LE TEXAS
ET SA RÉVOLUTION.

SECONDE PARTIE.[1]

En proclamant l’abolition immédiate de l’esclavage dans toute l’étendue de la république mexicaine, le président Guerrero manquait certainement à une des conditions sous la foi desquelles les colons anglo-américains étaient venus s’établir dans le Texas. On peut même affirmer que cette condition avait été essentielle et déterminante à leurs yeux, non-seulement parce qu’ils étaient pour la plupart originaires d’états à esclaves, mais parce que, réduits au travail libre, ils n’auraient pu donner à leurs exploitations un assez grand développement pour les dédommager de leurs sacrifices et des frais de leur entreprise. La constitution mexicaine de 1824 déclarait, il est vrai, que personne désormais ne naîtrait esclave sur le territoire de la république, disposition que l’on retrouve dans la constitution particulière de l’état de Cohahuila et Texas, promulguée en 1827 ; mais elle maintenait au moins l’esclavage existant, et cela pouvait suffire pendant quelques années. Le décret du 15 septembre 1829, au contraire, eût entièrement arrêté l’essor de la colonie, s’il avait été exécuté : il eût ruiné le présent et empêché toute émigration ultérieure des citoyens des États-Unis au-delà de la rivière Rouge et de la Sabine, plus efficacement que le décret spécial du 6 avril 1830. Aussi fut-il révoqué, en ce qui concernait le Texas, par le gouvernement qui succéda à celui de Guerrero, et sur les représentations du gouverneur Viesca. Quant au décret du 6 avril 1830, qui était, pour ainsi dire, la réponse publique du Mexique aux secrètes manœuvres des États-Unis, nous avons dit que, loin de recevoir une exécution rigoureuse, il fut aisément éludé par l’adresse, ou même ouvertement violé par la force.

Aucun évènement de quelque importance ne signala le cours de l’année 1830 ; mais, de part et d’autre, la confiance était ébranlée. Malgré son épuisement, ses embarras intérieurs et son état de désorganisation permanente, le gouvernement de Mexico ne put se dissimuler que, pour conserver le Texas, il aurait bientôt une lutte à soutenir, soit contre les États-Unis, soit contre les colons anglo-américains, et il s’y prépara. De petits corps de troupes furent envoyés dans le pays sous différens prétextes, et occupèrent les principaux postes. Au commencement de 1832, ces forces étaient réparties de la manière suivante : à Nacogdoches, 500 hommes ; à San-Antonio de Bejar, 250 ; à Goliad, 118 ; à Anahuac, 150 ; à Galveston, 30 ; à Velasco, 100 ; au fort de Teran, 40 ; à Victoria, 40 ; à Tenochtitlan, 40 ; en tout 1268. Avant de se moquer d’une pareille armée, il faut réfléchir au petit nombre des colons qu’elle était destinée à surveiller et à tenir en échec, à leur dissémination et à leur inexpérience militaire. C’était donc, à tout prendre, une force assez imposante ; et si les détachemens avaient été bien commandés, si la nouvelle guerre civile qui allait éclater au Mexique, n’était venue les paralyser, l’insurrection du Texas aurait pu ne pas réussir aussi vite. La présence et l’insubordination de ces troupes étrangères irritèrent vivement la population texienne. Le moindre prétexte devait suffire pour lui faire prendre les armes : il ne tarda pas à se présenter.

Le Mexique était alors régi par la constitution fédérale de 1824. Chaque province, sous le nom d’état, possédait sa législature particulière, son gouverneur électif, son budget, etc., mais le gouvernement de Mexico, le congrès général et le président de la république étaient sans cesse en querelle avec les états, sur leurs attributions respectives et les limites de leurs pouvoirs. En théorie, les choses avaient été merveilleusement réglées ; dans la pratique, rien ne marchait. Les tiraillemens étaient continuels ; les états n’acquittaient point leurs contributions au trésor de la république ; ils formaient entre eux des confédérations particulières ; ils chassaient les troupes du gouvernement suprême ; ils faisaient des lois contraires à la législation générale et même aux traités de la république avec les puissances étrangères. Tout enfin n’était que confusion et anarchie. On a vu que le décret du 6 avril 1830 avait interdit aux Anglo-Américains toute émigration ultérieure sur le territoire du Texas, sauf en ce qui concernait l’exécution des contrats existans. L’année suivante, le gouvernement de l’état de Cohahuila et Texas nomme un commissaire pour mettre quelques émigrans en possession de terres qui leur avaient été concédées. Le commandant-général des provinces orientales de la république croit devoir s’y opposer et fait jeter le commissaire en prison. Cet officier supérieur avait peut-être raison, comme fonctionnaire mexicain ; mais, dans la forme, l’acte était arbitraire, et il excita un grand mécontentement. Ce ne fut pas le seul. Par suite du même esprit d’opposition entre l’autorité militaire et le gouvernement de l’état, la première prononça la dissolution d’un corps municipal légalement élu et installé du consentement de l’autorité rivale, en établit un autre sans consulter celle-ci, et menaça de recourir à la force pour empêcher la population de procéder à des élections régulières. Sur ces entrefaites, on apprend que le commandant d’Anahuac a fait arrêter plusieurs colons anglo-américains. Aussitôt (c’était dans les premiers jours de 1832) leurs concitoyens établis dans cette partie de la province, ne prenant conseil que de leurs ressentimens, se soulèvent, paraissent en armes devant la forteresse et somment l’officier de rendre la liberté à ses prisonniers. Le soulèvement l’avait pris au dépourvu ; il n’osa pas résister ouvertement, promit de relâcher les détenus, et réclama seulement un ou deux jours de délai, afin, dit-il, de régler quelques mesures indispensables. Mais il avait demandé du secours au commandant de Nacogdoches, et méditait une perfidie. Les colons se retiraient, confians dans sa promesse, quand il les fit traîtreusement attaquer. Ceux-ci retournent sur leurs pas, et tombent au milieu d’un détachement mexicain sous les ordres de Piedras, commandant de la garnison de Nacogdoches. Cependant, loin de perdre courage, et malgré la supériorité des forces ennemies, ils font si bonne contenance, que Piedras s’estime heureux d’éviter le combat, en promettant de rendre la liberté aux prisonniers d’Anahuac. Cette fois la promesse fut accomplie, et les insurgés, contens d’avoir atteint leur but, se dispersèrent sans autre incident.

Tandis que ces évènemens se passaient dans les districts orientaux du Texas, un soulèvement bien plus grave menaçait la république d’une nouvelle révolution, qui devait s’opérer sous les auspices de Santa-Anna. Le 2 janvier 1832, les officiers de la garnison de la Vera-Cruz, réunis chez le colonel Landero, sur l’invitation du général Ciriaco Vazquez, y signèrent une déclaration que Santa-Arma transmit, sans se prononcer ouvertement lui-même, au vice-président Bustamente, pour demander le renvoi d’un ministère que l’opinion publique accusait de favoriser le centralisme. Ce point de départ est fort curieux en ce que la révolution, commencée au nom des principes fédéralistes, se termina, en 1835, par l’abolition de la constitution fédérale de 1834, et par l’établissement d’une constitution républicaine unitaire, contre laquelle une partie de la population et des troupes n’a pas cessé de protester les armes à la main. Le ministère dont les officiers de la garnison de la Vera-Cruz, secrètement poussés par Santa-Anna, exigeaient la destitution, se composait de MM. Alaman, Espinosa et Facio ; mais c’était le premier qui donnait effectivement l’impulsion à toute la machine gouvernementale. Il avait fait exécuter le président Guerrero, que sa naissance, ses inclinations et sa bravoure avaient rendu le favori des basses classes de la population mexicaine, et qui avait été porté au pouvoir par un mouvement démocratique. M. Alaman gouvernait donc dans le sens de l’aristocratie et du clergé ; il cherchait à fortifier l’administration, et, à ce titre, il devait désirer, autant que possible, d’établir la suprématie du gouvernement central sur les intérêts divergens et la capricieuse opposition des états. Ennemi des étrangers en général, il témoignait cependant une plus grande bienveillance aux Anglais, qui l’avaient intéressé dans leurs exploitations de mines. Quant à Santa-Anna, dont les moins pénétrans devinaient la main dans ces nouveaux troubles, son ambition expliquait sa conduite. Vainqueur des Espagnols à Tampico, et proclamé alors le héros libérateur du Mexique, idole de l’armée, se croyant à la fois le plus grand homme de guerre et le plus grand homme d’état de la république, il s’irritait de n’y pas jouer le premier rôle et de voir ses talens politiques réduits à la tâche mesquine d’un gouvernement de province. L’intérêt de la patrie, le fédéralisme et la liberté n’étaient pour lui que des mots sonores, un honorable drapeau, dont il avait besoin, comme tous les ambitieux, pour couvrir ses vues personnelles. Le parti démocratique ne fut pas deux ans à voir combien son chef était indifférent aux principes politiques. Vers la fin de 1834, Santa-Anna s’était laissé gagner par l’aristocratie et le clergé ; il préparait l’établissement d’une constitution unitaire ; il rêvait la gloire du premier consul, et peut-être songeait-il à relever pour lui le trône impérial d’Iturbide.

Je n’ai pas perdu de vue les affaires du Texas en traçant ce tableau. Les évènemens de cette province se rattachent, par les liens les plus intimes, et au pronunciamiento de la Vera-Cruz en janvier 1832, et au changement de la constitution mexicaine en 1835. On pourrait même dire qu’à partir de 1832, ils se confondent avec l’histoire personnelle de Santa-Anna. En effet, les colons texiens qui avaient attaqué le fort d’Anahuac n’avaient pas encore déposé les armes, quand ils apprirent le soulèvement des troupes de la Vera-Cruz contre l’administration de Bustamente, dont ils avaient eux-mêmes à se plaindre, et dont les délégués avaient provoqué leur ressentiment par des actes arbitraires. Aussi n’hésitèrent-ils pas à se déclarer immédiatement pour la cause fédéraliste, dont Santa-Anna relevait le drapeau. Leur intérêt non moins que leurs passions leur en faisait une loi. Le gouvernement de Mexico, en quelques mains qu’il fût placé, se défiait d’eux, les surveillait avec une jalouse inquiétude, les empêchait de se fortifier en arrêtant l’essor de l’émigration anglo-américaine, et menaçait l’esclavage, dont ils regardaient le maintien comme nécessaire à leur prospérité. S’il parvenait à resserrer son action et à étendre son pouvoir, il aurait plus de moyens encore pour leur imposer ses lois et leur faire sentir de mille manières le poids de sa défiance. Quel parti devaient-ils donc prendre en présence d’un pareil danger ? Pouvaient-ils négliger l’occasion de lui susciter de nouveaux embarras ? Devaient-ils se faire un scrupule de concourir à son affaiblissement en exagérant le principe de division et d’éparpillement de la force publique qui se trouvait déposé dans la constitution fédérale de 1824 ? Non, certes, et ils le reconnurent du premier coup. L’instinct du self-government, qui est un des caractères essentiels de la race anglo-américaine, les y portait avec une force irrésistible. Déjà ils se plaignaient de l’éloignement de la capitale de l’état, circonstance qui retardait l’expédition des affaires et avait de grands inconvéniens pour l’administration de la justice. Déjà ils désiraient se faire reconnaître, dans le sein de la confédération mexicaine, une existence politique à part, dont ils se promettaient beaucoup d’avantages, non moins pour le commerce extérieur que pour les améliorations locales. Mais l’établissement redouté du centralisme n’aurait-il pas aggravé les inconvéniens dont ils souffraient et rendu impossible le remède qu’ils voulaient y apporter ?

Le maintien des institutions fédérales était tellement conforme aux intérêts du Texas, que le mouvement de la population en faveur de la cause épousée par Santa-Anna fut général et unanime. Les colons du Brazos, à la première nouvelle du soulèvement de leurs concitoyens du Rio Trinidad, prirent aussitôt les armes pour marcher à leur secours, et se déclarèrent en même temps contre l’administration de M. Alaman. Mais, pour rejoindre promptement les insurgés devant Anahuac, il fallait qu’ils désarmassent ou attirassent à leur parti le commandant du fort de Velasco. Ils l’engagèrent donc à embrasser la cause des fédéralistes contre le gouvernement, et poussèrent la hardiesse jusqu’à lui demander un canon dont la place était munie, pour aller attaquer le commandant d’Anahuac, de l’autre côté de la baie de Galveston. Ugartechea, c’était le nom du commandant de Velasco, leur répondit en homme d’honneur qu’il obéirait aux ordres de ses chefs, et qu’il s’opposerait à l’exécution de leurs desseins. Les colons du Brazos n’en persistèrent pas moins, et au nombre de cent dix-sept, sous la conduite de John Austin, attaquèrent Velasco, le 26 juin avant le jour. Comme ils n’avaient que des carabines, et que les Mexicains, outre leurs fusils, avaient sur un des bastions leur canon monté à pivot, les audacieux assaillans souffrirent d’abord beaucoup ; mais aussitôt que le jour fut venu, ils prirent leur revanche. Tous les soldats qui se montraient sur le rempart étaient abattus, et ceux qui servaient la pièce de canon avaient les mains enlevées par ces fameux tireurs de l’ouest qui ne manquent jamais leur coup, si bien qu’à la fin Ugartechea, ne pouvant plus décider ses hommes à charger et pointer le canon, eut le courage héroïque de se mettre lui-même à la besogne. Les Texiens, saisis d’admiration, cessèrent le feu par générosité, dit l’historien de ces évènemens, car le dernier d’entre eux était assez sûr de son arme pour lui mettre une balle dans l’œil. Ayant affaire à des gens si résolus, Ugartechea vit bien qu’il fallait capituler, et rendit la place. Les assiégés n’avaient perdu qu’un homme, et dix-sept autres avaient eu les mains coupées en faisant le service du canon. La perte des Texiens était beaucoup plus considérable ; elle s’élevait à onze hommes tués et cinquante deux blessés, dont douze à mort. Après cet exploit, la troupe d’Austin, si cruellement décimée, fut dispensée de son expédition sur Anahuac par la soumission du commandant.

Il paraît que ces évènemens amenèrent la retraite ou la dispersion des troupes mexicaines qui occupaient le Texas. D’ailleurs, au milieu de la guerre civile qui continuait à déchirer le Mexique, tous les pouvoirs, ordinairement si faibles, étaient trop désorganisés pour se faire respecter d’une population enhardie par ses dernières victoires. Aussi, dès que les troupes se furent retirées, toutes les douanes furent-elles abolies. On ne tint plus aucun compte des conditions imposées par la législation mexicaine pour la colonisation du territoire, pour le commerce avec les Indiens, pour l’esclavage, etc. ; les Texiens, sans aspirer encore à une complète indépendance, prirent-au moins la résolution de ne plus souffrir de soldats étrangers parmi eux, et de dérober le plus possible le maniement de leurs affaires à toute autorité qui n’émanerait pas de leur libre choix.

C’était, comme on l’a vu, au nom du principe fédéraliste et contre l’administration de Bustamente que les colons anglo-américains avaient pris les armes ; ils avaient adhéré sans hésitation au plan de la Vera-Cruz, et s’étaient rangés sous le drapeau de Santa-Anna, au moment même où l’un de ses adversaires, le général Teran, annonçait qu’il allait combattre l’insurrection du Texas. Santa-Anna néanmoins, soupçonnant les secrets mobiles qui faisaient agir les Texiens, et loin de s’en fier à des apparences qui lui étaient si favorables, crut devoir essayer de rétablir dans cette province l’autorité légitime de la république, et y envoya une petite expédition de quatre cents hommes, sous les ordres du colonel Mexia. Peut-être aussi les évènemens du Texas n’étaient-ils pas bien connus à la Vera-Cruz. Quoi qu’il en soit, Mexia partit de Matamoras avec cinq navires, le 14 juillet 1832, et arriva le 16 à l’embouchure du Brazos. Il était accompagné du général Stephen Austin, représentant du Texas au congrès de Cohahuila. La flottille ayant jeté l’ancre, Mexia se mit en communication avec un des alcades de cette partie du pays, John Austin, pour lui faire connaître les motifs de sa venue. La réponse ne se fit pas attendre. On y exposait ce qui s’était passé dans la province depuis quelque temps, et les causes du dernier soulèvement. Le général mexicain crut alors pouvoir débarquer, et se rendit à Brazoria, où il fut bien accueilli par la population. On chercha, par toute sorte de moyens, à le rassurer sur les dispositions des colons anglo-américains, et une assemblée générale, convoquée à San-Felipe de Austin, par l’alcade de cette ville naissante, y adopta le 27 juillet une déclaration qui avait pour but de désavouer toute intention hostile à la république mexicaine. Ce document contient quelques détails sur les actes arbitraires du colonel Davis Bradburn, commandant-de la place d’Anahuac, du commandant de Nacogdoches, Jose de Las Piedras, et de leur chef, le général Teran, qui les avait approuvés malgré l’opposition et les remontrances du gouvernement de l’état. Mais ce qu’on doit y remarquer le plus, c’est l’affectation avec laquelle les colons rattachent la récente prise d’armes à l’entreprise de Santa-Anna lui-même. Ainsi ce n’est pas à eux que le fort de Velasco s’est rendu, c’est aux forces de Santa-Anna. Ils savent combien leur origine étrangère a fait accumuler contre eux de calomnies, et quels desseins on leur attribue, pour ranimer les vieux préjugés espagnols. Ils protestent contre de pareilles accusations, et identifient leur cause à celle de l’héroïque cité de Vera-Cruz. Mexia se contenta de ces assurances, et repartit bientôt avec ses soldats, emmenant la garnison de la citadelle démantelée de Velasco. Peu de temps après, les colons des environs de Nacogdoches, adoptant à leur tour le rôle de zélés partisans de Santa-Anna, que leurs compatriotes du Brazos avaient joué avec tant de succès, attaquèrent Piedras, sous prétexte qu’il avait refusé de se joindre à l’armée libératrice, comme l’y invitait Mexia, et le forcèrent à évacuer la place. La petite bataille qu’il fallut livrer à ce sujet ne coûta aux Texiens que trois hommes tués et sept blessés, tandis que les Mexicains eurent dix-huit morts et vingt-deux blessés : de sorte qu’à la fin de l’été de 1832, il n’y avait plus un seul soldat mexicain dans la partie du Texas où se trouvaient situées les colonies anglo-américaines.

Je suis assurément bien loin de penser que tout ait été irréprochable dans ces manières d’agir. On trouvera peut-être dans ces déclarations faites au général Mexia, et transmises par lui à Santa-Anna, plus d’adresse que de véritable dignité, et une habileté plus heureuse qu’elle ne serait honorable. Mais je ne juge pas, je raconte. Le flot des révolutions n’est pas toujours très pur. Je ne revendiquerai donc pas pour la révolution du Texas une moralité de détails que présentent trop rarement les grands évènemens de l’histoire.

Pourquoi les Texiens, une fois leur territoire délivré de la présence des troupes mexicaines, n’ont-ils pas dès-lors proclamé leur indépendance ? Je crois que cette modération s’explique par un fait très simple : c’est qu’ils ne se sentaient pas assez forts pour braver sans nécessité la puissance et les ressentimens du Mexique. Je dis sans nécessité, car s’ils avaient obtenu l’avantage auquel se bornaient en ce moment leurs prétentions, de former un état séparé, ils auraient atteint la plupart des résultats qu’ils pouvaient se promettre de l’indépendance, et ne se seraient pas exposés aux dangers d’une lutte dont l’issue pouvait leur paraître douteuse. Quelques esprits sages et patiens auraient même voulu s’en tenir aux avantages réels que le dernier soulèvement avait procurés, et ne pas agiter de si tôt une question qui devait raviver les inquiétudes et les défiances de la nation mexicaine ; mais l’impatience du grand nombre l’emporta sur la prudence du petit, et une convention de tout le peuple texien se réunit à San-Felipe dans les derniers mois de 1832, sans convocation légale et par un mouvement spontané des colons. Les travaux de cette assemblée, dont l’existence irrégulière était par elle-même un fait assez grave, durèrent plusieurs mois, quand il aurait suffi de quelques jours. Elle rédigea une constitution pour l’état du Texas, et consigna dans une pétition au gouvernement de Mexico les motifs qui portaient la population texienne à désirer sa séparation d’avec l’état de Cohahuila. De ces motifs, les uns étaient sérieux et justes, les autres étaient empreints d’une grande exagération, pour ne rien dire de plus. Je les ai déjà indiqués. Mais, si l’on veut aller au fond des choses, et, qu’on me passe le terme, si l’on regarde le dessous des cartes, il faut reconnaître que les Texiens, se défiant des intentions du Mexique à leur égard, voulaient tout simplement se donner le droit de faire leurs affaires eux-mêmes. Ils n’étaient pas du même sang, ils ne parlaient pas la même langue que les Mexicains. Malgré les règlemens sur la colonisation, il est plus que probable que la plupart d’entre eux ne professaient pas la religion catholique. Perdus sur quelques points d’un immense pays, ils voulaient pouvoir y attirer leurs compatriotes de l’Union du nord par des garanties politiques et civiles dont la législation mexicaine se montrait fort avare ; leur amour-propre national était blessé, leurs intérêts souffraient quelquefois de ne former qu’une minorité imperceptible dans le congrès provincial de Monclova. Que faut-il de plus, je ne dirai pas pour justifier, mais pour expliquer et pour rendre humainement inévitable leur désir de scission ? Les abolitionistes des États-Unis, gens estimables, mais qui joignent des vues étroites à un fanatisme ardent, n’ont voulu y voir d’autre intérêt, d’autre passion, d’autre principe que le maintien de l’esclavage menacé par l’esprit des lois mexicaines. C’est une manière trop exclusive de juger la question. Les planteurs anglo-américains du Texas désiraient sans doute maintenir l’esclavage à leur profit ; mais ce n’était pas leur seul besoin : politiquement et socialement, ils différaient trop, par leur génie intime et par leur caractère propre, du peuple dont ils partageaient les destinées, sans avoir sur elles assez d’influence pour ne pas éprouver une tendance irrésistible à ne mettre que le moins possible de leur existence en commun avec lui. Les caprices du despotisme militaire, qui sous les apparences de la liberté constitutionnelle domine si souvent les républiques d’origine espagnole, auraient seuls suffi pour décider une population de race anglaise à se séparer du Mexique.

La convention de San-Felipe (1832-33) s’étant donc prononcée pour que le Texas reçût une organisation distincte de l’état de Cohahuila, le général Stephen Austin fut chargé de négocier ce changement avec le gouvernement de Mexico, et accepta cette mission par déférence pour le vœu de ses concitoyens, car il était un de ceux qui avaient combattu le projet de scission. Arrivé à Mexico dans le cours de l’année 1833, Austin y travailla inutilement, auprès de Santa-Anna et du vice-président Gomez Farias, à faire reconnaître la prétendue constitution du Texas. Il représenta en termes très vifs et presque menaçans que, si l’on ne voulait pas s’occuper des affaires de cette province et remédier aux abus dont elle se plaignait, la population se chargerait elle-même de ce soin. Le gouvernement de Mexico ne fit aucune attention à ses demandes. Retiré à sa ferme de Manga de Clavo, Santa-Anna contrariait toutes les mesures de Gomez Farias, qui était resté sincèrement attaché au parti démocratique, tandis que le parti contraire, flattant l’orgueil de Santa-Anna, concevait l’espérance d’attirer à lui cet esprit mobile et faible. Il ne résultait d’une pareille situation que lenteur et embarras dans la marche des affaires, et rien ne ressemblait moins que cette complication de basses intrigues à un gouvernement régulier. Ce fut alors que le commissaire texien adressa à la municipalité de San-Antonio de Bejar une lettre dans laquelle il annonçait le peu de succès de ses démarches, et conseillait à la population d’organiser pacifiquement dans la province une administration locale. La majorité de l’ayuntamiento de Bejar, ancienne ville espagnole, était opposée aux vues des colons anglo-américains, et la lettre d’Austin fut renvoyée aux autorités de la république. Celui-ci avait déjà quitté Mexico et n’était pas loin du Texas quand il se vit arrêté, reconduit dans la capitale, et jeté en prison comme séditieux. Le plus singulier de l’histoire, c’est qu’au fond il ne partageait que très faiblement l’opinion et surtout l’impatience de ses concitoyens. On serait porté à croire qu’il ne leur donnait ce conseil que pour leur faire plaisir, et parce qu’il désespérait de les ramener à une opinion différente. Dans une lettre à l’ayuntamiento de San-Felipe, datée de Monterey le 17 janvier 1834, il engage les colons à se tenir tranquilles, à respecter les lois, à procéder par les voies légales ; il trouve tout simple que le gouvernement l’ait fait arrêter ; il se porte garant de ses bonnes intentions à l’égard du Texas, et en fait valoir comme une preuve convaincante l’abrogation de la loi du 6 avril 1830[2]. En acceptant la mission qu’il vient d’accomplir, il n’a pas suivi son impulsion personnelle, mais il a obéi au vœu de ses concitoyens et n’a agi que d’après leurs instructions. — Son seul désir a toujours été, depuis le commencement des troubles de 1832, dont il ne fait un crime à personne, d’éviter au Texas une révolution violente. On retrouve les mêmes sentimens et le même langage dans une lettre d’Austin à un habitant de la Nouvelle-Orléans, où il se plaint doucement du bon peuple de la colonie, dont la fiévreuse ardeur l’a précipité dans cet embarras. Le commissaire texien était en prison quand il écrivait ces lettres, je le sais ; mais je n’en hésiterais pas moins à l’accuser d’hypocrisie ou de lâcheté. C’était, je suppose, un caractère assez timide, ennemi du désordre et de l’agitation révolutionnaire, un de ces hommes qui suivent les grands mouvemens politiques et ne les commencent, ni les arrêtent, ni les dirigent. Le gouvernement mexicain, qui est d’ailleurs assez débonnaire, ne le jugea point dangereux et lui rendit bientôt la liberté. Quant au bon peuple du Texas, une fois son parti pris d’être indépendant, il ne mit point Stephen Austin à sa tête et l’envoya aux États-Unis pour obtenir des secours de la sympathie des populations.

Tandis que le gouvernement de Mexico résistait au désir de séparation manifesté par le Texas, l’anarchie qui régnait au centre de la république se propageait dans l’état de Cohahuila. Santa-Anna ayant dissous le congrès général le 13 mai 1834, cette mesure violente et d’une légalité fort contestable devint le signal de nouvelles divisions dans plusieurs provinces. À Monclova, qui était le siége du gouvernement de l’état de Cohahuila et Texas, il se forma en faveur du président un parti militaire, qui élut un nouveau gouverneur de la province, et, appuyé par la soldatesque, établit à Saltillo une espèce d’administration rivale de l’autorité légitime. Les colons anglo-américains étaient complètement étrangers à cette révolution. Devaient-ils en profiter pour consommer leur scission, et organiser enfin chez eux leur propre gouvernement, malgré les conseils de Stephen Austin ? Les plus ardens le voulaient ; mais ils se trouvèrent en minorité. Le grand nombre hésitait encore à prendre une résolution aussi grave, et les conseils de la modération l’emportèrent sur ceux de la violence. Il est vrai que le Texas venait d’obtenir de la législature de l’état l’institution du jury et une cour de justice spéciale. La tranquillité publique parut donc momentanément rétablie.

Cependant il se préparait au Mexique une révolution fondamentale dans le système du gouvernement. Santa Anna, le héros du fédéralisme, dissimulait à peine son désir de renverser la constitution de 1824. Les pétitions en faveur du centralisme circulaient impunément, et il cherchait par tous les moyens à populariser dans la nation et dans l’armée le changement constitutionnel qu’il méditait. C’était pour en faciliter l’accomplissement qu’il avait expulsé le dernier congrès, et on n’ignorait plus ses desseins quand la nouvelle législature de Cohahuila se réunit en 1835. Malheureusement un des premiers actes de cette assemblée la mit aussitôt en collision avec le gouvernement suprême, qui était bien plus porté à étendre son propre pouvoir qu’à le laisser méconnaître par les états. La province ayant besoin d’argent, le gouverneur proposa une loi pour la vente de quatre cents onze lieues carrées de terre dans le Texas. Les spéculateurs qui devaient conclure l’affaire se trouvaient à Monclova ; ils étaient tous Texiens, et par cela seul assez suspects. Aussi, dès que la chose fut connue à Mexico, le gouvernement et le congrès résolurent-ils de s’opposer à la conclusion du marché. Ils contestèrent à l’état de Cohahuila le droit d’aliéner le domaine public, en se fondant sur ce qu’il devait au trésor de Mexico un arriéré considérable ; et le congrès autorisa le pouvoir exécutif à se faire céder les terrains en question, pour en déduire la valeur sur le montant de la dette de Cohahuila. Il est évident que le gouvernement de Mexico, toujours en défiance des Texiens, combattait cette opération dans la seule crainte d’une émigration nouvelle de colons anglo-américains, sur les terrains acquis par des spéculateurs qui devaient immédiatement les revendre en détail à New-York ou ailleurs ; mais la proposition du congrès ne faisait pas le compte de l’état de Cohahuila, qui voulait de l’argent pour son administration intérieure, et se souciait peu de payer ses dettes à la république. Aussi se mit-il en devoir de résister ; sur quoi le général Cos, commandant supérieur des provinces orientales du Mexique, reçut de Santa-Anna l’ordre de marcher avec ses troupes sur la capitale de l’état, et d’expulser la législature rebelle. Le gouverneur et plusieurs membres de l’assemblée furent jetés en prison. Les spéculateurs texiens, dont la conduite n’était pas irréprochable dans toute cette affaire, se hâtèrent de retourner chez eux, et proclamèrent aussitôt la guerre, la séparation et l’indépendance.

Ce fut dans les plaines de San-Jacinto que le parti de la guerre, fortifié par les derniers évènemens, leva son étendard le 16 août 1835. Huit mois après, la cause du Texas devait y remporter sa victoire définitive. De là, le premier effort des insurgés se porta sur Anahuac, où ils abolirent je ne sais quels règlemens de douanes odieux à la population. Cependant il n’y avait pas unanimité parmi les habitans pour engager la lutte. Le parti de la paix, qui était assez nombreux, essaya de calmer l’irritation. Santa-Anna, disait-on, était personnellement favorable aux vœux du Texas : il fallait attendre qu’il se fût prononcé, et ne prendre les armes qu’à la dernière extrémité. Mais le temps était passé où ces conseils, d’une modération timide, auraient pu arrêter l’élan des esprits, et la révolution commencée suivit son cours. Le capitaine Thompson, de la marine mexicaine, que le général Cos avait envoyé prendre connaissance de l’état des choses à Anahuac, ayant capturé dans la baie de Galveston un bâtiment qui faisait le commerce du Texas, cet acte qui menaçait des intérêts inexorables contribua encore à précipiter le soulèvement.

Stephen Austin reparut alors au milieu de ses concitoyens, et, dans une assemblée populaire tenue à Brazoria le 8 septembre, il recommanda la réunion immédiate d’une convention générale de toute la province. Le principal motif qu’il en donna fut l’imminence du renversement de la constitution fédérale au Mexique. « La nouvelle forme du gouvernement, dit-il, aura-t-elle pour effet d’annuler tous les droits du Texas et de le soumettre à un pouvoir sans limites ? S’il en doit être ainsi, le peuple du Texas peut-il adhérer au changement qui se prépare et abdiquer tout ou partie de ses prérogatives constitutionnelles ? Voilà des questions d’une importance vitale, et sur lesquelles je pense qu’il est nécessaire de consulter les citoyens. Il est vrai que Santa-Anna et d’autres personnages influens de Mexico m’ont déclaré qu’ils étaient les amis du peuple texien, qu’ils désiraient son bonheur et y travailleraient de toutes leurs forces ; que dans la nouvelle constitution de la république ils emploieraient leur influence à procurer au Texas une organisation particulière en harmonie avec ses habitudes et conforme à ses besoins. Mais c’est une raison de plus pour que les délégués du peuple se réunissent afin de déterminer les principes de cette organisation. Nous touchons au moment décisif : tout le monde comprend qu’il y a quelque chose à faire. »

Ce langage était encore modéré. Il ressemblait à celui qu’on tient toujours au commencement des révolutions, et que l’on regarderait volontiers comme une hypocrisie consacrée, s’il n’était pas naturel que les mêmes hésitations se reproduisissent constamment chez les peuples en face des mêmes dangers. Le conseil de réunir une convention ne préjugeait pas la question d’indépendance. Mais une convention, c’était un centre et une base possible d’autorité, dont l’influence ne devait pas tarder à se faire sentir, en donnant une direction commune aux efforts isolés. Sur ces entrefaites, le général Cos, qui était à Bejar, transmit au colonel Ugartechea l’ordre de se saisir, à tout prix, de la personne de Zavala, ancien ministre mexicain, poursuivi par la haine de Santa-Anna, dont il avait refusé de servir la politique nouvelle. Zavala possédait de grandes concessions de terres au Texas, et avait formé le projet de s’y établir. Plusieurs autres personnes étaient poursuivies avec lui, et en même temps le général Cos fit sommer Brazoria, Columbia et Velasco de remettre leurs armes entre les mains des autorités mexicaines, double outrage qui excita la plus vive indignation.

Ainsi se multipliaient et se répondaient coup pour coup, quelquefois même sans intention de part ni d’autre, mais par une conséquence inévitable de la situation, les actes les plus hostiles, les résolutions les plus compromettantes. Il s’établit à San-Felipe, où résidait Stephen Austin, un comité de sûreté publique qui prit aussitôt, par la force des choses, l’attitude d’un comité central. Informé des mouvemens du général Cos, il les fit connaître au peuple par une circulaire, dans laquelle il déclarait que les dispositions de cet officier supérieur n’étaient rien moins que conciliantes, que la ruine du Texas était décidée, et qu’il ne restait aux habitans d’autre ressource que la guerre. Bientôt un premier détachement de troupes mexicaines s’avança de Bejar sur Gonzalès, dont la population demanda du secours au comité de San-Felipe. Celui-ci dirigea aussitôt sur Gonzalès un petit nombre de volontaires, qui suffirent pour arrêter les Mexicains. Deux cents hommes du côté de ces derniers, et cent soixante du côté des colons, en vinrent aux mains le 2 octobre, et les Texiens manœuvrèrent si bien leur unique canon, que le détachement mexicain fut forcé de se replier sur Bejar, avec une perte de quelques hommes. Ce fut le premier engagement dans cette partie du Texas. Le lendemain, le comité de San-Felipe publia une lettre officielle adressée à la municipalité de Gonzalès par le ministre de l’intérieur de la république. On y demandait l’adhésion du Texas aux réformes que le congrès général, prenant en considération les vœux du pays tout entier, allait accomplir dans la constitution ; on ajoutait que les besoins du Texas ne seraient pas perdus de vue par le gouvernement, qu’il comptait sur le bon esprit des citoyens, et qu’il était décidé à soutenir l’œuvre de la majorité nationale, à protéger les amis de l’ordre et à punir les promoteurs de séditions. En publiant cette lettre, le comité y joignit un commentaire très peu pacifique : « Quelles sont, disait-il, les réformes dont parle le ministre ? Est-ce la réduction de la milice des états à un homme par cinq cents habitans, et le désarmement des autres ? Est-ce le renversement de la constitution de 1824, et l’établissement du despotisme ecclésiastico-militaire ? Cette majorité qu’on invoque, est-ce autre chose que le pouvoir militaire qui a étouffé la voix de la nation ? Le gouvernement de Mexico proteste de ses bonnes intentions envers le Texas ; mais alors pourquoi ces préparatifs d’invasion ? pourquoi le général Cos s’est-il avancé de Matamoras sur Bejar, à la tête de toutes les troupes disponibles ? Ce langage n’est-il pas un leurre ? ces prétendues garanties qu’on nous promet ne cachent-elles pas un piége ? » Et le comité terminait sa proclamation en exhortant les citoyens armés à voler au quartier-général de l’armée du peuple, à Gonzalès.

Le mouvement qui éclatait dans l’ouest eut bientôt embrassé toute l’étendue du Texas, jusqu’aux frontières des États-Unis. Des comités s’organisèrent de tous côtés. Ceux de Nacogdoches et de San-Augustine levèrent des troupes et en confièrent le commandement à Samuel Houston, que les hasards d’une carrière orageuse avaient jeté depuis quelques années dans ce pays.

Destiné à vaincre Santa-Anna dans les plaines de San-Jacinto, et à consolider par cette victoire l’établissement de la république texienne, dont il devait être le premier président, Houston avait eu le pressentiment de la mission que lui réservait le sort et qui convenait à son caractère aventureux. En annonçant que ce personnage, très connu alors dans l’Union américaine, se rendait au Texas, vers la fin de 1829 ou en 1830, un journal de la Louisiane disait que c’était pour révolutionner le pays, et ajoutait : « On peut donc s’attendre à lui voir bientôt lever le drapeau de l’insurrection. » Ceci prouve, au reste, pour le dire en passant, combien les élémens révolutionnaires avaient profondément pénétré dans les entrailles du Texas, et combien leur explosion était inévitable. L’instinct national du Mexique ne s’y était pas trompé. En même temps qu’Houston recevait dans l’ouest la direction des opérations militaires, M. Lorenzo de Zavala succédait au général Austin dans la présidence du comité de sûreté, c’est-à-dire dans la direction des opérations politiques, et Austin allait prendre à Gonzalès le commandement du noyau d’armée qui s’y rassemblait.

Aussitôt qu’on eut appris à la Nouvelle-Orléans que les Mexicains se disposaient à envahir le Texas, et que la population organisait ses moyens de résistance, les habitans de cette ville manifestèrent d’une façon éclatante leur sympathie pour la cause de leurs voisins. C’était la conséquence naturelle des rapports établis depuis quelques années entre les deux populations. Le meeting de la Nouvelle-Orléans s’engagea à secourir les Texiens de la manière la plus efficace et la plus compatible avec ses obligations envers le gouvernement des États-Unis ; il nomma un comité pour correspondre avec le gouvernement provisoire du Texas, recevoir des souscriptions et enrôler des volontaires. 7,000 dollars (36,000 francs) de souscription, et deux compagnies de volontaires armées et équipées, ne tardèrent pas à prouver l’activité du zèle de la Louisiane.

Les Mexicains virent bientôt qu’ils avaient affaire à une race d’hommes autrement décidée qu’eux, et qui était bien résolue à ne pas perdre le temps en vaines paroles. À peine quelques détachemens, de l’organisation la plus imparfaite, eurent-ils formé sur le Guadalupe un semblant d’armée, dont le chiffre seul prêterait à rire, que leurs chefs prirent l’offensive avec une audace vraiment incroyable. Le 8 octobre, Collinsworth s’empara du fort de Goliad, où il trouva de quoi armer trois cents hommes et des provisions pour une valeur de 10,000 dollars. Le 28, Fannin et Bowie eurent un engagement très heureux avec un parti d’ennemis, auxquels ils tuèrent et blessèrent trente-deux hommes et enlevèrent un canon. Le 3 et le 8 novembre, les Mexicains furent encore battus, et le général Cos fut assiégé dans la place de San-Antonio de Bejar.

Cependant la consultation générale du Texas, composée des délégués de toutes les municipalités de la province, s’était réunie à San Felipe de Austin et constituée le 3 novembre. Elle élut pour président M. Archer, et adopta le 7 une déclaration solennelle des raisons qui avaient engagé le peuple texien à prendre les armes. Ce n’était pas encore une déclaration absolue d’indépendance ; on s’en tenait à la constitution mexicaine de 1824, que Santa-Anna venait de renverser, et au nom de laquelle on lui faisait la guerre ; on offrait aux Mexicains l’appui du Texas pour reconquérir leurs droits et libertés ; on promettait des terres et le titre de citoyen à tous les étrangers qui serviraient la cause du Texas dans la présente lutte. L’assemblée adopta ensuite un plan de gouvernement provisoire, composé d’un gouverneur, un lieutenant-gouverneur et un conseil. Quand il s’agit de nommer le gouverneur, un des membres proposa le général Stephen Austin, et un autre M. Henri Smith ; mais, sur cinquante trois votans, Austin ne réunit que vingt-deux suffrages, et son concurrent fut élu à la majorité de neuf voix. Samuel Houston fut nommé major-général de l’armée, et enfin MM. Wharton, Archer et Stephen Austin reçurent la mission de se rendre aux États-Unis ; après quoi l’assemblée se sépara le 14 novembre, en s’ajournant au 1er mars 1836. Le dernier jour de la session, un membre avait proposé la levée du siége de Bejar ; mais il n’avait pu faire prendre son avis en considération, et, loin de là, le gouvernement promit 20 dollars par mois à tous les volontaires qui resteraient sous les drapeaux jusqu’après la prise de la ville.

L’armée avait besoin d’un pareil encouragement, et même, sans un hasard heureux et l’énergie d’un homme, le siége eût été abandonné. Les volontaires s’étaient rendus à l’armée comme à une partie de plaisir ou de chasse qui ne durerait que très peu de jours, sans provisions suffisantes et sans vêtemens d’hiver. Le terme de leur engagement étant très court, ils songèrent à retourner chez eux dès qu’ils virent arriver la saison des pluies, et, malgré tous les efforts des officiers pour les retenir, un grand nombre se retiraient journellement. On leur promit l’assaut pour le 2 décembre ; mais le nouveau chef, le colonel Burleson, jugea probablement cette résolution trop hasardeuse, et annonça la retraite sur Gonzalès pour le 4 au soir. Tout se préparait donc pour la levée du siége, quand un déserteur arriva au camp des Texiens. Cet homme dit aux officiers que les soldats mexicains qui défendaient la place étaient pour la plupart ennemis de la dernière révolution, et fort peu disposés à se battre en faveur de Santa Anna ; que la prise de la ville n’offrirait pas de difficultés si on voulait la tenter. Les plus braves parmi les Texiens étaient au désespoir de lever le siége ; ils résolurent de courir les chances d’un dernier effort, et choisirent pour leur chef un des héros de cette guerre, l’intrépide Milam. Milam, dont mainte aventure brillante avait popularisé le nom dans le Texas, était en prison à Mexico, quand la lutte avait commencé. Aussitôt il avait brisé ses fers, et à travers mille dangers il avait rejoint ses compatriotes devant Goliad. Sa valeur et son habileté inspiraient à ses compagnons une confiance sans bornes. Cette fois encore il la justifia, et ce fut au prix de sa vie. Le 5 décembre, au point du jour, Milam, ayant réussi à distraire l’attention de l’ennemi par une feinte attaque sur la citadelle, pénètre dans la ville avec ses braves volontaires ; mais alors les difficultés commencent, et les périls de l’entreprise se manifestent à chaque pas. Le général Cos avait profité de la disposition des lieux et de quelques grands bâtimens en pierre, pour se retrancher fortement à l’intérieur. Toutes les avenues de la place étaient barricadées, coupées de fossés, garnies de canons. Il avait mis une pièce d’artillerie sur la plate-forme d’une vieille église, qui commandait toute la ville, et le feu de la citadelle pouvait appuyer la résistance de la ville elle-même. Cependant les volontaires de Milam n’en furent point découragés. Pour répondre au feu de l’ennemi et pour le neutraliser, ils avaient ces incomparables carabines dont les Mexicains ne connaissaient que trop bien la portée et l’effet. Ce fut leur grande ressource. Une fois entrés dans la ville, on ne put les déloger, même après la perte de leur intrépide commandant, qui fut tué le 7 d’une balle dans la tête. Ce siége intérieur dura cinq jours. Les Texiens ne se rendirent entièrement maîtres de la place que le 9 dans la nuit, par une surprise. Le lendemain, la citadelle elle-même capitula. Le général Cos et ses officiers donnèrent leur parole d’honneur de ne point s’opposer au rétablissement de la constitution fédérale, et obtinrent à cette condition la faculté de retourner chez eux, avec une partie des troupes seulement. L’argent et les munitions de guerre qui se trouvaient dans Bejar furent remis aux vainqueurs. Ainsi, dès le commencement de décembre 1835, trois mois et demi après l’ouverture de la campagne, il n’y avait plus un seul soldat mexicain sur le territoire du Texas.

Ces rapides succès de l’insurrection firent naître aussitôt dans le pays tout entier un désir général d’indépendance, auquel le mouvement des États-Unis en faveur de la cause texienne donnait en même temps une direction différente. On savait que le nouveau gouvernement de la république mexicaine avait triomphé partout des soulèvemens du parti fédéraliste, et le Texas sentait bien que désormais, entre le Mexique et lui, ce n’était plus une guerre politique, mais une guerre nationale. N’était-ce pas un mensonge ridicule que cette prétention de défendre le fédéralisme, quand le reste de la république se taisait et se soumettait sans résistance ? Le gouvernement provisoire du Texas, qui existait en vertu de la constitution fédérale de 1824, avait donc besoin de retremper ses pouvoirs à une autre source, et de renouveler le principe même de son existence. Ce fut le général Austin, qui, dès la fin de novembre, donna cette impulsion à l’opinion publique, et demanda la convocation d’une nouvelle assemblée nationale ; car il ne croyait pas que le gouvernement provisoire eût le droit de proclamer l’indépendance, et de briser les derniers fils par lesquels le Texas tenait encore au Mexique. Il partit ensuite pour les États-Unis avec ses deux collègues. Mais déjà l’enthousiasme populaire avait devancé leurs efforts. Les gris de la Nouvelle-Orléans (New-Orléans greys) avaient figuré à la prise de Bejar. Le Tennessee, l’Alabama et la Georgie envoyèrent aussi leurs volontaires et leur argent aux Texiens, et ce fut pendant la tenue de la consultation générale que M. B. Lamar, citoyen de la Georgie alors, aujourd’hui président du Texas, offrit ses services aux insurgés.

Néanmoins le parti qui voulait maintenir l’union avec le Mexique était encore assez nombreux, et il fut assez influent pour arrêter quelque peu le mouvement d’indépendance. Il poussa même à une tentative malheureuse d’expédition au-delà du Rio-Grande, qui avait pour but de réveiller dans les provinces voisines l’esprit de fédéralisme, et d’y provoquer une contre-révolution. Les deux faibles détachemens qui avaient tenté cette hasardeuse entreprise furent exterminés par les troupes de Santa-Anna. Tandis que cela se passait du côté de Matamoras, les politiques du Texas continuaient à discuter sur l’indépendance, dont les partisans invoquaient tour à tour l’histoire, la morale et l’intérêt, pour faire prévaloir leurs opinions sur des conseils plus timides. D’après ces hésitations, il est à présumer que si alors les états mexicains limitrophes du Texas s’étaient soulevés pour la constitution fédérale, la déclaration d’indépendance eût été ajournée, et l’alliance du Texas avec les provinces septentrionales du Mexique contre le centralisme aurait donné aux évènemens une direction toute différente. Mais on apprit qu’au Mexique tous les partis s’étaient ralliés dans une pensée commune de vengeance nationale, et ce qui mit fin à toute irrésolution, ce fut le rapport des agens envoyés aux États-Unis sur le résultat de leur mission. Ils annonçaient qu’ils avaient conclu, à la Nouvelle-Orléans, un emprunt de 200,000 dollars, que le zèle des Anglo-Américains en faveur du Texas se refroidirait aussitôt, s’ils le voyaient balancer à proclamer son indépendance ; ils conseillaient donc à leurs compatriotes de prendre cette mesure décisive sans plus de délai. Le conseil fut suivi, et une nouvelle convention se réunit à Washington, sur le haut Brazos, le 1er mars 1836.

J’ai maintenant à retracer le tableau de la courte, mais décisive campagne dont les résultats ont consacré l’indépendance du Texas. Cette campagne s’ouvrit au moment où le peuple texien, surmontant ses dernières hésitations, se préparait à soutenir la lutte pour lui seul, et revendiquait hautement les droits de sa nationalité. Elle ne dura que deux mois. L’armée mexicaine parut le 21 février 1836 devant San-Antonio de Bejar. Le 21 avril, le général Houston et Santa-Anna se livraient dans les plaines de San-Jacinto la bataille qui termina la guerre. Trois évènemens la signalent : l’héroïque défense de l’Alamo (citadelle de Bejar) par cent quarante soldats texiens sous les ordres de l’immortel Travis ; la défaite du colonel Fannin à Goliad, et l’horrible massacre de ses troupes après une convention signée sur le champ de bataille, action infâme ordonnée par Santa-Anna, dont elle a déshonoré le nom pour toujours, et qui l’aurait payée de son sang, si la modération et la loyauté des chefs texiens ne l’avaient défendu contre l’exaspération de leurs compatriotes ; enfin la victoire d’Houston à San-Jacinto, couronnée par la prise de Santa-Anna, président de la république et général en chef de l’armée mexicaine. Dans tout le cours de cette campagne, les forces du Mexique ont été supérieures à celles du Texas sous le rapport du nombre et de l’organisation militaire. Comme soldats, les Mexicains valaient beaucoup mieux que leurs ennemis ; comme hommes, ils étaient bien au-dessous. Leurs premiers succès à Bejar et à Goliad, souillés d’ailleurs par des cruautés inutiles, ne leur font pas le moindre honneur. Pour les Texiens, au contraire, les revers sont aussi glorieux que les triomphes.

L’armée d’invasion était divisée en trois corps : les généraux Sesma, Filisola et Cos appartenaient au premier, qui devait commencer ses opérations par le siége de Bejar ; Urrea et Garay commandaient le second, dirigé contre Goliad ; le troisième était sous les ordres de Santa-Anna, et destiné à agir selon les circonstances. Bejar et Goliad étant des villes espagnoles, il y avait un grand avantage à les prendre pour base des mouvemens ultérieurs de l’armée. De l’une et de l’autre partaient des routes qui aboutissaient à un centre commun, à San Felipe de Austin, c’est-à-dire au cœur des établissemens anglo-américains. La garnison de Bejar, commandée par le colonel Travis, était très faible ; celle de Goliad, sous les ordres du colonel Fannin, de la Georgie, était plus nombreuse ; mais toutes deux étaient insuffisantes. À la première apparition des troupes mexicaines, Travis et ses braves se retirèrent dans l’Alamo, jugeant inutile de disputer une ville ouverte à un ennemi trop supérieur en nombre et bien pourvu d’artillerie. Maîtres de la ville, les Mexicains commencèrent aussitôt à bombarder la citadelle, que Travis avait fortifiée de son mieux. Entouré de tous côtés et sans espoir d’être secouru, Travis résista pendant quinze jours, tua beaucoup de monde aux assiégeans, repoussa plusieurs attaques, et perdit à peine quelques hommes. Les lettres qu’il a écrites durant le cours du siége sont admirables de résolution et de sang-froid. On lit dans celle du 3 mars : « Il est possible que je succombe ; mais la victoire coûtera si cher à l’ennemi, que mieux vaudrait pour lui une défaite. Dieu et le Texas ! la victoire ou la mort ! » Il écrivait le même jour à un ami : « Que la convention marche et fasse une déclaration d’indépendance, nous sommes prêts à exposer notre vie cent fois par jour, et à défier le monstre qui nous attaque avec un pavillon couleur de sang, qui menace de massacrer tous les prisonniers, et de faire du Texas un vaste désert. J’aurai à combattre l’ennemi quand et comme il voudra ; mais je l’attends de pied ferme, et, si mes compatriotes ne viennent pas à mon secours, je suis décidé à périr en défendant la place, et mes ossemens accuseront hautement l’indifférence de mon pays… »

Le malheureux Travis ne fut pas secouru. Le seul renfort qu’il reçut fut un détachement de trente-deux hommes venu de Gonzalès et qui réussit à se glisser dans l’Alamo. L’armée assiégeante, au contraire, s’était accrue du double depuis le commencement du siége. Santa-Anna y avait amené sa division, et il ne fallait rien moins que des forces aussi écrasantes pour emporter la place. Le 6, dans la nuit, Santa-Anna, décidé à vaincre à tout prix, donna l’ordre de monter à l’assaut. On a su plus tard, par un nègre qui le servait, qu’il avait passé la nuit avec son aide-de-camp Almonte dans une extrême agitation. « Cela nous coûtera cher, lui avait dit Almonte quelques instans avant l’assaut. — Peu importe, avait répondu Santa-Anna, il le faut. »

Travis et les siens tinrent parole. L’Alamo fut pris, mais la perte des Mexicains fut énorme. « Encore une victoire pareille, dit Santa-Anna au retour de l’assaut, et c’est fait de nous. » Travis mourut sur la brèche, en tuant l’officier mexicain qui l’avait frappé à mort. Tous ses compagnons périrent de même, les armes à la main. Un seul demanda quartier et fut égorgé. James Bowie fut tué dans son lit, où le retenait une blessure. David Crockett, du Tennessee, l’intrépide chasseur de l’ouest, était au nombre des défenseurs de l’Alamo, et y périt avec les autres. Santa-Anna courut dans cette affaire un grand danger. Le major Evans, commandant de l’artillerie du fort, allait mettre le feu au magasin à poudre, quand il reçut une balle qui le tua, et l’on raconte que, dans sa colère, Santa-Anna perça de deux coups de poignard le cadavre de l’homme qui aurait pu l’ensevelir avec lui-même sous les ruines de la citadelle.

Pendant que Santa-Anna payait si cher la prise de Bejar, Urrea marchait sur Goliad et occupait cette place, que le colonel Fannin avait eu l’ordre d’évacuer. Le lendemain, Fannin, qui n’avait pas plus de cinq cents hommes avec lui, fut attaqué dans la prairie par une division de dix-neuf cents hommes, dont il soutint le choc toute une journée. Mais quoique les Mexicains eussent perdu beaucoup de monde, ils étaient encore trois fois plus nombreux que les Texiens, qui manquaient de vivres et d’artillerie. Fannin, voyant qu’il n’avait aucune chance de salut, accueillit donc les propositions d’Urrea et mit bas les armes aux conditions suivantes : — Lui et ses soldats seraient traités en prisonniers de guerre et dirigés sur Goliad, où ils resteraient pendant neuf jours. À l’expiration de ce terme, les volontaires des États-Unis seraient embarqués pour la Nouvelle-Orléans aux frais du gouvernement mexicain ; les Texiens et Fannin resteraient prisonniers jusqu’à leur échange ou jusqu’à la fin de la guerre. — Ces conditions furent violées avec une abominable perfidie. Santa-Anna, qui se trouvait encore à Bejar, ordonna le massacre des prisonniers, et le 17 mars au matin, dimanche des Rameaux, ils furent tous, au nombre de près de quatre cents, égorgés non loin de Goliad, entre cette ville et la mer. C’était le président lui-même qui avait voulu cet horrible assassinat : plusieurs de ses généraux s’y étaient opposés dans le conseil tenu à Bejar ; mais il avait étouffé leur voix, signé la sentence de mort, cacheté et remis la dépêche de sa propre main au courrier qui devait en être porteur. Tout l’odieux de ce grand crime pèse donc sur la tête de Santa-Anna. Il manqua d’ailleurs son but. Au lieu de frapper les esprits de terreur, il les remplit d’une juste indignation, et fit naître dans tous les cœurs une soif de vengeance qui doubla le courage des insurgés texiens.

La campagne s’ouvrait, comme on le voit, sous les plus tristes auspices pour le Texas. Rien ne semblait prêt pour une résistance efficace. L’organisation de l’armée régulière était fort peu avancée. Le commandant en chef, Houston, n’arriva lui-même au quartier-général, sur le Guadalupe, que deux ou trois jours avant la chute de l’Alamo, et n’y trouva que trois cents hommes. Aussi, en apprenant ce désastre, ordonna-t-il sagement de se replier sur le Colorado, afin d’y rallier les renforts qui se préparaient sur ses derrières. Le général mexicain Sezma ayant atteint le Colorado le 22 mars, Houston poursuivit son mouvement de retraite jusqu’au Brazos, et continua ainsi jusqu’au milieu d’avril à reculer dans la direction de l’est. Les habitans de San-Felipe, que cette retraite laissait à découvert, évacuèrent la ville après y avoir mis le feu. C’est à tort que l’on a reproché au général Houston de n’avoir pas plus tôt tenu tête à l’ennemi. Sur le Colorado et même sur le Brazos, il n’avait pas encore une seule pièce de canon. À mesure qu’il se repliait en arrière, il concentrait davantage toutes ses forces disponibles, tandis que Santa-Anna laissait toujours en chemin un peu des siennes ; et on a lieu de croire qu’en se rapprochant de la frontière des États-Unis, il comptait sur quelques secours, au moins indirects, du général Gaines, qui s’était avancé de son côté jusqu’à Nacogdoches, sur le territoire texien, par ordre de Jackson.

Enfin, le 21 avril, fut livrée, sur les bords du San-Jacinto, la bataille qui décida du sort du Texas. L’armée de Santa-Anna s’élevait à quinze cents hommes effectifs, celle d’Houston à sept cent quatre vingt-trois, dont soixante-un seulement de cavalerie. La veille, Houston avait fait rompre tous les ponts par lesquels l’ennemi aurait pu se retirer vers le Brazos. Son instinct ne l’avait pas trompé. L’engagement ne fut pas long ; les Texiens marchèrent en avant au cri de : Souvenez-vous de l’Alamo, et bientôt Travis et ses braves furent vengés. On tua aux Mexicains six cent trente hommes, dont un officier-général et quatre colonels ; deux cent quatre-vingts furent blessés, et sept cent trente faits prisonniers. La destruction de ce corps d’armée était donc complète. Cette victoire ne coûta aux Texiens que deux hommes tués et vingt-trois blessés, dont six mortellement. Le colonel M. B. Lamar, aujourd’hui président de la république, commandait la cavalerie, et justifia par sa bravoure la confiance des soldats qui l’avaient choisi pour chef.

Santa-Anna ne fut pris que le lendemain par un détachement envoyé à la poursuite du peu de Mexicains qui avaient échappé. On le trouva caché dans de hautes herbes et fort effrayé. Il baisa la main du premier soldat texien qui se présenta, et offrit à ceux qui l’entouraient une fort belle montre, des bijoux et de l’argent ; mais ce fut en vain qu’il tenta de les corrompre. Alors il se prit à pleurer. On le rassura et on le conduisit auprès d’Houston, qui dormait au pied d’un arbre, la tête appuyée sur sa selle. Ce fut seulement alors que Santa-Anna se fit connaître. Il lui dit en espagnol : « Je suis Antonio Lopez de Santa-Anna, président de la république mexicaine et général en chef de l’armée d’opérations. » Puis il demanda de l’opium, dont il prit une grande quantité, et, paraissant se remettre de son trouble, il dit encore au général Houston : « Vous n’êtes pas né pour les choses ordinaires ; vous avez vaincu le Napoléon de l’ouest. » Après cette bouffée d’orgueil, si ridicule dans un pareil moment, il demanda ce qu’il ferait de lui. Houston, éludant la question, lui répondit que d’abord il eût à faire évacuer le Texas par ses troupes, et lui reprocha sa cruauté envers les Texiens. Quant à l’affaire de l’Alamo, Santa-Anna se défendit en invoquant le droit de la guerre. « Soit, reprit Houston ; mais le massacre de Fannin et de ses gens ? — Il n’y avait pas de capitulation, répliqua le prisonnier, et d’ailleurs je n’ai fait qu’exécuter les ordres du gouvernement mexicain. — Mais c’est vous qui êtes ce gouvernement, lui dit Houston. » L’entretien continua encore quelque temps, et Santa-Anna réussit à se concilier la bienveillance d’Houston, qui le protégea contre l’exaspération des Texiens, et ne voulut point souiller sa victoire par un meurtre inutile.

Cependant la convention nationale, convoquée à Washington pour le 1er mars, avait promulgué le 2 la déclaration d’indépendance du Texas, rédigé une constitution, voté quelques lois d’urgence, et organisé un pouvoir exécutif par intérim, dont M. David Burnet était président, et Lorenzo de Zavala vice-président, avec quatre ministres, un procureur-général et un directeur-général des postes. Nous ne ferons point l’analyse de la constitution du Texas ; il suffira de dire que, modelée sur celles de la plupart des états de l’Union anglo-américaine, elle est purement démocratique. Un président élu par les citoyens pour deux ans d’abord, et ensuite pour trois ans, non immédiatement rééligible, avec un droit de veto suspensif, le moins de pouvoir possible, et dix mille dollars d’indemnité annuelle ; un vice-président ; une chambre des représentans renouvelée tous les ans ; un sénat renouvelé tous les trois ans ; la plupart des places à la nomination du congrès ; le jury, et l’esclavage à perpétuité, toutefois avec l’interdiction de la traite et sous la condition que les esclaves ne seront importés que des États-Unis : tels sont les traits essentiels de cette constitution fort simple et aussi peu savante que neuve. Mais dans l’Amérique du Nord l’espace tient encore lieu de tout.

Le gouvernement provisoire du Texas avait suivi le mouvement de retraite du général Houston devant l’armée de Santa-Anna. Ce fut dans l’île déserte et nue de Galveston qu’il reçut le 25 avril la nouvelle de la victoire de San-Jacinto, et, quand le président Burnet arriva le 1er mai au quartier-général, Houston avait déjà conclu avec Santa Anna une convention par laquelle ce dernier s’engageait à faire évacuer le Texas par ses troupes. On lui garantissait la vie sauve. Le ministre de la guerre, qui suivait l’armée, avait donné son assentiment à cette convention, que Santa-Anna s’était empressé d’exécuter en adressant aux généraux Filisola, Gaona et Urrea, l’ordre de se replier sur Bejar et sur Victoria. Houston avait pris son parti en homme d’état. Le président Burnet et les membres de son cabinet l’approuvèrent, et deux traités réguliers, l’un patent, l’autre secret, furent conclus à Velasco, le 14 mai, avec Santa-Anna. L’évacuation du Texas par les troupes mexicaines, la restitution de toutes les propriétés, des esclaves et des bêtes de somme dont les Mexicains s’étaient emparés, l’échange des prisonniers et la mise en liberté de Santa-Anna, étaient stipulés par le traité patent ; par le traité secret, Santa-Anna prenait l’engagement de ne pas reparaître à la tête des troupes mexicaines contre le Texas pendant la présente guerre, et à ne rien négliger pour que le gouvernement de Mexico reconnût l’indépendance du Texas.

Ces deux traités furent très impopulaires ; l’armée, qui brillait beaucoup plus par le courage que par la discipline, continuait à demander la mort de Santa-Anna, en représailles du massacre de Goliad. Partout on se défiait de la sincérité et des intentions du président mexicain ; on ne voulait pas voir que cette malheureuse campagne l’avait perdu pour long-temps dans l’opinion de ses compatriotes, et qu’une fois de retour à Mexico, il ne serait pas tenté de recommencer la guerre. Quoi qu’il en soit, il fallut renoncer à l’embarquer pour Vera-Cruz ; au jour fixé pour son départ, une émeute de soldats éclata à Velasco, et le pouvoir exécutif, hors d’état de maîtriser l’effervescence générale, se décida, le 4 juin, à différer sa libération. Peu après, l’armée manquant de tout et se croyant négligée par le gouvernement, entreprit de lui forcer la main ; elle envoya un de ses officiers à Velasco, pour exiger l’adoption de certaines mesures, et cet officier, mécontent de l’accueil qu’on lui fit, essaya d’arrêter le président, qui fut heureusement défendu, dans cette crise, par les citoyens de Velasco. De pareils faits sont, dans toutes les révolutions, le revers de la médaille ; l’enfantement de l’indépendance des États-Unis en a présenté un grand nombre. La révolution du Texas ne pouvait pas en être exempte. Le caractère turbulent de la population, la composition de l’armée, le désordre des finances du nouvel état, l’inévitable confusion de tous les élémens administratifs, ne permettaient pas d’espérer que la république naissante échappât entièrement à ces perturbations passagères. Santa-Anna crut devoir protester contre sa captivité. Le président lui répondit que les circonstances avaient nécessité la mesure prise à son égard ; que, du côté des Mexicains, il y avait eu bien des infractions au traité ; que d’ailleurs il se plaignait à tort des privations qu’il endurait ; qu’elles étaient partagées par les premiers personnages de la république. « J’ai sacrifié à votre bien-être celui de ma famille malade, ajoutait M. Burnet. Si nous manquons de comfort, c’est à votre visite chez nous que votre excellence doit s’en prendre, et il nous paraît tout simple qu’elle souffre un peu de nos maux. »

Les choses demeurèrent en cet état jusqu’à la réunion du premier congrès constitutionnel de la république, qui s’ouvrit le 3 octobre, à Columbia sur le Brazos[3] ; mais déjà les citoyens avaient procédé à l’élection du président, et s’étaient prononcés en même temps sur la grande question de l’incorporation du Texas aux États-Unis. Les deux concurrens pour la présidence furent Stephen Austin et Samuel Houston. Le nom du fondateur de la nationalité texienne semblait avoir perdu tout son prestige, et le vainqueur de San-Jacinto fut appelé à la présidence par trois mille cinq cents quatre vingt-cinq suffrages, tandis que Stephen Austin ne lui en opposa que cinq cent cinquante-un ; trois mille votes à peu près se portèrent sur Mirabeau Lamar pour la vice-présidence. L’incorporation du Texas aux États-Unis fut sollicitée par le chiffre bien significatif de trois mille deux cent soixante-dix-sept. En prenant possession de la présidence au sein du congrès, Houston, dont le caractère ne manque pas d’une certaine grandeur, eut un beau moment quand il déposa son épée. L’émotion l’empêcha de continuer son discours, et l’assemblée tout entière partagea le sentiment qui l’oppressait.

Samuel Houston était alors le héros du Texas, la personnification glorieuse de sa lutte contre le Mexique ; bientôt cette popularité s’évanouit. Ses différends avec le congrès pour la disposition des terres nationales et pour l’organisation de la milice, son peu de goût et son peu d’aptitude pour les affaires, ses habitudes de soldat, ses mœurs sans dignité, firent oublier ses anciens services. Le congrès avait manifesté dans un rapport remarquable[4] la plus vive opposition à ce que Santa-Anna fût mis en liberté ; Houston crut que l’honneur lui faisait un devoir de relâcher son prisonnier, et le fit conduire aux États-Unis. Enfin, il persista dans le désir de rattacher le Texas à la confédération anglo-américaine, quand déjà les Texiens, mécontens d’avoir été repoussés par le cabinet de Washington, mettaient leur orgueil à former une république séparée, dont la grandeur et la prospérité fissent un jour envie à leurs puissans voisins. Cette opinion d’Houston mit le comble à son discrédit, comme l’opinion contraire attira les suffrages sur Mirabeau Lamar, aux élections présidentielles de 1838.

En effet, le Texas n’avait pu faire admettre son étoile dans la grande constellation vers laquelle il s’était senti attiré par une communauté d’origine, d’institutions et d’intérêts. Au risque d’une guerre avec le Mexique, les États-Unis avaient reconnu l’indépendance du Texas, dès que le gouvernement de ce pays eut reçu son organisation définitive ; mais de puissans motifs empêchèrent le cabinet de Washington de proposer au congrès l’incorporation du nouvel état. L’audacieux Jackson eût peut-être bravé les dangers de cet agrandissement ; le prudent Van-Buren ne voulut point ajouter cet embarras de plus à tous ceux que lui léguait son prédécesseur. La nécessité de maintenir l’équilibre, pour maintenir l’Union elle-même, entre les états à esclaves et les états qui ont proscrit l’esclavage, entre les états agricoles du sud et les états industriels du nord, entre la vallée du Mississipi et les états primitifs, prévalut sur les conseils de l’ambition. L’opinion abolitioniste attaqua les Texiens sans ménagement et se prononça contre l’admission du Texas dans l’Union avec une extrême vivacité. M. Adams, du Massachussets, fit de cette question, dans la chambre des représentans, l’objet d’un discours très passionné, mais plein de force, qui retentit au sein du parlement anglais et ne fut pas sans influence sur la résolution du cabinet de Washington. L’Angleterre elle-même, on n’en saurait douter, agit auprès du gouvernement des États-Unis pour le déterminer à repousser les offres du Texas, dont elle n’a pas encore reconnu l’indépendance, tant la création et le caractère de cette république lui paraissent de nature à affecter la balance des forces politiques dans le Nouveau-Monde. Bientôt d’ailleurs quelques-uns des états qu’on aurait pu croire le plus favorables à l’incorporation du Texas se refroidirent à cet égard pour des causes diverses, parmi lesquelles les intérêts matériels tenaient aussi leur place. Le Texas a donc solennellement retiré sa demande. Il ne perdra rien à demeurer indépendant. Ses ressources sont immenses, et son ascendant sur toute la partie septentrionale de la république mexicaine est bien plus assuré par l’état actuel des choses qu’il ne pourrait l’être par un mode différent d’existence politique.

Je ne pousserai pas plus loin ce récit des évènemens qui ont amené la révolution du Texas et qui ont affermi son indépendance. L’histoire des trois dernières années se réduit d’ailleurs, pour l’Europe, à quelques vues d’ensemble, qu’il serait facile de résumer en peu de mots. Ce qu’elle présente de plus saillant dans les rapports extérieurs du nouvel état, c’est sa reconnaissance par le gouvernement français ; dans ses rapports intérieurs, c’est le progrès non interrompu de sa population, surtout depuis la nomination du général Lamar à la présidence de la république. Après un voyage de quelques mois dans l’intérieur du pays, je ne reconnaissais plus les villes que j’avais vues les premières, tant les constructions publiques et privées s’y multipliaient rapidement. Le Texas, qui ne comptait pas plus de soixante-dix mille ames à la fin de 1836, en a aujourd’hui plus de deux cent cinquante mille. L’agriculture, le commerce, l’organisation de la force publique, ont marché du même pas. Il s’est formé une marine ; l’armée est nombreuse, mais toujours plus ardente que bien disciplinée ; le produit des douanes, et principalement de la douane de Galveston, accuse tous les trois mois un accroissement considérable dans le mouvement du commerce maritime. Pour la production du coton, le Texas est sans rival. Le coton y est à la fois plus beau et plus abondant sur la même étendue de terrain que dans les états les plus favorisés de l’Union américaine ; et, sous ce rapport, le Texas n’a qu’un danger à craindre, c’est l’excès de production.

Les terres qui s’étendent au-dessous de la rivière Rouge jusqu’à 70 ou 80 milles du golfe du Mexique, peuvent donner, année moyenne, d’une balle à une balle et demie par acre (l’acre représente à peu près la moitié d’un hectare de France) ; celles qui appartiennent à la zone du littoral, de la Sabine au Rio-Grande, donnent communément de deux à trois balles par acre, et plus encore dans certaines localités. Chaque balle de coton représente un poids de 500 livres au moins ; un hectare au Texas peut donc donner, chaque année, de deux à trois mille livres de coton brut : fertilité merveilleuse si on la compare avec la production de quelques localités de l’Union. Dans l’Alabama, le colon ne récolte le plus souvent que six cents livres par acre, c’est-à-dire un peu plus d’une balle, et certaines portions de la Georgie ne produisent fréquemment que trois cents livres ou à peu près le cinquième de ce que donne la même étendue de terrain au Texas. J’ai vu sur la route de Mont-Gomery à Charleston, dans l’Alabama et la Georgie, des champs immenses où le cotonnier n’arrivait pas à trois pieds de haut ; la même plante s’élève à cinq et six pieds sur les bords du Mississipi, et à sept et huit au Texas.

La partie cultivée du Texas est comprise entre le 96me et le 100me degré de longitude occidentale du méridien de Paris ; elle s’étend depuis le bord de la mer jusque vers le 32me degré de latitude, et même plus loin vers le nord, l’espace compris entre le 32me parallèle et la rivière Rouge se peuplant de jour en jour.

Un auteur américain a calculé que le Texas renferme de quatre à cinq cents milles carrés, que 25,000,000 d’acres peuvent être mis en culture ; que 5 à 6,000,000 donneront au moins une balle de coton par acre, et la plupart deux ou plus. Le moindre produit annuel serait donc de 5,000,000 balles, ce qui, à 40 dollars la balle, ferait une somme d’un milliard de francs. Quand même ces calculs seraient empreints d’une certaine exagération, la culture du coton n’en serait pas moins pour le Texas une source éventuelle de richesses vraiment prodigieuses.

Voici quelques chiffres plus modestes. En 1833, le Texas exportait 4,000 balles de coton, 10,000 en 1834. Les travaux furent suspendus pendant les années 1835 et 1836 ; mais ils furent repris vigoureusement en 1837, et l’exportation de 1838 approchait de 100,000 balles ; ce chiffre doit avoir été dépassé depuis. C’est au mois de mars de l’année dernière que le Texas est, pour la première fois, entré directement en relations commerciales avec l’Europe. Le trois mâts anglais l’Ambassador est arrivé de Liverpool à Galveston avec une riche cargaison, et a pris 1,100 balles de coton pour cargaison de retour. Ce navire, qui calait douze pieds et demi d’eau, est entré à Galveston sans difficulté.

Les Texiens commencent aussi à cultiver la canne, et, suivant la voie ouverte par les colons de la Louisiane, ils ont donné la préférence à la variété d’Otaïti. Cette variété, qui est glauque, marquée de longues bandelettes violettes, fournit sa substance sucrée dans le cours d’une végétation de cinq à six mois, tandis qu’il faut à la canne des Antilles quinze et dix-huit mois pour arriver au même point. La canne d’Otaïti n’atteint pas un aussi grand développement que cette dernière, il est vrai, mais elle donne deux récoltes, tandis que l’autre n’en donne qu’une. Cultivée d’abord au Brésil, elle passa ensuite à la Havane, et de là à la Louisiane, où quelques colons français eurent le bon esprit de la répandre. Maintenant, tous les bords du Mississipi, au-dessous de la Nouvelle-Orléans, sont couverts d’immenses champs de cannes dont le produit déjà fort élevé s’accroît chaque jour. J’ai vu, du côté de Brazoria, des cannes qui atteignaient de dix à douze pieds, et dont les anneaux étaient déjà mûrs, au mois d’août, jusqu’à la hauteur de sept.

Le maïs réussit parfaitement au Texas ; quant au blé, une expérience faite dans les environs de San-Antonio de Bejar, il y a quelques années, a constaté que les prairies élevées qui entourent cette ville sont très propres à cette précieuse culture.

Je dirai enfin, pour terminer cet aperçu des richesses végétales du Texas, que la culture du mûrier et du tabac, que la production de la cochenille et de l’indigo ont été essayées avec succès, et peuvent être poursuivies sur une grande échelle avec la plus complète certitude d’en tirer un profit considérable.

La constitution géologique du Texas offre au colon d’admirables facilités pour l’éducation du bétail ; ses prairies sont, pendant dix mois, couvertes d’une herbe verdoyante, et, pendant les deux autres mois, celle qui s’est desséchée à l’époque de la saison froide est encore un fourrage excellent qu’on pourrait économiser si l’on en sentait le besoin ; mais tous les bois sont tapissés d’un épais gazon qui reste toujours vert, et qui fournit au bétail la meilleure nourriture.

Cette heureuse réunion de circonstances est, pour le Texas, une source toujours sûre de richesses. Il n’est pas rare d’y rencontrer déjà des colons qui possèdent jusqu’à 1,500 et 2,000 têtes de bétail, pour l’éducation desquels ils n’ont pas pris la moindre peine. Tous ces animaux sont en liberté ; chacun marque à son chiffre ceux qui lui appartiennent et ne s’en occupe plus ; l’été, ils paissent dans la prairie ; l’hiver, ils savent bien trouver d’eux-mêmes l’herbe fraîche et succulente des bottoms[5].

Ce que je viens de dire du bétail s’applique nécessairement aux chevaux. Les Texiens apprécient tous les avantages que leur offre la prairie sous ce rapport, et, désireux d’en profiter, ils instituent des courses de tous les côtés. Outre les courses entre particuliers, que la moindre réunion de planteurs amène toujours, il y a des courses instituées par le gouvernement pour chaque localité suffisamment peuplée. Les enjeux s’élèvent quelquefois à des sommes considérables ; ils ont monté jusqu’à 3 et 4,000 dollars pour un seul pari. La race de chevaux du Texas est la même que celle des États-Unis ; elle sera sans doute améliorée par les colons, bien qu’elle l’emporte de beaucoup déjà sur les mustangs des prairies, qui appartiennent à la race arabe ; les chevaux texiens sont au moins aussi vifs que ceux-ci et bien plus vigoureux.

Aux richesses végétales, le Texas en joint d’autres qui sont, pour les nations modernes, plus précieuses que l’or du Pérou : le fer et le charbon, ces deux instrumens si énergiques de la civilisation et du travail.

Au nord de la rivière Sabine, et tout le long des hauteurs qui commencent au nord-ouest et à peu de distance de Nacogdoches et vont se joindre aux monts Ozarks, on rencontre des mines de fer très abondantes. On dit que, semblables à certains gîtes de minerai de fer dans l’état du Missouri, elles contiennent 50 pour 100 de métal. Ces formations font partie du système des monts Ozarks. Un minéralogiste anglais, qui les parcourt aux frais de l’état d’Arkansas, écrivait, en 1838, que cette chaîne renferme les mines de fer les plus riches qu’on ait probablement jamais vues à la surface du globe. Le lit du Brazos est extrêmement riche en fer (grès ferrugineux), et, dans la plaine qui s’étend entre le Brazos et le Colorado, tous les ravins sont remplis de fer hématite en grains.

Quant au charbon, l’indication donnée par la formation de grès rouge que l’on rencontre sur la rive gauche du Brazos, entre ce fleuve et le Rio-Navasoto, n’est point trompeuse. On assure également que le charbon abonde dans le Haut Brazos et dans la partie supérieure du Colorado. J’ai entendu dire à des trappers qui avaient parcouru le Nouveau-Mexique et les déserts de la Nouvelle-Californie, que, du côté du lac Satina, au nord de la Sierra de San-Saba, et dans les plaines de la Californie, non loin des lacs Teguayo et Timpanogos, la houille et le sel marin étaient abondans. Plusieurs voyageurs parlent dans le même sens. Il paraît à peu près certain maintenant que le charbon est très commun à la base des Rocky-Mountains, et qu’on l’aperçoit souvent à nu le long des cours d’eau qui traversent les plaines, et surtout en plusieurs points le long du Missouri-River, du Yellow-Stone, du Kansas, de la Rivière des Osages, etc. Tous ces dépôts de houille, sans appartenir entièrement au Texas, sont du moins à sa portée, ainsi que les amas gigantesques de cette matière dont la nature a si libéralement doté le territoire des États-Unis[6]. Enfin, le sel abonde au Texas ; on y a découvert récemment aussi une mine de cuivre ; sur les bords de la rivière Rouge, et le long du Rio-Medina, différens symptômes annoncent l’existence du plomb.

On conçoit tout l’attrait qu’un pays ainsi favorisé par la nature, un sol aussi fertile et aussi bien arrosé, un climat aussi sain (car la fièvre jaune est inconnue au Texas), présentent à l’émigration. Les colons y arrivent en effet de toutes parts, et c’est à leur activité de nouveaux venus, à leurs capitaux, à leurs bras vigoureux, que le Texas est redevable du mouvement singulier qui m’a frappé d’admiration.

Le progrès qui se manifeste dans les districts du centre et de l’est a gagné aussi l’ancienne ville mexicaine de Bejar, qui entretient des relations avantageuses avec le Nouveau-Mexique. Tout enfin atteste, dans cette république parvenue à la cinquième année de son existence, une force de vitalité qui sera peut-être bientôt assez puissante pour l’agrandir aux dépens de ses voisins, et qui au moins n’a rien à redouter de leurs ressentimens ou de leur jalousie.

Lord Durham a remarqué avec raison, dans son admirable rapport sur les affaires du Canada, que, dans toute l’Amérique du Nord, la création des routes, le creusement des canaux, la construction des ponts, tenaient une place immense parmi les plus importans travaux des gouvernemens et des législatures. Ce besoin d’improvement, qui distingue si honorablement la race anglo-américaine et lui a fait accomplir de si grandes choses, les émigrans des États-Unis l’ont introduit au Texas. Depuis 1836, le congrès texien a autorisé, dans chaque session, la formation de plusieurs compagnies pour la construction de chemins de fer entre les principaux foyers de production et de commerce. Le pays s’y prête merveilleusement : le terrain ne coûte rien, la main d’œuvre seule est dispendieuse ; mais comme on n’a pas, en Amérique, la manie de faire du monumental, les lignes projetées se termineront vite et s’étendront bientôt de la frontière des États-Unis à celle du Mexique. Le congrès vient de voter un emprunt considérable que le général Hamilton, de la Caroline du Sud[7], sera probablement chargé de négocier en Europe. Une partie de cet emprunt est destinée à seconder, par voie de subside et d’association, l’accomplissement des travaux publics de l’état, suivant le système appliqué avec tant de succès dans l’Ohio, la Pensylvanie et l’état de New-York. En même temps le congrès s’occupe d’activer et de faciliter les communications avec le nouveau Mexique, pays immense, aussi négligé par l’ancien gouvernement espagnol que par la moderne république mexicaine, et dont le Texas doublera les richesses en lui offrant le débouché de ses ports.

Le gouvernement de Mexico n’a pas encore reconnu l’indépendance du Texas, et paraît quelquefois espérer qu’il lui sera possible de reconquérir une province qu’il n’a pas su défendre. C’est une ridicule illusion de la vanité nationale. Le Mexique, épuisé, n’a pas trois mille hommes à mettre en campagne sur le Rio-Bravo-del-Norte, qui restera la limite occidentale du Texas, à moins toutefois que de nouveaux succès ne portent le drapeau texien jusqu’à Matamoras[8]. Toutes ces provinces sont d’ailleurs mécontentes, et toujours prêtes à se soulever contre le gouvernement central, qui les néglige, les opprime et les appauvrit. Il n’est plus permis de douter que dans Chihuahua, Durango, Cohahuila, San-Luis, le Nouveau-Léon, une grande partie de la population ne soit disposée à se séparer du reste du Mexique et à former avec le Texas, ou sous sa protection, une république fédérative, qui atteindrait bientôt le golfe de Californie. Si le général Santa-Anna, pendant sa présidence intérimaire, avait voulu accueillir les propositions du colonel Bee, envoyé texien, il aurait éloigné la réalisation de ces projets de démembrement. Mais il ne l’a pas osé, et, violant le traité auquel il devait la liberté et la vie, il a même demandé au congrès les moyens de poursuivre la guerre. La guerre se poursuit donc, et l’avenir reste ouvert avec toutes ses chances. On voit que, dans cette question du Texas, les républicains du Mexique sont, pour l’aveuglement, l’obstination et l’extravagance, tout-à-fait au niveau de Ferdinand VII dans la question des colonies espagnoles. Malheureusement, ce n’est pas la seule ressemblance que présente l’état social et politique du Mexique avec toutes les misères de son ancienne métropole. Je me hâte d’ajouter, pour l’honneur de l’Espagne, que chez elle au moins le mal n’est pas, comme au Mexique, sans dignité, sans compensation et presque sans espoir.

Il n’en sera pas ainsi du Texas. La population de cette nouvelle république donnera, je l’espère, un éclatant démenti à ses détracteurs. Le travail, qui est pour les nations comme pour les individus un puissant principe de moralité, fait déjà sentir au peuple texien son heureuse influence ; plusieurs lois récentes attestent que le gouvernement et le congrès ne négligent rien pour réprimer la licence, propager l’instruction et favoriser les habitudes religieuses. C’est surtout depuis l’avènement du général Lamar à la présidence, que les pouvoirs publics ont embrassé cette noble tâche avec une plus vive sollicitude, et bientôt, sans doute, l’état social du Texas, amélioré par leurs communs efforts, aura fait oublier que sa population s’était recrutée parmi les plus turbulens caractères et les plus aventureux enfans de la démocratie anglo-américaine.


Frédéric Leclerc.
  1. Voyez la livraison du 1er mars.
  2. Je ne sais comment concilier cette assertion de Stephen Austin avec le passage suivant du livre de M. Chester-Newell, historien de la révolution du Texas : « Les effets de la loi du 6 avril 1830 ont été suspendus ; mais la loi elle-même n’a jamais été abrogée. »
  3. La ville d’Houston ne devint qu’en 1837 le siége du congrès et du gouvernement. Elle fut ballotée dans le congrès contre plusieurs autres localités, et ne passa qu’au quatrième tour de scrutin, à vingt-une voix. On peut juger de ce qu’était alors le Capitole, ou palais de la représentation nationale, par la résolution suivante, qui fut adoptée à l’unanimité, et que j’ai relevée sur le journal de la chambre des représentans : « Résolu qu’il sera prescrit au concierge de faire enlever le plafond de la salle, comme mal exécuté et fort peu sûr. » (Resolved that the door keeper be instructed to have the plastering over head, in the hall, all taken off, believing in to be bad work, and unsafe to sit under.)

    Cette même assemblée prit une autre résolution pour autoriser le gouvernement à faire l’acquisition d’une collection des lois de l’état de Cohahuila et Texas, qui appartenait à un sieur Caravahal.

  4. Les dernières pages de ce rapport contiennent, sur le caractère, la vie politique et la moralité de Santa-Anna, des observations très sévères, et malheureusement très justes. Jamais peut-être le chef légal d’un gouvernement étranger n’a été l’objet d’une pareille critique, dans un document public, émané d’un autre gouvernement.
  5. On désigne ainsi les lieux boisés qui longent les cours d’eau et où l’herbe reste verte pendant toute l’année.
  6. Aux États-Unis, le charbon de terre se trouve partout, des bords de l’Atlantique au pied des Montagnes Rocheuses. La Pensylvanie, la Virginie, l’état d’Ohio, l’Indiana, l’Illinois, en sont remplis. Les chaînes et les bassins parallèles des monts Alleghanys sont autant de bassins houillers qu’une exploitation de plusieurs siècles ne saurait épuiser. Aux richesses accumulées déjà viennent s’ajouter chaque jour des richesses nouvelles, et comme si la nature, en privilégiant ces terres fortunées, n’eût rien voulu faire à demi, elle a placé la plupart de ces dépôts de combustible dans le voisinage de grands cours d’eau tous navigables. Les bords de l’Alleghany-River et du Monongahela offrent à chaque pas des exploitations de houille ; il en est de même de l’Ohio et du plus grand nombre de ses affluens. De nouvelles mines de charbon semblent surgir à chaque instant des prairies de l’Indiana, et tout récemment on vient de découvrir sur les bords de la rivière de l’Illinois un dépôt de houille de la plus grande richesse. Ce fleuve coule à travers une prairie le plus souvent dépourvue d’arbres ; on pouvait croire que la navigation à la vapeur en souffrirait, mais voilà qu’aussitôt la difficulté est levée. Plus à l’ouest, sur les bords du Missouri et de ses innombrables affluens jusqu’aux Rocky-Mountains, toujours même accumulation de combustible fossile, richesses inépuisables pour l’avenir, et cent fois préférables à celles des mines d’argent, d’or et de diamans que la nature a prodiguées à l’Amérique du sud.
  7. Le général Hamilton, de la Caroline du sud, est un des plus anciens et des plus chauds partisans que la cause du Texas ait trouvés aux États-Unis. MM. Clay, Calhoun, Benton, Chittenden, membres du congrès de Washington, ont des fils, des neveux et des gendres parmi les citoyens du Texas. Les habitans les plus distingués de la république sont pour la plupart venus des deux Carolines, de la Georgie et de la Floride, comme le président Lamar, le juge Burnet (tous deux de familles françaises émigrées à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes), le colonel Bee, ex-secrétaire d’état, son successeur, M. Webb, etc.
  8. Ce n’est pas une armée texienne proprement dite, comme nous l’avons imprimé par mégarde dans notre premier article, qui s’est emparée de la petite ville mexicaine de Mier, sur la rive droite du Rio-del-Norte, mais un détachement de volontaires du Texas qui s’est joint à une troupe d’insurgés fédéralistes. Il paraît même que le président Lamar a désapprouvé cette expédition. Néanmoins l’état de guerre existe toujours entre le Mexique et le Texas, bien que le gouvernement de cette dernière république ait pu vouloir rester sur la défensive et consacrer à l’exploitation intérieure tous ses bras et tous ses capitaux disponibles.