Le Temple de Gnide mis en vers

Œuvres complètes de Montesquieu
Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier (Œuvres complètes. Tome 2.p. 61-100).




LE

TEMPLE DE GNIDE

MIS EN VERS

PAR LÉONARD

1774


NOTICE SUR LÉONARD
__________


Nicolas-Germain Léonard, né à la Guadeloupe en 1744, mort à Nantes, le 26 janvier 1793, le jour même où il allait s’embarquer pour retourner dans son île natale, s’est fait connaître par ses Idylles, inspirées de Gessner, et par deux romans qui eurent leur jour de célébrité : la Nouvelle Clémentine et les Lettres de deux Amants de Lyon. Il y a dans ses poésies quelque chose du naturel et de la grâce qu’on prête aux créoles ; on en jugera par ces Stances sur le bois de Romainville, qu’il écrivit en 1792, à son retour d’Amérique, où il avait été envoyé en 1787, avec le titre de lieutenant général de l’Amirauté et de vice-sénéchal de la Guadeloupe.


Enfin je suis loin des orages !
Les dieux ont pitié de mon sort !
O mer ! si jamais tu m’engages
A fuir les délices du port ;

Que les tempêtes conjurées,
Que les flots et les ouragans
Me livrent encore aux brigands
Désolateurs de nos contrées !

Quel fol espoir trompait mes vœux
Dans cette course vagabonde !
Le bonheur ne court pas le monde ;
Il faut vivre où l’on est heureux.

Je reviens de mes longs voyages
Charge d’ennuis et de regrets ;
Fatigué de mes goûts volages,
Vide des biens que j’espérais.


Dieux des champs ! dieux de l’innocence !
Le temps me ramène à vos pieds ;
J’ai revu le ciel de la France,
Et tous mes maux sont oubliés.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O campagnes toujours chéries !
Est-ce bien vous que je revois !
Déjà dans la paix de ces bois
Je retrouve mes rêveries.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai vu le monde et ses misères,
Je suis las de le parcourir ;
C’est dans ces ombres tutélaires,
C’est ici que je veux mourir.

Je graverai sur quelque hêtre :
Adieu, fortune ; adieu, projets !
Adieu, rocher qui m’as vu naître !
Je renonce à vous pour jamais.

Que je puisse cacher ma vie
Sous les feuilles d’un arbrisseau,
Comme le frêle vermisseau
Qu’enferme une tige fleurie !

Si l’enfant qui porte un bandeau
Voulait embellir mon asile,
O bocage de Romainville !
Couronne de fleurs ton berceau.

Et si, sans bruit et sans escorte,
L’amitié venait sur ses pas
Frapper doucement à ma porte,
Laisse-la voler dans mes bras !

Amours, plaisirs, troupe céleste,
Ne pourrai-je vous attirer,
Et le dernier bien qui me reste
Est-il la douceur de pleurer ?


Il n’existe qu’une édition complète des œuvres de Léonard. Elle forme trois volumes in-8o. Elle a été publiée à Paris en 1797 chez Didot, par le neveu du poëte, Vincent Campenon, qui devint plus tard membre de l’Académie française.


AUX MANES
DU MARQUIS
DE CHAUVELIN
________


Toi qui des ombres fortunées
Habites les bois toujours verts !
Je t’ai vu sourire à ces vers
Tracés dans mes jeunes années.
C’est en vain qu’en l’honneur du dieu
Qui m’apprit à trouver la rime,
Sur mon ouvrage, en plus d’un lieu,
Je viens de repasser la lime ;
Ses défauts resteront toujours.
Montesquieu peignit une belle
Simple, naïve, sans atours :
J’ornai sa beauté naturelle ;
J’en demande grâce aux Amours.
Quand je rimais par fantaisie
Cet écrit d’un heureux génie,
Tu sais qu’à charmer mon loisir
Je bornai ma lyre timide,
Et qu’un simple habitant de Gnide,
D’une gloire souvent perfide
N’a jamais connu le désir.
Ma muse n’est qu’une mortelle.
Et n’attend rien de l’avenir ;
Mais je revois avec plaisir
Sa poétique bagatelle,

Comme on voit un lieu qui rappelle
Un agréable souvenir.
O Gnide ! ô campagnes si chères !
Bois consacrés aux doux mystères !
Que j’aimais vos jeunes bergères
Dont l’innocence est le trésor,
Et ces jeux, ces danses légères,
Ces cœurs purs, ces amours sincères,
Ces mœurs dignes de l’âge d’or !
Tous ces biens sont imaginaires ;
Mais j’ai joui de leurs chimères,
Et j’en voudrais jouir encor.


LE


TEMPLE DE GNIDE




CHANT PREMIER.


Vénus à Gnide aime à fixer sa cour ;
Elle n’a point de plus riant séjour :
Jamais son char ne quitte l’Empyrée
Sans aborder à ce rivage heureux.
Fiers de la voir se confondre avec eux,
Les Gnidiens, à sa vue adorée,
N’éprouvent plus cette frayeur sacrée
Que fait sentir la présence des dieux :
Si d’un nuage elle marche entourée,
On reconnaît l’aimable Cythérée
Au seul parfum qu’exhalent ses cheveux.
Gnide s’élève au sein d’une contrée
Où la nature a versé ses bienfaits :
Le doux printemps l’embellit à jamais.
Une chaleur égale et tempérée
Y fait tout naître, et prévient nos souhaits.
Vous n’entendez que le bruit des fontaines
Et le concert des oiseaux amoureux :
Les bois émus semblent harmonieux :
Mille troupeaux bondissent dans les plaines :
L’esprit des fleurs, par les vents emporté,
De toutes parts embaume leurs haleines ;
L’air s’y respire avec la volupté.

Près de la ville, habite l’immortelle :
Vulcain bâtit son palais somptueux,
Pour réparer l’affront qu’à l’infidèle
Il fit jadis, en présence des dieux.

Il n’appartient qu’aux Grâces de décrire
Tous les attraits de ces lieux enchantés ;
L’or, les rubis, l’agate et le porphyre
En font le luxe, et non pas les beautés.

Dans les vergers, partout on voit éclore
Les dons brillants de Pomone et de Flore ;
Sur les rameaux la fleur succède au fruit ;
Le bouton sort du bouquet qui s’effeuille ;
Le fruit renaît sous la main qui le cueille :
Les Gnidiens que Vénus y conduit
Foulent en vain l’émail de la verdure :
Par un pouvoir, rival de la nature,
Le frais gazon soudain se reproduit.

Vénus permet à ses nymphes légères
De se mêler aux danses des bergères :
Là, quelquefois assise à leur côté,
Se dépouillant de sa grandeur suprême,
Elle contemple et partage elle-même
De ces cœurs purs l’innocente gaîté.
On voit de loin une vaste campagne
Qui fait briller les plus vives couleurs :
Le jeune amant y mène sa compagne.
Fait-elle choix de la moindre des fleurs ?
Pour son berger c’est toujours la plus belle :
Il croit que Flore exprès la fit pour elle.

L’eau du Céphée y fait mille détours :
Elle y retient les belles fugitives :
Il faut payer, quand on est sur ses rives,
Le doux baiser qu’on promit aux amours.
  Au seul abord de quelque nymphe agile,

Le fleuve épris est fixé dans son cours :
Le flot qui fuit trouve un flot immobile.
Se baigne-t-elle ? amant de sa beauté,
Il l’environne, il lui forme une chaîne ;
Vous le voyez, bouillant de volupté,
Qui se soulève, et l’embrasse, et l’entraîne :
La nymphe tremble, et pour la rassurer
Il la soutient sur sa liquide plaine,
Avec orgueil lentement la promène ;
Et vous diriez, près de s’en séparer,
Qu’en sons plaintifs il exhale sa peine.

Dans la campagne, un bois de myrte frais
Offre aux amants l’abri de son feuillage :
L’amour forma ces asiles discrets
Pour égarer le couple qu’il engage,
Toujours guidé vers des lieux plus secrets,
Toujours couvert d’un plus épais ombrage.

Non loin de là, des chênes sourcilleux.
De noirs sapins dont la voûte touffue
S’entr’ouvre à peine à la clarté des cieux,
Percent la terre, et cachent dans la nue
Leur vieux sommet qui se dérobe aux yeux.
D’un saint effroi l’âme y ressent l’atteinte ;
Des immortels on croit voir le séjour :
Ils ont sans doute habité cette enceinte,
Quand l’homme encor n’avait point vu le jour.

Hors de ces bois, et sur une colline,
S’élève un temple à Vénus consacré :
II fut bâti par une main divine ;
L’art l’enrichit, les Grâces l’ont paré.

Bel Adonis ! Vénus, dans ce lieu même,
A ton aspect brûla d’un nouveau feu.
Peuples, dit-elle, adorez ce que j’aime !
Dans mon empire il n’est plus d’autre dieu.

Vénus encor, lorsque deux immortelles
De la beauté lui disputaient le prix,
Y consulta ses compagnes fidèles.
Comment s’offrir aux regards de Paris ?
Déjà sur elle on répand l’ambroisie ;
Elle a caché sous l’or de ses cheveux
Cette ceinture où folâtrent les jeux ;
Son char l’emporte, elle arrive en Phrygie.
L’heureux berger balançait dans son choix ;
Mais il la voit, soudain son cœur la nomme :
II veut parler, rougit, reste sans voix,
Et de ses mains laisse échapper la pomme.

Jeune Psyché ! l’Amour, sous ces lambris,
Par tes regards fut lui-même surpris.
Quoi ! disait-il, est-ce ainsi que je blesse ?
Mes traits, mon arc, tout pèse à ma faiblesse !
Et dans l’ardeur de ses premiers soupirs,
Il s’écriait au sein de sa maîtresse :
Ah ! c’est à moi de donner les plaisirs !

Ce temple auguste excite, dès l’entrée,
Un doux transport qui remplit tous les sens :
On est saisi de ces ravissements
Que les dieux seuls goûtent dans l’Empyrée.
Là, le génie enflammant ses pinceaux,
Créa partout des peintures vivantes :
On voit Vénus quittant le sein des eaux,
Les dieux ravis de ses grâces naissantes,
Son embarras né de sa nudité,
Et sa pudeur, la première beauté.

On y voit Mars fier et même terrible :
Du haut d’un char, dans sa course invincible,
Le dieu s’élance au milieu des combats ;
Dans son œil noir un feu guerrier s’allume ;
La Renommée a volé sur ses pas,
Et ses chevaux poudreux, couverts d’écume,

Ont devancé la Peur et le Trépas.
Plus loin, couché sur un lit de verdure,
A Cythérée il sourit mollement :
Ce n’est plus Mars ; on cherche vainement
Son front altier qu’adoucit la peinture ;
Avec des fleurs l’amour les a liés :
Le couple amant se regarde, soupire,
Et ne voit point, dans cet heureux délire,
L’enfant malin qui badine à ses pieds.

Des lieux secrets offrent une autre scène :
Vous y voyez les noces de Vulcain.
L’Olympe assiste à ce bizarre hymen ;
Du dieu rêveur vous remarquez la gêne :
Vénus, par grâce, abandonne une main
Qui semble fuir de la main qui l’entraîne :
Sur cet époux son regard porte à peine,
Et vers l’Amour se détourne soudain.

On voit Junon, dans une autre peinture,
De leur hymen former les tristes nœuds.
La coupe en main, Vénus devant les dieux
Donne sa foi ; le ciel rit du parjure ;
Vulcain l’écoute avec un front joyeux.

Au lit d’hymen l’époux veut la conduire :
Elle résiste ; et si l’œil qui l’admire
Se méprenait à l’éclat de ses traits,
On croirait voir la fille de Cérés
Que va ravir le dieu du sombre empire.

Il la saisit ; les dieux suivent leurs pas :
Vénus en pleurs s’agite dans ses bras ;
Sa robe tombe ; elle est à demi nue :
De sa pudeur il sauve l’embarras.
Plus attentif à couvrir tant d’appas.
Qu’impatient de jouir de leur vue.

Au fond du temple il paraît sans témoin ;

L’épouse touche au fatal sacrifice :
Dans ses rideaux il l’enferme avec soin :
Chaque déesse en rit avec malice.
On voit les dieux qui vont gémir au loin ;
Mais ce moment pour Mars est un supplice.

Vénus créa, dans ce temple enchanté,
Des jeux sacrés, et le culte qu’elle aime :
Toujours présente, elle en est elle-même
Et le pontife et la divinité.
De toutes parts on lui rend, dans les villes,
Un culte impur qui blesse la pudeur :
Il est un temple où des beautés faciles
Vont s’enrichir des fruits du déshonneur :
Il est un temple où l’épouse adultère
A son amant s’abandonne une fois,
Et va jeter au fond du sanctuaire
L’or criminel dont il paya son choix.
Ailleurs encore, on voit des courtisanes
A ses autels porter leurs dons profanes,
Plus honorés que ceux de la vertu ;
On voit enfin, sous l’habit de prêtresse,
Des hommes vils, offrir à la déesse
Le vain regret de leur sexe perdu.
Les Gnidiens rendent à l’immortelle
Des honneurs purs, qu’elle change en plaisirs.
Pour sacrifice, on offre des soupirs,
Et pour hommage, un cœur tendre et fidèle.
Partout, à Gnide, on adore une belle ;
Comme Vénus elle est fille des cieux :
A son amante on adresse des vœux.
Et c’est Vénus qui les reçoit pour elle.

D’heureux amants, remplis de leur ardeur,
Vont embrasser l’autel de la Constance ;
Ceux qu’une ingrate accable de rigueur
Y vont chercher la flatteuse Espérance.
Loin les cœurs froids qui n’ont jamais aimé !

Le sanctuaire à leurs vœux est fermé.
Ces malheureux conjurent l’immortelle
De leur ouvrir la source des plaisirs,
De les sauver de cette paix cruelle
Que laisse en eux l’absence des désirs.

Vénus inspire aux bergères de Gnide
La modestie et sa grâce timide,
Qui, sous le voile, ajoute à la beauté ;
Mais leur front pur, où la candeur réside,
Ne rougit point d’un aveu mérité.

Dans ces beaux lieux, le cœur fixe lui-même
L’instant charmant de se rendre à ses feux :
Il est si doux de céder quand on aime !
Mais, sans aimer... est-ce faire un heureux ?
L’Amour choisit les traits dont il nous blesse.
Les uns, trempés dans les eaux du Léthé,
Sont pour l’amant que fuit une maîtresse :
Armés de feux, d’autres volent sans cesse
Sur deux cœurs neufs et pleins de volupté ;
Il a laissé ces traits faits pour la guerre,
Qui déchiraient Ariane et sa sœur,
Et dont ses bras s’armaient dans sa fureur.
Comme le ciel s’arme de son tonnerre.
Quand l’art d’aimer est donné par l’Amour,
Vénus y joint l’art séduisant de plaire.
A son autel les filles, chaque jour,
Vont adresser leur naïve prière.
L’une disait, avec un doux souris :
Reine des cœurs ! renferme dans mon âme.
Pour quelque temps, le secret de ma flamme,
Et mes aveux en auront plus de prix.
L’autre disait : Divinité suprême !
Tu sais qu’Hylas ne m’intéresse plus :
Ne me rends point les feux que j’ai perdus ;
Fuis seulement, fais que Myrtile m’aime.
Aucun plaisir ne saurait me charmer,

Disait une autre ; en secret je soupire :
J’aime peut-être !... Ah ! si je puis aimer,
Le jeune Atys a pu seul me séduire.

A Gnide, alors il était deux enfants
Simples, naïfs, d’une candeur si pure,
Qu’ils paraissaient, après quinze printemps,
Sortir encor des mains de la nature.
Se regarder, se serrer dans leurs bras
Satisfaisait leur paisible innocence :
Heureux par elle, ils ne soupçonnaient pas
Qu’il fût au monde une autre jouissance !
Mais une abeille, aux lèvres du berger
Fit une plaie ; et pour le soulager,
Philis pressa, de sa bouche vermeille,
L’endroit blessé par le dard de l’abeille.
Qu’arrive-t-il ? Un tourment plus fâcheux,
Depuis ce jour, les a surpris tous deux :
Daphnis s’émeut dès que Philis le touche ;
Il ne fait plus que songer au baiser :
Toute la nuit, soupirant sur sa couche,
Il se désole et ne peut reposer.
Daphnis enfin consulta la déesse,
Pour obtenir un remède à ses feux :
Vénus lui dit le moyen d’être heureux,
Et le berger l’apprit à sa maîtresse.

Dans les beaux jours, une aimable jeunesse
Près de Vénus va réciter des vers ;
Et ces amants, dans leurs tendres concerts,
Chantent sa gloire en chantant leur faiblesse.

Dirai-je, amis, tout ce qui m’a charmé ?
J’étais à Gnide au printemps de mon âge ;
J’y vis Thémire, aussitôt je l’aimai ;
Je la revis, et l’aimai davantage.
Je suis à Gnide, et j’y passe mes jours,
Le luth en main, soupirant mes amours.

75
LE TEMPLE DE GNIDE.


Thémire et moi, guidés du même zèle,
Nous entrerons dans le temple, et jamais
On n’y verra de couple aussi fidèle ;
Et nous irons visiter le palais,
Et je croirai que Thémire est chez elle ;
Et je veux joindre aux roses de son sein
Quelques bouquets cueillis au champ voisin ;
Et si je puis l’égarer au bocage,
Dont les détours trompent l’œil incertain.....
Mais, paix ! l’Amour, maître de mon destin,
Me punirait d’en dire davantage.


FIN DU PREMIER CHANT.


CHANT SECOND.


A Gnide il est un antre aux nymphes consacré ;
L’amant sur ses destins on revient éclairé ;
On n’y voit point trembler la terre mugissante.
Sur le front palissant se dresser les cheveux,
Et sur le trépied d’or la prêtresse écumante
S’agiter en fureur à la voix de ses dieux.
Vénus prête aux humains une oreille indulgente,
Sans tromper de leurs cœurs les soupçons ou les vœux.

Une fille de Crète aborda l’immortelle :
Des flots d’adorateurs s’empressaient autour d’elle :
A l’oreille de l’un elle parlait tout bas ;
Elle accordait à l’autre un souris plein de charmes ;
Sur un troisième encore elle appuyait son bras.
O ciel ! que dans la foule elle causa d’alarmes !
Combien elle était belle et parée avec art !
Sa voix était perfide, ainsi que son regard :
D’une divinité la démarche est moins fière
Mais Vénus lui cria : Sors de mon sanctuaire ;
Oses-tu bien porter ton manège imposteur
Jusqu’aux lieux où l’amour règne avec la candeur ?
Je veux qu’à ta beauté ce même orgueil survive.
Je te laisse ton cœur et détruis tes appas ;
Les hommes te fuiront comme une ombre plaintive ;
Et le mépris vengeur, attaché sur tes pas,
Poursuivra, chez les morts, ton âme fugitive.
Fléau de ses amants, riche de leurs débris,
Des murs de Nocrétis vint une courtisane.
Quel faste était le sien ! de sa flamme profane,
Avec un front superbe, elle étalait le prix.

Crois-tu, dit la déesse, honorer ma puissance ?
Ton cœur ressemble au fer : dans ton indifférence,
Mon fils même, oui, mon fils ne saurait t’enchaîner
Au lâche qui t’appelle et va t’abandonner.
D’un charme séducteur tu montres l’apparence :
Ta beauté, dont tu vends la froide jouissance,
Promet bien le plaisir, mais ne peut le donner...
Fuis, porte loin de moi ton culte qui m’offense.
Un homme riche et fier vint, quelque temps après ;
Il levait des tributs pour le roi de Lydie,
Et s’était chargé d’or, espérant qu’à grands frais
Il pourrait s’enflammer une fois en sa vie.
J’ai bien, lui dit Vénus, la vertu de charmer.
Mais je ne puis répondre à ce que tu souhaites :
Tu prétends acheter la beauté pour l’aimer ;
Mais tu ne l’aimes point, puisqu’enfin tu l’achètes.
Ton or ne va servir qu’à t’ôter pour jamais
Le goût délicieux des plus charmants objets.

Aristée arriva des champs de la Doride.
Il avait vu Camille aux campagnes de Gnide ;
Il en était épris, et, tout brûlant de feux,
Il venait demander de l’aimer encor mieux.
La déesse lui dit : Je connais bien ton âme :
Tu sais aimer ; Camille est digne de ta flamme :
J’aurais pu la placer sur le trône d’un roi,
Mais un simple berger mérite mieux sa foi.
Je vins aussi, tenant la main de ma Thémire.
La déesse nous dit : Jamais, dans mon empire,
Je n’ai vu deux mortels plus soumis à ma loi.
Mais que pourrais-je faire ? En vain je voudrais rendre
Thémire plus charmante, et son ami plus tendre. —
Ah ! lui dis-je, j’attends mille grâces de toi.
Fais que dans chaque objet mon image tracée,
De Thémire sans cesse amuse la pensée ;
Qu’elle dorme et s’éveille en ne pensant qu’à moi ;
Qu’absent elle m’espère, et, présent, craigne encore
Le douloureux moment qui doit nous séparer :

Fais que Thémire, enfin, du soir jusqu’à l’aurore,
S’occupe de me voir ou de me désirer.

Gnide alors célébrait des fêtes solennelles,
Dont le spectacle attire une foule de belles :
Ce peuple ambitieux accourt de toutes parts,
Pour disputer le prix et fixer les regards.
A leur cercle élégant la déesse préside,
Et son choix, d’un coup d’œil, entr’elles se décide.

Des remparts de Corinthe il vint trente beautés,
Dont les cheveux tombaient en boucles ondoyantes :
Dix autres, qui n’avaient que des grâces naissantes.
Venaient de Salamine, et comptaient treize étés.
Les filles de Lesbos se disaient l’une à l’autre :
Mon cœur est tout ému, depuis que je vous voi :
Vénus, si votre aspect l’enchante autant que moi,
Parmi tant de beautés, doit couronner la vôtre.

Milet avait fourni les plus rares trésors ;
Cinquante objets, plus frais qu’une rose nouvelle,
De la perfection présentaient le modèle.
Mais les dieux, ne cherchant qu’à former de beaux corp
Manquèrent d’y placer la grâce encor plus belle.

Chypre avait envoyé cent femmes au concours.
Elles disaient : Vénus a reçu nos prémices ;
Au pied de ses autels nous passons nos beaux jour
Et d’un scrupule vain, qui s’alarme toujours,
Nos charmes, sans rougir, lui font des sacrifices.

Celles que l’Eurotas vit naître sur ses bords,
Dans leurs libres atours bravaient la modestie,
Et, prétendant complaire aux lois de leur patrie,
De l’austère pudeur se jouaient sans remords.

Et toi, mer orageuse, en naufrages féconde !
Tu sais nous conserver de précieux dépôts.

Jadis tu t’apaisas, quand de jeunes héros
Portaient la toison d’or sur ta plaine profonde ;
Et cinquante beautés, qui sortaient de Colchos,
Sous leur fardeau chéri firent courber ton onde.

Dans un essaim nombreux de légers courtisans,
Oriane parut, telle qu’une déesse :
Les beautés de Lydie entouraient leur princesse ;
Cent filles à Vénus apportaient ses présents.
Distingué par son rang, moins que par sa tendresse,
Candaule, jour et nuit, la dévorait des yeux ;
Sur ses jeunes attraits sa vue errait sans cesse :
Mon bonheur, disait-il, n’est connu que des dieux ;
Il serait bien plus grand s’il donnait de l’envie.
Belle reine, quittez cette toile ennemie ;
Présentez-vous sans voile aux regards des mortels ,
C’est peu du prix qu’on offre, il vous faut des autels.

Près de là paraissaient vingt Babyloniennes :
La pourpre de Sidon, l’or et les diamants,
Sans augmenter leur prix, chargeaient leurs vêtements.
Comme un signe d’attraits, d’autres encor plus vaines,
Osaient bien étaler les dons de leurs amants.

Cent brunes, qui du Nil habitent le rivage.
Avaient à leurs côtés leurs dociles époux.
Si les lois, disaient-ils, vous font régner sur nous.
Votre beauté vous donne un plus grand avantage :
Nos cœurs, après les dieux, ne chérissent que vous ;
Il n’est point sous le ciel de plus doux esclavage.
Le devoir vous répond de nos engagements ;
Mais l’amour peut lui seul garantir vos serments.
Aux honneurs de ces lieux montrez-vous moins sensibles
Qu’au plaisir délicat de nous garder vos cœurs,
De recueillir chez vous des hommages flatteurs,
Et d’embellir le joug de vos maris paisibles.

D’autres vinrent d’un port qui, sur toutes les mers,

Déploie avec orgueil ses flottes opulentes :
Il semblait qu’en ce jour leur parure brillante
Avait de tout son luxe épuisé l’univers.

Il vint de l’orient dix filles de l’Aurore :
Ses nymphes, pour la voir, devançaient son réveil,
Et de son prompt départ se plaignaient au Soleil :
Elles voyaient leur mère, et se plaignaient encore
Que le monde jouît de son éclat vermeil.

Du fond de l’Inde, il vint une reine charmante :
Ses enfants déjà beaux folâtraient dans sa tente :
Des hommes la servaient en détournant les yeux :
Esclaves mutilés, honteux de leur bassesse,
Depuis qu’ils respiraient l’air brillant de ces lieux,
Ils sentaient redoubler leur affreuse tristesse.

Les femmes de Cadix se montraient sur les rangs.
Les belles ont partout des hommages fidèles :
Mais dans tous les climats, les honneurs les plus grands
Peuvent seuls apaiser l’ambition des belles.

Les bergères de Gnide attiraient tous les yeux :
Quel doux frémissement s’élevait sur leurs traces !
Au lieu d’or et de pourpre, elles avaient des grâces ;
Les seuls présents de Flore entouraient leurs cheveux :
Leurs guirlandes couvraient une gorge naissante
Qui, pour fuir sa prison, s’agitait vainement ;
Et leur robe de lin, dans leur simple agrément,
Dessinait les contours d’une taille élégante.

On ne vit point Camille à ces fameux débats :
Que m’importe le prix, cher amant ? lui dit-elle ;
C’est pour toi, pour toi seul que je veux être belle :
Le reste est pour mon cœur comme s’il n’était pas.

Diane dédaignait une gloire profane ;
Mais on voyait briller ses charmes ingénus :

Tandis qu’elle était seule, on la prit pour Vénus ;
Diane avec Vénus n’était plus que Diane.

Gnide, pendant ces jeux, présentait l’univers :
On eût dit que l’Amour, pour un jour de conquête,
Rassemblait des attraits de cent climats divers ;
Jamais on n’avait vu de si pompeuse fête.
La nature aux humains partage la beauté,
Comme elle est assortie à chaque déité.
Partout on retrouvait, d’espaces en espaces,
Ou Pallas, ou Thétis, la grandeur de Junon,
Ou la simplicité de la sœur d’Apollon,
Le souris de Vénus, ou le charme des Grâces.
La Pudeur, dans son air, variait tour à tour,
Et semblait se jouer de ce peuple folâtre :
Ici, l’œil s’arrêtait sur deux globes d’albâtre ;
Et plus loin, sur un pied façonné par l’amour.

Mais les dieux immortels, ravis de ma Thémire,
En voyant leur ouvrage, aiment à lui sourire ;
Vénus avec plaisir contemple ses appas :
C’est l’unique beauté, dans le céleste empire,
Que d’un jaloux dépit les dieux ne raillent pas.

Comme parmi les fleurs qui se cachent dans l’herbe,
La rose avec éclat lève son front superbe,
On vit sur tant d’attraits mon amante régner.
Ses rivales à peine eurent le temps de l’être :
Leur foule était vaincue avant de la connaître.
Grâces, dit la déesse, allez la couronner ;
De mille objets charmants que le cirque rassemble,
Voilà, dans sa beauté, le seul qui vous ressemble.

Tandis qu’avec ses sœurs, aux autels de Vénus,
Thémire triomphante est encore arrêtée,
Je trouve dans un bois le sensible Aristée,
Je l’avais vu dans l’antre, et je le reconnus.
Nous fûmes attirés par un charme rapide :

Car Vénus, à l’aspect d’un habitant de Gnide,
Fait goûter en secret les doux ravissements
De deux amis rendus à leurs embrassements.

Je sentis que mon cœur se donnait à sa vue ;
Vers les mêmes liens nous étions emportés :
Il semblait que du ciel l’Amitié descendue
Venait dans ce bosquet s’asseoir à nos côtés.

Je lui fis de ma vie une histoire fidèle.
Mon père, qui servait notre auguste immortelle,
M’a fait naître, lui dis-je, au sein de Sybaris.
Quelle cité ! Ses goûts sont des besoins pour elle :
A qui peut en trouver d’une espèce nouvelle,
Des trésors de l’État on y donne des prix.

Ces lâches habitants ont banni de leur ville
Tous les arts dont le bruit trouble un sommeil tranquille.
Ils pleurent des bouffons quand ils les ont perdus,
Et laissent dans l’oubli le héros qui n’est plus.
Ils prodiguent sans fruit l’éternelle richesse
Qu’entretient dans leurs murs un terroir opulent ;
Et les faveurs des dieux sur ce peuple indolent,
Ne servent qu’à nourrir le luxe et la mollesse.

Les hommes sont si doux, parés avec tant d’art,
Occupés si longtemps à consulter leurs glaces,
A corriger un geste, un sourire, un regard,
A moduler leur voix, à composer leurs grâces,
Qu’ils ne paraissent point former un sexe à part.

Une femme se livre avant même qu’elle aime :
Que dis-je ? connaît-elle un mutuel amour ?
Sa gloire est d’enchaîner ; jouir est son système ;
Chaque jour voit finir les vœux de chaque jour :
Mais ces riens, où le cœur trouve tant d’importance,
Mais ces soins attentifs, mais ces regards chéris,
Tous ces petits objets qui sont d’un si grand prix,

Tant de moments heureux avant la jouissance,
Ces sources de bonheur manquent à Sybaris.

Si du moins sur leur front on voyait se répandre
Cette faible pudeur, ombre de la vertu !
Mais, hélas ! c’est un fard qui leur est inconnu :
L’œil est fait à tout voir, l’oreille à tout entendre.

Loin que la volupté les rende délicats,
A distinguer leurs goûts ils ne parviennent pas.
Dans une gaîté fausse, ils s’occupent de vivre ;
Usés par l’inconstance, ils se lassent de tout ;
Ils laissent un plaisir qui cause leur dégoût,
Pour s’ennuyer encor du plaisir qui va suivre.
L’âme froide au bonheur est de feu pour les maux :
La plus légère peine et l’éveille et l’agite.
Une rose pliée au lit d’un Sybarite,
Pendant toute une nuit le priva de repos.

Le poids de leur parure accable leur paresse :
Le mouvement d’un char les fait évanouir :
Leur cœur est si flétri, qu’il ne peut plus jouir,
Et que dans les festins il leur manque sans cesse.

Sur des lits de duvet qu’ils couronnent de fleurs,
Ils passent une vie uniforme et tranquille :
Leur corps, pendant le jour, y demeure immobile.
Ils sont exténués, s’ils vont languir ailleurs.
Enfin le Sybarite, esclave et fait pour l’être,
Fatigué d’une armure, effrayé du danger,
Tremblant dans son pays et devant l’étranger,
Comme un troupeau servile, attend le premier maître.

Dès que je sus penser, je méprisai ces lieux ;
Car la vertu m’est chère, et j’honore les dieux.
Ah ! disais-je, fuyons une terre ennemie ;
D’un air contagieux je crains de m’infecter.
Que ces enfants du luxe habitent leur patrie !

Ils sont faits pour y vivre, et moi pour la quitter.
Pour la dernière fois, je cours au sanctuaire,
Et touchant les autels qu’avait servis mon père :
O puissante Vénus ! lui dis-je à haute voix,
J’abandonne ton temple, et non tes saintes lois :
Tu recevras mes vœux, quelque lieu que j’habite ;
Mais ils seront plus purs que ceux d’un Sybarite.
Je pars, j’arrive en Crète, et ce triste séjour
M’offre les monuments des fureurs de l’Amour.
On y voyait encor le fameux labyrinthe
Dont un heureux amant avait franchi l’enceinte ;
Et le taureau d’airain, par Dédale inventé
Pour tromper ou servir une flamme odieuse ;
Et le tombeau de Phèdre, épouse incestueuse,
Dont le crime chassa le jour épouvanté ;
Et l’autel d’Ariane, amante délaissée,
Qui, sur un bord désert conduite par Thésée,
Ne se repentait pas de sa crédulité.

Cruel Idoménée ! impitoyable père !
On y voyait aussi ton palais sanguinaire.
Ce prince, à son retour, n’eut pas un meilleur sort
Que tant d’autres chargés des dépouilles de Troie ;
Tous les Grecs dont la mer n’avait point fait sa proie,
Ne purent sous leur toit échapper à la mort :
Vénus, à leurs moitiés inspirant sa colère,
Se vengea par la main qu’ils croyaient la plus chère.

Qui m’arrête, ai-je dit ? cette île est en horreur
A la divinité dont j’attends mon bonheur.
Je me hâtai de fuir : mais, battu par l’orage,
Mon vaisseau de Lesbos aborda le rivage.
C’est encore un séjour peu chéri de Vénus :
Elle ôte la pudeur au visage des femmes,
La faiblesse à leurs corps, et la crainte à leurs âmes.
J’y vis avec effroi les sexes méconnus.
Vénus, fais-les brûler de feux plus légitimes !
A la nature humaine épargne tant de crimes !

Lesbos est le pays de la tendre Sapho :
Les murs de Mytilène ont été son berceau.
Cette fille immortelle, ainsi que son génie,
Se consume sans fin d’une flamme ennemie :
A soi-même odieuse, et pleurant sa beauté,
Elle cherche toujours son sexe qu’elle abhorre.
Comment d’un feu si vain est-on si tourmenté ?
Ah ! l’amour, disait-elle, est plus terrible encore.
Plus cruel dans ses jeux, que l’amour irrité.

Je passai de Lesbos dans une île sauvage :
C’était Lemnos. Vénus n’y reçoit point de vœux :
On la rejette, on craint que son culte amoureux
Du farouche habitant n’énerve le courage.
Vénus punit souvent ce peuple audacieux ;
Mais il subit les maux sans expier l’outrage,
D’autant plus obstiné, qu’il est plus malheureux.

Loin de cette île impie, égaré sur les ondes,
Je cherchais un séjour favorisé des cieux,
Délos fixa longtemps mes courses vagabondes ;
Mais, soit que nous ayons quelques avis des dieux,
Soit qu’un instinct céleste éclaircisse à nos yeux
Du sort qui nous attend les ténèbres profondes,
Je me crus appelé vers des bords plus heureux.

Une nuit que j’étais dans ce repos paisible
Où l’esprit, par degrés, rendu comme impassible,
Semble se délivrer de ses liens secrets,
Il m’apparut en songe une jeune immortelle,
Moins belle que Vénus, mais brillante comme elle.
Un charme irrésistible animait tous ses traits :
Ce que j’aimais en eux, je n’aurais pu le dire ;
J’y trouvais ce qui pique, et non ce qu’on admire ;
Ils étaient ravissants, et n’étaient point parfaits ;
En anneaux ondoyants, sa blonde chevelure
Tombait sur son épaule et flottait au hasard :
Mais cette négligence était une parure ;

Mais elle avait cet air que donne la nature,
Cet air dont le secret n’est point connu de l’art.
Elle sourit : Tu vois la seconde des Grâces,
Dit-elle avec un ton qui passait jusqu’au cœur :
Vénus t’appelle à Gnide, et fera ton bonheur.
Elle fuit dans les airs : mes yeux suivent ses traces ;
Je me lève, enflammé de plaisir et d’espoir :
Comme une ombre légère elle était disparue ;
Et le transport divin que me causait sa vue
Bientôt cède au regret de ne la plus revoir.

Je respirai l’amour en arrivant à Gnide ;
Mais ce que je sentais, je ne puis l’exprimer :
Mon cœur se pénétrait d’une flamme rapide ;
Je n’aimais pas encor, mais je brûlais d’aimer.
Je m’avançai ; je vis des nymphes enfantines
Jouer innocemment dans les plaines voisines ;
Je me précipitai vers ces jeunes appas :
Insensé ! m’écriai-je, où s’égarent mes pas ?
Quel trouble me saisit ? d’où vient que je soupire ?
J’éprouve, sans aimer, l’ivresse de Vénus !
Mon cœur déjà poursuit des objets inconnus !
Tout à coup j’aperçus la charmante Thémire ;
Je ne regardai qu’elle, et j’expirais, je croi,
Si ses regards flatteurs n’étaient tombés sur moi.
Je courus à Vénus : Écoute ma prière,
Lui dis-je, et puisqu’ici tu dois me rendre heureux,
Ordonne que ce soit avec cette bergère !
Seule, elle peut remplir ta promesse et mes vœux.


FIN DU SECOND CHANT.


CHANT TROISIÈME.


Je parlais encor de Thémire ;
Aristée, attentif à ce doux entretien,
Soupirait son amour, et voulut le décrire :
Voici ce qu’il me dit ; je ne supprime rien ;
Le dieu qui l’inspirait est le dieu qui m’inspire.

Ma vie est peu fertile en grands événements ;
Tout en est simple. J’aime, et vous allez apprendre
Les sentiments d’une âme tendre,
Et ses plaisirs et ses tourments.
Ce même amour qui fait mon bonheur et ma gloire,
Fait aussi toute mon histoire.

Camille est née à Gnide au milieu des grandeurs.
Faut-il peindre celle que j’aime ?
Son image s’imprime au fond de tous les cœurs :
Elle a ces agréments flatteurs,
Cet air qui nous ravit plus que la beauté même.

Les femmes, dans leurs vœux, demandent à l’Amour
Les grâces de Camille, objet de leur envie.
Les hommes qui l’ont vue un jour,
Voudraient la voir toute leur vie,
Ou s’en éloigner sans retour.
L’habit le plus modeste embellit mon amante ;
Qui ne serait frappé de sa taille charmante,
De ces traits dont l’ensemble attire tous les yeux,
De son regard si fier, mais tout prêt d’être tendre,

De sa voix que sans trouble on ne saurait entendre,
De ses appas qu’on loue et qu’on sent encor mieux ?

Sans fierté, sans caprice, oubliant qu’elle est belle,
Camille, si l’on veut, pense profondément ;
Si l’on veut, elle rit, et dans son enjoûment
Les Grâces badinent comme elle.

Tout ce que fait Camille a la simplicité
De la plus naïve bergère :
Ses chants peignent la volupté :
Danse-t-elle ? on croit voir une nymphe légère.

Camille sans effort se plie à tous les goûts :
Plus vous avez d’esprit, plus son esprit vous flatte ;
C’est une raison fine, adroite, délicate ;
Elle a l’air de penser, de parler comme vous ;
Ce qu’elle a dit, sans peine on croit pouvoir le dire :
Son air est si touchant, son langage est si doux,
Qu’il semble que toujours c’est le cœur qui l’inspire.
Camille en gémissant me presse dans ses bras.
Quand il faut un instant m’éloigner de ses charmes.
Ne tarde point, dit-elle, à te rendre à mes larmes :
Comme si je vivais quand je ne la vois pas !
Je dis qu’elle m’est chère, elle se croit chérie ;
Je dis que je l’adore, et son cœur le sait bien :
Mais elle en est aussi ravie
Que si son cœur n’en savait rien.
Je lui dis qu’elle fait le bonheur de ma vie :
Elle dit que la sienne à la mienne est unie.
Enfin je suis payé par un si doux retour,
Que j’ai presque la folle envie
De croire son amant digne de tant d’amour.

Depuis un mois, Camille avait touché mon âme,
Et je n’osais encor lui parler de ma flamme ;
Tremblant de me trahir par un mot indiscret,
J’aurais voulu moi-même ignorer mon secret ;

Plus elle m’enchantait, moins il était possible
D’espérer qu’à mes vœux elle devint sensible.
Je t’adorais, Camille, et tes charmants appas
Me disaient qu’un berger ne te méritait pas.
Je voulais... ah ! pardonne ! oui, loin de ma pensée
Je voulais rejeter ton tendre souvenir :
Que je suis fortuné ! je n’ai pu l’en bannir :
Pour jamais ton image y demeure tracée.

D’un monde turbulent j’aimai longtemps le bruit,
Lui dis-je, et maintenant d’un paisible réduit
Je cherche l’ombre et le silence.
L’ambition m’avait séduit :
Je ne désire plus que ta seule présence.
Sous un ciel éloigné du mien,
Je voulais habiter dans de vastes empires,
Et mon cœur n’est plus citoyen
Que de la terre où tu respires :
Tout ce qui n’est pas toi, pour mes yeux n’est plus rien.

Camille trouve encor quelque chose à me dire,
Quand elle m’a parlé de sa tendre amitié :
Elle croit avoir oublié
Mille aveux dont sur l’heure elle vient de m’instruire.
Ravi d’écouter ses discours,
Je feins tantôt de n’en rien croire,
Tantôt d’en perdre la mémoire,
Afin d’en prolonger le cours.
Alors règne entre nous cet aimable silence,
Ce langage muet, dont la douce éloquence
Est l’interprète des amours.

Lorsque aux pieds de Camille empressé de me rendre,
Après une absence d’un jour,
Je lui raconte à mon retour
Ce que je viens, loin d’elle, et de voir et d’entendre,
Elle me dit : Cruel ! que vas-tu rappeler ?
N’as-tu pas d’entretien plus tendre ?

Parle de nos amours, ou laisse-moi parler
Si ton cœur n’a rien à m’apprendre.

Quelquefois elle dit : Aristée ! aime-moi ! —
Oui, je t’aime. — Eh ! comment ? — En vérité, je t’aime
Comme le premier jour où tu reçus ma foi :
Je ne puis comparer l’amour que j’ai pour toi,
Qu’à l’amour que j’eus pour toi-même.
Camille, une autre fois, me dit avec douleur :
Tu parais triste ! — Hélas ! je suis sûr de ton cœur,
Lui dis-je : et cependant je sens couler mes larmes !
Ne me retire pas de ma douce langueur !
Laisse-moi soupirer ma peine et mon bonheur !
Pour les tendres amants, la tristesse a des charmes.
Les transports de l’amour sont trop impétueux ;
L’âme, dans son ivresse, est comme anéantie :
Mais je jouis en paix de ma mélancolie :
Eh ! qu’importe mes pleurs, puisque je suis heureux !

J’entends louer Camille, et fier d’être aimé d’elle,
L’éloge que j’entends me semble être le mien :
Quand un berger l’écoute, elle parle si bien,
Que chaque mot lui prête une grâce nouvelle ;
Mais je voudrais qu’alors Camille ne dît rien.
A-t-elle pour quelque autre une amitié légère ?
Je voudrais en être l’objet :
Bientôt je me dis en secret,
Que je ne serais plus celui qu’elle préfère.

Aux discours des amants n’ajoute point de foi !
Ils diront que dans la nature
Il n’est rien d’aussi beau, d’aussi parfait que toi :
Ils diront vrai, Camille, et comme eux je le jure !
Ils te diront encor qu’ils t’aiment. Je les croi !
Mais si quelqu’un disait qu’il t’aime autant que moi.
J’atteste ici les dieux que c’est une imposture.

Quand je la vois de loin, je m’agite soudain :

Elle approche, et mon cœur s’enflamme :
Quand j’arrive auprès d’elle, il semble que mon âme
Est à Camille, et va fuir dans son sein.

Souvent Camille, à ma prière,
Refuse la moindre faveur,
Et sur-le-champ m’accorde une faveur plus chère.
Ce caprice est involontaire :
Ce n’est point de sa part un manége trompeur ;
Non : l’art ne peut entrer dans cette âme sincère :
Mais Camille, écoutant l’amour et la pudeur,
Voudrait m’être à la fois indulgente et sévère.

Qu’espérez-vous, dit-elle, au-dessus de mon cœur ?
Ne vous suffit-il pas, ingrat, que je vous aime ?
Tu devrais, dis-je, encor te permettre une erreur,
Une erreur de l’amour, qu’excuse l’amour même.

Camille ! si jamais je cessais de t’aimer,
Si pour d’autres attraits je pouvais m’enflammer,
Que ce jour soit pour moi le dernier de ma vie !
Que la Parque trompée en termine le cours !
Puisse-t-elle effacer de misérables jours
Dont je détesterais la lumière ennemie,
En songeant au bonheur de nos tendres amours !

ll se tut ; et je vis que cet amant fidèle
Ne cessait de parler que pour s’occuper d’elle.


FIN DU TROISIÈME CHANT.
CHANT QUATRIÈME.


Sur un chemin de fleurs, errant dans les prairies,
Nous étions occupés de douces rêveries,
Quand nous fûmes conduits vers des rochers affreux,
Redoutés des mortels, proscrits même des dieux.
Un nuage de feux qui roule sur leurs têtes,
Y promène en tout temps la foudre et les tempêtes :
A leurs pieds est un antre, inaccessible au jour,
Qui des amants trahis semble être le séjour.
Une invisible main dans ce lieu nous entraine ;
Mais, ô dieux ! qui l’eût cru ? Je le touchais à peine...
Mes cheveux sur mon front se sont dressés d’horreur ;
Une flamme inconnue a passé dans mon cœur :
Plus j’étais agité, plus je cherchais à l’être.
Ami, dis-je, avançons, dussent nos maux s’accroître ! [accraître]
A travers cent détours, j’errais de toutes parts,
Guidé par des lueurs qui se perdaient dans l’ombre...
La pâle Jalousie a fixé mes regards :
Son aspect paraissait moins terrible que sombre :
Les Vapeurs, le Chagrin, le Silence et l’Ennui
Environnaient ce monstre et marchaient devant lui.
Nous voulons fuir : il parle, et sa voix nous arrête :
Il nous souille la crainte et les soupçons jaloux,
Met la main sur nos cœurs, nous frappe sur la tête,
Et soudain l’univers est transformé pour nous ;
Soudain, enveloppé d’un voile de ténèbres,
Je ne vois, je n’entends que des spectres funèbres.
Je cours au fond de l’autre, épouvanté, tremblant :
J’y trouve la Fureur, déité plus cruelle.
Sa main faisait briller un glaive étincelant ;
Je recule... ô terreur ! l’odieuse immortelle

Me lance un des serpents dont son front est armé :
Il part, siffle et m’atteint comme un dard enflammé.
Pareil au voyageur que la foudre dévore.
Je demeure immobile et ne sens rien encore,
Et déjà le serpent s’est glissé dans mon cœur :
Mais, dès que son poison, coulant de veine en veine,
De mon sang plus actif eut allumé l’ardeur,
Tous les maux des enfers n’égalaient point ma peine ;
J’allais d’un monstre à l’autre, agité, furieux ;
Cent fois je fis le tour de l’antre épouvantable ;
Et je criais : Thémire ! et ces murs ténébreux
Me répétaient Thémire ! en écho lamentable.
Si Thémire eût paru, ma main, ma propre main,
Pour assouvir ma rage, eût déchiré son sein.

Enfin, je vois le jour, et sa clarté me blesse.
L’antre que j’ai quitté m’inspirait moins d’effroi.
Je m’arrête... je tombe accablé de faiblesse.
Et ce repos lui-même est un tourment pour moi.
Mon œil sec et brûlé me refuse des larmes,
Et, pour me soulager, je n’ai plus de soupirs !
Du sommeil, un moment, je goûte les plaisirs...
O dieux ! il est encore environné d’alarmes !
Mille songes cruels m’obsèdent tour à tour ;
Ils me peignent Thémire ingrate à mon amour.
Je la vois... mais, hélas ! se peut-il que j’achève !
Les soupçons que mon cœur formait pendant le jour
Se sont réalisés dans l’horreur de mon rêve !

Je me lève. Il faut donc, ai-je dit, qu’à mes yeux
Et le jour et la nuit deviennent odieux !
Thémire !... la cruelle ! il faut que je l’oublie !
Thémire, sur mes pas, est comme une furie !
Ah ! qui m’eût dit qu’un jour le plus cher de mes vœux
Serait de l’oublier, et pour toute ma vie ?

Un accès de fureur s’empare encor de moi.
Viens, ami, m’écriai-je ; allons, courons, lui dis-je ;

Il faut exterminer ces troupeaux que je voi,
Poursuivre ces bergers de qui l’amour m’afflige...
Mais non, je vois un temple, il peut être à l’Amour ;
Renversons sa statue, et qu’il tremble à son tour !
Je dis, et nous volons, pleins du même vertige ;
L’ardeur de faire un crime irrite nos efforts :
Rien ne nous retient plus ; nous courons les montagnes :
Nous traversons les bois, les guérets, les campagnes ;
Une source paraît, nous franchissons ses bords.
Que peut contre les dieux le vain courroux des hommes ?
Confondus, étonnés du désordre où nous sommes,
A peine, dans le temple, avons-nous fait un pas,
Qu’un charme impérieux semble enchaîner nos bras.

Bacchus de nos transports faisait cesser l’audace :
Ce temple était le sien. Grand dieu ! je te rends grâce.
Moins pour avoir calmé mes honteuses fureurs,
Que pour m’avoir d’un crime épargné les horreurs !
A ces mots, m’approchant des autels que j’embrasse :
O prêtresse, ai-je dit, le dieu que vous priez
Vient de nous apaiser par son secours propice ;
Daignez ici, pour nous, lui faire un sacrifice.
Je cherche une victime et l’apporte à ses pieds.

Lorsque le fer brillait aux mains de la prêtresse,
Aristée éleva ces accents d’allégresse :

Bacchus ! dieu bienfaisant ! dieu des ris et des jeux !
Tu fais régner la joie et son léger tumulte :
Pour ta divinité nos plaisirs sont un culte ;
Tu ne veux être aimé que des mortels heureux.

Saisi de ton ivresse, en vain l’esprit s’égare ;
ll se retrouve encor dans ce doux abandon ;
Mais, quand il est troublé par quelque dieu barbare,
Tu peux seul, ô Bacchus ! lui rendre la raison.

La noire Jalousie, aux fers de l’esclavage

Voudrait assujettir le dieu qui fait aimer :
Mais tu brises les traits dont elle ose s’armer,
Et tu la fais rentrer dans son antre sauvage.

Après le sacrifice, on vint autour de nous,
Et je fis le récit de nos transports jaloux.
Bientôt nous entendons mille voix éclatantes
Au son des instruments marier leurs concerts :
Je sors, et vois courir des troupes de Bacchantes,
Qui, l’œil en feu, le front orné de pampres verts,
Laissant aux vents le soin de leurs tresses flottantes.
Agitaient à grand bruit leurs thyrses dans les airs.
Tout le joyeux cortège environnait Silène :
La tête du vieillard vacillante, incertaine.
Allait chercher la terre ou tombait sur son sein :
Dès qu’on l’abandonnait, penché vers sa monture,
Son corps se balançait par égale mesure,
Se baissait, se dressait, se rebaissait soudain.
La troupe avait le front tout barbouillé de lie ;
Pan se montrait ensuite avec ses chalumeaux ;
Les Satyres dansaient, ceints de pampres nouveaux ;
Le désordre, la joie et l’aimable folie
Confondaient les chansons, les jeux et les bons mots.
Enfin, je vis Bacchus, gai, riant, plein de charmes,
Tel que l’Inde le vit au bout de l’univers,
Distribuant partout des plaisirs et des fers.
De la jeune Ariane il essuyait les larmes ;
Pour son ingrat Thésée elle pleurait encor,
Quand Bacchus, dans les cieux, mit sa couronne d’or
Et, s’il n’eût triomphé des pleurs de cette belle,
Son amour l’allait rendre infortuné comme elle.
Aimez-moi, disait-il, Thésée est loin de vous ;
Oubliez à jamais le nom de l’infidèle ;
Ne voyez que le dieu qui brûle à vos genoux ;
Pour vous aimer toujours, je vous rends immortelle.

Bacchus était traîné par des tigres fougueux ;
Il sortit de son char, conduisant son amante ;

Elle entra dans le temple. Habitons ces beaux lieux,
Dit-elle, dieu charmant ! soupirons-y nos feux ;
Donne à ce doux climat une gaîté constante :
Vénus seule y préside à des peuples heureux ;
Ajoute à leur bonheur, et règne aussi sur eux.
Pour moi, je sens déjà que mon amour augmente.
Il n’appartient qu’aux dieux, dans leur sphère brillante,
D’aimer avec excès et d’aimer toujours mieux,
Et de voir leur bonheur passer leur espérance,
Plus bornés dans leurs veaux que dans leur jouissance.
Sois ici mes amours ! sous la voûte des cieux
On est trop occupé de la gloire suprême :
Ce n’est que sur la terre et dans ces lieux qu’on aime.
Laissons ces insensés à leurs folâtres jeux ;
Tandis que mes soupirs, ma joie et mes pleurs même,
Sans cesse te peindront mes transports amoureux.

Elle dit ; et Bacchus, enchanté de lui plaire,
La mène, en souriant, au fond du sanctuaire.
Un délire divin pénétra dans nos cœurs :
Nous respirions les jeux, les danses, la folie ;
Et le thyrse à la main, le front couvert de fleurs,
Nous allâmes nous joindre à la bruyante orgie.

Mais nos tourments cruels n’étaient que suspendus :
En sortant de ce temple, à nous-mêmes rendus,
Nous sentions des soupçons la dévorante flamme,
Et la sombre tristesse avait saisi notre âme.
Pour annoncer nos maux, il semblait que l’Amour
Nous eût fait agiter par l’affreuse Euménide ;
Nous regrettions Bacchus et son riant séjour ;
Mais un charme puissant nous entraînait à Gnide.

Je voulais voirThémire, et craignais cet instant :
Je ne retrouvais pas cette ardeur qui nous presse,
Alors que sur le point de revoir sa maîtresse,
Le cœur s’ouvre d’avance au bonheur qu’il attend.

Peut-être je verrai Lycas près de Camille,
Dit Aristée : ô dieu ! sur ce cœur inconstant
S’il pouvait obtenir un triomphe facile !
Peut-être avec plaisir la perfide l’entend.

Tyrcis, dis-je à mon tour, a brûlé pour Thémire :
On dit qu’il est à Gnide, et j’en frémis d’effroi.
Sans doute il l’aime encore ! il faudra me réduire
A disputer un cœur que j’ai cru tout à moi.

Lycas pour ma Camille avait fait un air tendre :
Insensé ! j’aurais dû l’interrompre cent fois !
J’applaudissais, hélas ! aux accents de sa voix :
Il chantait mon amante, et j’aimais à l’entendre.

Thémire, devant moi, se parait un matin
D’un bouquet que Tyrcis avait cueilli pour elle :
C’est un don de Tyrcis, me disait l’infidèle !...
Je devais, à ce mot, l’arracher de son sein.

Un jour, Camille et moi (quel funeste présage !)
Nous allions à Vénus offrir deux tourtereaux ;
Camille de ses mains vit s’enfuir ces oiseaux...
Vénus ne voulait point de son perfide gage !

Sur l’écorce des bois, nos noms par moi tracés
Attestaient mon amour et celui de Thémire :
Je me plaisais sans cesse à les lire et relire ;
Un matin... ô douleur ! je les vis effacés.

D’un cœur infortuné n’aggrave point la chaîne,
Camille ! épargne-moi l’horreur de me venger.
L’amour devient fureur quand on l’ose outrager :
L’amour qu’on désespère a le fiel de la haine.

Hâtons-nous, et malheur à tout audacieux
Que je verrai parler à l’ingrate que j’aime !
Quiconque sur tes yeux arrêtera les yeux,
Mon bras l’immole au temple... aux pieds de Vénus même,

Bientôt nous arrivons près de l’antre fameux
D’où sortent les arrêts que l’oracle prononce :
Tout le peuple, roulant à flots tumultueux,
Avec un bruit confus attendait sa réponse.
Je m’avance : Aristée emporté loin de moi,
Aristée est déjà dans les bras de Camille :
J’appelle encor Thémire ; enfin je l’aperçoi !
Furieux, j’allais dire : Ah ! perfide, est-ce toi ?...
Mais elle me regarde, et je deviens tranquille.
Ainsi, lorsqu’Alecto vient troubler l’univers,
Un seul regard des dieux la renvoie aux enfers.

Ah ! dit-elle, pour toi j’ai versé bien des larmes !
Le soleil a trois fois parcouru ces climats,
Depuis que tu nourris mes mortelles alarmes.
Je disais : Non, mes yeux ne le reverront pas.
Quel noir pressentiment ! Dieux puissants que j’implore !
Dieux tant de fois témoins de nos tendres amours !
Je ne demande point si son cœur m’aime encore ;
Je ne veux que savoir le destin de ses jours :
S’il vit, puis-je douter qu’il ne m’aime toujours ?

Excuse, m’écriai-je, excuse mon délire !
La sombre jalousie a troublé mes esprits :
J’allais haïr... ô ciel !... et ma fureur expire ;
Mais après le danger de perdre ma Thémire
De ma félicité je sens mieux tout le prix.
Viens donc sous ces berceaux où l’amour nous appelle ;
Les dieux ont pu tromper, mais non changer mon cœur
Viens, c’est un crime affreux de te croire infidèle,
Et je veux par ma flamme en expier l’horreur.

Non, jamais des enfers les retraites heureuses,
Faites pour le repos des ombres vertueuses,
Ni les bois de Dodone, et ses chênes sacrés,
Ni ces riches bosquets où sont des fruits dorés,
Jamais tous ces beaux lieux n’auraient su me séduire,
Autant que le bocage embelli par Thémire.

Un Satyre nous vit ; il suivait follement
Une Nymphe échappée à son emportement.
Heureux amants, dit-il, vos yeux savent s’entendre ;
Vous payez un soupir d’un soupir aussi tendre :
Mais moi, d’une cruelle en vain je suis les pas,
Plus malheureux encor quand elle est dans mes bras.
Près de nous, une Nymphe errante et solitaire,
Sentit, en nous voyant, s’humecter sa paupière :
Non ! c’est, dit-elle, encor pour nourrir mes tourments,
Que le cruel Amour me fait voir ces amants !

Nous vîmes Apollon au bord d’une onde pure :
Brillant par son carquois et par sa chevelure,
Sur les pas de Diane il marchait dans les bois ;
Il accordait sa lyre. On a vu mille fois
Les arbres, les rochers accourir pour l’entendre,
Et le lion terrible en revenir plus tendre :
Mais nous écoutions peu cette divine voix.

On eût dit que Thémire, à toute la nature
Donnait, en ce moment, le signal du bonheur :
Le Zéphir, à nos pieds, caressait chaque fleur ;
L’eau baignait son rivage avec un doux murmure ;
Les myrtes, étendus comme un dais de verdure,
En s’embrassant sur nous exhalaient leur odeur ;
Des ramiers soupiraient sous le même feuillage ;
Et l’essaim des oiseaux, dans son joyeux ramage,
Chantait déjà la gloire et le prix du vainqueur.

Je vis l’Amour, pareil au papillon folâtre,
Voler près de Thémire, et sur ses beaux cheveux
Baiser son front naïf, et sa bouche, et ses yeux ;
Descendre, et s’arrêter sur sa gorge d’albâtre.
Ma main veut le saisir ; j’avance,... il prend l’essor :
Je le suis, je le trouve aux pieds de mon amante ;
Il fuit vers ses genoux, et je l’y trouve encor.
Je le suivais toujours, si Thémire tremblante,
Thémire toute en pleurs, n’avait su m’arrêter :

J’allais atteindre enfin sa retraite charmante
Mais elle est d’un tel prix qu’il ne la peut quitter

C’est ainsi que résiste une tendre fauvette,
Qu’auprès de ses petits l’amour semble enchaîner :
Sous la main qui s’approche, immobile et muette,
Rien ne peut la contraindre à les abandonner.

Thémire entend ma plainte, et devient plus sévère ;
Elle voit ma douleur, et ne s’attendrit pas.
Je cessai de prier, et je fus téméraire :
Thémire s’indigna ; je craignis sa colère ;
Je tremblai, je pleurai ; bientôt nouveaux combats,
Nouveau courroux… enfin je tombai dans ses bras,
Et mon dernier soupir s’exhalait sur sa bouche ;
Mais en me repoussant, Thémire moins farouche
Met la main sur mon cœur… et j’échappe au trépas.

Pour me désespérer, que t’ai-je fait ? dit-elle.
D’une indiscrète ardeur modère le transport :
Va ! je suis moins que toi dure, injuste et cruelle ;
Je n’eus jamais dessein de te causer la mort,
Et tu veux m’entraîner dans la nuit éternelle !
Ouvre ces yeux mourants, au nom de nos amours,
Ou tu verras les miens se fermer pour toujours.
Jusqu’au dernier moment, Thémire inexorable,
À force de vertu, rappelle ma raison :
Elle m’embrasse, hélas ! et j’obtiens mon pardon ;
Mais sans aucun espoir de devenir coupable.

FIN DU IVe ET DERNIER CHANT.