Le Théâtre d’hier/Victorien Sardou/L’incarnation du théâtre

VICTORIEN SARDOU


I

L’INCARNATION DU THÉÂTRE.


« Ce jeune homme est l’incarnation du théâtre. » Depuis que l’auteur des Faux Bonshommes laissa tomber de ses lèvres cet aphorisme, M. Victorien Sardou est victime d’un malentendu. La critique s’est emparée du mot. Elle a élevé M. Sardou au rang des maîtres du théâtre contemporain, pour le cribler ensuite de ses insinuations et l’accabler de ses réserves. Elle ne cesse de lui reprocher ses débuts, sa longue carrière, toute son œuvre, ses châteaux, ses succès, ses échecs, et son Odette qui rappelle la Fiammina, et jusqu’à son profil qui ressemble à celui du Premier Consul. Que ne lui reproche-t-on point ? C’est à croire que la Fatalité antique pèse sur lui, et que véritablement les dieux, les terribles dieux sont jaloux des mortels trop heureux. La Némésis le poursuit sans modestie. Une jeune école s’est formée, qui a fondé un théâtre, qui a recruté un public, pour protester par des chefs-d’œuvre de quinzaine contre la littérature de M. Sardou, dont ils disent couramment ce qu’un autre a écrit de son maître Scribe : « Il aurait pu être de la famille des observateurs ; en ambitionnant moins la richesse et en respectant plus l’art, il aurait pu être un grand homme. Il ne l’a pas voulu ; que sa volonté soit faite[1] ! »

M. Sardou est victime d’un malentendu. À force d’en exiger ce qui lui manque, on finit par détester ou méconnaître ce qu’il possède. Pendant que le bon Labiche s’empare de la Comédie-Française, où il ne faut pas désespérer de voir introniser quelque jour la Cagnotte, l’agile dextérité des Pattes de mouche est honnie, et l’éclat de rire de Divorçons n’adoucit plus nos cœurs ingrats. Le Juif Polonais emplit notre première scène de sa féerique médiocrité, pendant que Patrie est exilée sur les hauteurs de Belleville ou de Montmartre. Le vaudeville, où M. Sardou triomphe, et le mélodrame, où il excelle, ne le protègent plus guère contre de rigoureuses préventions. Et pourtant, son talent ne fuit pas la lumière. Sa fécondité même et cette faculté d’adaptation aux diverses spécialités des théâtres jadis rentes par ses ouvrages, suffiraient, avec un peu de bonne volonté, à dissiper une équivoque fâcheuse, qui se perpétue.

Un homme s’est rencontré, qui doit sa première réputation à un subtil imbroglio, son plus vif succès à un vaudeville fantaisiste, son plus durable à un gros drame puissamment machiné ; qui a poussé sa pointe dans tous les genres, éventé toutes les modes, servi au public le plat du jour au plus favorable moment, depuis les petites drôleries à travestis (les Premières Armes de Figaro, Piccolino) jusqu’à la féerie, délice des petits enfants (Don Quichotte, le Crocodile), en passant par la bouffonnerie (les Pommes du Voisin) pour aboutir au spectacle archéologique (Théodora) ; qui, la même année, écrivit le Roi Carotte et Rabagas. Daniel Rochat et Marquise ; qui s’est deux fois laissé tenter par la pièce à thèse (Odette, Georgette) ; qui, placé malgré lui entre deux maîtres de la littérature dramatique, s’est efforcé à créer quelque chose qui est bien à lui, — pas tout à fait drame et non pas absolument comédie, plutôt comédie et drame ensemble, le plus souvent même vaudeville et mélodrame, ou mieux une variété hybride de l’un et de l’autre, — à quoi il a donné le nom expressif et synthétique de pièce : (Nos Intimes ; les Ganaches ; les Vieux Garçons ; la Famille Benoiton ; Nos bons Villageois, etc…) — et cet homme encore a pu composer des fantasmagories comme les Diables Noirs, un drame judiciaire, Ferréol, un drame russe, un drame américain, et, pour mettre un terme à cette évolution, que dis-je ? à ce tour du monde dramatique, incarner son talent toujours jeune, toujours fécond, dans la plus pathétique et la plus nomade des artistes contemporaines ; — et enfin ce même homme, aidé de cette incomparable interprète, a lancé son œuvre par delà les mers, naturalisé son nom dans toutes les langues, en Russie où il est très doux à entendre, en Allemagne où il se prononce un peu rudement, en Amérique où il prend des inflexions glorieuses, où il fait prime, où il résume et consacre tout le théâtre français ; — et la critique, et les lettrés, et la jeune école s’en étonnent ou s’en chagrinent, au lieu d’en être éclairés définitivement.

M. Sardou possède l’imagination, la divine imagination, capable de donner à des millions d’hommes le plaisir des yeux et des oreilles… On lui voudrait autre chose. On ne veut pas s’aviser, une fois, de réfléchir que tant d’œuvres, et si diverses, filles de la fantaisie, nées pour la joie ou l’émotion d’une heure, ne sauraient être en même temps inspirées de la vérité profonde et de l’austère observation. Cela est au-dessus de la condition humaine. La lumière ne lui pouvait apparaître de tous côtés à la fois. M. Sardou n’a pas eu le choix d’être, ou non, un observateur ; il ne l’est point. Il n’a pas répudié ce don, ne l’ayant jamais eu. Il imagine, il reconstitue, il combine avec bien de l’adresse. Cette imagination est presque un phénomène. Elle revêt toutes les apparences de la psychologie, de la vie ; elle attrape l’esprit sans peine ; elle met le feu à la verve ; elle brandit le spectre de la douleur ; ni le rire ni les larmes ne lui résistent ; elle va d’instinct aux situations amusantes ou pathétiques ; pour les ressources du métier et les machines de la scène, elle a joliment menuisé tout cela, c’est le fin du fin. Et c’est tout de même un plaisant spectacle que l’industrieux manège de cette faculté intrigante et suppléante, qui tire tout à soi, si souple et ingénieuse, qu’elle a pu donner l’illusion de l’art, et aussi de cette autre chose, qu’on lui demande en vain, et qui est l’âme même des artistes.


  1. Alexandre Dumas fils. Préface du Père prodigue.