Le Théâtre contemporain - 30 avril 1862

Le Théâtre contemporain - 30 avril 1862
Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 220-231).
LE
THEATRE CONTEMPORAIN

Il y a un mot affligeant, que l’on ne saurait appliquer à l’art contemporain sans soulever des récriminations et des colères : c’est le mot de décadence. Si ce mot n’est pas toujours injuste, il est au moins pessimiste, et le pessimisme, on le sait, sied mal à la critique : il est difficile de persuader ceux que l’on humilie, de convertir ceux que l’on offense, et dire aux gens qu’ils ne savent plus rien faire de bon, c’est un mauvais moyen de les engager à mieux faire. Enfin les argumens en pareil cas ne manquent pas aux contradicteurs, et, pour nous en tenir au théâtre, quelques-uns de ces argumens ne sont pas sans valeur. On peut, sans se dissimuler les misères présentes, affirmer que, dans cet espace de près d’un demi-siècle qui va du Mariage de Figaro au grand mouvement romantique, la moyenne des pièces jouées a été de qualité inférieure à la moyenne d’aujourd’hui.

Mieux que le mot de décadence, le mot décomposition n’exprimerait-il pas l’état actuel de notre théâtre ? Ce n’est point, si l’on veut, un art qui tombe ; c’est plutôt un art qui se décompose, qui se transformera sans doute, qui subit en attendant, lui aussi, les conditions de la société elle-même, où les plaisirs de l’esprit, comme d’autres biens plus sérieux, cessant d’être un privilège, perdent en délicatesse ce qu’ils gagnent en profusion, et se vulgarisent en se multipliant. Les élémens dont cet art se formait autrefois, et dont l’ensemble s’appelait la littérature dramatique, ne font plus corps ; ils tendent de plus en plus à se dissoudre, à se déplacer, à quitter le centre pour les extrémités, à s’éparpiller sur une foule de points où personne jadis n’allait les chercher. On avait d’une part la tragédie et à des distances infinies le mélodrame naïf de nos pères, de l’autre la comédie, et à bien des étages au-dessous le vaudeville grivois et sans façon. Ces genres étaient soumis à des hiérarchies aussi inflexibles, séparés par des barrières aussi fortes que celles qui marquaient les classifications sociales. Aujourd’hui hiérarchies et barrières sont tombées ; la tragédie a disparu la première, comme la plus entachée d’ancien régime, la plus évidemment chargée d’exprimer un idéal incompatible avec les allures de la vie moderne. Un moment on avait pu croire que le drame ne serait qu’une forme nouvelle de la tragédie, forme plus vivante, plus large, plus souple, mieux appropriée à des intelligences plus libres, initiées aux beautés des théâtres étrangers ; mais ce drame, tel que nous le firent entrevoir les maîtres du romantisme, était encore, à ce qu’il paraît, trop littéraire, trop élevé, trop lyrique pour la foule toujours croissante et de plus en plus sujette à confondre l’appétit avec le goût. Il eut le tort et le sort d’autres révolutionnaires ses contemporains : il glissa du libéralisme à la démocratie. Héritier prodigue ou infidèle de Melpomène, il a laissé dilapider son patrimoine par le mélodrame actuel, la pire espèce d’élucubration dramatique, car elle n’a plus même l’ingénuité primitive des anciens chefs-d’œuvre du boulevard ; elle représente non pas le progrès, mais la falsification complète de tous les instincts populaires, conviés chaque soir à de grossières contrefaçons de style, de poésie, d’émotion, où les sentimens naturels s’expriment avec une grotesque emphase, où quelques effets violens s’obtiennent à force d’absurdes invraisemblances, et où l’histoire, quand elle intervient, est traitée de façon à entretenir constamment parmi les masses l’ignorance et le mensonge : heureux encore quand la spéculation aux abois n’a pas l’idée de suppléer à l’insuffisance des élémens ordinaires d’attraction et de curiosité par ces exhibitions dont l’effet purement sensuel achève de dégrader la dignité du public et du théâtre !

Quant à la comédie, cette décomposition dont nous parlons, sans avoir produit d’aussi fâcheux résultats, est peut-être plus visible encore. Si on ne rencontre plus que rarement la comédie au Théâtre-Français, où elle se concentrait autrefois, il n’est pas rare en revanche de la trouver ailleurs, à des doses réduites sans doute, mêlées de vulgaires alliages, affaiblies ou altérées par les négligences de l’improvisation ou l’incorrection de la forme, suffisantes néanmoins pour qu’on la reconnaisse, pour qu’on se dise avec regret qu’un peu de réflexion et d’effort chez les auteurs, un peu d’exigence et de discernement chez le public, auraient donné la durée et la vie à ce fugitif amusement d’une soirée. Là encore, la distinction des théâtres et des genres ne serait plus qu’une prétention ou un souvenir. Il n’y a plus en réalité pour l’art véritable un temple privilégié, dont les desservans et les fidèles regardent avec dédain quelques masures lointaines, reléguées au bas du coteau sacré, et abandonnées à l’exploitation du couplet, de la parade ou du quolibet. Tout le monde dramatique vit de plain-pied, et le tiers-état est en train d’y remplacer la noblesse. Au Gymnase ou au Vaudeville comme au Théâtre-Français, c’est à peu près la même littérature ; ce sont les mêmes sujets, les mêmes personnages, les mêmes spectateurs; ce sont souvent les mêmes auteurs. Pour les supériorités de style, de ton, de tenue, nous avouons les avoir vainement cherchées. À quelque école que l’on appartienne, que l’on invoque Aristote ou Schlegel, que l’on soit rigoureux ou accommodant sur les questions de grammaire, de forme et d’étiquette, on sera forcé de conclure comme nous. Nous défions le plus vigilant gardien des traditions et des hiérarchies de nous dire en quoi la Loi du Cœur ressemble plus à la vraie comédie que la Poudre aux Yeux ou telle autre pièce du même répertoire.

Ainsi donc décomposition et par cela même diffusion, anarchie, promiscuité des genres, déperdition de vie ou de force comique aux dépens de la scène par excellence, au profit des scènes secondaires, le tout par la faute des circonstances, des auteurs, des directeurs et du public, voilà ce qui nous frappe dans l’état actuel du théâtre, et ce qui n’est que la conséquence des transformations accomplies depuis soixante ans dans la société tout entière. Rapidité des communications par les chemins de fer, égalité moderne, organisation des finances de la littérature et du théâtre, tout cela a son prix et marque un progrès général auquel il serait pénible de renoncer : le mieux est de se résigner et de balancer paisiblement les inconvéniens et les avantages.

On le voit, c’est sans parti-pris hostile que nous signalons quelques-uns de ces symptômes, qui tiennent aux conditions mêmes de notre époque, et dont la plupart ne datent pas d’hier. M. Scribe, à vrai dire, dont le nom n’est pas de trop ici, a personnifié le premier ce nivellement dramatique, l’avènement au théâtre de cette égalité qui supprime les barrières et confond les hiérarchies. Le jour où l’on vit le même homme, sans presque changer sa manière et surtout sans châtier son style, passer lestement des scènes secondaires à la Comédie-Française, écrire avec la même aisance et presque avec le même succès un vaudeville, un opéra-comique, un ballet et une comédie en cinq actes, on put comprendre qu’une révolution venait de s’accomplir, qu’il n’y aurait bientôt plus, en fait de théâtres, de grands ni de petits, et que les différences seraient désormais assez légères pour qu’une main souple et habile suffit à les combler. Le jour où M. Scribe révéla une autre face de son infatigable esprit et organisa un ministère des finances dramatiques, il fut tout aussi évident que la bourgeoisie, avec ses qualités et ses défauts, prenait pied dans ce monde où la fantaisie avait promené jusqu’alors le libre cortège de ses rêves dorés et de ses joyeuses misères. Loin de nous la pensée d’amoindrir M. Scribe! Ce qu’il lui a fallu de dextérité, d’ingéniosité, d’invention aimable, d’inépuisables ressources, pour se multiplier ainsi pendant quarante ans et se varier à l’infini en se ressemblant toujours, on l’a déjà dit, on le dira encore. M. Octave Feuillet, que l’Académie française, bien heureusement inspirée, vient de lui donner pour successeur, trouvera, nous n’en doutons pas, des traits pleins de finesse et de charme pour peindre cette figure, qui sut se créer sur le fond commun sa piquante originalité; mais, si spirituel ou si éloquent que soit le panégyriste, il lui sera difficile d’imaginer, pour louer son prédécesseur, quelque chose de mieux que l’hommage involontaire que vient de recevoir la mémoire de Scribe pendant ces deux soirées consécutives où nous avons vu tour à tour M. Victorien Sardou au Théâtre-Français et au Gymnase : ici, la Papillonne, une chute qui serait sans conséquence, si l’on ne condamnait pas à vivre une pièce qui ne demandait qu’à mourir; là, la Perle noire un succès très peu concluant, à notre avis, en l’honneur des procédés favoris de l’auteur des Pattes de Mouche et des Femmes fortes.

Nous ne voudrions pas que ce rapprochement ressemblât, sous notre plume, à une épigramme contre un homme dont le talent est incontestable, et qui a su conquérir, en moins de deux ans, une situation presque exceptionnelle dans le théâtre contemporain. Cependant on nous a redit à satiété que M. Sardou allait recueillir la succession, non pas académique, — c’est la moindre, — mais dramatique, de l’auteur du Verre d’eau, et en effet il se rapproche déjà de M. Scribe par l’ubiquité : on ne parle que de M. Sardou, des pièces de M. Sardou, reçues, répétées, demandées de toutes parts. On ne peut pas dire de lui, comme d’un poète jadis à la mode, que « l’on répète déjà les vers qu’il fait encore; » mais l’on répète déjà les pièces qu’il n’a pas encore faites. Il n’est donc pas inutile de constater certaines nuances, bien finement indiquées ici même par M. Emile Montégut. M. Scribe est rarement vrai et plus rarement vraisemblable; mais l’invraisemblance chez lui se sauve par l’heureux accord qu’il sait mettre dans toutes les parties de cet aimable petit monde dont il dispose à son gré. Une fois la gamme admise, le ton est juste et caresse agréablement l’oreille. Son art consiste surtout à être de son temps et de son pays, à signer d’ingénieux traités de paix entre le sentiment et le bon sens, à renvoyer également contens du traité les esprits romanesques et les esprits raisonnables : si les caractères, le dialogue et le incidens sont d’une vérité contestable, ils sont du moins d’une vérité relative; ils s’expliquent et se font accepter les uns par les autres. L’auteur ne cherche pas ailleurs que dans les rapports naturels des personnages avec le drame les moyens de se tirer d’affaire; il embrouille et débrouille le fil sans le leur arracher des mains. Aussi, lorsqu’après avoir poussé à bout notre curiosité, il nous laisse entendre, au dénoûment, que nous avons été ses dupes, il est amnistié d’avance. Nous nous reconnaissons les complices de la mystification, et elle nous a trop amusés pour que nous soyons tentés de nous plaindre. M. Scribe, en un mot, n’a obtenu des succès si prolongés et si cosmopolites que parce qu’il est avant tout un esprit français, nous dirions presque un esprit parisien.

Le talent de M. Victorien Sardou a une physionomie américaine, et nous n’en voudrions pour preuve que ses deux traits dominans : le positif et le merveilleux, ou, si vous aimez mieux, le matériel et le surnaturel; il semble toujours qu’il va nous raconter une histoire de revenans ou d’esprits frappeurs écrite en marge d’un livre de commerce ou de mathématiques. M. Scribe procédait par l’entre-deux, par ces teintes mixtes, tempérées, qui conviennent à l’homme civilisé des sociétés modernes; M. Sardou procède par les extrêmes. Il donne une petite place au développement logique, à la liaison naturelle des sentimens et des événemens, une place énorme à l’incident, à l’accessoire, à la surprise, à des forces cachées dont la science se charge de faire le Deus ex machina. Il y a dans ses pièces des momens où les acteurs paraissent inertes, où les spectateurs sont frappés d’une sorte de curiosité passive, jusqu’à ce qu’un objet quelconque, élevé par l’auteur à l’état de personnage, vienne mettre la physique ou l’algèbre au service de l’art dramatique. Qui ne se souvient de ce plaisant chapitre de Gil Blas où des poètes se querellent sur le véritable héros de l’Iphigénie d’Euripide? Fabrice s’écrie : « Le héros, c’est le vent! » et il le prouve. Fabrice prévoyait le règne de M. Sardou. Le héros de plusieurs de ses pièces, ce n’est pas le vent; mais c’est tantôt une lettre, tantôt un renard : hier, c’était un coup de tonnerre. On comprend que cette intervention souveraine d’une puissance matérielle, étrangère aux ressorts intérieurs du drame, épargne bien des frais d’imagination et d’analyse; mais on comprend aussi qu’elle s’épuise vite. Déjà le coup de tonnerre de la Perle noire nous semble avoir été moins bien reçu que le renard des Intimes. M. Sardou compromettrait, à ce jeu-là, une réputation croissante et au demeurant légitime. Quelle que soit la complaisance des spectateurs, il est un point où cette complaisance s’arrête et se change en mauvaise humeur : c’est celui où la mystification devient trop forte, où elle cesse d’être en rapport avec l’intérêt excité par le drame, où le public n’est plus assez complice pour se résigner à être dupe. Et puis, si ce système venait à prévaloir, quel lourd bagage ne faudrait-il pas apporter à la représentation des pièces nouvelles pour s’y complaire ou seulement les comprendre? Déjà le théâtre contemporain ne s’est que trop laissé envahir partons ces détails matériels de la vie moderne, qui touchent à l’industrie, à la science, à la politique, au commerce, à l’agiotage, à la procédure, à tout, excepté à la libre et idéale peinture des sentimens et des caractères, à l’amusante saillie des passions et des ridicules. Il y a dans nos pièces nouvelles telle page qui ressemble à un rapport d’ingénieur ou à une discussion d’actionnaires, telle scène qui ne peut complètement intéresser que des savans ou des avoués, tel incident qui n’est parfaitement explicable que pour un physicien ou un naturaliste. Or, sans se rendre bien compte de ses impressions, le public devine instinctivement que ce n’est pas là de l’art de bon aloi, et son ennui d’ailleurs le lui dit mieux que toutes les règles du goût. Ce n’est pas pour nous retrouver en face des réalités qui nous obsèdent pendant le jour que nous allons le soir au théâtre; c’est au contraire pour les oublier, pour chercher, sinon une veine, hélas! trop rare de poésie ou de comédie complète, au moins un peu de sentiment sincère, d’émotion sympathique ou de franche gaîté. Aussi quelle joie lorsqu’on nous rouvre ce pays enchanté où se jouait une imagination charmante, peu soucieuse d’alourdir du poids de nos vulgarités les créations de sa fantaisie ! Avec quel mélancolique plaisir nous avons applaudi cet hiver le délicieux proverbe d’Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour! Et que répondre à ceux qui prétendant que cette grâce, cette gaîté, ce sourire, ces larmes, s’évaporent par-dessus la rampe sans parvenir jusqu’au spectateur? Ce malheur ne serait pas arrivé, si Alfred de Musset avait songé à remplir les poches de Perdican et de Rosette des lingots de la comédie à argent ou du gobelet de la comédie à surprises : on n’y pensait pas de son temps.

Mais ce n’est pas de l’héritage d’Alfred de Musset qu’il s’agit; c’est de celui de M. Scribe. Comme lui, M. Sardou a abordé le Théâtre-Français après de nombreux succès sur les théâtres inférieurs, et il y a encore ce point de ressemblance, que, si la Papillonne n’est pas une merveille, Valérie assurément n’était pas un chef-d’œuvre. Que de différences pourtant! En offrant à la Comédie-Française cette Valérie, roman dialogué, accommodé au goût des lectrices de Mme de Krudner et de la duchesse de Duras, M. Scribe débutait à coup sûr; il ne livrait rien à l’aventure et au hasard; il prévoyait et raisonnait son succès; il savait que, grâce au talent de Mlle Mars, ce roman sentimental et médiocre deviendrait assez intéressant pour être supporté par les connaisseurs les plus difficiles, même dans le voisinage d’Elmire et de Célimène. A présent on n’y met plus tant de façons. Il est si bien avéré que le Théâtre-Français n’est plus que le primus inter pares, l’égal de ses inférieurs, qu’il lui a semblé urgent de demander précipitamment une pièce à M. Victorien Sardou, mis en évidence par trois ou quatre succès de vogue. M. Sardou n’avait rien de prêt, rien de conçu ou d’écrit en vue de notre première scène, qui aujourd’hui encore devrait avoir le droit d’exiger en pareil cas, sinon une métamorphose, au moins un changement de toilette. N’importe : on voulait à tout prix du Sardou, et M. Sardou s’est exécuté; il a donné la Papillonne, une sorte d’odyssée bouffonne qui aurait peut-être réussi sur un théâtre voisin, mais qui, jouée entre la Loi du Cœur et l’Honneur et l’Argent, a fait l’effet d’une folie de carnaval entre deux convois de première classe. Tout l’avantage qu’en auront retiré le théâtre et l’auteur a été de lancer M. Got sur les traces de Ravel ou d’Arnal et de faire éclater le rire sonore de Mlle Brohan dans le rôle d’une fausse Mme de Léry, doublée d’une soubrette vieillie. Cet échec, nous le répétons, serait insignifiant et déjà oublié, si l’on eût suivi la première inspiration de l’auteur et retiré la Papillonne; mais c’est ici le lieu de signaler un autre détail, produit naturel de notre nouveau régime dramatique. Comme la question d’argent domine tout, et comme on est à peu près sûr, passé le premier soir, de voir accourir sur la foi d’un nom accrédité cette affluence complaisante qui a besoin de spectacles et qui vient, de tous les points du globe, prendre sa part des plaisirs parisiens, l’essentiel est de doubler heureusement ce cap des tempêtes qu’on appelle la première représentation. Si l’enthousiasme s’élève à une certaine température, le tour est fait, la partie gagnée, et en voilà pour une centaine de soirées. Si par extraordinaire ce public spécial, spirituel et variable proteste et se déclare mécontent, on ne se tient pas pour battu, on essaie de lutter, de réagir, d’en appeler au public facile, et l’on prolongerait volontiers le débat, s’il se traduisait en grosses recettes. Cela réussit quelquefois quand l’auteur est aimé, quand la pièce, après tout, a des scènes amusantes ; mais nous avons pu constater récemment, en deux circonstances mémorables, que cela ne réussissait pas toujours. Il suffit d’ailleurs de rappeler con)bien est contraire aux vrai intérêts de l’art dramatique cette manière d’éluder ou de récuser un arrêt qui pèche rarement, il faut en convenir, par un excès de sévérité.

Nous ne croyons pas que la Perle noire soit une revanche complète pour M. Sardou. La Papillonne ne concluait rien contre son talent ; c’était une débauche d’esprit dont le plus grand tort avait été de se tromper de chemin. La Perle noire au contraire rentre dans la manière habituelle de l’auteur des Pattes de Mouche, et montre combien son procédé serait prompt à s’user, s’il y insistait trop complaisamment. Le premier acte est ennuyeux comme une légende allemande cultivée dans les bosquets du Gymnase, froid comme un intérieur flamand peint en grisaille. Le second acte se ranime à la voix du bourgmestre : celui-ci déploie, dans son interrogatoire, cette science de l’induction, cet art d’arriver du connu à l’inconnu, où excelle M. Sardou, art dont Edgar Poë lui a donné les premières leçons, et qui imprime aux objets matériels, traversés par cette pénétrante analyse comme par un fluide magnétique, quelque chose de la vie même des personnages ; mais au dénoûment, quand les effets compliqués et, pour ainsi dire, scientifiques de la foudre servent à disculper l’innocente Christiane, on a généralement regretté le couvert d’argent si naïvement dérobé par la pie voleuse. Tout le monde a déjà remarqué que la Perle noire n’est qu’une ingénieuse variante du mélodrame populaire immortalisé par Rossini ; ce que l’on peut ajouter, c’est qu’à force de raffinement et de subtilité un auteur enclin à faire du neuf avec du vieux risque de dépasser ou de manquer le but au lieu de l’atteindre. Dans la Pie voleuse, tout est naturel et à sa place, le père, l’amant, le bailli libertin, le fermier, la fermière et la servante. Tout l’intérêt consiste à savoir si le vrai coupable se découvrira assez tôt pour sauver la pauvre Ninette. C’est vulgaire peut-être, mais que Rossini verse là-dessus les trésors de sa mélodie, ce drame villageois s’élève jusqu’au pathétique et au tragique. L’auteur de la Perle noire a cru que l’effet d’émotion redoublerait d’intensité, s’il nous tenait en suspens jusqu’à la fin, si, tout en nous laissant comprendre que Christiane est innocente, il nous laissait ignorer à la fois comment cette innocence se prouvera et quel est le vrai coupable. Nous croyons qu’il s’est trompé : ces deux ressorts différens, au lieu de s’entr’aider, se contrarient; à force de se tendre, le fil se casse; notre curiosité se fatigue avant d’être satisfaite, et la quantité de détails techniques que nous sommes contraints de subir pour arriver à nous faire une Idée bien nette des effets de l’électricité donne à l’explication même l’air d’une mystification. Ce dénoûment, en un mot, nous impatiente, parce qu’il était tout ensemble trop prévu et trop impossible à prévoir. Ainsi, dans cette pièce dont il ne faut pas s’exagérer l’importance, on peut surprendre un à un tous les petits secrets et aussi tous les côtés vulnérables du talent de M. Sardou. Il est ingénieux, il a l’esprit inventif plutôt que créateur, il réussit à soutenir ou à réveiller l’attention en variant les épisodes, en faisant valoir les détails, en déguisant sous le jeu des: accessoires, sous le cliquetis des mots et des tirades, ce que l’idée principale peut avoir de maigre ou de suranné. C’est un cultivateur habile qui tire des regains passables de terrains stériles ou fatigués. Il a des procédés d’induction et d’analyse dont l’originalité remonte à Balzac et surtout à Edgar Poë, mais qu’on peut regarder comme une innovation dans l’art du théâtre, essentiellement synthétique. Dans les Intimes, il a souvent touché de très près à la vraie comédie, et s’il ne nous l’a donnée qu’en morceaux, c’est que l’exagération de ses types n’est admissible que si l’on consent à regarder comme idiot l’homme qui se laisse piller et insulter par de semblables parasites et comme somnambule la maîtresse de maison qui ne les chasse pas de chez elle à coups de balai. Toutes ces qualités de M. Sardou sont voisines de dangereux défauts qu’il est déjà facile de prévoir et d’indiquer. Les plus habiles variations sur un air connu et une vieille chanson ne valent pas un air original et une chanson nouvelle. La science du détail, de l’épisode, du mot, de l’accessoire, peut réussir une ou plusieurs fois, mais ferait à la longue songer à ce peintre qui, ne pouvant faire sa Vénus belle, se rattrapait sur l’ajustement. La procédé par induction, du connu à l’inconnu, a du piquant et réveille à propos la curiosité blasée; mais il est nécessairement obligé de se répéter dans ses formules, borné dans ses effets, exposé à laisser lire dans son jeu un public qui n’aime pas les redites et qui ne se gênerait pas pour déclarer qu’après tout un auteur dramatique n’est ni un alchimiste, ni un algébriste, ni un juge d’instruction. La boite à surprises mérite peu de confiance : l’auteur n’en tire pas toujours ce qu’il avait cru y mettre. Enfin le penchant visible de M. Victorien Sardou vers une sorte de pacte entre le monde surnaturel et le monde matériel ne tendrait à rien moins qu’à supprimer l’homme dans le drame, à sacrifier la liberté humaine, la vie, les caractères, les passions, les luttes de la conscience et du cœur, les vrais et inépuisables élémens de l’art dramatique, à des puissances occultes et à des forces inertes. N’insistons pas: M. Sardou a dû reconnaître, dans ces deux dernières épreuves, ce qu’il a de trop et ce qui lui manque, ce que le public lui accorde et ce qu’il lui refuse. Cet échec survenu à la suite de succès si pressés et d’un avènement si rapide l’engagera à redoubler d’efforts pour justifier après coup cette vogue surabondante et donner au théâtre une œuvre vigoureuse et originale.

Telle qu’elle est, nous préférons cette comédie de genre à la comédie traditionnelle, dont les prétentions et les allures déguisent mal le vide et l’ennui, et qui ressemble à un cours de morale en plusieurs leçons à l’usage d’un siècle d’argent. C’est à cette classe estimable, mais monotone, qu’appartient la Loi du Cœur, de M. Léon Laya, pièce que l’on pourrait appeler la pénitence du Duc Job. Sérieusement, M. Laya, dont les Jeunes Gens avaient de l’entrain et de la gaîté, et qui semblait devoir nous rendre un de ces auteurs comiques de demi-caractère, héritiers d’Andrieux ou de Picard, a été détourné de son vrai genre par les prospérités excessives de son Duc Job, de cette lutte entre les meilleurs sentimens du cœur et les préoccupations positives de notre époque. On rencontrait du moins dans le Duc Job des scènes intéressantes où le sourire et la pelite larme se mêlaient agréablement, et qui, mises en relief par un excellent acteur, pouvaient expliquer ce succès démesuré. Dans la Loi du Cœur, tout est réduit à sa plus simple expression : plus d’amour, partant plus de joie; pas un pauvre petit éclair de sentiment et de passion, pas un grain de sel attique ou gaulois. La tunique légère de Thalie recouverte jusqu’aux talons d’une robe d’avocat et d’un manteau de professeur, la loi et le cœur représentés par des personnages qui ne peuvent nous passionner, et s’exprimant dans un langage dont l’inaltérable convenance fait parfois regretter les plus folles hardiesses du paradoxe et de la fantaisie, voilà cette comédie recommandable, que l’on peut proposer, sinon pour un prix de littérature, au moins pour un prix de vertu. Et puis quelle uniformité dans la donnée, les caractères, le sujet, les mœurs, le dialogue, le dénoûment des œuvres que le Théâtre-Français nous a offertes dans ces dernières années! Supposons un étranger, un provincial obéissant à une ancienne tradition et venant tous les soirs à la Comédie-Française pour se mettre au courant de l’esprit du moment, de l’état des lettres, des rapports de la société et du théâtre. On lui jouerait, dans la même semaine, l’Honneur et l’Argent, la Considération, les Effrontés, la Loi du Cœur et le Duc Job. En vérité, notre homme croirait que nos auteurs en renom s’entendent pour écrire tous la même pièce avec d’imperceptibles variantes; il croirait que tous nos vieux trésors de comédie, d’observation, de passion, de gaîté, de morale, d’émotion, se réduisent désormais à savoir qui sera le plus fort du cri de la conscience ou du tintement des écus. Nous comprenons que l’argent, devenu dans le monde moderne un pouvoir sans rival, soit aussi employé, dans le roman et au théâtre, comme le plus puissant des leviers. Encore faudrait-il que les passions qu’il excite, les drames qu’il crée, les caractères qu’il pénètre de ses prodigieuses influences fussent variés, vivans, colorés, en saillie, tour à tour bouffons et tragiques comme l’humanité elle-même, capables en un mot de former à leur tour un monde qui remplaçât celui où se recrutait autrefois le drame et la comédie. Mais placer ses acteurs sur deux rangs, l’un qui personnifie l’honnêteté et le sentiment, l’autre la cupidité et l’intérêt, établir entre eux un combat dont les épisodes et les péripéties se ressemblent, et finalement les réconcilier dans une alliance in extremis, était-ce la peine de détrôner pour si peu toute cette famille charmante qui n’a pas l’air de savoir si l’argent existe et qui va du Cid à Hernani, de Mascarille à Fantasio, de retourner le cadre de toutes ces aimables figures dont le rire et les pleurs savaient nous distraire de nos ennuis ou nous faire réfléchir sur nous-mêmes? Encore une fois, cette manière de remettre constamment la société contemporaine en présence du sujet de ses préoccupations principales est parfaitement contraire à la vraie mission de l’art et du théâtre, qui devraient être, pour notre époque positive et sentant le renfermé, des portes sans cesse ouvertes sur ces libres horizons où le moindre grain de mil, le moindre souffle de poésie, de gaîté ou de passion, est préféré à tous les lourds millions de la comédie moderne.

Le théâtre, pendant ces derniers mois, n’a-t-il donc absolument rien produit qui donne une idée favorable, sinon de ce qu’il est, au moins de ce qu’il pourrait être entre des mains délicates? Quelques pièces de courte dimension n’ont-elles pas causé ce genre de plaisir qui trompe rarement, car il touche aux cordes les plus justes et les plus sûres de l’esprit et du cœur? Nos lecteurs ne peuvent avoir oublié le Pavé[1], cet aimable petit drame dont Mme Sand elle-même nous a raconté l’histoire. Elle nous a dit comment se font et se jouent, dans un groupe choisi qu’elle préside et qu’elle inspire, ces pièces sans prétention, souples et flottans canevas que chaque interprète a le droit de broder à sa guise et dont l’harmonie se compose justement de cette variété d’inspirations et de fantaisies groupées autour d’une pensée unique. Nous persisterons pourtant à croire, jusqu’à preuve du contraire, qu’après cette première épreuve, au sortir de ce champ ouvert en famille à l’improvisation du moment et à l’interprétation personnelle, une main savante corrige et discipline ces libres enfans du hasard, retrouve l’idée première sous ces broderies brillantes, et en refait une œuvre homogène qui cette fois n’appartient plus qu’à elle seule. Rien du moins dans le Pavé ne trahit ces incohérences et ces soudures qu’implique un travail collectif livré aux aventures de la fantaisie individuelle. Tout est lié, tout s’enchaîne à merveille dans ces jolies scènes, qui font penser tantôt à Greuze et à Sedaine, tantôt à Gozzi. Et puis c’est une rencontre si rare et une surprise si agréable, un peu de poésie et de style au théâtre !

Si de semblables pièces n’exerçaient pas sur le public toute l’attraction désirables c’est le public qu’il faudrait plaindre, et nous nous retrouverions en finissant en présence d’une des causes que nous avons assignées à la crise évidente du théâtre contemporain. Ce nouveau public, chez qui la quantité remplace la qualité, a son éducation à faire. Le développement ingénieux d’un sentiment, l’analyse délicate d’un caractère lui plaisent moins que des pièces plus grossièrement amusantes, mieux ajustées au mouvement rapide de ses affaires et de sa vie. Dans cette situation transitoire, entre ce qui finit et ce qui n’a pas encore commencé, le public et le théâtre se trouvent en présence l’un de l’autre dans une attitude bizarre, tantôt indifférente, tantôt hostile, à peu près comme ces gens qui, ne se connaissant pas ou se connaissant mal, sont sujets à passer d’un empressement banal à une méfiance chagrine. Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir entre eux ces relations amicales, ces intelligentes alliances, également profitables à tous les deux, et qui donnaient autrefois à l’applaudissement ou au blâme toute la valeur d’un encouragement sincère ou d’un conseil utile. Aujourd’hui l’on dirait que les deux puissances, qui ne sauraient pourtant se passer l’une de l’autre, tendent à devenir ennemies. Le public des théâtres a paru se réveiller en 1862, et son réveil a eu même des allures fort bruyantes : il est violemment sorti de cette longue somnolence qui lui faisait indifféremment accueillir tout ce qu’il avait plu aux auteurs d’écrire, aux critiques d’apostiller et aux claqueurs d’applaudir. Y avait-il dans tout cela trace d’une préoccupation littéraire ou morale? Qu’a de commun la littérature avec ces partis-pris qui condamnent a priori une pièce sans l’entendre? Est-ce à la morale que songeaient les élégans exécuteurs d’une de ces pièces à femmes, telles qu’ils en avaient supporté et applaudi-cinquante? Et, plus récemment encore, est-ce un intérêt purement littéraire qui multipliait les appréhensions, les corrections et les retards aux dépens d’un drame militaire que l’on n’a cessé de croire dangereux qu’à force de le rendre insignifiant et niais? Non, ce n’est pas là le genre de réveil ou de progrès que nous demandons à ce nouveau public, et nous l’aimions mieux, l’autre soir, accueillant avec sympathie, dans les Beaux Messieurs de Bois-Doré, l’Antony et le Buridan du bon temps, le Didier de Marion Delorme, rendu presque rajeuni au théâtre voisin de ses premiers succès.

Quoi qu’il en soit, le bruit est dans l’air, la température théâtrale est à l’orage ; la jeunesse semble avoir repris goût à ces manifestations tapageuses qui renouent la chaîne des temps, donnent aux esprits remuans l’illusion de leurs libertés perdues, et les reportent à quarante ans en arrière, au temps heureux où l’on se battait pour Germanicus, et où l’on sifflait les professeurs impopulaires. Ce n’est pas ainsi cependant qu’elle relèvera le théâtre : il faut à cette tâche de plus généreux efforts, des mobiles plus sérieux, plus de réflexion et de discernement. L’état actuel du théâtre ressemble à un inter-règne, à une transition, à une crise; c’est un nouveau régime, ce sont de nouvelles mœurs, un nouveau public, un art nouveau peut-être, qui tendent à s’établir sur les ruines d’un régime disparu, mais qui on sont encore à la période des confusions et des malentendus : ce n’est pas là une raison de désespérer, encore moins d’aggraver les mésintelligences et d’irriter les dissentimens par un échange de vulgarités offensantes et de brutales représailles. Que les théâtres se respectent davantage, qu’ils sacrifient moins ouvertement aux tristes idoles de notre époque, qu’ils cessent de traiter le public comme une matière exploitable, comme un troupeau de moutons de Panurge, auquel on peut faire accepter toute sorte de pâtures, pourvu que l’on sache y intéresser sa crédulité et sa convoitise, et bientôt le public, radouci, apaisé, civilisé, remis en confiance, renoncera à ces alternatives de complaisances aveugles et de stériles colères qui prolongeraient indéfiniment le malaise. Il comprendra que pour s’initier, pour perfectionner son éducation dramatique et devenir, lui aussi, une autorité, il a mieux à faire qu’à se poser tour à tour devant les pièces qu’on lui joue en vieillard blasé ou en enfant mutin. Pour le moment, un art désorienté, le déclassement des genres, le régime de l’égalité passant de la société au théâtre, une masse croissante de spectateurs appelés à prendre leur part de ces plaisirs réservés autrefois à un public restreint, ce sont bien là les symptômes d’une transformation, mais non pas d’une maladie sans remède. Que toutes ces forces nouvelles, mal connues, mal définies, sujettes à se contrarier comme tout ce qui n’est pas encore sûr de sa place et de son emploi, apprennent à s’équilibrer, à se compléter les unes par les autres comme s’équilibraient et se complétaient celles qu’elles remplacent, et peut-être en verrons-nous sortir quelque chef-d’œuvre inattendu. A tout prendre, n’a-t-il pas fallu à la société et à l’art d’un autre siècle bien des tâtonnemens et des orages, bien des sacrifices au faux goût, à la fausse élégance et à l’emphase avant de se débarrasser des alliages et d’arriver à Racine et à Molière?


ARMAND DE PONTMARTIN.

  1. N’y a-t-il pas aussi dans un petit drame joué à l’Odéon, — la Dernière Idole, — le présage d’une vocation poétique et dramatique?