Le Théâtre d’hier/Edouard Pailleron/III — Hommes et femmes

III

HOMMES ET FEMMES.


Donc c’est un fait accompli. Les hommes du monde, les plus jeunes surtout, s’ennuient. Ils font le tour des salons, parce qu’il y faut paraître ; ils viennent et ils s’en vont ; ils reviennent, et ils ont hâte de s’échapper. À ces aimables sceptiques, qui dès l’âge le plus tendre s’exercent à prendre un genre, il faut de la sincérité ; ils en veulent à tout prix : devinez où ils la cherchent. Assez du monde, et de ses grimaces, et de ses hypocrisies, et de ses belles manières, qui manquent de saveur et de vérité. Assez cloîtrés dans les exigences de l’éducation. Autres temps, autres mœurs : le vrai monde est où l’on s’amuse. Tordez-les, pressez-les, comme dit l’autre : ils dégouttent l’ennui, et meurent du désir de s’encanailler. « Ah ! mais non, j’aime mieux la mauvaise compagnie, je dis la très mauvaise. Au moins, là, on dit ce qu’on pense, et on fait ce qu’on dit. Et si on rit, c’est qu’il y a de quoi. » Un seul a fait une retraite à la campagne, pendant le premier quartier, et, avant le dernier, il bâille comme les autres, déjà.

M. Pailleron est impitoyable. Tous les jeunes premiers de son théâtre se ressemblent, tous insignifiants, depuis les deux nouveaux valseurs de Mme de Bryas, à peine échappés du collège, en passant par Gaston de Viret, Georges de Pienne, jusqu’à Roger de Céran, mon Dieu, oui, sans oublier Raoul de Giran, presque son homonyme, le capitaine à l’étincelle. Dans le monde, ils ne savent même plus conduire leurs affaires sans aide, ni pousser le sentiment ; ils ont besoin de l’appui complaisant d’une sœur ou d’une tante pour mener à bien leurs aventures. S’agit-il de rompre une liaison passagère, qui menace de s’éterniser, il ne leur faut rien moins, pour les y résoudre, que l’insistance d’un oncle madré, qui prépare les voies et presse le dénoûment. Ils ont un peu l’air de chevaliers grandissons, que les équipées du boulevard n’auraient pas déniaisés. Ils ont la passion rythmée, le sentiment mélodieux ; leurs aveux s’exhalent en récitatifs : ils utilisent leurs souvenirs d’opéras. « Comme c’est rédigé », pensent les femmes. Peuvent-elles penser autre chose ? Plusieurs, qui ont fait de bonnes études, sont teints de spiritualisme : et ils s’en servent. S’ils n’ont pas l’ampleur de Bellac, ils ont du moins le tour de son éloquence frôleuse et captieuse. « L’autre soir, nous causions ensemble ; j’essayais de lui prouver théologalement qu’il n’y a pas qu’une passion qui soit un article de foi, que l’espérance est une vertu qu’on ne peut, sans péché, ravir au pécheur, et que l’amour est la charité du cœur… J’étais éloquent, elle était émue, cela allait très bien ; je t’assure qu’elle était émue. » C’est à croire que le langage de la galanterie est mort, et qu’une certaine littérature l’a tué.

Je laisse de côté Marins Fondreton, qui a jeté ses palimpsestes par-dessus les moulins, et à qui la passion n’inspire que des mots d’argot brouillés de citations latines, et aussi Roger de Céran, qui, par manière de marivaudage, prend feu pour les tumuli et les monuments de l’Asie occidentale : deux types issus d’une même conception, dont l’un est le complément de l’autre, très naïfs en somme, et même un peu monstrueux dans la société où ils vivent, avec, tous deux, des traits grossis et appuyés, dont l’outrance est rare chez M. Pailleron[1]. Mais Raoul de Géran, l’officier enflammé, empanaché, breveté, don Juan de garnison, enragé de mariage, ne voilà-t-il pas enfin un homme de ressources et un amoureux de fond ? Tranchons le mot. Les autres sont toujours lycéens, celui-ci est encore Saint-Cyrien. Remarquez qu’il fait des vers, pas excellents, mais il les fait. Il n’est pas très fixé sur le choix de son idole, et sa poésie est à tout événement : mais il compte sur elle. Un peu neuf, le capitaine. Je préfère la poésie du sous-préfet : celle-là, au moins, a un objet précis. Et puis, lui aussi, il est fort empêché d’agir seul. Livré à lui-même, il bredouille, comme M. Gillet, le notaire, qui n’est pas un tacticien, et finit par demander aide et protection à sa tante : ce qui n’est pas précisément la marque d’un praticien accompli. Il fait du demi-Musset, ou du demi-Marivaux, à moins qu’il ne fasse simplement de la musique de chambre, comme dans le monde, une musique vague et enveloppante, qui s’apprend de mémoire, qui se récite sans effort, et qui est le signe d’une insuffisance très moderne à sentir vivement, et à penser par soi-même. Ce qu’on ne sait plus dire, on le chante. En vérité, M. Pailleron, qui a bien de l’esprit, est cruel pour la jeunesse dorée.

Ses sympathies vont ailleurs. La dernière génération, qu’il a vue naître et grandir, n’est point de son goût. Il lui préfère les hommes de quarante ans, qui sont presque de la sienne. Ils tiennent encore, par certains côtés, à la vieille éducation, qui a résisté à la poussée contemporaine. Lahirel et Gontran Desaubiers ont des ridicules agréables, distingués ; et, si à l’un est décochée l’épithète de Tartufe, n’ayez pas la candeur de prendre le mot au pied de la lettre, et veuillez croire que la morale, la saine morale, est seule responsable de cette vilaine injure. Je n’en voudrais pour preuve que le caractère d’homme, le plus aimable et le plus original que M. Pailleron ait mis au théâtre, celui qu’il a dessiné avec complaisance, et dont il a caressé l’esquisse tendrement. Max est l’homme du monde, qui a fait de l’amour sa carrière, et la parcourt en conscience. L’auteur en a fait une sorte d’Ariste, selon ses idées et son cœur. Car tout est changé depuis Molière, et puisqu’Horace est devenu sceptique et oublie d’avoir vingt ans, Arnolphe les a deux fois, et prend sa revanche.

Vous rappelez-vous, lorsque parut la Souris, les rudes critiques dont fut persécuté le beau Max, l’irrésistible marquis, le galant charmeur ? Il eut d’emblée contre lui les jeunes gens, qui se sentaient atteints, les hommes mûrs, qui n’étaient point flattés de la comparaison, et enfin les vieillards, qui se désolaient sans doute d’être hors de cause. J’imagine que l’auteur dut y être d’autant plus sensible, qu’il avait cette fois restreint le cadre avec le nombre de ses personnages, et délibérément isolé l’amour, afin de le peindre avec soin. Or, il faut en prendre son parti, et reconnaître avec humilité qu’il est par le monde des hommes faits d’un certain modèle, ornés d’une éducation déjà ancienne de plusieurs années, qui sont nés pour aimer et être aimés, sur qui l’âge à peine a quelque prise. Ils sont un petit groupe, tous les jours diminué, pour qui la vie commence avec l’amour et finit avec lui. Ils ont la foi, qui les préserve de vieillir. Leur existence est toute de frissons, de sourires, et de larmes. Autrefois, ils eussent été des paladins ; aujourd’hui ils sont des hommes galants, et cela est bien ainsi.

Max est le plus jeune de ces jeunes premiers. Encore qu’il touche à je ne sais quel âge, occupé qu’il fut à la passion, il n’a eu le loisir ni de lire Schopenhauer, ni même d’en entendre parler. De sa jeunesse mouvementée il a sauvé ses illusions et gardé son cœur entier. M. Pailleron nous le présente à l’heure indécise, où quelques pronostics, inaperçus de moins expérimentés, lui annoncent la retraite prochaine. Et, naturellement, il s’en désole, puisque le voilà inutile désormais. Faire Max élégant, séduisant était peu ; le trait d’esprit est de l’avoir fait timide : oui, timide à… quarante ans, comme on l’est à quinze, après une vie semée de conquêtes, remplie de souvenirs, illuminée de délices. Il ne croit plus en lui, mais il croit encore à l’amour, tout au contraire des jeunes gens de son monde, qui ne croient plus en rien qu’en eux-mêmes. Et M. Pailleron descend par degrés dans les détours de l’âme de ce vainqueur craintif, qui, très recherché, tremble de ne plus plaire, et voit venir avec effroi le moment où il devra se contenter de l’amitié, ce trompe-l’œil des amants sur leurs fins. Comme tous les timides, il est dur à la timidité d’autrui. Il a le cœur désorienté. Placé entre une femme et une jeune fille, il va, conduit par l’expérience, à la première, et néglige l’autre, et, par une humaine contradiction, pendant qu’il s’attache à la femme et sollicite en elle des souvenirs de jeune fille, il est amer pour la jeune fille, en qui même il n’a pas deviné la femme. Peut-être est-ce là tout l’homme, comme il se pourrait que l’expérience ne fût que la routine de l’esprit, qui n’est pas toujours solidaire du cœur. Ainsi engagé dans sa voie, le caractère de Max se développe en des nuances très complexes, qui lui donnent la vie. Il est capable de sentiment pour Clotilde, il a toute son habileté avec Hermine et Pepa, et, après le coup de foudre, la seule innocence de la Souris le gêne et l’embarrasse comme un adolescent. Avec celles-là, il se refait le cœur et la main, et, en présence de Marthe, qu’il malmenait d’abord, il est sans défense, désarmé par cette candeur virginale, qu’il a tout à fait négligé de rencontrer dans le monde. D’un geste, il est encore homme à renseigner Pepa sur la façon dont il faisait la cour aux demoiselles ; et l’instant d’après, en présence de la petite fille, il sue sang et eau à trouver l’attaque. Le beau Max n’a plus l’attaque ! L’innocence est contagieuse. Déconcerté, décontenancé, il s’empêtre dans les manœuvres de la raison, il se débat parmi les aveux involontaires, les réticences révélatrices, les élans spontanés, et tous les vains efforts d’une tactique impuissante, qui ne lui sert qu’à se livrer et à se découvrir, tant qu’enfin il exulte vaincu d’un seul mot, murmuré à peine : « Vous ne l’aimez pas, M. Max, vous ne l’aimez pas ! »

Il n’y a point dans l’œuvre de M. Pailleron de personnage plus approfondi, plus fouillé, plus nuancé, ni aucun aussi vivant. Max est le brillant exemplaire d’un monde qui finit, et d’une éducation qui s’en va ; il a le relief d’une génération presque disparue, et déjà remplacée par une société plus jeune d’hommes plus superficiels.

Aussi pourrait-on dire que l’écrivain a fait de son théâtre le Théâtre pour Madame. Il a pour la femme du monde un double sentiment d’admiration, parce qu’elle est femme, et de respect, parce qu’elle est du monde, avec une tendresse un peu émue au spectacle d’une royauté qui sombre. Il a senti que dans ce mouvement moderne, qui envahit peu à peu les salons, si les hommes ont perdu de leur personnalité, les femmes hasardent davantage, pour défendre leur influence. Du jour où, dans cette caste, la femme ne sera que l’égale de l’homme, elle ne sera plus, et ce qu’on appelle le monde aura cessé d’exister. Toutes les traditions aristocratiques, naissance, fortune, noblesse, se résument en elle, et la distinction de la race, et l’élégance, et le sentiment, et tout enfin, tout ce qui a pu légitimer la hiérarchie des classes, est représenté par la femme, et consacré par l’adoration séculaire, dont elle fut l’objet. Si elle n’est plus la maîtresse, comme on disait autrefois, elle perd le meilleur de ses titres et sa plus efficace vertu. Pour elle, l’amour est vraiment une dignité. Or, la maîtresse est d’une autre compagnie, le mot lui-même a dérogé ; et les femmes, qui se sentent abandonnées, qui s’en aperçoivent à la façon plus libre dont on les respecte, souffrent d’autant plus de l’isolement qu’en les blessant il les déclasse.

Tout cela n’est pas très gai, quand on y songe. J’admire d’autant plus le goût de M. Pailleron qu’il s’est presque toujours interdit les traits forcés, les saillies fantaisistes, les exceptions, qui sont en avance, ou qui, vraies dans un milieu très restreint, eussent comblé d’aise le gros public, et conquis à ce théâtre délicat les sympathies un peu rancunières de ce tant flagorné suffrage universel. Modestement, je lui sais gré d’en être resté à Hermine, sans aller jusqu’à Paulette, et d’avoir seulement risqué « l’idéal selon la formule », sans pousser jusqu’à l’idéal selon les muscles, qui est « raide », s’il n’est point du tout « rococo ». Je veux croire qu’il y a cent Paulettes à Paris, et cent encore, pour faire la bonne mesure, et que c’est le monde de demain. Mais, pour Dieu, n’allons pas plus vite que le siècle, qui va bon train déjà. Est-ce à dire que la poupée excentrique de Gyp ne se rencontre jamais avec les petites veuves de M. Pailleron ? Au contraire. Il y aurait même plaisir à comparer quelques-unes des réflexions de ces doctes ingénues : peut-être, en fin de compte, y verrait-on que M. Pailleron note, et que Gyp, la moderne Gyp transpose.

Ici les femmes ne sont ni trop délurées, ni trop tristes, ni trop révoltées, ni trop victimes. La mesure était difficile à garder. L’auteur s’est contenté de les vieillir un peu, à vingt ans, par le contraste des maximes ironiques qu’elles débitent, et de la jeunesse qui triomphe sur leur visage, avec des sourires désabusés et des cœurs encore neufs. Presque toutes ont fait des mariages de raison, c’est-à-dire hâtivement dépêchés, et sont veuves, ou en passe de l’être, ou point trop désolées à l’idée de le devenir. De l’amour elles n’ont guère connu que l’autre motif, et elles l’appréhendent, parce que les fades compliments dont elles sont poursuivies, sont pires que l’abandon, et qu’à être recherchées ainsi elles se sentent en leur mérite déchues et ravalées. Cela leur donne un air mélancolique et résolu, un esprit agressif et attristé, qui tranchent singulièrement sur les mines banales des soupirants. Quelques-unes, qui ne sont pas séparées, mais négligées de leur mari, en ont pris assez bien leur parti, et se plaisent aux représailles : elles ne sont guère qu’une nouvelle édition de l’ancien répertoire. D’autres donnent dans la philosophie ou la politique ; et c’est Molière spirituellement mis au point. Plusieurs enfin, d’une vertu plus entière, que les désillusions n’ont ni ravagée ni dévoyée, sont des figures charmantes, qu’a véritablement créées M. Pailleron. Il s’y est repris à plusieurs fois, corrigeant l’ébauche, et poursuivant sa veine, qui l’inspirait heureusement. Celles-ci sont les femmes du monde, telles que le monde actuel les a faites, avec des naïvetés d’enfant, des pudeurs de femme, et l’orgueil de la race méconnue. Elles se nomment Emma d’Heilly, Madame de Rénat, Clotilde, Madame de Sauves, à qui l’auteur, faisant, je le répète, preuve d’un goût très sûr, a prêté une manière de pessimisme enjoué, qui est le plus amusant et le plus moderne de tous, parce qu’il trahit moins en elle le dégoût de leurs petites misères que leur abondante réserve de sentiment.

Est-il rien de plus piquant que le marivaudage de L’autre motif ? et rien de plus neuf ? Cette jeune veuve, tendre et défiante, vous a une façon résolue de liquider à la fin de chaque mois, sans reports ni déports, les valeurs en baisse, je veux dire les galants qui n’aspirent qu’à sa main gauche, et qu’elle a classés, étiquetés, étudiés avec la malice méticuleuse d’une femme seule, qui a des loisirs. Elle a dépensé d’infinies ressources d’esprit à démêler les périodes et jusqu’aux gestes de ces grandes passions, qui se meurent brusquement, à la minute précise où la belle espiègle se lève, douloureuse et provoquante, laissant tomber, comme une pluie glacée, ces quatre mots magiques : « Je suis veuve, Monsieur. » Voilà, au juste, la mesure du scepticisme spirituel, dont s’arment toutes ces jeunes femmes contre les escrimeurs trop empressés. Toutes, elles ont ce même sourire moqueur, au bord des lèvres, qui dissimule l’intime désir de croire à l’amour et à la vie, qu’elles ignorent également. C’est un mélange de candeur éclaboussée et de naïve expérience, que l’auteur a dosé d’une main assurée et légère. Elles diffèrent surtout par le mariage, qu’elles ont rencontré, et l’influence du mari infidèle ou imprudent, qui a marqué, plus qu’elles ne disent, son empreinte sur leur âme. Elles vivent dans le passé, qui est sombre, et n’osent se confier à l’avenir. Ce n’est pas tant l’étincelle qui leur manque, mais plutôt un rayon de soleil.

L’une, veuve, à vingt-sept ans, d’un général admis au cadre de réserve, a gardé de cette union les souvenirs d’une intimité calme, une imagination un peu déçue et nerveuse, une raison capable d’entraînement et curieuse d’affection : « En fait d’amour, dit-elle, il ne m’avait pas gâtée, mon pauvre général »[2]. Elle est complaisante au récit des fredaines de son neveu, et, si elle exige des coupures par bienséance, elle prend pourtant un aimable intérêt aux narrations claires et suivies. Elle est une tante fort jeune, une marraine très expansive, quelque chose comme une femme ingénue, qui redoute les surprises de son cœur, et en dépense le trop-plein par un ingénieux détour. Et les autres, comme elle, sont de la race des tantes, des marraines, des sœurs, c’est-à-dire des épouses outragées ou dédaignées. Clotilde, que le mariage a plus durement éprouvée, parle de « la maladie qui l’a séparée de ce malheureux » sur le même ton attristé dont Léonie rappelle son « pauvre général »[3]. Épouse d’un viveur, elle a débuté dans le monde par être une agitée ; aux folies du mari elle a d’abord opposé les extravagances ; mais comme elle aussi n’était bonne qu’à faire une honnête femme, elle a dit adieu à Paris, aux conquêtes, et aux fêtes, pour cloitrer ses désillusions dans une retraite moralisante. Elle est devenue « la raison même », comme Madame de Rénat, une raison inquiète et attendrie, qui s’exerce à la charité, mais qui se complaît aux douces confidences, qui rit de ses erreurs passées, mais qui fatigue et trompe son cœur par les efforts incessants d’une maternité d’adoption. Et comme elle a plus souffert que l’autre, elle est aussi douée d’un courage plus clairvoyant ; après s’être retirée du monde, elle a la force de murer sa vie et ses espérances, et d’accomplir un sacrifice, qui, si peu qu’elle ait été femme, la consacre « maman ».

11 parait que le monde en est là. Si l’on veut voir à quel point M. Pailleron a pris parti pour la femme, il faut lire l’Âge ingrat. Nulle part il n’a fait une peinture plus saisissante de la moderne désorganisation, qui atteint les familles de l’aristocratie, et dont l’épouse est pour lui l’intéressante victime. Il a écrit là quelques scènes de haute comédie, et d’une profonde philosophie, qui, sous l’élégance des formes, découvre, sans l’étaler, ce mal qui travaille les hautes classes, et qui condamne à une situation équivoque, après un mariage expédié, une jeune femme comme Berthe de Sauves, si supérieure au fringant gentilhomme dont elle vit séparée. Cette union n’a pas eu de lendemain ; à peine Berthe s’est-elle donnée, qu’elle est dédaignée comme une enfant sans expérience et sans importance[4]. Elle est coupable d’ingénuité. L’époux, vain et léger, n’a eu ni le goût ni le loisir de lui apprendre à être femme ; et, à vingt ans, la voilà isolée, comme les autres, défiante comme elles, ne connaissant de la vie que les compromettantes obsessions d’un chaperon dangereux, et reportant toute son affection sur sa douce marraine, qui est à la veille de n’être pas plus heureuse. C’est l’heure que choisit le mari, vaguement ennuyé et fatigué, pour revenir à sa femme, qu’il trouve belle et séduisante, depuis qu’elle n’est plus à lui, et qu’un autre la serre de près, à la petite fille naïve d’autrefois, qu’il a négligé de conquérir, après l’avoir obtenue. Avec un art très sûr, M. Pailleron s’est gardé de forcer le trait. De Sauves est banal, égoïste, et moderne : car il a fait provision d’aphorismes accommodants, et de maximes toutes neuves. Il est tout à fait bien dans le personnage d’époux ravisé, qui s’aperçoit enfin que la situation de sa femme est périlleuse, oubliant qu’il en est l’auteur, et, fort de l’opinion mondaine, s’inquiète un jour de la médisance, qu’il a si cavalièrement bravée. Il est parfait dans son rôle de repentance, tandis qu’il débite sa confession, sans fausse humilité ni sévérité excessive, à grand renfort d’épithètes atténuées et d’ingénieux euphémismes. Il est mieux encore, lorsque d’un ton dégagé, avec une contrition souriante, il excuse ses peccadilles au nom de sa franchise, rejette le malentendu sur la naïveté de sa femme, et consent avec grâce à tout oublier du passé. Enfin il est moderne à ravir, alors que, renvoyé à ses habitudes exotiques, il y retourne allègrement, outragé dans son égoïsme, contrarié dans ses desseins, guéri de sa fantaisie maritale ; et, n’était une apparence de sincérité momentanée, il aurait toute la mine d’un homme très fort, je veux dire débarrassé des vieux principes et des antiques préjugés.

Mais s’il a fait fonds sur les ignorances de l’enfant, il a compté sans la fierté de la femme. Elle a été moins atteinte dans son amour que dans son amour-propre ; elle a moins souffert d’être trompée qu’insultée. Si elle n’a pas d’expérience, elle a de la race. La souffrance a irrité son orgueil. Pour obtenir la séparation, elle a été humiliée devant tout le monde, en présence d’un public bavard et avide ; pendant que son salon se fermait, la foule odieuse piétinait dans son alcôve : voilà ce qu’elle ne pardonne pas. Séparée, elle est suspecte ; elle n’a plus son rang ; elle est à peine de son monde. Est-ce que cela se peut oublier ? C’est son orgueil, son légitime orgueil, qui pâtit, autant que son cœur, furieusement.

Mais, parce qu’elle est la « petite veuve, un être hybride », comme elle dit, elle s’imagine n’être plus la petite fille, et, comme elle est séparée, elle croit avoir fait assez de progrès, pour affronter une entrevue avec l’étrangère[5]. Orgueil et naïveté, enfant et femme du monde, elle est là toute. Elle s’évertue à être habile, et elle est bientôt déconcertée dès les premiers mots, jusqu’au moment où, piquée au vif, elle sort, la tête haute, d’une compagnie, qui n’est point la sienne, en présence de ce mari, dont elle ne connaît plus que le nom, elle rougissante et fière, lui penaud et à son tour humilié. Prenez garde que cette comparaison résume peut-être la morale du théâtre de M. Pailleron. Considérez ce gentilhomme, léger et blasé, qui s’acoquine dans une société cosmopolite, où l’on vit sur le pied de la moins innocente égalité, où sombrent tous ses privilèges de naissance et d’éducation, et d’autre part cette jeune femme, qui, par une candide imprudence, et pour rattraper le bonheur enfui, s’égare dans une maison bruyante, au milieu de mœurs mitoyennes, dont la seule liberté l’éclabousse ; et songez que si elle en sort fière, il y demeure humilié, et que peut-être il est des deux le plus naïf, puisque, après tout, il y perd davantage.

Cependant, il y a des mères qui assistent à ce spectacle, qui voient le train dont va le monde, les unes contemplant cette agitation avec plus d’étonnement que de mélancolie, et d’autres, plus inquiètes et moins résignées, qui séparent leur fille aînée, pendant qu’elles tâchent à marier la cadette. Mais, si les femmes sont nées veuves, à quoi peuvent bien rêver les jeunes filles ?

  1. Cf. La Petite Marquise de Meilhac et Halévy.
  2. L’Étincelle.
  3. La Souris.
  4. Cf. L’Ami des Femmes.
  5. Cf. L’Étrangère.