Le Symbolisme/Partie I/Chapitre 1

Jouve et Cie, éditeurs (p. 1-23).


PREMIÈRE PARTIE




LES ORIGINES DU SYMBOLISME




I

LA GENÈSE DU MOUVEMENT SYMBOLISTE


Tableau général des lettres françaises vers 1885. — 1. La Philosophie et la renaissance de l’idéalisme. — 2. Le Parnasse. — 3. Le Naturalisme. — 4. Les Tendances nouvelles dans la peinture et la sculpture. — 5. Influence anglaise. — 6. Influence russe. — 7. Influence allemande. — 8. L’Idéal symboliste.


Le mouvement symboliste date dans les lettres françaises de 1885. Aux environs de cette année, commence une période assez trouble durant laquelle les esprits fermentent confusément. Des écoles resplendissantes voient s’atténuer les rayons de leur gloire. Un âge indécis apparaît où, sous le soleil encore éclatant du Parnasse et du naturalisme, lèvent timidement des germes féconds. Leurs racines solidement enfoncées dans la glèbe témoignent d’un effort patient à travers les ténèbres. Leur épanouissement, malgré d’étranges fleurs en d’étranges parterres, annonce la revanche de l’idéal enfin victorieux d’une réalité trop longtemps tyrannique. À première vue sans doute, le symbolisme semble n’avoir aucun lien dans le passé. Si quelques-uns hésitent à le regarder tout à fait comme l’efflorescence spontanée d’un parasite étranger, beaucoup s’accordent à n’y voir qu’un simple jeu d’étudiants, une manie propre à la jeunesse, l’art de se singulariser en prodiguant des mots bizarres et des gestes inusités. Au fond le mouvement a des origines moins superficielles. Il n’est pas le signe d’une révolution hasardeuse, mais le terme d’une évolution définie. Au début, il exprime un malaise de la pensée française. À la fin, il manifeste au grand jour des tendances dont plus de deux siècles avaient à peu près suspendu le développement.

Tout ne mourait pas aux environs de 1885, mais tout pâlissait étrangement. Le réalisme qui pendant près de cinquante ans avait dominé la philosophie, les lettres et les arts, reculait devant l’idéalisme renaissant. Un souffle oublié caressait les esprits et les cœurs. C’était sur le déferlement des flots naturalistes le lever dans l’azur d’un soleil nouveau.

1. Après avoir bouleversé la philosophie et créé dans le domaine scientifique des méthodes heureuses d’expérimentation, le positivisme avouait son impuissance à satisfaire jusqu’au bout la curiosité légitime de l’humanité. S’il expliquait la réalité avec une précision où n’avait jusqu’alors atteint aucune des doctrines spiritualistes, il s’interdisait l’accès de l’inconnaissable. Certes, il y avait eu profit à démêler les lois des phénomènes, mais la connaissance plus aiguë du réel avait rendu plus pressant le besoin d’approfondir l’irréel. La recherche des causes scientifiques avait un temps aiguillé sur d’autres routes notre inquiétude du mystère. Après une exploration fertile en découvertes, on se retrouvait enfin aux portes de l’Inconscient, d’autant plus âpre à violer son mystère qu’on avait cru davantage à la perfection des armes dont on se jugeait muni. Or la science ne détrônait pas la métaphysique. On avait mesuré la terre, et les yeux moins préoccupés recommençaient à regarder le ciel. Auguste Comte lui-même retrouvait tout à coup le sentiment. Sans diminuer la raison, dont il avait fait la pierre angulaire de son système, il confessait dans sa troisième manière la puissance bienfaisante du sentiment et réclamait pour lui la première place dans le monde. Il ne détruisait pas les autels qu’il avait édifiés : il y célébrait le culte d’un autre dieu. Au nom de la science qui n’était plus absolument la source unique de la connaissance, il y réconciliait ces ennemis naturels, la raison et le cœur. Ses continuateurs indirects suivirent la voie qu’il venait d’ouvrir. Tandis que Laffitte, Robinet et l’école de Littré développaient la pensée première du maître, les positivistes nouveaux variaient sur sa doctrine et le critico-positivisme, Renan, en tête, restaurait au sein du système l’idéal qu’en avaient banni les disciples orthodoxes. Les ouvrages de Fouillée et de Guyau ne traduisent pas d’autres préoccupations. Le positivisme jadis intransigeant se fait conciliateur. On dirait qu’il médite d’associer dans une même formule la science, l’idéal et la foi.

L’idéalisme n’a d’ailleurs jamais rendu les armes ; les demi-aveux du positivisme lui donnent un regain de jeunesse. Une réaction s’annonce timide au début, triomphante presque vers 1885. Elle se manifeste en France par le spiritualisme diversifié de l’école éclectique, la religion naturelle de Jules Simon, le rationalisme de Barthélémy Saint-Hilaire et de Bouillet, le spiritualisme chrétien de Charles Jourdain, le traditionalisme de Charles Bénard, l’animisme de Tissot et de Francisque Bouillier. En Angleterre, elle s’affirme par un mouvement plus net encore. Le positivisme y avait abouti en philosophie au transformisme de Darwin et à l’évolutionnisme de Spencer, en religion au sécularisme de Holyouke et de Bradlaugh. Une double réaction avait suivi ce triomphe du matérialisme, spiritualiste et mystique avec la Société pour les recherches psychologiques, du sens commun et de l’esprit traditionnel avec les ouvrages de William Hurrell Mallock. Une telle sympathie accueille ce renouveau des tendances spiritualistes qu’elle rayonne même au delà du détroit. La traduction française du livre de Mallock : la Vie vaut-elle la peine de vivre ? paraît en 1882. Elle a de suite un énorme retentissement. Du coup, la religion et l’art regagnent le terrain perdu par le positivisme. L’un et l’autre représentent la forme la plus tangible et peut-être la plus compréhensive du spiritualisme. Des penseurs reconnaissent leur utilité, sinon leur nécessité. Paul Janet proclame que la morale naturelle n’est pas inséparable de la morale religieuse. Ravaisson fait de cette morale une succursale de l’esthétique et ce besoin d’idéalisme a pour terme le demi-panthéisme de M. Lachelier ou le Nouveau spiritualisme de M. Vacherot. Ce dernier ouvrage fait toucher du doigt l’opposition des tendances qui divisent alors les esprits. D’un côté, négation de l’idéal, de l’autre, culte obstiné de cet idéal. On ne méconnaît pas, dans les sphères intellectuelles, que le positivisme ait rendu d’appréciables services, mais on sent le besoin d’une philosophie où l’idéal, le parfait et le vrai soient les aspects de la réalité divine.

Cette renaissance du spiritualisme traduit dans ses tentatives absolues ou conciliatrices les préoccupations antimatérialistes de l’élite. Pour la foule, son idéalisme l’incline à d’autres préférences. L’année 1884 voit paraître la trente-troisième édition du Spiritisme à sa plus simple expression, la trente et unième édition du Livre des Esprits, les deux ouvrages les plus populaires d’Allan Kardec. Les conférences spirites se multiplient et trouvent des auditeurs attentifs et fidèles. De 1882 à 1884, M. F. Vallès en peut publier avec un certain succès tout un recueil. Dans d’autres cercles où les doctrines spirites paraissent incompatibles, soit avec l’éducation scientifique, soit avec le respect de la tradition, on s’essaie à rénover les religions de l’Inde, et Paris au moins assiste à une renaissance du néo-bouddhisme que Barthélemy Saint-Hilaire n’hésite pas à qualifier d’ épidémie morale [1]. Le même idéalisme réunit donc dans un effort commun les dissidents du positivisme, les défenseurs du spiritualisme, et parmi la masse une minorité déjà considérable de gens pour lesquels le réalisme n’est pas le terme exclusif de la vérité. Du seul point de vue philosophique, un esprit nouveau surgit donc, éminemment hostile aux conceptions matérialistes de la vie, et favorable aux aspirations supérieures qui, malgré tout, sont aussi le lot de l’humanité. Il s’affirme dans la théorie par la conception de systèmes spiritualistes, dans la pratique par une floraison de mysticisme religieux ou profane.

2. En littérature, une lassitude déjà moins dissimulée succédait au triomphe du Parnasse et du naturalisme.

Une poésie plus impersonnelle avait suivi les exaltations passionnées des premières années romantiques. On prétendait exprimer en vers les vérités les plus générales de l’intelligence, abandonner l’impression individuelle et toujours trop particulière, retrouver dans l’esprit plus que dans le cœur la source de l’inspiration. Il eût fallu à ce programme des esprits d’élite, des penseurs à la manière de Vigny ou du Hugo de la Légende des Siècles. On n’avait que d’aimables artisans de rythmes, à tempérament médiocre, chez lesquels les idées étaient rares et le besoin de penser presque anormal. Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire ont transmis au nouveau Parnasse leur goût de la forme impeccable, mais leurs héritiers se disputent plutôt le verbalisme de Gautier ou la virtuosité rythmique de Banville, que le patrimoine philosophique légué par Leconte de Lisle, par Baudelaire même et si précieusement élargi par Sully Prudhomme.

Le Parnasse, c’est en poésie le triomphe des médiocres. Le poète est un ouvrier du rythme et de la rime ; il aime les formes pleines, les images expressives, les mots à sonorité métallique. Il est passionné d’art, mais son œuvre n’a que l’éclat des bijoux bien ciselés. Elle ne vit pas. Il reproduit à la perfection les scènes de la réalité ; il leur donne pour l’immortalité la beauté plastique du marbre, mais il leur inflige aussi sa froideur. Il éblouit l’œil, il n’émeut ni l’âme ni le cœur. Il enregistre un fait divers avec la précision d’un appareil photographique ; il le reproduit sur or en graveur, mais trop souvent il manque au coffret si merveilleusement ciselé toute « substantifique moelle ». Le Parnassien n’a vu dans l’art que la forme, son poème est un chef-d’œuvre de facture impeccable et de style parfait, mais avare de pensée et toujours vide d’émotion. Après avoir admiré son incomparable maîtrise d’expression, le lecteur s’étonne de la vanité de son art. Il se plaît à lui voir rendre en beauté les accidents éphémères de la vie, mais s’il lui reconnaît plus d’art qu’aux naturalistes il le regarde au fond comme le prêtre de la même hérésie. Il persiste à croire que les belles formes sont fragiles si elles ne revêtent pas de hautes pensées ou de nobles sentiments. Ce sont d’excellents ouvriers, conclut-il des Parnassiens, créateurs d’un merveilleux instrument dont ils n’ont pas su se servir ! Il ne les méprise pas, car leur dévotion à l’art est respectable et leur formule, quoique insuffisante, a donné pour les anthologies quelques petits chefs-d’œuvre, mais il rêve une poésie moins impassible qui tout en flattant son goût de la beauté formelle touche aussi sa raison et sa sensibilité.

3. Il montre moins de modération à l’égard du naturalisme. Au fracas du triomphe répond ici la virulence des attaques, l’accumulation des griefs, l’entassement du dégoût. Zola règne formidablement. Les protagonistes du réalisme sont sacrifiés au chef du naturalisme. Flaubert tout entier ainsi que les Goncourt encombrent les boîtes des quais. Par contre, les murs de Paris s’armorient d’affiches qui vantent l’omnipotence du maître au théâtre et dans le roman. La Conquête de Plassans, la Faute de l’abbé Mouret, l’Assommoir, Nana, Germinal, l’Œuvre, connaissent en librairie des succès inouïs. On arrange pour la scène le Ventre de Paris, on adapte Germinal pour le Châtelet et le Musée Grévin. Une foule de disciples surgissent autour de Zola. Mais ces zélateurs de son école, sans grand talent pour la plupart, travaillent par leurs exagérations à dévoiler les tares de l’édifice. Des protestations présagent d’une décadence prochaine. Déjà, en 1876, lors du succès de l’Assommoir, Jules Barbey d’Aurevilly avait osé braver le triomphateur. Après lui, la bourgeoisie s’était effarée des audaces croissantes du naturalisme. Épouvantée, elle avait accueilli avec enthousiasme les nobles dames que lui peignait Georges Ohnet. La Terre mit le comble à la mesure. Les lettrés eux-mêmes marquèrent par le manifeste des Cinq que l’idéal naturaliste avait cessé de résumer les aspirations de l’élite.

Les griefs invoqués contre le naturalisme étaient nombreux. On lui reprochait d’avoir éliminé de la littérature l’imagination, l’invention, l’intuition et, d’une façon générale, les facultés esthétiques jusqu’alors jugées indispensables à l’éclosion d’un chef-d’œuvre, d’avoir sciemment confondu le vrai avec le vulgaire, d’avoir réduit l’art à la notation du détail anecdotique, enfin et surtout d’avoir écrit « la langue omnibus du fait divers ». Ainsi la littérature avait été démocratisée dans son esprit et dans sa forme. Pour le fond, elle était devenue un miroir à banalités quotidiennes ; pour la forme un simple procédé héliographique où le crayon du reporter avait plus de valeur pratique que la plume de l’écrivain. De la démocratie à la démagogie, il n’y a qu’un fossé. Le naturalisme l’avait franchi. Par excès de matérialisme, il n’avait bientôt vu dans l’homme que le ventre, dans la vie humaine que des phénomènes de nutrition et des accidents pathologiques. L’ignoble, tel était l’article essentiel de ses fournitures. Il inventoriait le monde et particulièrement les laideurs et les puanteurs. Le roman ressemblait à un bazar où, pour l’édification hâtive d’un peuple de filles et de gâteux, les médiocrités du reportage déposaient leurs stocks de clichés physiologico-pornographiques. La littérature tournait au dépotoir. En enchaînant l’art à la science, on avait enfoui l’idéal dans la fange, on aboutissait par dégoût de la réalité au pessimisme, à la misanthropie, à la négation de tout effort. Au sentiment de l’impuissance créatrice qu’avait apporté le Parnasse, le naturalisme ajoutait la hideur désespérante d’un enlizement en plein marécage.

N’y avait-il donc pour l’âme française aucune porte ouverte sur l’idéal ? Il semblait bien pourtant qu’en art au moins les formules n’étaient pas épuisées. Non seulement on avait l’impression que le déluge naturaliste n’avait pas éteint tous les flambeaux, mais encore on voyait à l’horizon scintiller très distinctement d’autres étoiles. Les arts plastiques, la peinture surtout, procédaient d’une esthétique nouvelle, plus conforme aux aspirations mystérieuses de l’être, et dans leurs tendances générales comme dans leur expression particulière ramenaient à la lumière l’idéal enseveli.

4. En effet, parallèlement à l’orgie naturaliste, s’affirme en peinture un idéalisme transcendant. Puvis de Chavannes expose ses paysages à formes simplifiées, ces singulières « symphonies » de puissance et de désolation qui sont la marque distinctive de son originalité : Jeunes Picards s’exerçant à la lance (1880) le Pauvre pêcheur (1881), Doux Pays (1882), le Rêve (1883) et surtout le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses (1884). Fantin-Latour prélude à ses études d’une grâce si discrète et si voilée en interprétant les principales scènes de la Tétralogie et du Tristan. Henri Martin obtient en 1883 sa première médaille avec Françoise de Rimini, et les Titans escaladant le ciel lui vaut une bourse en Italie. À travers les couleurs troublantes de son art on retrouve l’antiquité, le moyen âge, ces époques ressuscitées que domine chez lui la troublante et mystique figure de Dante, son premier inspirateur. Cazin, dont les tons gris traduisent la solitude, donne la Tristesse d’Agar et Ismaël, Carrière inaugure ces teintes effacées, ces brumes mélancoliques derrière lesquelles la vie garde l’apparence d’un rêve. Après la Jeune mère (1879), Nymphe Écho (1882), le Baiser de l’Innocence (1882), le Portrait de grand-père avec sa petite-fille (1882), il fait au Salon de 1884 l’envoi d’un tableau sensationnel : l’Enfant au chien, et l’année suivante se taille un véritable succès avec l’Enfant malade. Besnard, hardi coloriste, expose en 1882 une allégorie saisissante, le Remords et provoque en 1886 un heureux scandale avec le Portrait de Madame R. J., le portrait de Mademoiselle des Esseintes, comme le qualifiait ironiquement le critique des Débats, la fameuse Femme en jaune pour l’appeler du nom qu’il a depuis conservé. Odilon Redon, le peintre des hallucinations, esquisse ses rêves fantastiques en d’étranges lithographies : Dans le Rêve (1879), À Edgar Poe (1882), les Origines (1883), Hommage à Goya (1885). C’est vers la même époque que Rops s’affirme comme le maître des passions perverses et que Rodin expose ses essais de sculpture dynamique [2]. ces marbres puissants dont la plastique tourmentée et pleine extériorise l’idée qu’ils symbolisent.

Il y a dans toutes ces manifestations d’art une renaissance très affirmée de l’idéalisme. Il est encore difficile de saisir l’unité du mouvement, car l’individualisme outrancier de certains tempéraments ne permet guère un groupement homogène des artistes et des œuvres. Toutefois, ces efforts diversifiés semblent coordonnés par une règle commune. Qu’on vise à la nuance, à la symphonie des couleurs, au fantastique ou à l’étrange, on trahit la même passion de l’idéal, on masque dans son goût du nouveau des tendances également hostiles aux platitudes du naturalisme.

5. Cette réaction idéaliste des arts était alors concomitante avec certaines idées nées à l’étranger, qui, vulgarisées en France par des revues sympathiques aux civilisations extérieures, influençaient les arts et les lettres. C’était d’Angleterre le mysticisme utilitaire, religieux ou paradoxal, de Russie l’humanitarisme, d’Allemagne le synthétisme idéo-réaliste.

Les romanciers naturalistes d’Angleterre avaient en France, et avec succès, répandu des théories que l’école de Médan eût regardées comme la négation même du naturalisme. Ils pensaient que l’œuvre littéraire devait offrir une consolation aux misères de la vie quotidienne, et qu’en prenant son objet dans le réel, elle avait pour fin non de naturaliser la réalité, mais au contraire de l’idéaliser.

L’art pour l’art est une théorie détestable : elle conduit au découragement et au pessimisme. Le roman doit corriger la réalité ; il est un moyen de propagande, une arme de moralisation. Comme du haut d’une chaire, l’écrivain doit, des pages de son livre, enseigner les foules et leur prêcher la bonne parole, celle qui détourne les yeux des ronces de la terre et les invite à contempler le ciel. Telles sont les tendances de l’écrivain réaliste G. Eliot. Dans Adam Bede (I, II), elle professe un véritable culte de l’humble réalité, mais elle y découvre les raisons nécessaires de l’altruisme. Elle préconise la patience, elle vante la tolérance, elle met en exemple la solidarité. C’est grâce à cet enseignement d’une si grande portée morale que la traduction des œuvres de G. Eliot par Montégut obtenait en France dès 1859 un si vif succès. En prouvant l’insuffisance du réalisme français, la romancière démontrait par avance la vanité coupable du naturalisme.

Cette influence moralisatrice de l’art est encore affirmée par l’œuvre des préraphaélites anglais [3]. D’après eux la nature est parfaite. Mais il faut la voir telle qu’elle est, non telle que nous voulons l’apercevoir, car tout grand art, écrit Ruskin, est adoration et cette fidélité à reproduire la nature a seule dans le passé assuré la gloire des plus nobles écoles d’art. Elle seule aussi peut arrêter la décadence et provoquer à nouveau une floraison d’art magnifique. Or, le sentiment de la beauté se confond toujours avec le sentiment moral et avec le sentiment religieux. Les uns et les autres sont les trois aspects de l’unique divinité. « Il faut aller à la nature, recommande Ruskin, sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir. » L’homme ne peut concevoir qu’un idéal factice. La nature, œuvre de Dieu, est le véritable idéal. La corriger, c’est faire acte d’impiété. Rossetti, Burne Jone, Watts adoptent cette formule. Ils donnent en peinture les chefs-d’œuvre du symbolisme anglais, Dante Gabriel Rosetti quitte le pinceau pour la plume, célèbre sa jeune femme morte après deux ans de mariage et dans ses Ballades et Sonnets [4]chante le premier la « damozel » et la Sainte Vierge. William Morris de son côté croit retrouver la vraie tradition idéaliste au moyen âge, et s’y plonge non sans affectation.

Ce mysticisme de la poésie anglaise accuse même chez certains écrivains une véritable morbidité de l’imagination.

C’est d’une part le diabolisme de Swinburne, c’est d’autre part l’illuminisme du plus bizarre des spiritualistes américains Edgar Poe. En France, Swinburne n’atteint guère le gros public. Son œuvre est surtout connue des lettrés, bien que Catulle Mendès ait déjà publié en 1876 une étude sur les poésies de Swinburne et qu’on trouve dans la République des Lettres du 20 février 1876, un « nocturne » signé de ce poète, ainsi qu’une critique de Mallarmé sur la tragédie d’Erectheus. Par contre, la vogue d’Edgar Poe égale presque celle de G. Eliot. Baudelaire le met à la mode en publiant de 1856 à 1869 la traduction des Histoires Extraordinaires. L’œuvre poétique du poète américain est ensuite francisée une première fois en 1869 par Goubert avec sa traduction du Corbeau et surtout par Stéphane Mallarmé qui en fait paraître une nouvelle traduction dès le 6 août 1876, dans la République des Lettres. Son influence sur la jeunesse littéraire est considérable. Non seulement cette dernière n’a connu que par lui les poètes anglais avec lesquels elle allait se découvrir des affinités, mais encore elle a trouvé en lui formulées et démontrées quelques-unes des théories qui devaient servir de base à la nouvelle esthétique.

Poe avait repris à son usage — et son œuvre en prose tout autant que ses vers en est la preuve — cet axiome de Bacon : « Il n’y a point de beauté à laquelle ne s’allie quelque étrangeté. » Il en aggravait la portée en ajoutant : « En un certain sens et jusqu’à un certain point, être singulier, c’est être original, et il n’existe point de vertu littéraire supérieure à l’originalité [5]. » Sous ces conditions, la poésie est partout. Poe la reconnaît « dans les orbes brillants qui étincellent aux cieux, dans les volutes de la fleur, dans l’attitude penchée des grands arbres tournés vers le levant, dans les lointains bleuâtres des montagnes, dans l’architecture mobile des nuages…, dans la beauté de la femme…, dans ses attraits enveloppants, dans toutes les nobles pensées, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de la terre [6] ». Elle est indépendante de la passion qui exalte le cœur et de la vérité qui satisfait la raison [7]. Elle n’est pas l’analyse, car analyser « c’est soumettre les choses en quelque sorte à ces miroirs du temple de Smyrne qui ne réfléchissaient les plus belles images qu’en les déformant [8] ». Elle n’est pas directement la moralité, car en matière d’art, le goût ne déclare la guerre au vice que sur le terrain de sa difformité, de ses disproportions, de sa haine pour la convenance, la proportion, l’harmonie [9]. Elle n’est pas uniquement l’observation de la nature, « Celui qui se borne à chanter même avec le plus grand enthousiasme, ou à reproduire avec la plus vivante fidélité de description les formes, les sons, les parfums, les couleurs et les sentiments qui lui sont communs avec le reste de l’humanité, celui-là n’aura pas encore droit à ce divin nom de poète. Il lui reste encore quelque chose à atteindre. » La poésie est l’amour, le vrai, le divin Éros, la Vénus Uranienne si différente de la Vénus Dionéenne, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement l’appréciation des beautés qui sont sous nos yeux, mais un effet passionné pour atteindre la Beauté d’en-haut [10]. Elle se réalise par son alliance avec la musique, « le plus exaltant des modes poétiques », car il est « hors de doute que c’est dans l’union de la Poésie et de la Musique, dans son sens populaire, que nous trouvons le plus large champ pour le développement des facultés poétiques [11] ». Aussi se définit-elle une création rythmique de la Beauté. Elle a pour moyen soit le brio d’Ed. Coote Pinkney (le Toast), soit le caprice Imaginatif de Thomas Moore (les Mélodies), soit la fantaisie intensive (la Belle Inès), artistique (la Maison hantée) ou fantastique (le Pont des Soupirs) de Thomas Hood, soit l’émotion éthérée de Tennyson (la Princesse) ou supra-terrestre de lord Byron (Stances à Augusta), soit même l’obscurité, l’originalité, l’étrangeté jamais affectée de Shelley [12]. Elle ne se rencontre que dans des poèmes ni trop longs, car « la dose d’émotion qui convient à un poème pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans une composition de longue étendue [13] », — ni trop courts, car une brièveté excessive dégénère en épigramme [14] — mais toujours extrêmement concis comme ceux de Shelley. En effet, « les chants de ce poète ne sont que des notes frustes, des ébauches sténographiques de poèmes — des ébauches qui suffisaient amplement à sa propre intelligence et qu’il ne voulait pas se donner la peine de développer dans l’insouciance où il était de les communiquer à ses semblables. C’est pour cette raison que la lecture de ses œuvres est des plus fatigantes. Mais si elle fatigue, c’est parce que ce qui vous y semble le développement diffus d’une idée n’est que la concentration concise d’un grand nombre d’idées ; et cette concision passe souvent pour de l’obscurité [15] ». Cette poésie s’exprime par un vers en accord parfait avec le caractère des sentiments, par l’insouciance du rythme, tantôt gracieuse comme chez Longfellow (l’Épave), tantôt voluptueuse comme chez Bryant, surtout par le laisser aller du ton général [16]. Ainsi l’on suggère en donnant des sujets de réflexions autant par ce qu’on dit que par ce qu’on pourrait dire [17] et c’est là en définitive la fin réelle de l’art.

6. Les romanciers russes Tourguenief, Dotowiesky et Tolstoï, s’ils s’aventurent eux aussi à des œuvres étranges, assignent à l’art et aux lettres une utilité encore plus immédiatement pratique : « L’art, dit Tourguenief, n’est pas la stricte imitation de la nature [18]. Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie [19]. » Aussi toute sa littérature est-elle l’apologie d’une idée morale et par suite sociale. Il enseigne qu’il faut créer des hommes pour amener le peuple aux joies conscientes de la liberté [20]. Il proclame la nécessité du travail [21] et malgré ses hésitations sur la tactique révolutionnaire, il conseille la résignation, la charité, l’oubli de soi-même, ce qui est chez lui la forme la plus haute de l’instinct religieux. Il n’est pas seulement un littérateur, mais un propagandiste qui agit avec des livres comme d’autres avec des bombes. De l’aveu même d’Alexandre II, ses Récits d’un chasseur ont préparé la libération des serfs, et le mérite d’une telle conquête est à ses yeux le couronnement de l’œuvre littéraire [22].

Dotowiesky exagère encore l’altruism e développé par Tourguenief. L’écrivain n’est pour lui qu’un médecin dont l’œuvre doit alléger d’abord et guérir ensuite les souffrances de l’humanité. D’ailleurs, la souffrance est un agent de moralité. C’est par elle que les peuples grandissent, mais il faut qu’elle soit éprouvée en commun. Le médecin doit avoir pitié du malade : il le soigne en compatissant à sa peine. Souffrir avec et pour un autre, voilà son principe philosophique : « Ce n’est pas devant tous que je m’incline, écrit-il, je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. » La charité, si pleinement exaltée par Tourguenief, se transforme chez lui en pitié désespérante pour les humbles, en passion presque effrénée de dévouement, ce qui, à son sens, est à la fois la fin de la vie et de l’art.

Car l’art, affirme Tolstoï, n’est point le plaisir. Il constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par les sentiments. Il est nécessaire à l’existence et à la marche progressive vers le bonheur de chaque individu et de toute l’humanité [23]. Aussi Tolstoï se fait-il l’apôtre de la pitié sociale et met-il toutes les ressources de son génie au service du socialisme chrétien. Après s’être débattu dans le scepticisme, le pessimisme et le nihilisme, il se persuade que la raison, malgré ses calculs et ses probabilités, aboutit à la plus honteuse faillite ; il n’y a de réel que la foi en Dieu, que le dévouement à l’humanité. La nature peut avoir des faiblesses humiliantes, mais elle abonde en énergies morales qu’il faut savoir surexciter et dans lesquelles la dignité commande d’espérer. La société peut manquer de croyances fermes ; elle gardera toujours le sens obscur du divin. Les erreurs de la raison, ses incertitudes, ses doutes, sont autant de motifs pour trouver dans l’amour de l’humanité l’unique source d’énergie et de persévérance.

La sympathie pour l’humanité, charité chez Tourguenief, pitié chez Dotowiesky, véritable religion chez Tolstoï, est donc le trait commun des réalistes russes. Il y en a d’autres. A côté du réel qu’ils étudient avec une précision assez souvent fatigante, ils n’oublient pas de reconnaître que l’intelligence et la sensibilité humaines ne saisissent pas tout le mystère de la vie. Ils daignent en conséquence méditer sur l’invisible. Ainsi, par la perfection de leur réalisme, à la fois clair et obscur, superficiel et intime, ils expriment la double réalité de la vie : celle qu’on voit et celle qui se dérobe aux regards. Par là, ils atteignent à la compréhension totale de l’homme. Il semble d’ailleurs qu’il y ait pour tous un régulateur de la pensée ou de l’intuition : c’est l’Évangile, où tous plus ou moins viennent réconforter leur esprit. Sans doute chacun d’eux l’interprète à sa façon, mais n’est-ce pas de leur part, tout en cherchant les bases d’une religion plus conforme au progrès, une façon de démontrer que l’art ne va jamais sans une certaine religiosité [24].

7. En adoptant le principe directeur de l’esthétique anglaise ou du réalisme russe, le public français signait une protestation de l’intelligence contre le naturalisme. Les idées n’atteignent le cœur qu’après avoir touché l’esprit : elles sont forcément l’apanage d’une élite. Pour galvaniser l’effort de la masse contre la citadelle naturaliste, pour animer cette vague populaire qui déferle avec succès contre les rocs les plus solidement assis, il fallait atteindre la sensibilité de la foule et l’enthousiasmer sans fatigue cérébrale pour l’idéal nouveau. Ce fut l’œuvre de l’Allemagne. Elle insinua dans les oreilles ce spiritualisme dont l’Angleterre et la Russie essayaient d’abreuver notre esprit. Après Fichte qui déclarait l’idéal la réalité suprême et le moi le créateur perpétuel du monde [25], après Schlegel pour qui « la nature n’était autre que la fantaisie devenue perceptible par les sens », après Novalis dont les lettrés ne connaissaient guère que cet axiome : « Le mur de séparation entre fable et vérité, entre passé et présent est tombé, et c’est la foi, l’imagination, la poésie qui nous dévoileront l’essence du monde », après Herder, Schiller, Gœthe et Schelling, pour qui la fusion de la plastique, de la poésie et de la musique n’était pas pure utopie, après tous ces maîtres de la pensée allemande que la France scientifique et littéraire était seule à ne pas ignorer [26], Wagner surgissait qui les résumait tous et par son action musicale allait initier le grand public aux doctrines d’un art nouveau. En vulgarisant son œuvre, on organisait contre le naturalisme une résistance efficace, une protestation plus générale et enfin tangible pour tous. La musique est en effet l’art le plus compréhensif. Les nerfs ont l’intuition des symboles que la raison ne comprend pas. C’est assez pour que la foule saisisse le lien étroit qui unit l’art au mystère, à la religion, à l’idéal. Aussi, les auditions et les représentations de Wagner se multiplient-elles à Paris. Pas-de-Loup, Lamoureux, Colonne interprètent dans leurs concerts des fragments du maître ; il y a chez eux des « dimanches héroïques [27] ». Lohengrin est magnifiquement exécuté par Ch. Lamoureux à l’Eden-Théâtre, le 3 mai 1887. La police interdit la pièce. Ces réunions musicales s’achèvent par des cris, des hurlements et des coups. On se bat dans la rue pour signifier au public le retour triomphal de l’idéalisme.

Sans discuter la valeur esthétique des théories wagnériennes, il est certain qu’à cette époque Wagner est le drapeau vivant des adversaires du réalisme dégénéré. Au naturalisme, issu du positivisme et qui fait de la science la caution de son œuvre, le lyrique allemand répond, et par des théories au moins aussi scientifiques que celles de Zola, que la science n’est pas le seul agent de connaissance ; les vérités supérieures sont moins souvent atteintes par l’érudit que par l’homme de génie ; l’intuition vaut autant sinon plus que l’induction et la déduction. En face de l’inconnu qui forme les limites réelles de la vie humaine, mieux vaut un poète qu’un savant. Le mystère, la vérité philosophique et le symbole sont affaires de religion et d’art, l’une n’étant au reste que la forme seconde de l’autre. Les artistes sont en effet créateurs de symboles religieux et par là ils sont supérieurs aux prêtres. Émanations directes de la divinité, ils reproduisent sa parole, ils traduisent ses pensées. Ils sont les prophètes de cette vérité toujours absconse. Les ministres confessionnels n’en sont que les zélateurs. Ils l’expriment pour la foule en langage plus clair, en signes plus adéquats à l’intelligence populaire. Au fond leur union est étroite. L’art ne se sépare pas de la religion, car l’art dérive d’une moralité supérieure et il est aussi une religion. Ainsi Wagner affirmait résolument contre le matérialisme les droits d’un art spiritualiste. Il confondait dans le même culte le divin et le beau ; il démontrait à l’artiste la noblesse de sa mission et lui rendait la confiance dans son action.

Wagner n’était point qu’un théoricien métaphysique. Ayant conféré au poète la dignité de bon berger, il entendait encore lui préciser les moyens de réaliser sa tâche. Ici son rôle n’avait pas tout à fait, en France du moins, cette originalité qui caractérise les précurseurs. Meyerbeer avait déjà donné l’impression, dans son Robert le Diable (1831), que la musique du grand opéra avait peut-être, pour multiplier sa puissance d’évocation, autre chose à faire qu’à encadrer les personnages du drame. Après lui, Berlioz avait retenu le principe et dans son Roméo (1839) d’abord, dans la Damnation de Faust (1846) ensuite, prouvé qu’ « en creusant », la musique dépassait le simple effet romantique pour atteindre le symbolisme. C’est de nos jours seulement, en présence des dithyrambes excessifs mérités par Wagner, que la critique s’est aperçue de l’orientation que Berlioz avait le premier donnée à l’art lyrique. Il reste vrai néanmoins que la bataille symboliste ne s’est pas livrée sur son nom. Il y avait trop longtemps que la musique française se bornait à des exercices de pure technique pour qu’on daignât remarquer l’affranchissement que tentait Berlioz. Wagner, plus révolutionnaire, reprenait l’axiome : ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora, du dehors au dedans et du dedans en haut. Il se « plongeait avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères et, de ce centre intime du monde, il voyait s’épanouir sa forme extérieure [28] ». Car il fallait « créer du nouveau, et encore du nouveau [29] ». Wagner en découvrait aussi bien dans le rôle qu’il assignait à la musique que dans les effets qu’il imposait au mètre comme à la langue. Si le public de 1884 constatait avec surprise que « l’orchestre du symphoniste moderne est mêlé aux motifs de l’action par une participation intime, que non seulement il rend seul possible l’expression précise de la mélodie, mais qu’il en entretient le cours ininterrompu [30] », il puisait dans les audaces métriques et syntaxiques de Wagner le courage de contraindre le français aux mêmes acrobaties que l’allemand. Le vers allemand sous toutes ses formes, purement métrique, rimée, assonancée, allitérée, était employé par l’auteur de Tannhaüser selon le degré des sentiments exprimés. L’allitération simple et parallèle, double et simultanée, renfonçait chez lui l’extrême variété du rythme et le prodigieux éclat du style, car Wagner traitait ouvertement sa langue comme une musique où les mots n’avaient pas d’autre valeur que les blanches ou les noires. Nietzsche loue d’ailleurs chez son compatriote « la vie presque corporelle de l’expression, une puissance d’invention à peu près unique dans les formes qui doivent exprimer la fluctuation émotionnelle et le pressentiment, une simplification dans l’architecture des périodes, une merveilleuse richesse de mots forts et significatifs [31] ». Les artifices ordinaires de la rhétorique sont en effet remplacés chez le lyrique allemand par la concentration de l’expression, la concision oraculaire et mystérieuse de ces vocables qu’Édouard Dujardin appelle des « mots-sommets » et qui semblent n’être que le motif condensé dont la symphonie fera l’amplification ou le développement. La passion vient-elle à se manifester par des mouvements irréfléchis, alors la phrase de Wagner échappe aux règles habituelles de la construction. Le poète accumule les épithètes, supprime les conjonctions, multiplie les mots composés et les néologismes, rénove les vocables soit en les ressuscitant de l’ancienne langue allemande, soit en les employant dans leur sens primitif, crée des verbes en ajoutant des particules inséparables à des radicaux que nul avant lui n’eût osé associer et joue sur les racines des mots principaux d’étranges variations qui vont de la simple antithèse jusqu’aux jeux de mots et aux calembours. Mais ainsi, il réalisait « son rôle qui est de provoquer la révolution partout où il arrive [32] ». Ainsi, il préparait l’œuvre d’art « par la démolition et l’écrasement de tout ce qui méritait d’être démoli et écrasé. » Il prouvait non seulement la toute-puissance de l’art, mais il indiquait les sources où on pouvait la rajeunir. En exaltant la fierté de l’artiste il lui découvrait les cavernes où gisaient d’abondants trésors. Par la théorie comme par l’exemple, il restituait à la beauté, qu’avait ravalée le naturalisme, le flamboiement de l’idéal et l’attrait mystérieux de la religiosité.

8. Sous l’effet de ces divers facteurs, évolution spiritualiste de la philosophie, impassibilité stérile du Parnasse, platitude pornographique du naturalisme, idéalisme fécond des écrivains anglais, russes et allemands, la littérature française faisait son examen de conscience. Épouvantée de son naufrage dans les bourbiers de la bestialité, elle se disait que sa tradition n’était absolument ni le naturalisme extérieur, pittoresque ou descriptif par où l’école de Médan prétendait la démocratiser, ni le naturalisme intérieur ou psychologique par lequel Bourget essayait encore timidement d’enrayer le péril. A travers l’histoire, elle se rappelait que l’idéalisme avait toujours été la fin qu’elle s’était proposée. Au début, l’homme, étonné par le mystère de la mort, avait tenté de surprendre le secret de son créateur et d’exprimer les raisons suprêmes de la destinée. Cela avait été, dans l’indécision de la voie à suivre, le vagissement mystico-réaliste du moyen âge. Mais, ayant bientôt pris conscience de l’insuffisance des moyens dont il disposait, il s’était mis à étudier en lui les phénomènes par lesquels il avait la perception de Dieu et son idéalisme s’était traduit par le rationalisme du xviie siècle. En pénétrant la complexité de l’âme humaine, il s’était aperçu que la vie intérieure n’était pas faite uniquement du heurt réciproque de nos facultés, que l’âme éprouvait du dehors des impressions encore ignorées par l’analyse. Rendu par cette découverte à la conscience du non-être, il avait compris la nécessité d’étudier le monde extérieur ; son idéalisme avait alors inspiré le lyrisme de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre, de Mme  de Staël et de Chateaubriand. Puis il avait remarqué qu’à cette action du monde extérieur correspondait une réaction de l’être intérieur. Selon la formule d’Hugo, son âme avait été « l’écho sonore, placé au centre de l’univers. » Son idéalisme s’était appelé romantisme. Bientôt la nature insaisissable dans son essence lui était apparue comme un ensemble de lois sous lesquelles le monde et l’homme étaient courbés par la volonté divine. Il avait essayé d’approfondir ces lois, de connaître les objets au milieu desquels il évoluait en eux et entre eux. Avec la pensée qu’il réaliserait plus tôt son idéal, s’il pénétrait mieux la matière à laquelle il était lié de toute fatalité, il avait passionnément analysé la réalité apparente. Son idéalisme s’était un instant effacé derrière son positivisme, son réalisme. A présent, l’inanité du naturalisme l’incitait à reprendre la voie ancienne. Il connaissait son moi ; il n’ignorait plus le monde extérieur. Il savait les rapports du subjectif et de l’objectif. Le rationalisme et l’empirisme avaient tour à tour éclairé ses recherches. Malgré une conscience plus nette de sa propre force et une perception moins confuse du monde auquel il appartenait, il se retrouvait en face du néant qu’il n’avait pas vaincu, espérant toujours, sentant plus âprement qu’après la double épreuve de la raison et de l’expérience, le mystère conservait encore la clé de l’inconnaissable. Comme au début de sa carrière, il était assailli de préoccupations métaphysiques, et cela au moment même où les hideurs naturalistes le détournaient avec dégoût de l’expérimentation, à l’heure précise où des lumières surgies du nord projetaient sur les ténèbres du néant les rayons d’un spiritualisme divinateur.

La poésie n’avait plus désormais qu’un programme : exprimer le mystère auquel l’homme finissait toujours par se heurter. Le poète devait redevenir le vates au sens où l’entendait l’antiquité. Il écouterait vibrer son cœur sous les ondes émanées du grand inconscient. Sa lyre en traduirait ensuite les frémissements avec une méthode et dans un langage appropriés ; car à un motif différent d’inspiration devait correspondre un verbe sinon radicalement transformé, au moins amplement modifié. C’était donc dans l’art poétique une double révolution. Par haine du naturalisme, on prétendait ouvrir au génie une voie nouvelle et féconde. Par crainte de son insuffisance autant que par dégoût de ses procédés, on songeait à rejeter l’ancienne technique, à forger un instrument original plus en harmonie avec l’œuvre à réaliser. Il fallait du nouveau à tout prix dans le fond comme dans la forme : « L’un des éléments de l’Art, affirme péremptoirement Remy de Gourmont [33], est le Nouveau, élément si essentiel qu’il institue presque à lui seul l’art tout entier et si essentiel que sans lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse que le jusant délaissa sur le sable. » C’est à ce nouveau que s’efforceront les symbolistes, chacun dans la mesure de son tempérament, mais tous avec une ardeur égale, et en dépit des étiquettes dont ils s’affubleront plus tard pour déterminer dans le bouleversement commun de la poésie française, le caractère particulier de leurs tendances et de leurs œuvres.



  1. Cf. le Néo-bouddhisme. Académie des Sciences morales, 1893, I, p. 709.
  2. Saint Jean-Baptiste prêchant (1878), l’Age d’airain (1880). Cette œuvre le fait d’abord accuser d’avoir simplement pris un moulage sur le modèle vivant, puis lui vaut une troisième médaille. Saint Jean (1881), et de 1882 à 1885 la série de ses bustes.
  3. Cf. Milsand, l’Esthétique anglaise. Étude sur John Ruskin. Paris, 1864, in-8.
  4. Traduction française en 1881.
  5. Marginalia. Traduction Victor Orban.
  6. Le Principe poétique. Id.
  7. Le Principe poétique. Id.
  8. Le Principe poétique. Id.
  9. Le Principe poétique.
  10. Le Principe poétique.
  11. Le Principe poétique.
  12. Le Principe poétique.
  13. Le Principe poétique.
  14. Le Principe poétique.
  15. Marginalia.
  16. Le Principe poétique.
  17. Marginalia.
  18. Assez, trad. Delines, 200.
  19. Souvenirs littéraires, X, 257.
  20. Un bulgare.
  21. Fumée.
  22. Cf. sur Tourguenief l’ouvrage si érudit de M. Émile Haumant. Yvan Tourguenief. Paris, Colin, 1906.
  23. Qu’est-ce que l’art ?
  24. Cf. sur les romanciers russes : Vogué, le Roman russe. Paris, 1886, in-8. — E. Dupuy, les Grands maîtres de la littérature russe au sixe siècle. Paris, 1885, in-12. — G. Dumas, Tolstoï et la philosophie de l’amour. Paris, 1893, in-8.
  25. La Doctrine de la science.
  26. Cf. sur l’influence allemande en France : Virgile Rossel, Histoire des relations littéraires entre la France et l’Allemagne. Paris, Fisbascher, 1897. — Supfle (Th.), Geschichte des deutschen Kultureinflusses auf Frankreich. Gotha, 1886-1890, 2 Bde, in-8o.
  27. Kahn, Symbolistes et décadents, p. 18.
  28. Lettre à Frédéric Villot.
  29. Lettre à Liszt, 8 septembre 1852.
  30. Lettre sur la musique.
  31. Nietzsche, Richard Wagner in Bayreuth. Chemnitz, 1876, in-8o.
  32. Lettre à Uhlig. Zurich, 27 décembre 1849.
  33. Le Symbolisme, Revue blanche, 1892, p. 321.