins associé à l’austérité des mœurs romaines par l’analyse des sentimens, et, placé sur ce terrain, il ne craint pas de rival.

Les poètes tragiques de nos jours ont suivi une méthode bien différente. Résolus en toute sincérité à dépasser Corneille et Racine, ils ont étudié l’histoire pendant quelques matinées; une fois nantis de cette cargaison rapidement acquise, ils se sont mis à l’œuvre; enivrés par leur érudition de fraîche date, ils ont tenu à montrer tout ce qu’ils savaient, et je dois reconnaître qu’ils ont fait preuve d’une excellente mémoire. Par malheur ils sont tombés dans un piège facile à prévoir; pour me servir d’une expression toute scolastique, ils ont sacrifié l’éternel au contingent, c’est-à-dire, et je redescends à la langue vulgaire, qu’ils ont mis la vérité historique et locale au-dessus de la vérité humaine. La puérilité que je reprochais tout à l’heure à l’école dramatique de la restauration s’est retrouvée tout entière dans les œuvres tragiques de nos jours. Au lieu des anecdotes du moyen âge, nous avons eu les anecdotes de l’antiquité; au lieu des ogives et des bahuts, nous avons eu la toge et la prétexte; la date seule des personnages était changée, la puérilité demeurait la même. Je ne voudrais pas laisser croire que je ne comprends pas ce qu’il y avait de sincère et de sérieux dans cette tentative : c’était une réaction contre le travestissement de l’antiquité. L’intention était à coup sûr excellente, et je m’y associe de tout cœur; seulement cette intention n’a pas été menée à bonne fin, par une raison très simple : c’est que les novateurs se sont mis en route sachant où ils voulaient aller, n’oubliant qu’une chose, le chemin par lequel ils devaient passer. Ils ont voulu, et je les en remercie, rendre à l’antiquité la physionomie qui lui appartient; mais ils ont négligé une condition élémentaire, une condition qui domine toutes les œuvres de la pensée, — la nature humaine. Ils ont cru que le costume grec et romain suffisait pour constituer la vérité sous la forme tragique : la méprise est grossière, mais facile à concevoir, car ce n’est à tout prendre que la répétition de la méprise que nous avons constatée tout à l’heure en parlant du drame. Pour la juger, il suffit de rappeler les vers attribués à Solon : c’est le sacrifice de l’être au paraître. La tragédie en effet, jalouse peut-être des applaudissemens que la foule prodiguait au drame moderne, qui se disait fils de Shakspeare et de Schiller, s’est mise à son tour à cultiver la vérité historique et locale; elle a cru que ces deux élémens résumaient la vérité tout entière : erreur trop facile à concevoir, mais que la raison ne saurait amnistier. La tragédie est devenue, à son insu, aussi puérile que le drame moderne. Elle a mis, comme les disciples infidèles de Shakspeare et de Schiller, le machiniste et le costumier bien au-dessus de cette banalité qui s’appelle la nature humaine. Nous avions vu se promener sur la scène des cuirasses et des hauberts qui réjouissaient les yeux des antiquaires; nous avons vu la poussière des planches balayée par des toges : qu’y a-t-il de changé? C’est toujours le distique de Solon,

Je ne crois pas que la tragédie soit une forme condamnée sans retour; mais la rénovation tentée de nos jours ne saurait être acceptée comme un rajeunissement. L’antiquité, comme le moyen âge, peut être interprétée de deux manières : les esprits frivoles s’attachent dans la vie antique au costume et à la décoration. Aussi arrive-t-il à la tragédie renouvelée ce qui est arrivé au drame moderne : la foule, qui applaudit les chapiteaux doriques, comme elle avait applaudi les ogives, s’étonne, en quittant le théâtre, de n’emporter aucun souvenir. Elle se demande ce qu’elle a entendu, et, ne trouvant dans sa mémoire aucun sentiment élevé, aucune idée généreuse, elle recueille avec déférence l’avis des esprits éclairés. Elle s’aperçoit qu’elle a été trompée, elle comprend que les héros affublés de la toge romaine ne sont ni plus vrais ni plus vivans que tous les héros bardés de fer qui lui avaient été présentés comme l’image fidèle du moyen âge; elle s’éloigne avec dépit et oublie le chemin du théâtre. Il y a certainement beaucoup d’esprit et d’érudition dans la rénovation dont je parle ; seulement je crois que cet esprit est mal dépensé et que cette érudition est gaspillée. Qu’il s’agisse de l’antiquité ou du moyen âge, de l’ogive ou du chapiteau corinthien, la décoration ne sera jamais qu’une partie accessoire de l’art dramatique; que les passions s’agitent sous la pierre d’une cathédrale ou sous le marbre d’un temple païen, les passions seront toujours l’éternel, l’inévitable aliment de la poésie. Or les poètes tragiques de notre temps me paraissent avoir méconnu cette condition élémentaire. Qu’ils ne se plaignent pas, car leurs plaintes ne seraient pas écoutées; ils recueillent le fruit de la semence qu’ils ont livrée à la terre. La foule ne connaît pas le passé et n’aura jamais des loisirs suffisans pour l’étudier, mais elle possède dans sa conscience une pierre de touche dont le témoignage ne peut être contesté par personne. Lettrée ou illettrée, elle a souffert, elle a pleuré, elle connaît la haine et l’amour, et toutes les fois qu’on lui offre des personnages taillés sur un modèle imaginaire, elle s’étonne à bon droit. Étrangère à toutes les poétiques, sans tenir compte du costume ou de la décoration, dès qu’elle ne retrouve pas dans les acteurs les sentimens qui lui sont familiers, elle condamne la pièce récitée devant elle.

La comédie jouit aujourd’hui d’une plus grande faveur que le drame et la tragédie; c’est maintenant la forme la plus populaire de la poésie dramatique. L’Honneur et l’Argent, Philiberte, sont des ouvrages dont le succès éclatant doit être pris en considération, car il serait difficile d’admettre que le public tout entier se fût trompé en applaudissant MM. Ponsard et Augier. Il y a dans chacune de ces comédies plus d’une page très digne d’éloges. Malheureusement l’œuvre de M. Ponsard n’est pas vivante, et l’œuvre de M. Augier appartient plutôt à la fantaisie qu’à la réalité. A proprement parler, je ne vois dans l’Honneur et l’Argent qu’une argumentation dialoguée. Plus d’une fois, je le reconnais volontiers, l’auteur s’est élevé jusqu’à des mouvemens d’une véritable éloquence; il a trouvé, pour flétrir la corruption, la bassesse, la lâcheté, des accens d’une poignante vérité, et l’auditoire a eu raison de battre des mains; mais il n’en est pas moins vrai que George et Rodolphe sont deux argumens et non deux personnages. Aussitôt que la crédulité, qui s’appelle George, et la raison, qui s’appelle Rodolphe, ont expliqué le caractère qui leur appartient, le spectateur devine sans peine toute la fable qui va se dérouler sous ses yeux, ou plutôt il devine toutes les idées, tous les sentimens qui vont se produire dans une langue tantôt enrichie d’images très vraies, tantôt terne et décolorée. Le premier acte est plutôt un programme qu’une exposition, tant est pauvre la part laissée à l’incertitude, à la curiosité. Laure et Lucile ne sont guère plus animées que George et Rodolphe. Lucile, qui parle souvent à sa sœur comme Dorine à Marianne, ne réussit pourtant pas à prendre les proportions d’un personnage. M. Mercier, le père des deux jeunes filles, est d’une banalité qui ne soutient pas la discussion. Depuis trente ans, ce type de bourgeois naïvement égoïste a défrayé tous les théâtres de boulevards. Quant aux créanciers numérotés que l’auteur n’a pas même pris la peine de baptiser, ils paraissent et disparaissent à point nommé pour les besoins de la thèse, et si quelque chose m’étonne, c’est que le poète n’ait pas terminé sa comédie comme Planude termine ses fables. Je m’attendais à voir Rodolphe venir au dénoûment nous dire : « Cette comédie prouve qu’il faut toujours préférer l’honneur à l’argent. » Je n’ai pas à relever les hyperboles entassées par une amitié trop complaisante. Chacun sait aujourd’hui que M. Ponsard, tout en imitant parfois avec bonheur la période poétique de Molière, n’a pas fait une comédie, mais un plaidoyer. Or Tartufe et le Misanthrope, l’Ecole des femmes et les Femmes savantes, sont conçus et composés d’après une tout autre méthode. Si Orgon et Clitandre, Alceste et Philinte, Arnolphe et Horace, Armande et Chrysalde, aiment à discourir, ils parlent comme des créatures mêlées à la vie commune, et ne procèdent jamais par syllogismes. C’est ce que M. Ponsard paraît avoir oublié. Il a cru ressusciter Molière en lui empruntant les formes de son langage, et n’a omis qu’un seul point, assez important, selon moi, l’invention poétique. Aussi son œuvre, dont plusieurs passages ont été très justement applaudis, n’est qu’une œuvre inanimée, et ne prendra pas rang dans l’histoire de la comédie. En présence de l’engouement public, nous avons gardé le silence; nous n’avons pas voulu troubler la joie du poète. Aujourd’hui le jour de la justice est venu; nos paroles, qui auraient semblé trop sévères il y a quelques mois, ne sont maintenant que l’écho de l’opinion générale. Si l’auteur de l’Honneur et l’Argent était assez imprudent, assez malavisé pour écrire une seconde comédie sans changer le moule de sa pensée, il saurait bientôt à quoi s’en tenir sur la portée réelle de ce premier succès.

Si la fable imaginée par M. Augier n’est pas précisément nouvelle, si elle rappelle tour à tour Florian et Marivaux, il faut avouer que l’auteur a su donner une sorte de jeunesse à des personnages connus depuis longtemps. Il a dépensé beaucoup d’esprit pour dire en vers souvent très bien tournés ce que nous avons déjà entendu mainte et mainte fois. Je rends pleine justice au talent vif et pimpant qu’il nous a montré dans Philiberte, mais la sympathie même que son talent m’inspire m’oblige à lui dire qu’il a complètement négligé le côté sérieux du sujet qu’il avait choisi. L’analyse du cœur tient trop peu de place dans sa comédie; n’était l’éclat, le charme du langage, on croirait assister à la représentation d’un proverbe de Carmontelle. Je veux bien saluer comme de vieilles connaissances le duc et le chevalier, je consens de grand cœur à leur serrer la main; pourquoi Philiberte a-t-elle déçu mes espérances ? Le spirituel babil de sa sœur ne m’empêche pas de remarquer combien l’auteur est demeuré loin de ce qu’il nous avait promis. J’attendais une étude tout à la fois délicate et profonde; comment pourrais-je me contenter d’une esquisse tracée à la hâte? La comédie de M. Augier, qui se passe à peu près tout entière dans le royaume de la fantaisie, qui ne peint ni les mœurs d’aujourd’hui, ni les mœurs d’aucune époque déterminée, soulève d’ailleurs une autre objection : le style manque absolument d’unité. Jamais l’auteur n’avait révélé aussi pleinement les qualités et les défauts de son esprit. Après avoir parlé le langage de la plus tendre élégie, il revient tout à coup à la vie familière par l’expression la plus crue. Ce mépris constant pour les nuances et les transitions étonne quelques esprits sans les charmer, mais blesse tous les hommes de goût; cette perpétuelle opposition des images les plus poétiques et des termes les plus vulgaires n’est pas plus acceptable que les tons criards dans un tableau. Vouloir associer la langue de la Jeune Captive et la langue de Macette sera toujours un dessein chimérique, un dessein condamné par le bon sens. J’aime à croire que M. Augier comprendra le danger de cette folle tentative, s’efforcera d’atteindre à l’unité de style, qu’il a trop négligée jusqu’ici, et abandonnera le champ de la fantaisie pure pour l’étude et la peinture de son temps. La comédie vit tout à la fois d’observation et de fantaisie; sacrifier l’une à l’autre, c’est méconnaître la moitié de sa mission. C’est pourquoi Philiberte n’est, à tout prendre, qu’une très ingénieuse espièglerie.

L’auteur de Claudie, enhardi par les applaudissemens, poursuit la tâche qu’il s’est proposée, la réhabilitation de la simplicité au théâtre. Le Pressoir, son dernier ouvrage, n’a pas été moins heureux que le Mariage de Victorine et François le Champi. Confié à des interprètes très habiles et parfaitement disciplinés, il a réuni de nombreux suffrages. J’espère pourtant que l’auteur ne se laissera pas abuser par le succès, et comprendra que cette veine est maintenant épuisée. Signé d’un nom inconnu, le Pressoir n’aurait certainement pas rencontré une si vive sympathie. Le talent incontestable qui recommande plusieurs scènes de cette comédie n’aurait pas suffi pour déguiser l’absence complète de mouvement. Les personnages sont vrais, je le veux bien, mais ils n’agissent pas, et le théâtre ne peut se passer d’action. Pierre Bienvenu, Valentin, Noël Plantier, sont des figures dessinées avec finesse; mais, pour les rendre intéressantes, il fallait imaginer une fable rapide et vivante, et c’est ce que l’auteur a cru pouvoir négliger. Se fiant à ses forces, se fiant surtout à la popularité qui environne son nom et qui accueille ses moindres ébauches, il s’est contenté d’écrire un dialogue tantôt naïf, tantôt spirituel, et n’a pas pris la peine de construire une œuvre dont les diverses parties ne pussent être déplacées. Le public s’est montré plus qu’indulgent. Cependant je ne conseille pas à l’auteur de renouveler l’épreuve, car il pourrait se trouver fort désappointé. Une rapide analyse démontrera, je l’espère, la justesse de mon sentiment.

Maître Bienvenu et maître Valentin sont rivaux de gloire et de talent dans un petit village du Berry. Maître Bienvenu, menuisier, est chargé par la commune de la construction d’un pressoir. Maître Valentin charpentier, voit avec jalousie, avec colère, lui échapper une tâche qui lui revenait de droit. Cependant le jour de l’inauguration approche. et maître Bienvenu n’achèverait pas son pressoir, si maître Valentin ne venait à son aide avec son fils. Reine, filleule de maître Bienvenu, aimée du fils de son parrain, se sent entraînée par une passion irrésistible vers le fils de maître Valentin. Voilà toute la donnée. Rien au monde ne serait plus facile que de dénouer la difficulté, si Reine consentait à parler; mais elle craint d’affliger Pierre, le fils de son parrain, et se prête avec une étrange docilité à tous les mensonges imaginés pour abuser ce pauvre garçon. Suzanne Bienvenu, dont je n’ai pas encore parlé, doit épouser Noël Plantier. Comme Pierre et Valentin se sont juré une éternelle amitié, comme ils se sont engagés par serment à ne jamais laisser une femme prévaloir sur leur mutuelle affection, comme Pierre ne pourrait accepter sans désespoir la préférence accordée à son ami, la famille de l’amant dédaigné invente une ruse digne de Berquin et laisse croire à Pierre que Reine est éprise de Noël Plantier. Ce stratagème, plus ingénu qu’ingénieux, ne peut tarder à se découvrir, et c’est en effet ce qui arrive. Pierre, en apprenant qu’il est supplanté dans le cœur de Reine par Valentin, devient furieux et veut le tuer. Trop généreux pour persévérer dans ses projets de vengeance et pourtant exaspéré par le désespoir, il s’enivre afin de réduire à néant les bons sentimens qui arrêtent son bras. Il va frapper Valentin et l’étendre à ses pieds d’un coup de hache, lorsque son ami le désarme par une allocution dont je ne veux pas contester l’éloquence, mais qui étonne à bon droit dans la bouche d’un paysan. Et quand je parle d’étonnement, je n’entends pas discuter la nature même des sentimens exprimés par Valentin, mais la forme qu’il leur donne. Le langage qu’il a tenu pendant toute la pièce ne nous a pas préparés à cette explosion de rhétorique. Après une lutte de générosité qui rappelle Damon et Pythias, Valentin épouse Reine, et Pierre comprend, sans que nous sachions comment, qu’il n’est pas digne d’elle; Noël Plantier épouse Suzanne, et maître Valentin consent à vivre en bonne intelligence avec son rival maître Bienvenu.

A quoi se réduit l’action? Je serais vraiment fort embarrassé de le dire. Elle est d’une simplicité tellement enfantine, qu’elle échappe à toute définition. Le dénoûment est prévu dès la première scène, et la curiosité n’a pas le temps de s’éveiller. Que Reine parle, et la comédie à peine commencée finit brusquement. Pourquoi Reine ne parle-t-elle pas? C’est ce que l’auteur a négligé de nous expliquer, ou du moins ce qu’il indique trop vaguement. Elle craint d’affliger son parrain, à la bonne heure; mais elle connaît l’amitié mutuelle de Pierre et de Valentin, et ne peut espérer que son secret demeure éternellement caché. Cependant elle laisse croire qu’elle aime Noël Plantier. A parler franchement, cette pauvre Reine joue un rôle par trop passif. Elle ne vit pas, elle se prête, comme une poupée, à tous les caprices des personnages qui l’entourent. Douce et bonne, elle pousse la douceur et la bonté jusqu’à la nullité. La vertu ainsi comprise n’est pas moins dangereuse que le vice. Suzanne Bienvenu, qui n’est plus une jeune fille, qui devrait deviner le péril, partage l’aveuglement de Valentin et s’associe, comme un enfant, au complot formé pour abuser Pierre. Quant à Noël Plantier, c’est le seul dont la conduite soit facile à justifier. Crédule et vain, comme tous les coqs de village, je comprends très bien qu’il accepte sans hésitation le rôle qui lui est donné par Suzanne et par Valentin, qu’il se croie aimé de Reine, tout en respectant le serment qu’il a fait à Suzanne. Il y a dans l’expression de sa vanité plusieurs traits que le public a justement applaudis. La réception du pressoir par maître Valentin, expert nommé par le bailli, n’est qu’un enfantillage digne tout au plus de l’Opéra-Comique. De pareilles plaisanteries ne sauraient se passer d’orchestre. C’est le cas de se rappeler le mot de Beaumarchais : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être récité vaut encore la peine d’être chanté. » Je m’étonne qu’un esprit aussi fin, aussi délicat que l’auteur de Claudie, ait pu commettre une pareille méprise. Maître Valentin, avide, intéressé, naïf jusqu’à la crudité dans l’expression de son avarice, me paraît dessiné d’après nature. Malheureusement il ne prend pas une part assez vive à l’action, si toutefois il y a une action. Tous les personnages de cette comédie font la navette; cette locution vulgaire est la seule qui puisse rendre ma pensée : aussi je ne crains pas de l’employer. Quand la toile tombe pour ne plus se relever, la comédie est finie depuis si longtemps, qu’on se demande pourquoi elle ne continue pas, car il n’y a pas de raison pour qu’elle s’arrête. Après avoir marché au hasard pendant deux heures, sans prévoyance, sans dessein déterminé, elle pourrait poursuivre longtemps encore cette route aventureuse. L’indécision et le silence de Reine, la complaisance de Suzanne, la crédulité de Noël Plantier, l’abnégation de Valentin, l’aveuglement de Pierre, fourniraient sans peine la matière de trois actes nouveaux.

Comment donc expliquer le succès du Pressoir, contre lequel je ne veux pas protester? Par une raison très simple, par le charme et la vérité des détails. Le public, justement fatigué des sentimens exagérés qui ont envahi la scène depuis vingt ans, s’est montré plein de bon vouloir pour les sentimens vrais que l’auteur a placés dans la bouche de ses personnages. Cependant je peux affirmer que, malgré sa bienveillance, qui ne s’est pas démentie un seul instant, il s’est plus d’une fois étonné de l’immobilité des personnages, ou, pour parler plus nettement, de leurs mouvemens sans but, ce qui est la même chose dans l’ordre poétique : s’agiter n’est pas marcher. L’abnégation héroïque de Valentin a contenté les amis du beau langage être approuvée par le bon sens : la majorité de l’auditoire eût souhaité un peu plus de simplicité dans la grandeur. Pour ma part, je m’associe au sentiment de la majorité.

Le Pressoir rappelle tout à la fois Claudie et le Champi; mais, à mon avis, il vaut moins que ces deux ouvrages. Inférieur au Champi dans sa partie naïve, il n’a pas l’austérité de Claudie. Ce n’est pas un progrès, quoi que puissent dire les flatteurs, qui ne manquent jamais à la célébrité. Si, au lieu de m’en tenir à Claudie et au Champi, j’évoquais le souvenir de la Mare-au-Diable, je serais forcé d’être encore plus sévère. L’auteur de cet admirable récit nous a donné le droit de le juger sans indulgence, et c’est lui témoigner une sympathie sincère que d’user de ce droit sans réserve et sans restriction. Eh bien! vingt pages de la Mare-au-Diable valent mieux que le Pressoir tout entier : à moins de fermer les yeux à l’évidence, il faut le reconnaître. Je ne pense pas que les facultés de l’auteur soient affaiblies par un excès de production, je ne lui dirai pas ce que disait Gil Blas à l’archevêque de Grenade, car ce serait parler contre ma pensée; mais je crois tout simplement qu’il se laisse égarer par la louange, et qu’il ne prend pas la peine de réfléchir. Spirituel, ingénieux, éloquent, il abuse des dons qu’il a reçus et se confie à l’improvisation. Or l’improvisation, qui ne suffit pas toujours au récit, ne suffit jamais à la poésie dramatique. Le défaut d’enchaînement, qui se pardonne quelquefois dans une narration, ne peut se pardonner dans une comédie. Il faut que toutes les scènes aient une place nécessaire. Si elles peuvent être dérangées impunément, fussent-elles cent fois vraies, elles ne produiront qu’un effet incomplet. Vous aurez beau me montrer des personnages dessinés d’après nature : s’ils agissent au hasard, si leur conduite n’est pas réglée par une pensée prévoyante, ou s’ils ne sont pas entraînés par une passion énergique, ils ne réussiront pas à m’intéresser. J’applaudirai votre talent tout en proclamant l’insuffisance de votre œuvre.

J’avais conseillé à l’auteur de Claudie d’étudier Sedaine, et tout en affirmant que Sedaine échappe à l’étude, il a écrit le Mariage de Victorine. Aujourd’hui je crains qu’il n’associe à l’étude très salutaire de Sedaine l’étude très dangereuse de Diderot. Si le Philosophe sans le savoir renferme des leçons excellentes, des leçons dont peuvent profiter les écrivains les plus habiles, le Père de Famille est loin de mériter le même éloge. Diderot, malgré l’élévation de sa pensée, sera toujours un modèle périlleux; il a trop d’emphase, trop de goût pour la déclamation. Or, j’ai regret à le dire, il y a dans le Pressoir plus d’une scène qui rappelle le ton du Père de Famille. Quand Pierre et Valentin vont se battre au bâton ou au compas, et que Pierre parle de leur titre de compagnon comme d’un titre de noblesse, il est impossible de ne pas songer aux phrases ampoulées du Père de Famille, J’espère que l’auteur du Pressoir comprendra la supériorité de Sedaine sur Diderot dans le domaine dramatique, et ne confondra plus l’emphase avec la vraie grandeur : un talent aussi élevé que le sien ne doit pas trébucher deux fois. Quant aux sujets qu’il pourra choisir, la critique n’a pas de conseils à lui donner; le champ de l’imagination est infini. Toutefois il serait temps pour lui de renoncer à la peinture de la vie champêtre, et d’aborder franchement la vie à laquelle nous sommes mêlés. Les paysans madrés, les coquettes de village, n’excitent plus aujourd’hui qu’un intérêt assez tiède. Il serait digne d’un esprit aussi hardi d’attaquer les vices et les ridicules au cœur même de la ville. Quel que soit d’ailleurs le parti auquel il s’arrête, ce que le bon sens commande, ce que le goût exige, c’est la prévoyance. Concevoir et composer avant de se mettre à l’œuvre, c’est à ces termes élémentaires que se réduit toute poétique. L’auteur du Pressoir sait où il veut aller, mais ne prend pas la peine de prévoir le chemin par lequel il passera. Aussi plus d’une fois sa marche capricieuse a lassé la patience de l’auditoire. Avec moins de talent, il pourrait mieux faire, et qu’on ne prenne pas cette parole pour un paradoxe, car je n’exprime qu’une vérité vulgaire. Il y a dans le Pressoir autant de talent gaspillé que de talent utilement employé. C’est ce que les géomètres appellent une force perdue.

Revenons maintenant sur les trois formes de la poésie dramatique, et voyons à quelles conditions chacune de ces trois formes pourrait contenter tout à la fois le goût de la foule et le goût plus délicat des hommes voués à l’étude. Et d’abord, étant donné la cause du discrédit dans lequel est tombé le drame, il n’est pas difficile de deviner comment il pourrait retrouver la popularité dont il a joui pendant quelques années. En effet, depuis vingt ans, le drame ne s’est guère proposé que le côté anecdotique de l’histoire; quant à l’histoire proprement dite, il ne l’a presque jamais abordée. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il rappelle si peu Shakspeare et Schiller. Je ne dis pas que l’étude approfondie de l’histoire suffise pour régénérer le drame, car il y aura toujours entre la science et l’invention un intervalle immense, que le génie seul peut combler; mais si la science ne suscite pas le génie, elle offre du moins à l’imagination une nourriture salutaire, et renouvelle ses forces. Je ne crois pas que le drame doive se proposer la reproduction littérale et complète de la réalité; cette prétention, annoncée hautement sous la restauration et soutenue par quelques œuvres ingénieuses, est une des hérésies les plus déplorables qui puissent se produire dans le domaine de l’art. Les disciples de l’école historique auront beau faire et beau dire : inventer et copier ne seront jamais synonymes. La connaissance complète d’une époque déterminée n’équivaudra jamais au pouvoir de la ressusciter : c’est une vérité évidente par elle-même; mais pour interpréter la réalité, pour la transformer sans la dénaturer, pour l’élever, pour l’agrandir, il faut la connaître. Or l’école dramatique de la restauration a presque toujours négligé cette condition. La plupart du temps elle n’emprunte à l’histoire que des noms, et sous ces noms elle produit des personnages que l’histoire n’a pas connus, dont le type ne se retrouve pas dans le passé. Que les poètes ignorent ou dédaignent les faits accomplis, peu importe; ce qu’il y a de certain, c’est que les drames représentés depuis vingt ans, sauf de très rares exceptions, n’offrent pas même une image infidèle du passé.

Or je pense que les poètes rendraient leur tâche plus facile en suivant la méthode conseillée par le bon sens, et qui ne saurait déplaire qu’à la paresse. Vouloir tout deviner, c’est se condamner à l’impuissance, car les génies les plus pénétrans, lors même qu’ils paraissent deviner, ne font qu’établir un rapport inattendu, mais légitime, entre des faits qu’ils connaissent depuis longtemps; leur sagacité ne va pas au-delà, et c’est déjà une part assez belle. La méthode suivie par l’école dramatique de la restauration contredit manifestement la raison. Au lieu de considérer la réalité comme le seul point de départ que l’intelligence humaine puisse avouer, elle proclame la souveraineté absolue de l’imagination. J’ai dit assez clairement ce que je pense du génie et de ses droits; je n’ai pas à y revenir. Dussent les poètes m’accuser de sacrilège, je pense que l’imagination peut ressusciter l’histoire, mais non la créer. L’oubli où sont ensevelies aujourd’hui tant d’œuvres applaudies d’abord avec fracas n’a pas à mes yeux d’autre origine que cette méprise. Que signifie en effet la méthode pratiquée par l’école dramatique de la restauration, sinon l’espérance de substituer la création à la résurrection? Quel jour a-t-elle prouvé son respect pour l’histoire, qu’elle invoquait pourtant à tout propos? Parfois, il est vrai, il lui arrivait de feuilleter les récits du moyen âge ou de la renaissance; mais son courage se lassait bien vite. Aussi qu’arrivait-il ? N’ayant amassé en quelques semaines qu’une érudition confuse, elle n’en pouvait tirer parti. Si elle connaissait les noms des hommes et des choses, elle ignorait les choses et les hommes. Gênée par cette demi-science, elle s’en débarrassait pour marcher plus librement à la conquête de l’idéal. Or ce qu’elle nommait l’idéal, c’était tout simplement le caprice. Je n’ai pas à expliquer en quoi l’idéal diffère du caprice; si je l’essayais, le lecteur m’accuserait à bon droit de le traiter comme un enfant. La réalité historique une fois connue dans ses moindres détails et comprise dans son ensemble, car le second point est aussi important que le premier, l’imagination pouvait tenter de la ranimer, de lui donner une seconde vie. Le fait, soumis à l’épreuve de la réflexion, conduisait à l’idée, et l’idée, en passant du domaine de la conscience dans le domaine de l’art, change de nom et devient l’idéal poétique. C’est pour avoir méconnu cette loi suprême, cette nécessité impérieuse, que l’école dramatique de la restauration est aujourd’hui condamnée à subir l’indifférence. Elle n’a pas voulu tenir compte des procédés constans de l’intelligence, et s’est attribué le droit d’inventer sans avoir réuni les élémens de l’invention. Une tentative aussi insensée, aussi arrogante n’allait pas à moins qu’à changer la nature humaine, et l’échec n’était pas difficile à prévoir. Si la mémoire en effet diffère profondément de l’imagination, l’imagination n’est jamais féconde quand la mémoire est déserte. Si cette affirmation n’était pas acceptée avec empressement par tous les bons esprits en raison même de l’évidence attachée à chacun de ses termes, j’invoquerais l’histoire entière de la pensée humaine; je montrerais tous les poètes dramatiques préparés à l’invention par l’étude de l’histoire, par les voyages, par la pratique de la vie, c’est-à-dire prenant possession de la réalité avant d’essayer de la transformer, de l’idéaliser. A cet égard, les témoignages sont si nombreux, que j’aurais l’embarras du choix.

Les poètes, une fois résignés à l’étude de l’histoire, auront fait un grand pas vers la vérité. Cependant leur tâche préliminaire ne finit pas là. Avant d’aborder la poésie proprement dite, il leur faut accepter une épreuve nouvelle : je veux parler de la réflexion. Le souvenir des faits ne suffit pas; l’histoire sans le secours de la philosophie n’offre à l’imagination qu’un thème obscur. C’est à la philosophie qu’il appartient de dégager l’idée représentée par le fait. Je sais que les poètes dédaignent généralement la philosophie aussi bien que l’histoire, qu’ils voient dans la réflexion comme dans la mémoire des béquilles utiles tout au plus aux petits esprits, et cependant je ne crois pas abuser de l’évidence en insistant sur l’importance de la réflexion; car il est hors de doute que la vérité humaine a manqué à l’école dramatique de la restauration aussi bien que la réalité historique. Les passions ne se devinent pas plus que les faits : pour les peindre, il faut les avoir senties ou contemplées; il faut avoir soumis à l’analyse, c’est-à-dire à la réflexion, ses souffrances personnelles ou les souffrances d’autrui. Les poètes de notre temps, lors même qu’ils nous annoncent la peinture de la vie moderne, repoussent avec un égal dédain la philosophie et l’histoire. Ils croiraient déroger en étudiant le passé; le deviner, à la bonne heure ! c’est une besogne à leur taille, une entreprise digne de leur génie. Méditer sur les faits accomplis, sur l’origine et le développement des passions, fi donc! pour qui les prenez-vous? Sans doute pour des hommes ordinaires, obligés d’ouvrir les yeux pour saisir la forme et la couleur des choses : de telles conditions ne sont pas faites pour les intelligences privilégiées! Écoutez-les parler entre eux, lorsqu’ils ne redoutent pas les oreilles indiscrètes; recueillez ce qu’ils pensent d’eux-mêmes ; ils savent dès qu’ils veulent savoir, ils voient sans regarder, ils devinent le passé, ils devinent la nature humaine, ils dominent l’histoire et la philosophie, et ne descendent jamais jusqu’à les interroger. Tant que les poètes n’auront pas consenti à reconnaître les droits de l’histoire et de la philosophie, le drame n’offrira qu’un spectacle puéril; tant que l’histoire et la philosophie ne viendront pas en aide à l’imagination, elle ne produira que des œuvres éphémères. La foule aussi bien que les esprits studieux demande aux poètes dramatiques la peinture de la nature humaine; elle fait volontiers bon marché des temps et des lieux, mais elle veut à tout prix voir et entendre des hommes. Pour la contenter, les poètes ne peuvent donc se dispenser d’étudier au moins la conscience, s’ils ne veulent pas étudier le passé. Cependant je crois qu’ils agiraient plus sagement encore en consultant tour à tour l’histoire et la philosophie, car ils réussiraient ainsi à produire des œuvres tout à la fois vraies et variées. S’ils ne veulent pas survivre à leur renommée, ils n’ont pas d’autre méthode à suivre. C’est la plus laborieuse, mais la plus sûre.

La tragédie ne peut plus garder aujourd’hui la forme consacrée parle XVIIe siècle. Il faut absolument qu’elle aborde la vie familière de l’antiquité. Si elle persistait dans le ton solennel, les efforts les plus généreux, l’habileté la plus profonde, ne la sauveraient pas de l’indifférence. En abordant la vie familière, elle ne fera d’ailleurs que se montrer fidèle à son origine, car les œuvres tragiques représentées devant le peuple d’Athènes ne ressemblent guère aux œuvres tragiques applaudies par la cour de Louis XIV. Ce n’est pas que je conseille aux poètes de nos jours d’imiter servilement la Grèce. En suivant une telle voie, ils seraient assurés de ne jamais rencontrer la popularité; ils pourraient tout au plus intéresser quelques esprits studieux : or toutes les formes de la poésie dramatique doivent s’adresser à la foule. Qu’ils demandent donc à l’antiquité des inspirations, mais qu’ils n’essaient jamais de copier les modèles qu’elle nous a laissés. M. Leconte de Liste (que j’ai chicané injustement sur les knémides de Pâris, puisque l’expression employée par Homère comme adjectif possède aussi une valeur substantive), M. Leconte de Liste, qui comprend si bien l’antiquité, pourrait, je crois, s’essayer dans la tragédie. S’il consentait à ne pas mêler ses sentimens individuels aux sentimens qui doivent animer les personnages, il obtiendrait l’attention et la sympathie de toutes les âmes délicates, et la foule n’assisterait pas sans émotion au développement d’une action, tout à la fois simple et pathétique, dont la Grèce aurait fourni tous les élémens. Pour tenter la tragédie, pour dédaigner les railleries qu’on lui prodigue chaque jour, il faut une certaine trempe d’intelligence que je crois reconnaître dans Hélène et dans Niobé.

La Grèce n’est pas d’ailleurs la source unique où doive puiser la tragédie. La Bible n’est pas une source moins riche et moins féconde que les poèmes homériques. Si les chœurs d’Esther, d’Athalie, réunissent tous les suffrages par l’élégance du langage et l’élévation des sentimens, on peut sans impiété discuter la fidélité des tableaux présentés par le poète. Il serait imprudent sans doute de reprendre les sujets traités par Racine; mais il n’y a ni témérité ni présomption à s’engager dans la voie ouverte par lui sans suivre ses traces. Quoique Racine, en effet, pour écrire Esther et Athalie, se soit nourri de l’Ancien Testament, quoiqu’il ait dérobé tantôt au Livre des Rois, tantôt aux prophètes plus d’une expression hardie, plus d’un ton inattendu, ces deux admirables tragédies sont un peu trop françaises. Un poète qui choisirait dans la Bible un sujet tragique pourrait se montrer plus vrai, je ne dis pas dans le domaine des sentimens humains, mais dans le domaine historique Ce dernier genre de vérité, dont Racine se souciait peu, n’est pas d’ailleurs la seule nouveauté que devrait se proposer un poète de nos jours. Si la vie familière trouve une grande place dans la poésie grecque, elle ne tient pas une place moins importante dans l’Ancien Testament. C’est pourquoi je pense que la tragédie biblique offrirait un puissant intérêt, si le poète acceptait franchement les conditions que je viens d’énoncer.

La vieille Italie se prêterait aussi docilement que la Grèce et la Judée au renouvellement de la forme tragique. J’admire aussi vivement que personne Horace et Cinna, Sertorius et Nicomède; je pense pourtant que les poètes de nos jours pourraient interroger Tite-Live et Tacite sans manquer de respect pour le génie de Corneille. L’histoire du peuple romain est aujourd’hui mieux étudiée, mieux comprise qu’au XVIIe siècle. Nous attachons plus d’importance aux traits qui lui appartiennent en propre, et nous ne cherchons pas dans la vieille Italie l’image de la France. Nous tenons compte de tous les élémens dont se compose la vie d’une nation, depuis l’industrie jusqu’à la religion. Si les poètes s’adressaient aujourd’hui à la patrie de Brutus et de Néron, ils seraient forcés d’être nouveaux sous peine de n’être pas écoutés, et quand je dis nouveaux, je n’ai pas besoin d’expliquer la portée de ma pensée : le respect de l’histoire serait une véritable nouveauté au théâtre.

Il y a pour la tragédie ainsi conçue, ainsi renouvelée, un écueil facile à prévoir. Il est à craindre que la Grèce, la Judée, l’Italie, mieux étudiées, mieux comprises, ne détournent les poètes tragiques de l’analyse et de la peinture des sentimens humains. C’est un danger sans doute, mais il ne faut pas l’exagérer. L’histoire sans la philosophie n’est qu’un passe-temps puéril, et j’aime à croire que les poètes qui auraient pris la peine de sonder l’antiquité n’oublieraient pas d’interroger leur conscience avant de se mettre à l’œuvre. L’écueil dont j’ai parlé ne serait vraiment périlleux que pour les esprits frivoles. Quant aux intelligences élevées, elles n’ont pas à s’en inquiéter, car elles ne cherchent dans l’histoire que l’expression des idées et des passions humaines. La couleur des faits n’est pas ce qui les séduit. Nous n’avons pas à redouter qu’elles oublient l’homme pour le costume ou l’ameublement. Le temps de ces badinages est aujourd’hui passé; l’archéologie cède le pas à la philosophie. La foule ne se contente pas du plaisir des yeux, elle demande des émotions et des enseignemens.

Quant à la comédie, il semble que nous n’ayons pas le droit de nous plaindre. Il n’y a pas une nation en Europe qui produise, bon an, mal an, une telle quantité d’ouvrages consacrés à la peinture des vices et des ridicules. Quittez la France, et vous trouverez en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Espagne, les plaisanteries applaudies sur nos théâtres de boulevard. L’Europe accueille avec empressement les moindres parcelles de l’esprit français. Serons-nous plus sévères que l’Europe? Nous reconnaissons volontiers tout ce qu’il y a d’ingénieux et d’égrillard dans ces improvisations de chaque jour; mais nous ne saurions les accepter comme des œuvres dignes d’une étude attentive. Nous avons la comédie de mœurs et la comédie de fantaisie; à côté des ridicules éphémères esquissés par un crayon habile, nous avons des boutades hardies qui relèvent du seul caprice, qui égaient les plus moroses pendant une soirée. Avons-nous la comédie de caractère, la seule qui mérite vraiment le nom de comédie, qui réunisse le plaisir à l’enseignement? Qui oserait le dire? L’esprit le plus bienveillant ne saurait accepter pour héritiers de Molière les écrivains qui ont pris aujourd’hui possession de la scène comique. On dit et on répète à satiété que la comédie de caractère est une forme vieillie, qu’il faut y renoncer sous peine de se condamner à d’éternelles imitations. Pour ma part, je suis loin de partager cet avis : je crois fermement qu’il est permis de revenir à la comédie de caractère sans copier le XVIIe siècle, sans copier Plaute et Térence, que Molière n’avait pas négligés. Sans doute les types ne sont pas innombrables: mais ils se renouvellent et se rajeunissent. Les vices et les ridicules que Molière semble avoir épuisés ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils étaient sous Louis XIV. Si le fond est demeuré le même, l’apparence a changé. La comédie telle que la comprenait Aristophane est aujourd’hui impossible parmi nous pour des raisons que je n’ai pas besoin de déduire. La comédie de mœurs, attrayante et gaie, j’en conviens, représentée de nos jours par des œuvres ingénieuses dont je n’entends pas contester le mérite, n’offre pourtant qu’un intérêt secondaire. Il faut donc revenir à la comédie de caractère. Est-ce à dire que je conseille aux poètes de notre temps de calquer le Misanthrope et les Femmes savantes, et de réduire leur tâche à la reproduction servile des pensées enfantées par un génie puissant? Un tel conseil ne sortira jamais de ma bouche. Je recommande le procédé de Molière comme excellent, mais il me semble que le procédé une fois accepté, il y a diverses manières de l’appliquer. Tout en conservant à l’analyse des sentimens une place importante, il n’est pas défendu d’introduire dans le développement de la fable un peu plus de mouvement. Ce qu’il faut étudier, ce qu’il faut méditer sans relâche, c’est l’art profond qui a présidé à la création de ces œuvres savantes que le vulgaire croit écrites sans effort; là les moindres incidens relèvent de la nature même des personnages, tandis que, dans les comédies qui se multiplient sous nos yeux, nous voyons presque toujours le caractère des personnages sacrifié au désir de prodiguer, de varier les incidens. La méthode inaugurée au XVIIe siècle est d’une pratique plus difficile que la méthode inaugurée de nos jours; mais le but qu’elle se propose est bien autrement élevé que le but rêvé par les écrivains de notre temps. La comédie de caractère part de la réalité pour s’élever jusqu’à la vérité, jusqu’à l’expression idéale des vices et des ridicules; la comédie de mœurs ne cherche et ne voit rien au-delà de la réalité. Or, dans la comédie comme dans la tragédie, comme dans le drame, l’imitation n’est qu’un moyen, et rien de plus; c’est ce que Molière, Corneille et Shakspeare ont compris, ce qu’ils ont affirmé, ce qu’ils ont démontré dans toutes leurs œuvres. Dans l’École des Femmes comme dans Cinna, comme dans Hamlet, l’idéal domine la réalité.

Vérité vulgaire, me dira-t-on, vérité inutile à rappeler! pourquoi donc cette vérité si vulgaire est-elle méconnue aujourd’hui par la plupart des écrivains? Ils croient avoir touché le but quand ils ont copié ce qu’ils voient. Il n’est donc pas hors de propos de reprendre en main la cause de l’idéal. La comédie, qui, pour les esprits inattentifs, semble circonscrite dans les limites de la vie réelle, n’offre pas à l’imagination un champ moins vaste que la tragédie et le drame, et je ne crois pas gaspiller mes paroles en développant de nouveau une idée déjà développée tant de fois. De toutes les formes de la pensée, la forme dramatique est aujourd’hui celle qui semble étudiée avec le plus d’ardeur; à ne consulter que le chiffre des pièces représentées chaque année, il ne serait pas permis d’en douter. Pour moi, je pense que la vérité se trouve dans l’affirmation contraire. L’industrie dramatique est une des plus florissantes de notre pays : l’art dramatique n’est pas cultivé avec autant de ferveur et de désintéressement que la poésie lyrique. Tant que l’idéal n’aura pas repris au théâtre le rang qui lui appartient, nous verrons l’art étouffé par l’industrie. C’est pourquoi je ne me lasse pas de proclamer l’insuffisance de l’imitation. Le paradoxe le plus ingénieux, le plus attrayant, ne vaut pas la plus vieille des vérités.


GUSTAVE PLANCHE.