Le Théâtre de M. Max Halbe

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 2 (p. 341-359).

Freie Liebe, — Eisgang, — Jugend, — Mutter Erde, — Die Heimathlosen, — Das tausendjahrige Reich, drames ; Der Amerikafahrer, farce ; Lebenswende, comédie ; Der Eroberer, tragédie ; Haus Rosenhagen, drame.

Dans les meilleures productions du théâtre allemand, il y a toujours eu, si l’on peut dire, une grande part de théorie, par conséquent de volonté et d’application. Les auteurs se méfient de la spontanéité, à moins qu’au contraire ils ne la recherchent : ce qui est une façon plus certaine de la détruire. Ils ont toujours professé le plus profond dédain pour les « règles », dans le sens qu’on donnait à ce terme, désobligeant à cause de sa pédanterie, au temps des « arts poétiques » et des « pratiques du théâtre » ; mais ils ont une confiance extrême dans les « dramaturgies » que de bons critiques établissent d’après les exemples de Shakspeare et de Calderon. Or, ces deux maîtres glorieux ont démontré, par leurs œuvres, qu’un dramaturge peut avoir un génie varié, qui s’étend du domaine de la fantaisie à celui de l’observation, qui passe de la fiction au réalisme sans le moindre souci d’école, et manie avec une égale aisance les formes les plus diverses du genre. C’est pour cela, j’imagine, que la diversité, qui chez ces maîtres était un don, devient pour leurs émules une espèce de loi, à peu près pareille à ce que fut notre règle des trois unités, en tout cas une sujétion qu’acceptent de parti pris, parfois avec de visibles efforts pour se prêter à ses exigences, des talens qui ne sont peut-être pas universels. Ainsi ont procédé, entre bien d’autres, M. Ad. Wilbrandt, qu’on a vu aborder la tragédie, le drame romantique, la comédie moderne, le drame fantaisiste ; M. Ernest de Wildenbruch, qui ajoute à ces variétés celle du drame national et brandebourgeois ; M. Sudermann, parti du réalisme presque méticuleux de l’Honneur pour aboutir à la tragédie hébraïque de Johannes, après avoir mélangé, dans sa trilogie des Morituri, des Goths, des êtres de fantaisie et des officiers prussiens ; M. Gerhardt Hauptmann, dont chaque pièce, ou presque, est une tentative nouvelle ; et M. Max Halbe, leur cadet, dont nous voudrions parcourir aujourd’hui l’œuvre déjà considérable. Cette diversité nous étonne un peu : car, en France, chaque auteur représente un « genre » plus circonscrit. Nous ne nous imaginons guère un vaudeville de Dumas fils, un drame romantique de Labiche, une tragédie en vers de Meilhac. En examinant les pièces de M. Max Halbe, nous verrons agir cette « loi de diversité » qui semble un des postulats de l’esthétique théâtrale allemande ; et nous reconnaîtrons peut-être qu’elle n’est point favorable à un auteur d’un talent déterminé, qui tombe au-dessous de lui-même dès qu’il sort de sa voie normale.


I


L’inégalité même de ces pièces suffirait à prouver que ce principe est ici de juste application. Sans doute, tous les auteurs sont « inégaux ». Ceux qui produisent beaucoup le sont avec abondance et allègrement ; ceux qui produisent peu le sont avec parcimonie et dans l’angoisse. Les plus consciencieux, les plus laborieux, les plus patiens n’évitent point cet écueil et ne parviennent point à livrer à la postérité un ensemble d’œuvres que l’admiration des descendans place sur le même plan. Ne fît-on dans sa vie que deux drames, deux livres ou deux sonnets, il y aurait encore des chances pour que l’un fût meilleur que l’autre. Mais, chez M. Max Halbe, cette « inégalité » atteint à des proportions d’autant plus étonnantes que la continuité de son effort donne l’impression d’un travailleur réfléchi et régulier. En dix années, il a publié neuf pièces. Dans le nombre, il en est deux, Jeunesse et Terre maternelle, qui sont de premier ordre ; les autres mélangent des scènes très belles à des scènes d’une évidente infériorité ; et j’avoue que le Conquérant, tragédie en prose, me paraît une simple erreur en cinq actes.

Si je commence par signaler cette erreur, ce n’est point pour la reprochera M. Max Halbe, car j’estime qu’on doit juger un auteur d’après ses meilleures œuvres, non d’après les pires : c’est parce qu’en constatant comment et à quel point il s’est trompé, nous trouverons plus facilement sa vraie nature, et les raisons mêmes qui devaient amener son succès dans un autre domaine.

J’imagine que le jeune auteur a une prédilection pour cette pièce, puisqu’il l’a dédiée à « sa chère femme Louise, » et qualifiée de ce titre pompeux de tragédie, qui éveille l’idée d’un grand effort, d’une haute ambition. Or, dès le début, on s’aperçoit qu’elle est « en l’air. » D’habitude, en effet, M. Max Halbe nous renseigne avec minutie sur les costumes, les allures, le physique, l’habitat de ses personnages. Dans la Débâcle (Eisgang), par exemple, il nous décrit un mobilier par le menu, jusqu’à nous dire à peu près ce qui subsiste sur la table encore servie d’un déjeuner frugal. Dans les Heimathlosen, nous pénétrons dans deux ou trois chambres de la pension Beaulieu, dont on nous énumère et décrit tous les meubles : même, une réplique adroite nous avise qu’aux soirées que donne la maîtresse de cette pension, une Française nommée Mme  Prunet, on sert tous les rafraîchissemens possibles, sans oublier l’absinthe, — comme l’auteur semble supposer que cela se passe dans le monde parisien. Dans Amour libre, on nous apprend que le héros, Winter, est de taille moyenne, blond, nerveux, qu’il a des yeux gris bleu, au regard aigu, qu’il porte une moustache et qu’il est soigneux de sa personne, tandis que son ami Binder, qui est grand, a le visage marqué de coups de rapière. Et dans Jeunesse, le pasteur Hoppe dégage par toute sa personne « un léger soupçon de dignité ecclésiastique, qui cependant ne dégénère pas en dignité pastorale. » Eh bien ! dans le Conquérant, plus trace de ces précautions. Les renseignemens qu’on nous donne tiennent en deux lignes : la scène se passe dans un château fort, près d’une grande ville maritime, au bord de la Méditerranée, pendant la première époque de la Renaissance. Quant aux personnages, ils ne sont définis que par leur état : Lorenzo, seigneur de Torrani, est « un condottiere, » qu’on nous laisse la facilité de nous figurer sous les traits d’un Borgia, d’un Malatesta ou d’un Castracani : Marianus est « médecin et astrologue, » Sintram est « un pirate, » Rodogine « une bohémienne. » Et l’action se noue, se développe et se résout sans qu’aucun de ces personnages ait pris corps. On voit Lorenzo revenir d’une expédition victorieuse, en ramenant Sintram prisonnier, et se préparer à repartir presque aussitôt pour une autre campagne. Il retrouve sa femme ; Agnès, qui l’accueille avec une tendresse passionnée, — tendresse que les approches de luge rendent inquiète, exigeante et jalouse. Elle a auprès d’elle une belle jeune fille, nommée Ninon, petite-fille de Marianus et fiancée à Matteo Battista, un jeune patricien de la ville même que Lorenzo se prépare à attaquer. Ninon est marquée par la fatalité : car son père a, par jalousie, empoisonné sa mère et a été pour ce crime condamné et exécuté. Elle aime peu son fiancé : romanesque, coquette, elle s’éprend du guerrier vainqueur qui ne résistera point à la tentation de cueillir en passant cette jolie fleur d’amour. Mais Agnès veille, avertie par Andréas, le frère même de Ninon : un vilain humaniste prêt à tous les rôles, parce qu’il a toutes les basses ambitions. La pauvre femme ne comprend pas que cette passionnette où Ninon met son âme compte à peine pour Lorenzo, tout à ses plans grandioses, qui « sent dans ses bras la force d’embrasser le monde, et dans sa poitrine mille germes qui aspirent à l’air et à la lumière. » En vain, Ninon chante au glorieux capitaine ses plus jolies romances en tachant de retarder d’un pauvre jour le départ imminent :

— J’entends battre ton cœur. Dis-moi, pour qui bat-il donc maintenant ?

— Pour toi !

— Pour moi seule ?

— À cette heure, oui !

— Mais autrement ?

— Ne cherche pas, Ninon, jouis du moment présent, comme moi !… La femme est pour moi une ivresse, une source pétillante de jeunesse qui me lave le cœur et les sens des fatras journaliers ! Sur votre sein, je cherche le renouveau, le rajeunissement jaillissant, le jeu si riche des couleurs de la joie… Dois-je arrêter anxieusement mon regard sur une seule nuance, fût-ce la plus belle, quand tout un arc-en-ciel bariolé s’étend sur le ciel de ma vie ? Les sens charmés, je veux aspirer en moi les rayons, réunir dans cette seule poitrine les mille couleurs changeantes, comme des messages de mondes étrangers, d’étoiles inconnues…

Ninon, simplement éprise, se résignerait à cette polygamie ; mais Agnès ne l’accepte pas. Elle veut humilier sa rivale, qui achève de l’exaspérer en étalant son orgueil d’être aimée. Agnès est un être de passion, que le crime n’arrête pas : elle fait empoisonner Ninon par la bohémienne Rodogine. Après quoi, Lorenzo mourra de la main de Battista, et tombera en disant à son meurtrier :

— Vous avez… détruit… un grand empire… Battista !…

L’empire n’existait que virtuellement, dans l’idée de celui qui eût été l’Empereur, dans des plans très vastes, sans doute, mais un peu confus. La vie ou la mort de Lorenzo nous intéresserait, s’il était un César Borgia, un Ludovic le More, si nous pouvions juger du vide que sa disparition a fait dans l’histoire. Mais ce n’est pas le cas. Il n’existe pour nous qu’en tant que héros d’un drame d’amour qui sort de la réalité, par conséquent ne nous émeut point. En cherchant bien, je crois distinguer l’intention de M. Halbe : il a voulu faire, peut-être, le drame abstrait de la jalousie conjugale relevé par la situation des personnages (comme toutes les histoires d’amour le sont dans la tragédie) et par le romantisme des décors. Peut-être aussi, sans voir si loin, a-t-il voulu exercer son imagination dans un temps plus favorable que le nôtre aux belles catastrophes. Quoi qu’il en soit, il n’a pas réussi, parce que ses personnages ne sont que des ombres.

Qu’on lise quelque autre pièce de M. Halbe après celle-ci : on comprendra tout de suite que, plus qu’aucun autre, il a besoin de la réalité. Elle est la condition première de son talent, et, soit qu’il en ait conscience, ou qu’il soit poussé par l’instinct, il s’y rattache par toutes ses qualités. C’est pour cela, sans doute, qu’il se plaît à multiplier les indications précises sur ses personnages, qu’il tache de les voir et de les montrer, qu’il les dessine et les décrit avec soin, en sorte que, même quand il ne réussit pas à leur insuffler la vie, — ce qui arrive, — il leur donne du moins les apparences de la vie. Une fois à la scène, habillés et grimés au mieux des acteurs qui les incarnent, ces personnages n’agissent peut-être pas toujours selon l’idée que nous nous faisons communément du drame. M. Max Halbe va répondre qu’ils agissent selon l’idée qu’il s’en fait, lui, Tailleur ; et sa réponse sera bonne. Cherchons en quoi soir idée diffère de la nôtre.

Nous, — j’entends la plupart des spectateurs, surtout les spectateurs naïfs, que l’esthétique du théâtre préoccupe peu, — nous concevons un drame comme une action, c’est-à-dire comme un conflit ou un enchaînement de faits qui a un commencement, des développemens et une fin, qui excite et soutient l’intérêt par les péripéties que le dénouement résout dans un sens heureux ou malheureux. Cette idée, qui est celle du « public » et que Francisque Sarcey a défendue pendant quarante ans, a été au contraire combattue avec énergie par les représentais des nouvelles écoles, en France aussi bien qu’en Allemagne, au Théâtre-Libre aussi bien qu’à la Freie Bühne : ils ont prétendu que la simple représentation de la vie suffit à l’art dramatique, sans que l’auteur ait besoin d’intervenir en fabriquant des intrigues factices, des péripéties illogiques, des dénouemens artificiels ; et quelques-uns des succès de leur répertoire ont paru leur donner gain de cause. Je n’ai point l’intention d’entrer dans ce débat, qui n’a peut-être pas l’importance qu’on lui a prêtée. : car la question n’est pas d’avoir raison dans la théorie, mais de produire des chefs-d’œuvre. Or, M. Max Halbe, qui a débuté dans les colonnes et, je crois, sur la scène de la Freie Bühne, s’est rattaché à la seconde de ces conceptions, — avec laquelle il a cependant rompu, peut-être sans le savoir, dans celles justement de ses pièces que nous regardons comme les meilleures. Mais les premières ne sont vraiment que des descriptions d’un petit groupe social. Amour libre, par exemple, bien que le titre paraisse promettre une thèse, nous montre simplement un couple irrégulier, qui n’est pas très heureux : Ernest Winter pourrait très bien épouser Louise Horn, dont il a fait sa compagne. S’il ne l’épouse pas, ce n’est pas pour épouser Alice Hagen, avec laquelle il flirte de temps en temps : c’est parce qu’il ne » veut pas se marier. L’institution du mariage lui fait horreur, parce qu’elle avait mal réussi à ses parens ; et il explique, ou plutôt il exprime cette horreur, par des exclamations, à son ami Binder qui essaye de le chapitrer.

BINDER. — Ernest, tu as des devoirs envers Louise… Tu dois l’épouser.

WINTER désespéré. — Mais je ne PEUX pas ! je ne PEUX pas !

BINDER. — Pourquoi donc ?

WINTER. — Je ne peux pas, simplement… Se marier ! Oh !… Effroyable !

Le couple s’en va donc cahin-caha à travers la vie, plutôt péniblement, sous l’œil affligé du bon Binder. De petits incidens surgissent, qui soulignent la position pénible de Louise, qui sont même fort désagréables à Winter. N’importe : il a son idée, il n’en démord pas. Et puis, il flirte avec Alice, qui se contenterait assez bien, semble-t-il, de la place de Louise, mais qui ne l’aura pas. À la fin, Mme Winter, la mère, reprend le thème du bon Binder. Elle réussit moins encore, ne pouvant pas invoquer son propre exemple. Cependant, comme la police vient s’informer si Louise est chez Winter en qualité de gouvernante, — à Berlin, paraît-il, la police a encore de ces curiosités-là, — le couple ira voyager…

La Débâcle (Eisgang) nous montre, au premier acte, la mort subite du chef de famille, un propriétaire du nom de Tolzlaff, qui souffrait d’insomnie et de troubles nerveux. Dans les actes suivans, Hugo et Grete, son fils et sa fille, se débattent contre les difficultés de leur situation, et contre les tentatives d’accaparement de leur oncle Leidigkeit, lequel leur a offert le concours de son expérience, médite de les marier et ne réussit guère qu’à leur attirer des difficultés nouvelles. A la fin, Hugo, découragé, meurt dans la débâcle des glaces que la rivière charrie chaque année aux approches du printemps. C’est la simple représentation d’un petit groupe social, dans l’exercice de son activité, en un moment où les circonstances lui sont défavorables : un fait divers, avec ses ramifications, mis en dialogue, et d’ailleurs, il faut le dire, en dialogue excellent ; ou, si l’on veut, une étude, un « carton » qui semble plutôt préparer des œuvres futures que constituer en soi une œuvre complète et vivante.

J’ignore l’impression que de telles pièces produisent à la représentation. A la lecture, elles démontrent bien clairement que les gens auxquels il n’arrive rien n’ont pas d’histoire. Ce n’est pas une raison parce qu’on est homme pour qu’on soit un personnage littéraire, de même qu’il ne suffit pas d’être député, ni même ministre, pour devenir un personnage historique. Il faut être porté par les événemens, qui seuls nous permettent de déployer nos caractères avec la force représentative, avec le relief dont l’art a besoin.

Ces événemens, — est-ce autre chose, après tout, que l’action ? — M. Halbe les cherche quelquefois sans les trouver tout à fait. C’est ce qui lui est arrivé récemment dans le Millenium (das Tausendährige Reich), qui aurait pu être excellente, qui promet de l’être au premier acte, qui le redevient par momens dans les actes suivans, mais qui dévie trop souvent dans une certaine incohérence.

La scène se passe à l’époque révolutionnaire de 1848, dans un village. Le forgeron Drews est une façon d’illuminé, à qui la lecture de l’Apocalypse a tourné la tête, qui prêche la fin du monde imminente et les sévérités prochaines du Jugement dernier à des « compagnons » exaltés et bornés comme lui. Il est marié. Il a une fille, Hélène. Et il est persuadé que sa femme l’a trompé avec le seigneur du village, le père défunt du jeune baron Fritz de Biberstein, qui courtise Hélène en cachette. Ces données sont présentées avec beaucoup d’art, dans deux scènes très fortes entre Drews, le pasteur du village, et Mme Drews. La situation est vraiment saisissante. Quel tragique conflit, que celui de cette femme innocente qui s’est débattue pendant toute sa vie contre un soupçon qu’elle ne peut écarter, et de cet homme que l’orgueil sectaire a envahi, qui se considère comme un prophète et un justicier, qui mélange dans les ténèbres de son être bouleversé la rancune, la jalousie, la haine, avec une espèce de foi féroce et malfaisante ! Comme on sent bien, dès qu’il nous est connu, qu’un tel conflit, étouffé pendant des années sous le train-train des habitudes, doit éclater une fois, selon la logique des choses ! Comme on se demande avec angoisse de quelle secousse de la destinée il jaillira ! Comme on est prêt à s’intéresser à ces deux êtres dont l’un, ployé, écrasé sous le poids prolongé des soupçons, sera sans doute, tout à l’heure, à moins qu’un hasard ne fasse éclater la vérité, victime d’une vengeance injuste et tardive ! Superbe d’un bout à l’autre, le premier acte annonce de grandes choses. Mais voici que, dès le début du deuxième acte, on piétine sur place. Le baron de Biberstein continue à courtiser Hélène, qui l’écoute avec une excessive complaisance et chante de bien jolis lieds on pensant à lui ; des échos de la révolution qui gronde au loin arrivent à la forge, où ils se mêlent aux rêveries millénaires ; Drews préside des assemblées mystérieuses, explique la Bible, commente l’histoire, prophétise, fait des guérisons miraculeuses ; et, comme il tourne de plus en plus à l’apôtre, il décide de s’en aller avec ses compagnons en quête de leur patrie mystique, malgré les supplications de sa femme qu’il repousse brutalement.


DREWS. — Entre nous, il n’y a plus rien de commun ! Persévère dans tes péchés, comme tu as vécu.

MADAME DREWS, sans voix. — C’est bien ! C’est donc fini ! Tu m’as vue pour la dernière fois !

DREWS, qui s’est approché de la table, et allume deux lumières, — Ne vois-tu pas que nous voulons rester entre nous ?

MADAME DREws, se décidant après une brève hésitation. — Je sais que cela ne servira à rien, mais je veux que cela entre dans ta tête, et que tu y penses ! Sur notre fils mort dans son tombeau, je te jure qu’il était bien ton enfant, et que tu étais bien son père ! Je n’ai rien à me reprocher envers toi ! Tout ce que tu as dit contre moi, ce sont des inventions et des mensonges, je le jure sur notre enfant mort !… Voilà !… Maintenant, tu penseras à cela le reste de ta vie !

DREWS, lève la main, après avoir lutté contre lui-même. — Femme, sors de devant mes yeux !

MADAME DREWS. — Ne crains rien ! Tu m’as vue pour la dernière fois dans cette vie ! (Elle s’éloigne lentement et se retourne encore une fois.) Nous nous reverrons là-haut, devant Dieu ! (Elle sort.)

(Profond silence. Drews, au haut de la table, ouvre la Bible. Tous se pressent sans rien dire autour de lui.)

DREWS, d’une voix solennelle. — Apocalypse de Saint Jean, avant-dernier chapitre !…


La pauvre femme n’a pas tardé à exécuter sa menace : elle s’est jetée à la rivière. La cruauté, l’injustice de Drews, la dureté dont il fait preuve pendant les obsèques achèvent d’irriter contre lui ceux qui ont charge d’âmes. Après la cérémonie funéraire, du pasteur, — auquel il a raconté jadis quelle « intervention divine » l’avait seule empêché de se faire justice à lui-même contre son seigneur, — le dénonce devant la communauté. Drews, qu’entourent des cris menaçans, répond en invoquant son Dieu, en Lui rappelant comment il a combattu pour Sa cause, en Lui demandant un miracle ; et la foudre qui gronde s’abat sur sa propre maison.

Au dernier acte, seul, abandonné, il arrive au cabaret où boivent ceux qui l’ont connu. Dieu s’est prononcé contre lui : mais son orgueil dévot s’est retourné pour le soutenir : il pense aux illustres victimes des courroux célestes, il se compare à Job, il se croit au pouvoir de Satan, il boit, demande qu’on le tue, récite des versets de la Passion qu’il s’applique : c’est une sorte de fureur qui finit par le pousser dehors, et l’on apprend bientôt qu’il est allé mourir à l’endroit où sa femme était morte…

Tout cela est inégal et puissant, obscur avec de beaux éclairs, trop incomplet, par momens trop confus pour que l’œuvre atteigne toute l’ampleur qu’elle semblait promettre. On est près d’admirer, puis ou se reprend, on introduit des réserves, on n’a été, en somme, qu’à moitié conquis. Il me tarde d’arriver, — sans m’arrêter à ce beau drame de Jeunesse que l’éclat de son succès a fait connaître, — à celle des pièces de M. Max Halbe qui m’a séduit tout à fait : la Terre maternelle.


II

Cette fois-ci, le jeune écrivain se trouve dans les meilleures conditions de son talent, qui n’est à son aise que devant la réalité humaine, et qui s’est également trompé en recherchant la vérité générale, comme dans le Conquérant, ou la réalité extérieure et banale, comme dans Amour libre. Plus de ces descriptions minutieuses qui donnent l’illusion de la vie plutôt qu’elles n’expriment la vie elle-même. Tout ce qu’on nous dit de tante Claire, c’est qu’elle a la tête enveloppée d’un épais fichu gris ; de Hella, qu’elle porte un manteau de fourrure avec une toque ; de Paul, qu’il a posé son chapeau et son pardessus dans l’entrée ; de Glyszynski, qu’il est en épais pardessus d’hiver. Et pourtant, ces quatre personnages, auxquels il faudra joindre Antoinette et son ivrogne de mari, nommé Laskowski, nous serons très rapidement familiers : il suffira de quelques répliques pour que nous les devinions et prenions le plus vif intérêt à leurs sentimens et à leurs actes.

Paul Warkentin, fils d’un propriétaire de la Prusse orientale, a quitté le foyer paternel après une violente scène avec son père, pour aller à Berlin réaliser les brillantes destinées que lui promet son ambition. Dix ans ont passé sans qu’il revienne à Ellenhof. Pendant ce temps, l’amie de sa petite enfance, qu’on lui destinait et qu’il n’a pas voulue, a épousé un voisin, ivrogne et grossier ; tante Claire s’est consacrée à soigner M. Warkentin, dont les dernières années se sont écoulées dans la tristesse de ne pas revoir son fils : les gens du pays ont vieilli sans s’en apercevoir ; les choses ont conservé l’aspect qu’elles ont toujours eu. Paul a vécu selon sa volonté. A vrai dire, sa destinée n’a pas eu tout l’éclat qu’il avait espéré ; mais enfin, il a pu avoir l’illusion d’être quelque chose, sinon quelqu’un, de compter un peu dans le monde, de contribuer pour une toute petite part à diriger les progrès ou à surveiller le piétinement de l’humanité. En effet, il a épousé une personne active et émancipée. Hella Bernhardy, avec laquelle il a fondé et dirigé un journal féministe. Le journal marche à peu près ; mais le ménage va moins bien, et s’il ne se dissout pas, c’est grâce à la veulerie indifférente de Paul : car il n’est pas le maître chez lui ; il accepte tous les caprices de sa femme ; il supporte auprès d’elle la présence continuelle du jeune docteur von Glyszynski, Polonais et snob, qui ne la quitte pas plus que son ombre ; et il n’est pas même jaloux, un peu par paresse d’âme, un peu parce qu’il est persuadé, ou veut l’être, qu’Hella est une femme de tête, incapable des entraînemens de la passion.

M. Warkentin est mort subitement. Le ménage, — avec Glyszynski, — arrive pour les obsèques : Hella, résolue à liquider au plus vite la terre d’Ellenhof qui ne serait pour elle qu’une gêne ; Paul plus hésitant, pris de remords depuis qu’il a reçu la nouvelle fatale, depuis qu’il sait qu’il ne reverra plus celui dont il a méconnu l’autorité et la tendresse. A peine est-il entré dans sa maison, à peine a-t-il revu les objets familiers de son enfance, et la bonne tante Claire, que tout le passé se réveille en son cœur. De minute en minute il redevient l’être qu’il a été, il retrouve son âme véritable, par-delà les obstacles qu’une vie artificielle a amassés entre elle et lui. En même temps, l’hostilité latente qui le sépare de sa femme s’accentue, éclate en des scènes où les deux époux semblent parler deux langues, tant leurs moindres paroles les révèlent différens. A la voix de tante Claire, les souvenirs se lèvent en foule ; l’ombre d’Antoinette, — si bien oubliée, — apparaît ; une comparaison s’esquisse entre elle et celle qui a pris sa place. Sans s’en douter, la bonne tante grossit ce flux de regrets et de rancunes, — simplement parce qu’elle exprime avec candeur l’étonnement que lui cause ce qu’elle voit :


TANTE CLAIRE. — Qu’est-ce donc que ce monsieur qui est venu avec vous ?

PAUL. — Clyszynski ?

TANTE CLAIRE. — Oui, ce jeune homme que j’ai fait monter ?

PAUL. — Mon Dieu ! c’est un ami à nous. Surtout à Hella.

TANTE CLAIRE. — L’ami de ta femme ?… Mais, mon Paul !…

PAUL, riant. — 0 tante, il n’y a pas de danger ! Tu n’as pas besoin de pensera cela ! Hella a de tout autres idées en tête que des idées d’amour, qui ne l’ont jamais tourmentée.

TANTE CLAIRE. — Mais qu’il soit venu ainsi, simplement ! L’as-tu invité ?

PAUL. — Que peut-on faire ? Il demeure chez nous.

TANTE CLAIRE, de plus en plus étonnée. — Chez vous ?

PAUL. — Nous luisons ménage ensemble, oui. Il désirait venir avec nous, et Hella a aussi pensé qu’on ne pouvait l’abandonner à lui-même. Autrement, il aurait fait des sottises. Il fait toujours des sottises… Pour moi, je n’y tenais pas. Mais quand Hella s’est mis quelque chose en tête… TANTE CLAIRE. — Ne le prends pas eu mauvaise part, mon Paul, mais je ne comprends pas très bien… N’es-tu pas le maître chez toi ?

PAUL, riant. — Le maître ?… Ma tante, Hella ne le voudrait pas, et, là-dessus, je dois lui donner raison.

TANTE CLAIRE. — Tout ce qu’il faut apprendre sur ses vieux jours !… Je suis trop bête pour cela !

PAUL. — Vois-tu, ma tante, ce sont des idées qu’on ne comprend pas bien à la campagne. Il faut d’abord s’en pénétrer peu à peu.

TANTE CLAIRE. — Et tu te trouves heureux de ces idées-là, mon Paul ?

PAUL. — Voilà quinze ans que je bataille pour elles !…


Tout ce qui se passe et tout ce qui se dit jusqu’à la fin du premier acte souligne le malentendu : Paul est d’accord avec sa tante, et sa femme n’est qu’une étrangère pour lui…

Les amertumes, les rancunes, les regrets ainsi semés poussent bien vite leurs germes dangereux. Hella ne s’en est pas d’abord aperçue : la résistance inattendue de son mari, dès qu’elle parle ; de vendre Ellenhof, l’éclairée Ils sentent autrement, ils ont d’autres attaches et d’autres fins, ils en arrivent à se demander s’ils se sont jamais compris. Leur existence, dès qu’ils y songent, leur apparaît à chacun sous un jour différent : Hella tient à son activité brouillonne, persévère à croire à l’utilité de ce qu’elle fait, de ce qu’ils représentent avec leur journal ; Paul en pressent la vanité, le caractère factice et mensonger. Il constate qu’ils vivent dans une agitation continuelle, sacrifiant leurs meilleurs amis sans avoir le temps de penser à eux-mêmes, sans pouvoir espérer un peu de repos. Hella ne demande qu’à continuer :

« Je n’attends aucun remerciement, aucune reconnaissance. Je fais ce que j’ai reconnu bien : c’est mon bonheur… »

C’est à peine si elle consent à s’attarder encore un jour ou deux à Ellenhof et si elle accorde un baiser aux fantaisies sentimentales de son mari, qui en est réduit à répéter ses plaintes à Glyszynski.

De telles rancoeurs, de tels désirs peuvent traverser sans y hisser de traces une âme flottante, qui retrouve bientôt son équilibre instable, en s’abandonnant au courant des jours. Pour qu’ils s’en emparent avec force, il faut qu’un être les incarne, leur donne l’énergie de la passion, les impose. Et voici qu’Antoinette arrive avec son mari, pour la visite de deuil. L’entrevue est gênée, glaciale :

— Acceptez mes cordiales condoléances, monsieur le docteur !

— Je vous remercie, gracieuse madame !…

Et derrière le banal entretien, on entend gronder l’orage : car les mêmes regrets hantent ces deux cœurs, le même besoin de recommencer la vie. Antoinette est aussi malheureuse que Paul, en sens inverse : tandis qu’Hella exaspère son mari par ses prétentions, sa pédanterie, son activité vaniteuse et sotte, Laskowski, bon homme d’ailleurs, irrite sa femme par son épaisseur, sa vulgarité, sa bêtise. Il l’appelle Mäuschen, petite souris.. Il ne dit pas un mot, qui ne la blesse, et dont Paul n’écoute et ne suive les vibrations. Ils se regardent, ils se comprennent, ils pensent ensemble à ce qui aurait pu être. Et Laskowski vide des verres de porto, jusqu’au moment où un de ces petits artifices qu’il faut pardonner aux auteurs nous délivre de sa personne. Tante Claire, complice naïve de ces regrets superflus, s’esquive derrière lui. Antoinette et Paul restent seuls… Un instant encore, la comédie continue :

— N’avez-vous pas froid, chère madame ? Je vais ajouter du bois.

— Ce n’est pas nécessaire, je suis habituée au froid…

Mais ils ont autre chose à se dire que des banalités : le passé revient, les reprend. Antoinette est dure, pleine de rancunes : elle a souffert de l’abandon, elle a demandé à Dieu de punir le perfide qui emportait son cœur comme un petit rien qu’on peut perdre en route. Elle s’est mariée par dépit, elle est malheureuse, mais Paul l’est aussi, elle a voulu le voir, elle l’a vu :

— Et vous êtes contente, à présent ?

— Oui !

Là encore, les mots voilent la pensée : l’ancien amour a survécu sous la haine, et l’aveu en jaillit…

À ce drame intime, qui se dessine avec une saisissante intensité, le troisième acte mèle un tableau de mœurs un peu long, celui des ripailles qui suivent l’enterrement. Hella a refusé d’y assister, parce qu’elle trouve l’usage absurde, et aussi par rancune persistante contre le mort. Paul est donc seul à recevoir ses hôtes, dont les Laskowski. On babille. On se met à table. L’organiste Kunze prononce quelques bonnes paroles en l’honneur du défunt. On mange, on boit ; on boit surtout. Laskowski, très vite gris, s’attendrit sur sa mort future, tout à fait insupportable.

Quand c’est enfin terminé, quand les convives sont partis en titubant, Antoinette et Paul tombent dans les bras l’un de l’autre : ils s’aiment ; ils s’appartiendront, malgré tout : PAUL, regardant les portraits de famille. — Regardez-nous, vous autres, de vos cadres ! Mon père, ma mère, enviez-moi ! O vieille salle, tu n’as pas vu souvent cela : le bonheur !…

ANTOINETTE. — Le bonheur et la mort ensemble, bien-aimé.

PAUL. — Peut-être ne sont-ils qu’un !


On croirait, à première vue, que cette situation n’est point insoluble : Laskowski ne compte guère ; Hella a son Glyszynski, son journal, le féminisme et l’Immunité. Par conséquent un divorce peut intervenir, tout va finir en comédie. Mais Hella est restée femme, malgré son indépendance : quand elle comprend, — non sans peine, — que son mari est épris d’une Polonaise « inférieure, » et qu’il va lui échapper, elle se transforme en un instant, elle défend son bien, comme la première venue des épouses menacées. Elle a bouclé les valises : elle veut qu’on parte. Paul refuse ; pour la première fois, il manifeste une volonté. C’est donc elle qui cédera, et, s’il le faut, prendra racine à Ellenhof. Il est trop tard : Paul ne se laissera pas reconquérir…

… Il a pris rendez-vous avec Antoinette dans un petit pavillon, d’où ils partiront ensemble. La femme arrive avant l’amante, pour livrer la dernière bataille. Elle escompte encore son influence sur l’homme faible qu’elle a conduit pendant dix années comme elle a voulu ; elle s’aperçoit qu’elle n’a plus devant elle qu’un ennemi qui s’est redressé, qui la juge, auquel elle essaie en vain de rappeler ses services :


… Qu’étais-tu lorsque je t’ai rencontré ? Un simple étudiant, ignorant, auquel j’ai montré sa voie, moi, moi seule ! Sans moi, tu aurais sombré, ou tu serais peut-être devenu un romancier que personne ne lit ! Je t’ai ramené à des idées raisonnables, j’ai éveillé ton talent, je t’ai montré ce qui seul est nécessaire ! Par moi, tu t’es fait un nom, tu es considéré, et, à présent que tu es heureux, tu t’en vas et te jettes au cou d’une petite oie polonaise… Toi !… Toi ?…

PAUL, comme s’il recevait un coup de fouet. — Il y a des limites à tout, Hella !… Ne crois pas que tu me gardes en ta puissance ! Il y a quinze ans que cela dure : à présent, c’est fini ! Te figures-tu que je vais te remercier encore pour m’avoir tout pris, ma volonté, mes forces, mon talent, la foi en l’amour et en la beauté, qui était en moi et que tu m’as systématiquement enlevée avec ton nivellement maudit ? Où retrouverai-je quelque chose de tout cela ? Je puis chercher un siècle, je ne reviendrai pas sur la route ! J’aurais pu être un artiste, dans la vie et dans l’art, et tu as fait de moi une machine qui recommence chaque jour sa ritournelle ! Tu m’as pris ma vie par tromperie : rends-la-moi !

L’arrivée d’Antoinette interrompt ces plaintes. La scène est courte et belle. Antoinette ne craint rien : n’a-t-elle pas ses droits antérieurs ? ne vient-elle pas réclamer ce que Hella lui a pris ? Mais Hella a pour elle la possession légitime, et c’est la loi qu’elle invoque :

Vous allez voir qui vous avez devant vous ! Je ne céderai pas : vous ne vous appartiendrez jamais légalement. A présent, voyons votre courage !

ANTOINETTE. — Je vous le montrerai.

HELLA. — Osez-le, sans la loi ! Supputez les conséquences ! Faites-vous repousser par le monde !… montrer du doigt ! Voici la femme qui s’est enfuie pour vivre avec l’homme qui s’est enfui !… Prenez-y garde !… Moi, si je faisais une telle chose, je rirais au nez du monde entier… Mais vous ? (Antoinette baisse la tête en silence ; Hella continue, en triomphant.) Vous ne le pourrez pas. Et je le savais !

ANTOINETTE. — Ce que je puis ou ne puis pas, Dieu le sait. Je ne vous dirai rien de plus !

HELLA. — Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage ! Je vous souhaite beaucoup de bonheur dans la vie !

PAUL s’avançant vers Hella. — Hella, un dernier mot !

HELLA. — J’ai dit.

PAUL. — Tu ne te souviens pas de quoi nous sommes autrefois convenus ?

HELLA. — Je ne me souviens de rien !

PAUL. — Hella, rappelle-toi ! Le jour de notre mariage, nous sommes convenus que, si l’un de nous réclamait un jour loyalement sa liberté, notre contrat serait annulé. Voici le cas. Rappelle-toi !

HELLA. — Je ne me rappelle rien !

ANTOINETTE. — Cher, pas un mot de plus !

HELLA. — Ce serait inutile. Adieu ! Nous verrons la suite.

PAUL. — Nous verrons !

(Hella sort, la tête haute, en poussant la porte derrière elle.)

Hella les connaissait bien tous deux ! Ils s’aiment de toute l’ardeur de leurs existences manquées, de leurs regrets, de leurs souvenirs. Mais le courage leur manque pour braver la force qu’elle leur a rappelée :

ANTOINETTE. — « La femme qui s’est enfuie ? L’homme qui s’est enfui ?… » L’horrible parole !… Elle bourdonne âmes oreilles… Vivrons-nous pour être méprisés ? Je ne peux pas, Paul !

PAUL. — Tu ne veux pas !

ANTOINETTE. — Non, je ne veux pas non plus. Je ne veux pas de boue !… Je l’ai toujours haïe.

Ils n’ont pas ce courage, qu’aurait eu Hella, la femme émancipée, et qui leur manque, parce qu’ils sont des êtres de tradition, de paix et de foyer ; mais ils auront celui d’aller mourir ensemble, dans la vieille maison d’Antoinette, de rentrer ensemble dans le sein de la terre maternelle…

Que M. Max Halbe me pardonne si j’ai donné de sa belle pièce une insuffisante impression ! Il n’y a rien de plus difficile que de résumer en quelques pages une œuvre très composée, qui « se tient » dans tous ses détails. Celle-ci, dont je vais chercher à montrer le sens, m’a ému. Je l’ai admirée. Je voudrais que d’autres la connussent.


III

Aux débuts de la Freie Bühne, on put croire que le théâtre allemand entrait dans l’ère des révolutions : les premiers numéros de cette revue, où l’on trouve des noms aujourd’hui célèbres, renferment de nombreux articles de doctrine qui protestent contre l’art officiel et les théâtres de la cour, opposent aux traditions l’indépendance des maîtres nouveaux (Ibsen, Zola, Tolstoï, Nietzsche), affirment les principes de liberté artistique et d’émancipation sociale dont le jeune groupe se réclame. A ce moment-là, M. Max Halbe semblait être, avec M. Gerhardt Hauptmann, l’espoir le plus sûr de la « nouvelle école. » Dix ans ont passé, et ces deux jeunes-maîtres, maintenant en pleine possession de leur talent, sont bien loin de leur point de départ. Leur art s’est développé dans un tout autre sens qu’on ne l’aurait pu croire, et il n’y a rien perdu : car de même que la Terre maternelle est bien au-dessus d’Amour libre, les nouvelles pièces de M. Hauptmann, Florian Geyer malgré son insuccès, le Voiturier Henschell, surtout peut-être ce Michel Kramer qui vient d’être assez mal accueilli et qui cependant est un magnifique portrait d’homme, marquent un progrès continu dans un talent de premier ordre, que des partis pris d’école faillirent un instant dévoyer. Essayons de mesurer sommairement le chemin parcouru :

Dans la contexture même des pièces, d’abord, on chercherait vainement une « révolution. » Jadis, — nous l’avons vu à propos d’Amour libre, — les jeunes auteurs, selon les propres expressions de M. Paul Schlenther[1], rêvaient de porter à la scène « des morceaux de la vie réelle… sans égards pour ce que la scène peut exiger. » Ils ne voulaient pas « inventer une action bien construite, mais peindre un état. L’objet de leur poème n’était pas un devenir, mais une manière d’être ; pas le changement, mais la durée. » Or, vous venez de voir qu’il y a une intrigue dans la Terre maternelle, où elle est fort bien conduite, et dans le Millénium. Il y en a une, ou peu s’en faut, dans les Heimathlosen, et très certainement dans les deux dernières pièces de M. Berhardt Hauptmann. En tout cas, ces œuvres ne sont plus la description d’un « état, » mais bien celle d’un « devenir ; » elles nous représentent des changemens tout à fait incontestables dans la manière d’être, ou même dans la destinée des personnages. Et je ne crois pas que personne songe à s’en plaindre. Sur ce point, l’ancienne « dramaturgie » a repris ses droits, probablement parce qu’ils ont leur raison d’être, et c’est à peine si l’on pourrait arguer que l’intrigue est devenue moins romanesque, car celle de la Terre maternelle l’est à un haut degré. En revanche, — peut-être doivent-ils ce progrès à la sincérité de leurs efforts pour renouveler leur art, — les pièces de ces jeunes maîtres serrent de bien plus près la vérité, témoignent d’une observation bien plus exacte, d’un sens de l’humanité bien plus élevé que celles de leurs devanciers. On dirait qu’ils ont ressuscité, en le rapprochant de la vie, un art qui périssait dans des formules arrêtées. Ils l’ont sorti de ces milieux mondains dont la sempiternelle peinture a été l’erreur de tant d’hommes bien doués. Ils sont allés chercher une matière nouvelle dans les provinces, dans les petites villes, dans les villages, où les mœurs conservent plus de couleur et les caractères plus d’individualité. De même qu’en changeant ainsi de milieu, ils rafraîchissaient leur observation, ils ont rafraîchi leur langue, en l’imprégnant de « dialecte. » Leur horizon s’est élargi, leur galerie s’est enrichie, leur dialogue est devenu d’une simplicité, d’une vérité souvent admirables, de n’est pas une révolution, je le répète : c’est un développement. Après avoir rompu bruyamment avec des théories auxquelles ils reprochaient d’être traditionnelles, ces auteurs y reviennent, mais en les corrigeant. Ils étaient entrés dans l’arène en promettant, avec la confiance et la grandiloquence de la jeunesse, qu’ils allaient transformer le théâtre : ils l’ont simplement renouvelé. C’est peut-être suffisant.

Si nous passons de la forme au fond, du moule à la matière, nous pourrons observer un phénomène pareil, qu’on pourrait décrire à peu près dans les mêmes termes. Ces révolutionnaires, — ceux même auxquels la Freie Bühne reprochait leur modération et leurs concessions, — voulaient tout briser. Rappelez-vous à Heimath (Madga), de M. Sudermann, que Mme Sarah Bernhardt nous a donnée il y a quelques années. C’est une pièce « bourgeoise, » que les avancés de ce temps-là regardaient avec méfiance. Pourtant, le sens en demeurait discutable, et les spectateurs pouvaient se demander si l’auteur prenait parti pour ou contre son héroïne, c’est-à-dire pour ou contre les traditions dans ce qu’elles ont de plus strict et les « principes » dans ce qu’ils ont de plus étroit. Mais dans la Terre maternelle, qui soulève le même problème, plus important que jamais eu un temps où les changemens et le « devenir » sont si rapides, aucun doute n’est possible : M. Max Halbe se prononce nettement pour la vieille sagesse des ancêtres, que représente la tante Claire, contre les « idées nouvelles » qu’incarne son insupportable Hella, pédante, sotte, vaniteuse et prétentieuse. J’avouerai même que, pour ma part, j’ai peine à lui pardonner cette image presque caricaturale de la « femme moderne, » dont il aurait pu choisir un spécimen moins antipathique. Mais là n’est pas la question : ce qu’il importe de retenir, c’est que son œuvre est un éloquent plaidoyer pour les traditions, le foyer, la famille, contre la hardiesse d’esprit, l’ambition et les tendances « avancées. »

Si l’on conservait le moindre doute sur celle interprétation, il suffirait, pour le lever, de lire les Heimathlosen, qui ont suivi la Terre maternelle. C’est la même thèse qui revient, soutenue par d’autres moyens : Hella s’appelle Louise Berathon, est descendue de plusieurs degrés, écrit dans de vagues journaux, joint la perfidie et l’envie à ses précédentes qualités. Les journalistes mâles et femelles, les peintres et les peintresses, les musiciens et les musiciennes qu’on met en scène ne sont plus que des bohèmes lamentables, fastidieux, stupides à faire pleurer. L’abominable bourgeois qui se meut dans leur cercle, Eugène Döhring, n’est pas beaucoup plus répugnant qu’eux ; en sorte que l’intérêt et la sympathie se portent sans raison sur une pauvre petite cigale de province qu’un coup de vent jette dans cette vilaine fourmilière pour y mal finir. Si l’on lirait une « moralité » de cette pièce, ce serait celle exactement que dégage la Terre maternelle : restez où vous êtes nés, ressemblez à vos pères, faites ce qu’ils ont fait, sans chercher un mieux incertain. Méfiez-vous des grandes villes, qui sont des Babylones, et de l’art, dont la flamme sert surtout à brûler les ailes des moucherons qu’elle attire, exercez des vertus simples dans votre petit cercle, en acceptant votre destinée : c’est la sagesse, et c’est le bonheur. Positivement, cette leçon paisible ressort avec évidence des pièces que nous venons de lire. Et nous pensons qu’elle est le fruit de beaucoup d’observations, et peut-être d’expériences : car elle ne semblait pas, certes, il y a dix ans, devoir être le but ou la conclusion des jeunes écrivains dont M. Max Halbe fut d’emblée un des plus « représentatifs » et des plus brillans. Bien que nous ne soyons pas encore disposé à l’accepter sans réserve, elle a ici une gravité et une sincérité qui, à elles seules, suffiraient à rendre très sympathique un auteur que recommandent en outre le travail patient par lequel il dégage et affirme peu à peu sa personnalité, et deux œuvres au moins qui méritent d’être admirées.


P.-S. — Depuis que ces pages ont été écrites, un nouveau drame de M. Max Halbe, Haas Rosenhagen (la Maison Rosenhagen), a été représenté à Dresde et à Munich. Nous ne le connaissons encore que par les journaux allemands, qui en constatent le grand succès. Autant que nous en puissions juger, la lecture de cette œuvre nouvelle, dont le thème est fourni par l’observation très attentive de la vie paysanne, ne modifierait en rien nos conclusions. À la vérité, M. Max Halbe est d’un âge où l’on se transforme encore ; pourtant, les idées générales que manifeste l’ensemble de ses pièces semblent procéder de convictions qui ne changeront guère.


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  1. Freie Bühne, 9 avril 1890, dans un article sur la Famille Selicke, de MM. Arno Holz et Johannes Schlaf.