Le Système d’Aristote/Chapitre I

Texte établi par Léon RobinFélix Alcan (p. 1-12).

PREMIÈRE LEÇON


VIE D’ARISTOTE

Il est sans doute incontestable, si l’on se place dans l’absolu, que la connaissance de la vie d’un philosophe, en permettant de reconstituer sa psychologie individuelle et sociale dans ses traits profonds et dans ses accidents, est de la plus haute utilité pour aider à comprendre les doctrines que ce philosophe a professées. Quand il serait vrai, comme nous sommes tenté de le croire pour notre part, qu’il faut, pour expliquer l’apparition des doctrines, se référer avant tout à des considérations qui ne sont ni psychologiques ni sociologiques, il resterait toujours que la psychologie et la sociologie pourraient encore nous apporter, relativement à certains points, beaucoup de lumière. Par malheur, nous sommes, en fait, souvent mal renseignés sur la vie de philosophes modernes, ou même contemporains ; nous le sommes plus mal encore en ce qui concerne la vie des philosophes de l’antiquité. La vie d’Aristote ne fait pas exception à cette règle, au contraire. Nous ne pouvons donc pas attendre d’une étude biographique sur notre auteur un grand profit pour l’intelligence de l’Aristotélisme. Nous tâcherons de nous attacher aux quelques points qui offrent le plus d’intérêt à cet égard. Cependant, ce que nous apprendrons peut-être le plus et le mieux, c’est qu’il est bien difficile d’avérer des faits positifs sur une vie qui s’est déroulée il y a plus de vingt siècles. Nous verrons à combien peu se réduisent les renseignements certains dont nous disposons, et combien, en revanche, il est relativement facile de réduire à néant les indications fournies par la plupart des auteurs. Dans cette critique négative Zeller a excellé ; or c’est son travail que nous allons suivre dans l’ensemble ; car on ne voit pas qu’il soit présentement possible, même si l’on était bien armé, de faire beaucoup mieux que lui.

Il y a deux points que nous considérons comme les plus intéressants pour des philosophes : les rapports personnels d’Aristote avec Platon, et les procédés d’enseignement employés par Aristote. C’est sur ces deux points que nous comptons insister de préférence. Pour le reste nous tacherons d’être court.

Nous possédons six biographies d’Aristote : 1o  celle de Diogène Laërce (V1) ; 2o  un passage de Denys d’Halicarnasse dans les Lettres à Ammée {Lettre I, ch. 5) ; 3o  Ἀριστοτέλους βίος καὶ συγγράμματα αὐτοῦ, par l’anonyme de Ménage ; 4o  sous trois formes, la vie faussement attribuée à Ammonius ; 5o  Hésychius de Milet, περὶ Ἀριστοτέλους ; 6o  l’article de Suidas sur Aristote[1]. La majeure partie de ce que nous pouvons tirer de sûr de ces diverses sources se ramène à ce texte de Denys[2], dont nous avons parlé et qui lui-même, à part l’addition de quelques déductions, ne diffère presque pas d’un passage de Diogène (V, 9-10), dont la source est évidemment la même. Cette source, ce sont les Chroniques d’Apollodore d’Athènes[3].

À cette source première et capitale il faut joindre quelques documents privilégiés. Le testament d’Aristote, que nous a conservé Diogène (11-16), paraît bien authentique : les bibliothèques alexandrines l’avaient recueilli en même temps que les œuvres du philosophe[4] et l’avaient sans doute tiré plus ou moins directement de la bibliothèque de l’école péripatéticienne. Il y a aussi des vers d’Aristote, contenant des renseignements précieux, et conservés les uns par Diogène, les autres par Olympiodore[5]. Nous trouverons encore un ou deux passages d’Aristoxène de Tarente, le musicien, contemporain et ami de Dicéarque et, comme lui, philosophe péripatéticien ; quelques mots du Mégarique Eubulide ; deux extraits concordants, l’un de l’historien Timée de Tauroménium et l’autre, d’Épicure ; une épigramme de Théocrite de Chios[6] ; enfin des renseignements qui viennent d’Hermippe de Smyrne, érudit alexandrin, qui florissait vers 200 av. J.-C.

Hors de là nous n’avons plus que des témoignages récents, — qu’on ne peut plus accepter que quand ils s’accordent pour assurer en gros l’existence d’un certain fait, sur les détails duquel ils se contredisent presque toujours, — ou quand ce qu’ils affirment paraît une conséquence de ce qui est établi par les témoignages anciens.

Nous commencerons par relever un à un les points établis dans les Chroniques d’Apollodore, tels qu’ils ressortent des textes de Denys et de Diogène.

Aristote est né la 1re  année de l’Olympiade 99 (384 av. J.-C.. Cette date est probablement déduite par Apollodore de celle de la mort, à 63 ans, dans la 3e  année de l’Olympiade 114. Les autres témoins, indépendants ou non d’Apollodore, sont d’accord sur l’âge, à l’exception de l’inconnu Eumèlos : celui-ci fait vivre Aristote 70 ans. Mais, ajoute-t-il, πιὼν ἀκόνιτον ἐτελεύτησεν : ce qui suffit à nous édifier sur la valeur de la première indication[7]. — Les renseignements relatifs au lieu de naissance et à la famille d’Aristote, que nous trouvons dans Denys et dans Diogène (V, 1), n’étaient sans doute pas dans Apollodore, puisque Diogène cite ici, à propos du second point, une source spéciale ; cette source est peut-être Hermippe[8]. Toujours est-il que, selon tous les deux, Aristote était de Stagire, et le fait n’est pas douteux puisque, dans le testament, il est question de la maison paternelle de Stagire (D. L. 14). Ajoutons que Stagire, ville de la Chalcidique, était une colonie grecque et qu’on y parlait grec : on a donc tort de parler quelquefois d’Aristote comme d’un demi-grec ; c’est un pur Hellène, aussi bon Hellène que Parménide, par exemple, ou qu’Anaxagore[9]. Si, pour ce qui concerne maintenant les parents d’Aristote, Hermippe est, comme nous l’avons dit, la source de Denys et de Diogène, il témoignerait alors directement d’une fable, rapportée par l’un et par l’autre quant à l’origine de sa famille paternelle. Sa mère, nous dit-on, se nommait Phaestis ou Phaestias, son père, Nicomaque ; il était médecin et nous est donné pour un authentique Asclépiade ; Suidas lui attribue six livres de ἰατρικά et un de φυσικά[10]. La profession du père pourrait être importante par rapport à la formation de l’esprit du fils. Cependant nous savons que Nicomaque mourut de bonne heure, et, d’après le Pseudo-Ammonius, Aristote, après la mort de son père et de sa mère, aurait été élevé par un certain Proxène d’Atarnée dont le fils, nommé Nicanor, reçut plus tard du philosophe le même service et auquel il donna sa fille en mariage ; le renseignement doit être exact, car le testament (D. L. 15) règle ce mariage et mentionne même le nom de Proxène[11]. Il est par conséquent douteux que l’influence de Nicomaque sur l’esprit de son fils ait pu être bien profonde. Il n’est pas non plus sans importance, quoique d’un moindre intérêt au point de vue philosophique, de savoir que Nicomaque était médecin d’Amyntas, sans doute le neveu de Philippe et que celui-ci supplanta : on s’expliquerait ainsi en partie le crédit dont Aristote a joui auprès des princes macédoniens.

Voilà en somme tout ce que nous savons d’Aristote avant son entrée dans l’école de Platon. Revenons au témoignage d’Apollodore, dans Denys et Diogène. Aristote avait dix-sept ans, autrement dit-il, était dans sa dix-huitième année, lorsqu’il se fit inscrire à l’Académie. Quand Eumêlos (D. L. 6) place cet événement dans la trentième année de notre philosophe, ce sont là des fantaisies, dont il faut rapprocher les assertions de Timée et d’Épicure que nous rapporterons tout à l’heure[12]. Aristote demeura dans l’École jusqu’à la mort du Maître, c’est-à-dire pendant vingt ans. — Au lieu de renseignements sur les études d’Aristote, nous n’avons guère que des racontars sans valeur. « Il serait de la plus haute importance, dit excellemment Zeller (p. 8), de savoir quelque chose d’exact sur cette période de la vie du philosophe, sur ces longues années d’études, pendant lesquelles il a posé les fondements de son prodigieux savoir et de son système propre. Malheureusement nos informateurs gardent un profond silence sur l’essentiel, sur la marche et les circonstances particulières de son développement scientifique, pour nous entretenir, à la place, de toute sorte de racontars malveillants sur sa vie et sur son caractère ». C’est ainsi que, d’après Aristoclès de Messène, qui d’ailleurs n’en croit rien, Timée racontait ἐν ταῖς ἰστορίαις qu’il avait assez longtemps gagné sa vie à faire métier d’apothicaire, ou même de charlatan, et que, au dire d’Épicure, ἐν τῇ περὶ τῶν ἐπιτηδευμάτων ἐπιστολῇ. Aristote, après avoir dissipé son patrimoine, aurait dû s’engager comme soldat, puis, y ayant mal réussi, se serait mis à vendre des drogues et n’aurait enfin trouvé son salut qu’auprès de Platon[13]. Mais les tendances calomnieuses de Timée, celles d’Épicure qui a violemment dénigré tous ses prédécesseurs et ses contemporains, sont trop connues et il y a dans ces témoignages trop peu de vraisemblance interne, pour qu’on puisse leur accorder la moindre créance.

Au sujet des rapports d’Aristote avec Platon, nous rencontrons d’autres assertions plus intéressantes, mais qui ne sont encore sans doute que des médisances. Ici le texte le plus autorisé provient d’Eubulide, le successeur d’Euclide dans l’école de Mégare. Mais l’acharnement calomnieux d’Eubulide contre son contemporain Aristote était bien connu (D. L. II, 109), et d’ailleurs ce texte, bien compris, ne renferme aucune articulation grave[14]. En outre, selon Diogène[15] et selon Élien (V. H. IV, 9 et III, 19), Aristote aurait, du vivant de Platon, élevé école contre école et même un jour, en l’absence de Xénocrate et de Speusippe, poursuivi de ses critiques le Maître, alors octogénaire, jusqu’à le forcer de quitter l’Académie[15]. Ces allégations n’auraient par elles-mêmes aucun poids si elles ne trouvaient, ou ne paraissaient trouver, un appui dans une assertion d’Aristoxène dans sa Vie de Platon. Mais Aristoclès, qui la rapporte, ne manque pas d’indiquer qu’il n’est pas du tout certain qu’il y soit question d’Aristote[16]. Il y a d’ailleurs des textes positifs pour établir qu’Aristote, à une époque postérieure au troisième et dernier voyage de Platon en Sicile, était resté fidèlement attaché à son maître. 1o  Olympiodore nous a conservé un fragment d’une Élégie d’Aristote sur Eudème[17], dans laquelle il s’exprime avec la plus grande admiration sur le compte d’un maître qui ne semble pas pouvoir être Socrate, mais seulement Platon. 2o  Aristote a édité certaines leçons de Platon qui, en raison de leur caractère, semblent être postérieures au dernier voyage de Sicile : elles portaient en effet sur l’Un et le Grand et Petit, sur les Nombres idéaux, bref sur des doctrines qui sont étrangères aux dialogues et que l’on connaît pour appartenir à la dernière période de la vie de Platon[18]. 3o  Denys dit expressément qu’Aristote, du vivant de Platon, ne fonda point d’école[19], et, s’il n’en avait été réellement ainsi, l’assertion d’Apollodore, qu’Aristote resta vingt ans auprès de Platon, perdrait tout son sens. 4o  Aristote se range lui-même parmi les Platoniciens, quand il emploie la première personne du pluriel pour rapporter des opinions platoniciennes[20]. 5o  Le célèbre passage de l’Éthique à Nicomaque, où Aristote parle avec tant d’élévation de la peine qu’il ressent au moment de sacrifier, en philosophe, à la sauvegarde sacrée de la vérité ses sentiments personnels d’amitié à l’égard du fondateur de la doctrine des Idées, ce passage témoigne encore d’un affectueux et profond respect pour la personne du maître[21]. 6o  On peut ajouter que Théocrite de Chios reproche à Aristote d’avoir quitté l’Académie pour la Macédoine[22]. 7o  Enfin, d’après Strabon, Xénocrate accompagna Aristote dans ce voyage à Atarnée dont il sera question tout à l’heure, et il conserva par la suite avec lui d’amicales relations. Si Aristote avait manqué, aussi gravement qu’on le dit, à ses devoirs envers son maître, les faits qui viennent d’être rapportés seraient en contradiction avec ce qu’on sait du dévouement absolu de Xénocrate à l’égard de Platon[23]. — On a cru, il est vrai, trouver une preuve du ressentiment que les procédés d’Aristote auraient inspiré à Platon dans le silence de celui-ci à l’égard de son élève. Mais comment aurait-il pu nommer Aristote dans des entretiens socratiques ou qui, d’une façon générale, sont supposés antérieurs à Platon lui-même[24] ? Au surplus, on tend aujourd’hui à penser, depuis les nouvelles recherches sur la chronologie des dialogues, que plusieurs d’entre eux contiennent au moins des allusions aux objections élevées par Aristote, dans l’Académie même, contre la théorie des Idées. À la vérité ceci ne prouverait pas des relations amicales. Mais, sans insister plus qu’il ne convient sur ce que la tradition nous apprend de l’estime en laquelle Platon aurait tenu la pénétration de l’esprit d’Aristote et son zèle pour l’étude[25], il semble que les preuves précédentes doivent suffire : la vivacité de la critique n’a pas empêché l’estime et l’amitié chez le maître, le respect et l’admiration de la part du disciple.

Rien dans tout cela malheureusement ne nous renseigne sur les études d’Aristote à l’Académie. Nous n’avons aucun détail, et nous sommes réduits à penser qu’il n’a pu manquer d’y apprendre tout ce qui s’y enseignait. Peut-être a-t-il accordé à l’étude des sciences de la nature plus de développement qu’on n’avait coutume de le faire dans l’école de Platon[26]. Il y a joint aussi sans doute une étude plus attentive de la rhétorique. Dès cette époque il donna probablement, sous le patronage de l’Académie, des leçons de rhétorique pour lutter contre l’enseignement d’Isocrate[27], et c’est là, semble-t-il, ce qui a donné naissance à la tradition mensongère d’après laquelle, comme on l’a vu, il aurait ouvert, du vivant de Platon, une école rivale de philosophie.

Si maintenant nous revenons au cadre chronologique par Apollodore et aux notices biographiques de Denys et de Diogène, nous voyons qu’Aristote, à la mort de Platon, se rend auprès d’Hermias, tyran d’Atarnée et d’Assos en Mysie, avec lequel il s’était lié pendant le temps que celui-ci avait passé dans l’école de Platon. C’est en l’honneur de ce prince, ou en souvenir de lui, qu’Aristote a écrit son Hymne à la vertu. Hermias fut tué en trahison par les Perses, comme nous l’apprend Aristote lui-même dans l’inscription de la statue qu’il lui avait élevé à Delphes. On ne sait au juste si c’est avant cet événement, ou plus tard, qu’Aristote, après un séjour de trois années auprès de son ami, quitta Assos pour se rendre à Mytilène, en 345/4. Après la mort d’Hermias, il avait épousé la nièce ou fille adoptive de celui-ci, Pythias, dont il prescrit dans le testament que les restes soient réunis aux siens. Ajoutons tout de suite que, après la mort de Pythias, Aristote avait épousé Herpyllis, au dévouement de laquelle il rend hommage dans son testament, en même temps qu’il prend soin d’assurer son avenir et la recommande à ses amis ; c’est elle qui fut la mère de Nicomaque[28].

C’est de Mytilène que, en l’année 343 ou au commencement de 342, Aristote fut appelé en Macédoine par Philippe pour faire l’éducation d’Alexandre, alors âgé de treize ans[29]. Sur l’enseignement qu’Aristote donna à son élève on ne sait rien de précis, et Plutarque est réduit à des suppositions[30].

Après être resté huit ans auprès d’Alexandre, Aristote revint à Athènes, en 335/4, et c’est là qu’il enseigna pendant une douzaine d’années, faisant preuve, aussi bien comme professeur que comme auteur, d’une extrême activité. Il avait choisi pour lieu de son enseignement le Lycée, gymnase attenant au temple d’Apollon Lycien. Sous les ombrages du jardin il se promenait en s’entretenant avec ses élèves : c’est de cette coutume (περιπατεῖν), et non de l’existence, commune à l’Académie et au Lycée, d’une galerie ou promenoir (περίπατος), que provient le nom de Περιπατητικοί, sous lequel on désignait les disciples d’Aristote ; du reste cette dérivation se justifie seule au point de vue de la langue. Il est difficile pourtant de croire que cette coutume fût constante, et que le maître n’y renonçât pas quand son auditoire devenait trop nombreux. D’après Aulu-Gelle, il donnait deux sortes de leçons, consacrant à la philosophie celles du matin, à la rhétorique, celles de l’après-midi[31]. — Quelle était, d’autre part, sa méthode d’exposition ? Zeller semble croire que c’était le dialogue socratique et qu’il n’y renonçait que par exception. Mais, d’abord, il semble bien que les témoignages contredisent cette manière de voir : les expressions dont se servent Cicéron, Aulu-Gelle, Diogène impliquent la continuité de son discours, et, en outre, Aristoxène dit formellement qu’Aristote indiquait le sujet et traçait le plan de sa leçon, avant de développer les points de détail[32]. D’autre part, chez Platon lui-même, nous assistons à une transformation de la méthode socratique d’enseignement par le dialogue : l’importance de la forme dialoguée diminue progressivement et les derniers écrits de Platon sont presque des traités ex professo. Au reste, entre un tel procédé et les tendances générales de la méthode d’Aristote, il paraît bien y avoir une incompatibilité essentielle. Le dialogue suppose la maïeutique, ou, ce qui en est l’équivalent platonicien, la réminiscence : il s’agit seulement de se reporter à une sorte d’évidence intime. Pour Aristote, au contraire, enseigner c’est démontrer ; il a l’idée du moyen-terme et de la preuve ; nul besoin d’un retour sur soi de l’auditeur, ni qu’on lui demande son assentiment : on le contraint. — Notons enfin que, pour son enseignement, Aristote eut besoin de collections et de livres. Bien que son testament soit d’un homme pourvu de richesses suffisantes, ses ressources personnelles, même jointes à celles de l’École, n’auraient peut-être pas suffi à faire les frais de ce matériel considérable. Il n’est donc pas impossible que, dans ce but, Aristote ait été aidé par Philippe et surtout par Alexandre. D’ailleurs, si vraisemblablement le meurtre de Callisthène dut amener quelque refroidissement dans leurs relations, il semble bien qu’Aristote ait toujours gardé de bons rapports avec son élève.

La mort de celui-ci fut pour le philosophe la source de graves dangers. On sait comment la Grèce se souleva contre la domination macédonienne. Sans doute Aristote n’avait jamais joué aucun rôle politique ; mais il n’en était pas moins connu pour appartenir au parti macédonien. On l’accusa d’impiété, parce qu’il avait célébré Hermias comme un dieu et, prétendait-on, lui avait, ainsi qu’à Pythias, offert un sacrifice. Mais, comme autrefois pour Socrate, l’accusation couvrait des motifs politiques. Devant ce péril, Aristote quitta Athènes pour se retirera Chalcis, dans l’île d’Eubée, au cours de la troisième année de l’Olympiade 114, selon Apollodore, c’est à-dire en 323. L’année suivante, probablement pendant l’été, il succombait à une maladie d’estomac, vers le temps où, dans file de Calaurie, s’empoisonnait Démosthène[33].


  1. Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen… Zweiter Teil, zweite Abteilung : Aristoteles und die alten Peripatetiker (3. Auflage, 1879), p. 2, n. 1.
  2. Cf. par exemple Historia philosophiae graecae. Testimonia auctorum conlegerunt notisque instruxerunt H. Ritter et L. Preller, éd. VIII, 1898, texte 365.
  3. Sur Apollodore, voir V. Egger, De fontibus Diogenis Laërtii… (1881) p. 73, et F. Jacoby, Apollodors Chronik, eine Sammlung der Fragmente (Philolog. Untersuch., 6, 1902).
  4. Voir dans l’édition de l’Académie de Berlin, p. 1463 : Aristotelis qui ferebantur librorum fragmenta collegit Val. Rose. Ces fragments sont joints au t. V. Une nouvelle édition, plus complète, fait partie de la collection Teubner.
  5. ibid., p. 1583.
  6. Diog. La. 11. Théocrite de Chios est un satirique contemporain d’Alexandre, mis à mort par Antigone, le père de Démétrius Poliorcète.
  7. Zeller, p. 2, n. 2. — Pour l’étude des textes relatifs à la chronologie d’Aristote, cf. Jacoby, op. cit., p. 316-339.
  8. Sur ce sot parfait, auteur de βίοι et d’un ouvrage en plus d’un livre περὶ Ἀριστοτέλους, voir Egger, op. cit., p. 23-29. En raison de l’époque où il vivait et de ce qu’il était élève de Callimaque, on peut admettre qu’il devait être bien renseigné, au moins sur de gros points de fait. Cf. ibid., 25-27.
  9. Zeller, p. 3, n. 2 et 3.
  10. Ibid., p. 4, n. 1.
  11. Ibid., p. 5, n. 6.
  12. Grote (Aristotle, 1874, p. 3 sq.) fait à ces fantaisies trop d’honneur de les prendre au sérieux ; cf. Zeller, p. 6, n. 3.
  13. Voir les textes dans Zeller, p. 8, n. 2 et 3 ; pour la critique, p. 9, n. 1.
  14. Cette assertion d’Eubulide est rapportée aussi par Aristoclès ; voir le texte dans Zeller p. 10, n. 1. 1o  Aristote, disait-il, n’était pas présent à la mort de Platon. C’est possible, mais il n’y aurait là rien de surprenant : Platon en effet est mort inopinément, scribens est mortuus, comme dit Cicéron, De Senect. 5, 13 (cf. Zeller, II, 1⁴, 427, 2). 2o  D’autre part les mots τά τε βιβλία αὐτοῦ διαφθεῖραι ne signifient pas sans doute, au sens littéral, qu’il ait détruit les livres de son maître, mais, au figuré, qu’il les a déchirés, ce qui ferait allusion à l’âpre critique dirigée par Aristote contre son maître. — Sur l’animosité d’Eubulide à l’égard d’Aristote, cf. Zeller, ibid. 246, 7 (tr. fr. III, 230, 4) et infra, p. 28, n. 2 et p. 69.
  15. a et b Zeller, p. 10, n. 3 et p. 11, n. 2.
  16. Dans ce texte en effet (cf. Zeller, 11, 2) Aristote n’est pas nommé ; mais, au dire d’Aristoclès, quelques-uns voulaient que, dans la phrase : καὶ ἀντοικοδομεῖν αὐτῷ [sc. τῷ Πλάτωνι] τινας περίπατον ξένους ὄντας, le mot περίπατος se rapportât à Aristote. Or ce terme, comme le montre Zeller (13, 1), peut s’appliquer à d’autres écoles qu’à celle d’Aristote. Du reste, puisque d’après Aristoxène le fait en question se serait produit ἐν τῇ πλάνῃ καὶ τῇ ἀποδημίᾳ, c’est-à-dire pendant un des deux derniers voyages de Platon en Sicile, qui seuls sont postérieurs à la fondation de l’Académie, Aristote n’aurait eu que vingt-quatre ans au moment du troisième, en 361/360 (cf. 11, 4). Il est plus vraisemblable que le témoignage d’Aristoxène vise Héraclide du Pont (cf. Zeller, II 1³, 424, 4 ; 989, 3).
  17. Fr. 623, p. 1583 a ; cf. Zeller, 12, 1. — L’Eudème dont il s’agit ne paraît pas être Eudème de Rhodes, mais plutôt ce condisciple d’Aristote dans l’école de Platon, qui mourut en 352 et en souvenir de qui Aristote composa son dialogue intitulé Eudème. Dès lors, c’est de cet Eudème, disciple de Platon, que parle Aristote, et non pas de lui-même, comme il arriverait si son élégie se rapportait à Eudème le Rhodien. C’est donc bien après le dernier voyage de Platon en Sicile qu’Aristote célèbre magnifiquement son maître. Au dernier vers, au lieu de οὐ νῦν, il faut lire μουνάξ (« nul ne peut jamais acquérir bien et bonheur à part l’un de l’autre »). Quant à « l’autel de l’amitié », c’est ici une figure de rhétorique. Sur tout ceci, cf. Zeller, loc. cit. Au reste l’élégie fût-elle adressée à l’Eudème, disciple d’Aristote, qu’il lesterait toujours dans la bouche d’Aristote un éloge enthousiaste de Platon : c’est ainsi que paraît avoir compris Olympiodore.
  18. Cf. Zeller, loc. cit., et II 1⁴, 416, 6 et 417, 1, 2 ; il s’agit des fameuses leçons sur le Bien.
  19. Ep. ad Amm. I, 7, p. 733 : συνῆν Πλάτωνι καὶ διέτριψεν ἕως ἐτῶν ἑπτὰ καὶ τριάκοντα, οὔτε σχολῆς ἡγούμενος οὔτ’ ἰδίαν πεποιηκὼς αἵρεσιν.
  20. Par ex. Metaph. Α, 9, 990 b, 8, 22 : … καθ’ οὓς τρόπους δείκνυμεν ὅτι ἔστι τὰ εἴδη… — κατὰ μὲν τὴν ὑπόληψιν, καθ’ ἣν εἶναί φαμεν τὰς ἰδέας… Autres références dans Zeller, 15, 3. Il faut observer, de quelque façon qu’on doive expliquer le fait, que cette façon de s’exprimer ne se rencontre que dans les livres Α et Β de la Métaphysique et qu’elle ne se retrouve plus dans les passages du livre Μ où il y a identité de contenu avec le livre Α.
  21. I, 4, déb. : il faut examiner le concept universel du Bien, καίπερ προσάντους τῆς τοιαύτης ζητήσεως γινομένης διὰ τὸ φίλους ἄνδρας εἰσαγαγεῖν τὰ εἴδη. δόξειε δ’ ἂν ἴσως βέλτιον εἶναι καὶ δεῖν ἐπὶ σωτηρίᾳ γε τῆς ἀληθείας καὶ τὰ οἰκεῖα ἀναιρεῖν, ἄλλως τε καὶ φιλοσόφους ὄντας. ἀμφοῖν γὰρ ὄντοιν φίλοιν, ὅσιον προτιμᾶν τὴν ἀλήθειαν.
  22. Voir le texte dans Zeller, 15, 6. Cf. supra, p. 3, n. 2.
  23. Zeller, p. 16, et n. 1 et 2.
  24. Ibid., p. 13, n. 3.
  25. Platon admirait à ce point l’ἀγχίνοια d’Aristote qu’il appelait celui-ci, raconte Philopon, νοῦς τῆς διατριβῆς, « la tête de l’École ». D’après le Ps. Ammon, il le nommait « le liseur » (ὁ ἀναγνώστης). Cf. Zeller, 14, 1 et II 1⁴, 989, 2.
  26. Zeller, p. 18, n. 1.
  27. Ibid., n. 2 et 3.
  28. Sur tout ceci, voir Zeller, p. 20 sq. avec les notes. L’Hymne à la vertu et l’inscription à la mémoire d’Hermias se trouvent dans les fragments, nos 625 et 624, p. 1583, b et a. Pour ce qui se rapporte au Testament, voir Diog. La., 16 et 13.
  29. Diogène dit, il est vrai, qu’Alexandre avait quinze ans. Mais Apollodore ne pouvait ignorer que ce prince était né le 19 juillet 356. Il y a donc là une altération du texte (cf. Jacoby, p. 339). Quant à la prétendue lettre de Philippe à Aristote au sujet de cette éducation, au moment même de la naissance d’Alexandre, c’est un faux dont il est inutile de parler davantage ; cf. Zeller, 23, 3.
  30. Les deux lettres d’Alexandre à Aristote au sujet de la publication des ouvrages ésotériques, dont parle Plutarque sont fausses vi materiae, comme on le verra plus tard, p. 53, n. 3. Cf. Zeller, p. 23, n. 4.
  31. Sur ces divers points, voir Zeller, p. 29 (surtout n. 3-5) et 30 (surtout n. 1).
  32. Cf. Zeller, p. 30 sq. Les textes auxquels on vient de faire allusion sont cités par Zeller lui-même, p. 31, n. 2 (cf. 30, 3) et 3 ; p. 30, n. 2.
  33. Au sujet de l’accusation d’impiété, voir Zeller 38, 1 et 21, 1 s. fin. ; pour les griefs d’ordre politique, ibid., 37, 2 ; Aristoclès, en rapportant les divers motifs allégués, ouvertement ou non, pour perdre Aristote, en souligne l’inanité. Sur l’époque et les circonstances de la mort, cf. 40, 3, 4. — Du caractère d’Aristote, en l’absence de témoignages suffisants, il vaut mieux ne rien dire : les inférences à ce sujet sont aussi précaires que faciles.