Le Théâtre d’hier/Edouard Pailleron/L’homme du monde

ÉDOUARD PAILLERON


I

L’HOMME DU MONDE.


Dans une brillante étude, parue au Figaro le 2 avril 1891, à la veille du Monde où l’on s’ennuie, J.-J. Weiss adjurait M. Pailleron de donner enfin son chef-d’œuvre. « Il le doit à sa renommée, et au théâtre contemporain », écrivait alors Weiss : sa prière fut entendue. Le Monde où l’on s’ennuie a été l’un des plus durables succès de théâtre en ces dernières années ; la Souris, sans ajouter à la réputation de l’auteur, ne l’a pas diminuée dans l’opinion des lettrés ; et de là vient, apparemment, cet air de bienveillante sévérité, que porte l’article reproduit dans un livre plus récent[1]. Il semble que J.-J. Weiss ait été plus préoccupé de rattacher M. Pailleron à la tradition de Regnard, de Marivaux, de Musset, que frappé de ce talent tout moderne, plus sensible à la délicatesse vraiment française et aux charmes extérieurs de cette œuvre, que curieux d’en démêler les éléments, d’en pénétrer les desseins. Et, puisque dans le livre cité plus haut, c’est du théâtre et des mœurs qu’il s’agit, peut-être est-il permis de regretter que, même alors, J.-J. Weiss n’ait pas été tenté de marquer avec précision combien, dans nos mœurs démocratiques, M. Pailleron est un dramaturge singulier, un perfect et select gentleman, qui doit à cette distinction naturelle le meilleur de son esprit et de ses ouvrages.

Par un cruel besoin de classification, qui est l’outrance de notre esprit scientifique, nous cantonnons volontiers les hommes dans une spécialité ; nous confinons l’écrivain dans son cabinet, parmi les livres et les documents ; et il est aussi difficile au public d’imaginer l’homme de théâtre hors des coulisses, que de concevoir un gandin sans monocle ou un aveugle sans bâton. M. Pailleron contredit à cette manie.

Il a du talent, parce qu’il a du monde, et des deux à souhait : gentleman de lettres, écrivain de race, au vrai sens du mot. C’est le propre de sa nature, la source de sa verve, et le tour particulier de son imagination. Il est homme de théâtre parce qu’il est homme du monde, sans théorie et sans effort. Il est du monde où « l’on a de l’esprit, non de la blague », de la sensibilité avec discrétion, du savoir sans pédantisme, de la tenue sans morgue, de la galanterie sans fadeur et sans impertinence, du monde « où l’on cause sans brailler, où l’on rit sans se tordre », d’un monde déjà vieux comme l’autre monde : voilà pourquoi M. Pailleron est si moderne. Il en est encore aux « honnêtes gens », corrects avec les hommes, empressés auprès des femmes, troubadours démodés, et qui n’ont plus la note. Il tient pour la vieille éducation, ce code romain de la galanterie, contre lequel il y a prescription. Ainsi fait, il contemple le spectacle de la bonne société, de la haute compagnie, et des belles mœurs. Telle est l’originalité de son talent, et c’en est la limite. Tant qu’il se tient dans ces parages, il est chez lui ; il y a le regard pénétrant, le trait précis, et l’esprit de qualité.

Oui, le monde a fait du chemin, depuis quelque trente années, à la remorque du siècle. La rue n’est pas encore dans le salon, mais le salon est descendu d’un étage, pour recueillir les bruits de la rue. On raconte que l’allure, les intonations, les épithètes, les tours de phrase du boulevard pénètrent insensiblement dans les ruelles les plus calfeutrées. Il se produit des infiltrations. La liberté du dehors est envahissante, et — parfois déjà, très rarement — ce n’est pas trop de l’éclat des habits rouges pour distinguer l’invité du suisse. Cela s’appelle être moderne. D’autre part, le terrible mouvement des idées a eu peu à peu raison des résistances les plus opiniâtres. Sous peine de rassembler toujours mêmes visages en des réunions de familiers qui ressemblent à des tête-à-tête, et pour fuir l’éternel isolement entre soi, il a fallu faire quelques concessions provisoires à ce maudit siècle égalitaire, qui dévale vers sa fin. Les politiciens y ont fait leur trou, les étrangers leur brèche, et les hommes de lettres leur carrière. Ils apportent avec eux l’écho de l’activité du dehors, le mouvement, l’intrigue : que voulez-vous ? La fortune a de lourdes charges, ne fût-ce que celle de l’ennui ; et l’intrigue est aux désœuvrés un doux passe-temps, qui donne l’illusion du pouvoir.

Pour n’être plus exclusivement la classe dirigeante, et parce qu’on se fait un devoir de bouder un gouvernement peu sympathique, on n’en a pas moins des fils inactifs et des neveux disponibles, qui s’attardent aux délices du club, doués d’ailleurs de l’intelligence requise pour prendre rang dans une sous-préfecture ou un sous-parquet. Il ne serait pourtant que de sourire à propos, du bout des lèvres, ou même d’atténuer certain air de hauteur dédaigneuse, juste assez pour provoquer les avances, sans les faire. On se résout donc à prendre contact (oh ! si peu) avec ces vilaines gens du pouvoir ; on ne repousse pas la main qui se tend ; on la prend, sans la presser, mais enfin on la prend.

…Quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils que l’usage demande.


Cependant, les nouvelles couches s’insinuent, et les Toulonnier sont dans le temple. On ne reçoit pas encore le ministre, un affreux républicain, mais on aguiche son secrétaire. Le diner n’attend pas pour lui ; seulement, il est exquis, presque à son intention. C’est du libéralisme un peu honteux, mais pratiquant. Le premier pas est fait : on y songe. Avec quelques places on convoite quelque influence, on reçoit quelques sénateurs, les plus décoratifs, quelques députés, les plus sages, et l’on dispose de quelques voix pour ou contre le ministère menacé. Enfin la vie rentre dans le salon. Mais il en a coûté des sacrifices, et, sous le plafond solennel des régimes passés, on distingue des nouveaux venus, un peu dépaysés parmi ce décor d’un autre âge, qui se faufilent avec l’esprit, le langage et les idées du jour.

La colonie étrangère, anglaise et américaine, a aussi forcé les portes. À vrai dire, lords et Yankees ne paraissent, en ces derniers temps, avoir exercé sur notre monde qu’une influence assez superficielle. Ils ont fait prime dans les cercles, plutôt que dans les salons. Ces hommes-là n’apportent chez nous qu’une froideur capable d’enthousiasme, un flegme opiniâtre en ses desseins, une activité fiévreuse sous des dehors glacés, une largeur de vues, une envergure de conceptions, une science et un dédain de l’argent, un sens de la vie étrange et nouveau, qui heurtent trop le brillant nonchaloir de notre aristocratie. D’ailleurs la femme a sur eux moins d’empire ; ils ont pour elle un goût qui, sans exclure les folies, s’exaspère rarement jusqu’au culte : peuple jeune, que la chevalerie bourgeoise n’a pas livré, pieds et poings liés, à une adoration délicieuse et tyrannique, et qui, avec un fonds de réelle naïveté, arme son indépendance d’un masque immobile et d’un verbe sec. Ils inspirent aux mondaines plus de curiosité que d’entrainement : aussi la jeunesse dorée ne leur a-t-elle guère emprunté que l’empois de l’attitude et du linge.

Mais l’étrangère a importé dans les mœurs françaises une liberté d’allures, qui fait d’autres ravages. Pour être du monde, elle ne renonce à aucune de ses fantaisies, elle n’abdique aucune de ses habitudes. En France, comme ailleurs, elle agit à sa guise, sans se soucier de l’opinion, qui, en faveur de l’exotisme, lui pardonne l’excentricité. Elle vit, comme elle parle, à bâtons rompus, et fait bon marché des convenances, qui, hors de son pays, lui semblent des pudibonderies assez ridicules. Le shakehand à l’anglaise et l’éducation à l’américaine témoignent de ses droits de conquête. Quant à l’autre, l’étrangère qui n’est pas du monde, voilà l’ennemi. Les salons lui sont fermés : elle ouvre le sien à deux battants. Les femmes qui ne la reçoivent pas, sont désertées de leur compagnie, qu’elle reçoit tous les jours, à toute heure. Sur les portes de son hôtel, regardez-y de près, vous verrez gravé en minuscules lettres d’or : entrée libre. Et, en effet, c’est sans fin ni cesse le va-et-vient du bazar. Lancée à toute bride dans le perpétuel mouvement d’une élégance fiévreuse, affranchie de préjugés, elle entraine sa clientèle aristocratique en un tourbillon. Elle a du pluck, si elle n’a pas le cant. Elle est partout, elle vient d’ailleurs ; fatiguée d’ici, elle s’envole là-bas. Quelle est donc cette jolie femme, perruque blonde encadrée d’un chapeau Directoire, qu’emporte tous les jours au Bois un magnifique équipage, un peu haut en couleurs, un peu surchargé de fleurs et de cocardes ? Interrogez Lahirel, qui l’a rencontrée à Madrid, où elle battait son plein. Desaubiers, qui l’a connue à Milan, où elle faisait fureur ; demandez, plutôt au général, qui a ponté pour elle à Bade, ou à Fondreton, qui se ruine pour elle à Asnières. De Sauves, aussi, vous dira qu’on soupe chez elle, assez tard, sur la présentation d’un ami, qu’elle est de toutes les fêtes, de tous les galas, de tous les pesages, dont elle raffole après une exécution à la Roquette. Pour être de sa suite, il suffit d’être prodigue, infatigable, et gai, comme elle. Mariée ? Probablement. Et le mari ? Il reviendra. En attendant, elle adore le bruit, le remue-ménage, les fous rires, et les fous qui rient, et plus ils sont nombreux, plus elle est en fête. Elle n’est pas dans le train, celle-là, elle est dans le rapide, comme dit M. Pailleron. Heureusement, chaque capitale n’en possède-t-elle que deux ou trois à la fois, emportées comme elle dans une vie à la vapeur, et qui, si elles se rencontraient, feraient sauter le monde. C’est une course endiablée, où les moins vigoureux sont fourbus avant de toucher le but, attirés, fascinés, tout de même que ces petits oiseaux de la plaine, qui s’élancent à tire d’ailes, durant des journées entières, dans le sillage sublime et vite de l’aigle et du vautour. Avec ses allures de viveur et son langage de fille, elle vous bouleversera les meilleures éducations en un tournemain, armée d’un sourire énigmatique pour les hommes, amer et dédaigneux pour les femmes, qu’elle traîne après soi de conserve, ceux-là entêtés, jusqu’à la migraine ou la folie, de son énervante séduction, celles-ci rivalisant d audace et souvent de scandale pour lui disputer le bonheur ravi et la famille qui s’en va. C’est tout bonnement le germe d’un mal, qui entame les mœurs françaises et les désorganise.

Les gens de lettres offrent un danger moindre et un peu différent, qui est pourtant très réel. L’influence qu’ils exercent sur certains salons se réduit d’abord à une mutuelle consécration. En principe, artistes, poètes, littérateurs sont des ornements de prix, des bustes célèbres, et qui parlent. Ils représentent une mode éternelle, où entre un peu de curiosité, et, au début de chaque époque littéraire, une prudence infinie dans le choix des renommées. Les réputations les mieux établies ont commencé par être triées au tourniquet. Mais bientôt deux ou trois salons, parloirs artistiques et antichambres des académies, vont de l’avant et multiplient leurs faveurs en relâchant la consigne. La mort a fait des vides. Ils ont appelé à eux des noms plus nouveaux et des talents plus modernes. Il faut ranimer l’esprit de conversation, qui se meurt, et quelques jeunes têtes sont assez avenantes pour donner la réplique aux gens graves, qui font autorité. J’ignore si les hommes d’un solide mérite réussissent toujours à être spirituels sur invitation ; mais je me doute que le monde, si friand de ces petites conférences, en est un peu la dupe, et qu’il perd en naturel ce que ces beaux esprits gagnent en considération. Les hommes de lettres sont comme les gazettes d’une réunion. Ils apportent sur le livre d’hier ou l’événement d’aujourd’hui une phrase, un mot, un adjectif, qui se passent à la ronde, se mettent en formule, et se colportent en guise de maxime. Ces penseurs émérites dispensent de penser.

Et puis, comme plusieurs sont d’aimables sceptiques ou de subtils analystes, et qu’il faut une rare intelligence pour nourrir un scepticisme inoffensif, de même qu’une raison supérieure est nécessaire à disséquer des états d’âme impunément ; comme, aussi, parmi les hommes de génie il y a des hommes d’esprit, qui, nés malicieux, et pour se donner le spectacle de la candeur blasée à qui ils sont offerts en représentation, se délectent à pousser le paradoxe jusqu’au plaisir suraigu et raffiné, — il se fait dans les cerveaux mondains un léger travail, d’où sort doucement l’incrédulité à l’égard des vieux principes, avec un goût des idées, des sensations nouvelles, qui s’ajuste mal aux grands airs et aux belles traditions. De là, une psychologie très moderne de l’amour. La galanterie étant de toutes les vertus celle qui exige la foi la plus robuste, les hommes du monde qui ont perdu l’une, brusquent l’autre ; ils substituent le sourire aux soupirs, le langage précis au style précieux, et, d’un petit air supérieur, brûlent les formalités du sentiment ; de leur côté, les femmes raffolent de théories physiologiques, d’analyses psychologiques, de phénomènes psychiques, et de toute cette musique retiennent la lettre plutôt que l’esprit. De là, aussi, des têtes inquiètes, curieuses, surexcitées ou défiantes ; des cœurs angoissés, brisés ; des veuves et des demi-veuves, qui ont mal à l’âme, et à qui l’on est tenté de dire, en les saluant : « Chère Madame, comment souffrez-vous aujourd’hui ? » Frissonnante corbeille d’épaules nues et de fronts songeurs, qui exhale un double parfum, très montant, de sensuel mysticisme et de mystique sensualité. Et c’est vous, toujours vous, comme au siècle de Molière, qui en êtes un peu la cause, délicieux passe-temps des esprits oisifs, romans, vers, sonnets et pastels, et vous, délicats écrivains, qui les composez, et vous, spirituels causeurs, qui les appréciez, artistes, hommes de talent, hommes de génie, modernes, trop modernes amuseurs d’âmes.

Encore mettez-vous de la grâce à moderniser le monde. D’autres sont plus terribles, dont l’influence a moins de charme : c’est à savoir les demi-érudits, les philologues étroits, les tyranniques germanophiles, qui en imposent « par leur morgue pédante et leur nullité prétentieuse », raillés, détestés, et vénérés, la plus lourde rançon que nous ait imposée l’inflexible Allemagne, au jour de son triomphe.

Pédants mis à part, il ne semble pas que, dans la haute société, les hommes, les jeunes gens surtout, aient gagné à ces influences diverses. Depuis plus de vingt ans, habitués à être d’après d’autres, ils ont désaccoutumé d’être eux-mêmes, avec leurs qualités et leurs défauts de race, et s’acheminent à devenir insignifiants. Leur fantaisie n’est guère occupée qu’aux variations de la mode, qui renouvelle ingénieusement la coupe des habits ou le genre du sport, sans ranimer les sentiments ni raviver l’esprit, qu’un scepticisme d’imitation a éteints. La mode est, pour quelque temps, impuissante à faire davantage : elle regratte les hommes, plutôt qu’elle ne les renouvelle. En faut-il un exemple ? Dans ces dernières années, le bon ton était à la désespérance, non pas aux mines penchées ni à l’attitude rêveuse des romantiques, mais à la désolation universelle, au pessimisme lamentable, qui se traduisait discrètement chez les gens du monde par un sourire un peu haut et blasé. On nous annonce pour cette année que le grand genre tourne à la gaité. Mais n’allez pas croire qu’il s’agisse d’une gaité libre et expansive, naïf témoignage du plaisir intense et selon la nature : ce sera, selon toutes probabilités, une belle humeur de parade et en surface, quelque chose comme la dernière mode du visage, un dessin plus avenant de la physionomie, qui se manifestera également par un sourire un peu moins supérieur peut-être, et parfaitement réglé pour la saison. La différence est-elle appréciable ? Les hommes du monde en seront-ils modifiés ? Nullement.

Pour quelques années encore ils sont embarqués à évoluer avec ensemble, à flirter mécaniquement à répéter les mots de M. Tel, à redire les saillies du politicien bien pensant, à parler anglais, comme chez l’Étrangère, ou argot, comme dans les coulisses, automates de plus en plus perfectionnés, et fermés hermétiquement aux antiques niaiseries du cœur, qui étaient le mérite et le charme de leurs ancêtres, les petits Marquis. Grâce à la vie du cercle, qui est un terrain neutre, la république fermée de leurs mesquins défauts, ils continueront à se modeler sur les originaux, qui lancent le ridicule du jour, mettant en commun et presque en régie leurs travers, même passagers ; et comme le cercle est à mi-chemin entre le salon et le boudoir, ils alterneront, quelque temps encore, de l’un à l’autre, exposés par une naturelle distraction, à réciter des phrases galantes aux pécheresses, qui s’y plaisent, et à déclarer leur « béguin » aux comtesses, qui s’y feront. D’où il apparaît que les hommes du monde n’offrent guère à l’observateur que des travers sans relief ou d’une banale actualité.

Les femmes, au contraire, absorbent en elles tout l’intérêt de la comédie mondaine. D’abord elles portent un air de victimes mal résignées, qui attire le regard et appelle la sympathie. Que de veuves désabusées et défiantes, d’épouses inquiètes ou délaissées, quand elles ne sont pas séparées, dont les craintes ou les désillusions, en justifiant toutes les espérances, encouragent toutes les entreprises ! Quant à celles qui ne sont ni séparées, ni désabusées, elles luttent contre les rivales qu’elles devinent, et se lancent dans le mouvement moderne avec crânerie, de tous leurs nerfs. Elles n’ont pas de cercle pour combattre l’ennui, calmer les appréhensions, ou dissiper le cœur. Aux unes il faut le subtil remède d’une psychologie troublante ; et leur éducation est bientôt refaite ; d’autres, plus rassises, trouvent dans les intrigues littéraires ou politiques un suffisant dérivatif ; plusieurs enfin s’engagent sans conviction dans une partie, où elles risquent leurs réserves de sentiment, contre des joueurs, qui tirent l’amour à cinq, exempts d’aucune émotion fâcheuse. Et tout cela est d’un comique assez relevé, comme il arrive toutes les fois qu’un être, doué d’intelligence et de raison, s’efforce à l’erreur ou se contrefait jusqu’au ridicule, sous le prétexte qu’il faut hurler avec les loups ; et que, malgré tous ses titres, noblesse, éducation, fortune, qui le rivent au passée il s’ingénie laborieusement aux exagérations du temps présent.

Est-ce à dire qu’il convienne de crier misère, et que la morale du monde s’en soit allée, avec ses dieux ? Il y aurait là plus d’injustice encore que d’ingénuité. Ce qu’on appelle la morale du monde est une règle assez souple, pour permettre à la vertu des écarts relatifs, qui ne vont guère au delà de l’intention. Celle des femmes, surtout, est toute de convenances et de sentiments, de même que l’erreur n’est souvent chez elles qu’ennui ou curiosité : elles ont, par une grâce de naissance, un instinct de pudeur persistante, et des préjugés d’enfant très durables, qui les préservent à l’heure du danger ; et, si elles sont quelquefois sur le point de violer la loi, le plus souvent elles brouillent le texte, sans loucher à la gravure. Mais, en revanche, songez-vous combien, au milieu de cette vie agitée, la jeune fille joue dans le monde un personnage difficile et mystérieux ? Car elle voit clair, l’Agnès d’aujourd’hui, et elle devine bien des choses, ne fût-ce que par l’habitude d’en entendre. On lui a fait sa part d’indépendance, et elle est fort en peine d’en user ; elle voit plus qu’elle ne comprend, elle pressent plus qu’elle ne voit : curieuse énigme, celle-là, et qui sollicite autrement l’attention d’un contemplateur, que les fredaines compassées du jeune frère, le boulevardier.

Pour agiter ces menus problèmes, noter ces travers, et marquer ces ridicules du monde, en même temps que les influences qu’il a subies, il fallait plus d’esprit que de vigueur, plus de tact que de force, plus de délicatesse que d’âpreté, avec un goût inné de l’élégance et un sens très fin de la modernité. Il y fallait surtout certaine distinction de nature, et une sensibilité attentive aux petites peines et aux émotions tempérées. Un homme du monde pouvait seul réussir à cette étude, et en faire une œuvre très particulière, qui résumât en soi les qualités et les défauts de la bonne compagnie, et les peignit de couleurs discrètes.

  1. Le théâtre et les mœurs, par J.-J. Weiss, Calmann-Lévy, éditeur, 1 vol. 1859.