Éditions Beauchemin (p. 232-250).

— 17 —


Le lendemain matin, Didace revint de l’Îlette à Bibeau. Tout songeur, il perchait tranquillement le long de la commune. Les berges basses lui permettaient de voir loin au-dessus des chaumes et, l’oreille aux aguets, habile à démêler les sons, il écoutait. Il s’arrêta un moment : à Sorel le sifflet des chantiers maritimes lançait son cri d’appel. Sept heures.

Toute la longue nuit, Didace l’avait passée sous le prélart de chasse, à l’affût, sans tirer deux coups de fusil. De plus une chouette avait foncé en trombe sur ses plants vivants et effarouché ses canes. Maintenant transi et affamé, il avait hâte d’arriver à la maison.

Soudain le temps où sa femme vivait repassa devant ses yeux. Du plus loin qu’elle l’apercevait, Mathilde accourait au-devant de lui, sur le quai, prête à l’aider. À la maison, quel repas l’attendait ! Des grillades de lard dorées, des œufs en quantité comme il les aimait, avec du thé fort, brûlant. Rien de tiède. Et dans le lit elle lui gardait, entre les draps de laine du pays, sa place encore toute chaude pour son somme d’après le déjeuner. Et toujours le mot juste pour chacun et pour chaque chose. Ah ! la vraie femme qu’il avait ! Mais elle était morte, usée de peine. Et dire qu’à présent, dans sa maison, sur la butte… Mais quoi ? pas un brin de fumée autour de la cheminée ? Et des animaux erraient dans le jardin ? Didace qui s’était donné tant de mal à faire lever le blé d’Inde d’automne, difficile à obtenir, s’inquiéta :

— Quoi c’est que ça peut vouloir dire ?

Un air cru l’accueillit au seuil de la cuisine. Le poêle était mort. Et, dans la chambre voisine, Alphonsine et Amable dormaient encore. Didace étouffa de rage :

— Levez-vous, bande d’emplâtres ! Venez m’aider à courailler les vaches ! Les animaux sont en train de tout manger. Toute la terre s’en va chez l’yâble. Il nous restera plus rien. Ho donc ! Survenant ! Lève, Amable ! Ouste, là ! Z’Yeux-ronds !

Il chercha vainement le chien sous le poêle pour le lancer aux trousses des vaches et sortit en tempêtant :

— Ouais, un bon chien de garde ! J’vas t’apprendre avec le fouet à te conduire comme du monde, chien infâme !

Alphonsine, fort énervée, dit à Amable qui traînait encore au lit :

— Lève-toi, vite, je t’en prie.

Mais Amable prit son temps :

— Deux, trois vaches dans le clos, c’est pas la mort d’un homme.

Didace eut le temps de chasser les animaux avant qu’Amable finît de s’habiller. Un peu calmé, il demanda :

— Lequel de vous trois a laissé la barrière ouverte, hier au soir ?

— Pas moi, sûrement, répondit Amable. Ça doit être le Survenant. Il est rentré le dernier.

— C’est-ti toi, Survenant ? demanda Didace, au pied de l’escalier.

Il attendit en vain la réponse.

— Demandez-moi ce qu’il brette si tard dans le bed, celui-là, à matin. Il a pourtant pas coutume…

À la fin, il s’impatienta :

— S’il faut que j’aille le tirer du nique à c’t’heure, c’est ben le restant…

— Laissez faire, je vas monter à votre place, s’empressa de dire Alphonsine, en s’élançant dans l’escalier.

Mais arrivée à la dernière marche, elle s’arrêta net : la paillasse était intacte, personne n’y avait couché, la chambre telle que la veille au soir, sauf que les hardes du Survenant et son paqueton ne pendaient plus au mur.

— Le Survenant est parti !

Pendant que les marches geignaient sous son pas pesant, Didace ne faisait que dire :

— Ça se peut pas ! Ça se peut pas !

Alphonsine cria comme une perdue :

— Oui, oui, il est parti. Quand je vous le dis…

Parti, le Survenant ! Sans un mot. Sans un signe. Sans un geste de la main.

Encore essoufflée d’avoir monté si vite, Alphonsine s’indigna :

— Un vrai sauvage, quoi ! Ces survenants-là sont presquement pas du monde. Ils arrivent tout d’une ripousse. Ils repartent de même. C’est pire que des chiens errants. Une journée, ils vous mangeraient dans le creux de la main tellement ils sont tout miel. Le lendemain ç’a le courage de vous sauter à la face et de vous dévorer tout rond. Cherchez pas. Celui-là est allé gruger son os ailleurs. Et après lui, ça sera le tour d’une autre, je suppose ?

Deux fois blessé dans ses sentiments, par le départ du Survenant et par l’allusion à Blanche Varieur, Didace l’avertit :

— Fais ben attention, ma fille, pas seulement à ce que tu vas dire, mais à ce que tu peux penser.

Et repoussant d’un violent coup de botte le duvet de poussière par bourdillons sur le plancher, il ajouta :

— Alphonsine Beauchemin, occupe-toi de nous faire de l’ordinaire et de ben tenir la maison. Ça prendra tout ton raide.

Une bouffée de chaleur éclata au cœur d’Alphonsine et lui fit monter la rougeur au visage, à la honte de ne pas être une bonne femme de maison et à la fierté de s’entendre honorer, par son beau-père, de ce nom de Beauchemin qu’il ne lui donnait jamais. Peut-être savait-il qu’elle attendait un enfant ? Un moment elle oublia le départ du Survenant, pour ne songer qu’à l’enfant en son sein, un garçon sûrement. Quand elle aurait donné à la famille un Didace de plus, elle saurait bien prendre sa place dans la belle confrérie des dames Beauchemin.

* * *

Plusieurs jours passèrent et ni Venant, ni Z’Yeux-ronds ne reparurent au Chenal du Moine.

— Je l’ai toujours dit qu’ils faisaient la belle paire tous les deux, observa Amable qui trouvait la chose drôle.

Il fallut bien admettre que le Survenant était parti pour de bon. Quelques jeunesses se vantèrent à la ronde de perdre ainsi de jolies sommes. Angélina reçut le coup en plein cœur, mais sans une plainte extérieure. On s’étonna même de ne pas entendre une seule parole d’amertume sur ses lèvres. Un matin son père s’en fut au nord, visiter des parents. Alors elle se poudra, se farda même et enfila sa bonne robe. Puis elle se mit à parcourir la montée et à s’enquérir auprès de chacun des dettes de Venant.

Et sa peine ? Même sa peine pouvait attendre. Nul ne la lui prendrait. Elle la laissa tomber au plus creux de son cœur, comme une charge pourtant précieuse que l’on abandonne au pied d’un arbre, sur une route pénible, assuré de la retrouver au retour. Mais lui, le Survenant, que son nom reste intact ! Il ne serait pas dit que, pour l’amour de quelques coppes, elle laisserait les autres ternir, de leurs sales jacasseries, l’image de l’homme qu’elle aimait.

À petits pas, en sautillant comme un moineau, elle arrivait aux maisons. Bernadette Salvail ne pardonnait pas à Angélina, un laideron, d’avoir obtenu du Survenant l’amitié qu’il lui avait refusée à elle, belle comme une image. En voyant celle-ci tourner en rond près d’un perron, elle pensa avec amertume :

— La petite chatte ferait pas pire !

Les yeux égarés, pour un rien, Angélina riait. Une vraie folle ! Et elle parlait, parlait, de choses qui avaient ni son, ni ton. Puis soudain, au milieu d’une phrase, elle s’arrêtait net : « À propos, disait-elle, le Survenant vous avait-il emprunté de quoi ? Je passe, vu qu’il m’a laissé la commission de régler ses dettes. »

Elle paya exactement ce qu’il devait. Même à plusieurs endroits, elle mit le compte rond, ajoutant un trente-sous à la somme :

— Prenez, prenez, disait-elle, d’un air qu’elle s’efforçait de rendre détaché. Voyons, c’est son argent à lui…

Mais si elle avait pu leur lancer l’argent à la face comme un crachat, mon doux ! qu’elle l’eût fait volontiers. Mais non, Pierre-Côme Provençal le saurait. Sa vengeance vaudrait mieux : elle leur ferait honte et leur coudrait le bec, du même coup.

Arrivée à la dernière maison, elle tourna sur ses pas. La pluie tombait à verse. C’était vraiment pitié de la voir, pauvre boiteuse, le bord de sa bonne robe encroûtée de boue, enfoncer dans la vase jusqu’à la cheville et traîner sa jambe faible, comme une aile blessée, par les chemins glaiseux, sur les buttes, dans les baissières, partout. Ses immenses yeux noirs lui mangeaient le visage et l’eau de pluie roulait avec les larmes sur ses joues blêmies.

Ah ! les beaux gars du Chenal du Moine pouvaient maintenant la traiter d’avarde, de corneille, de boiteuse, et rire d’elle à leur aise. Mais personne, au Chenal du Moine, non personne, n’avait le droit d’enlever un seul cheveu sur la tête du Survenant.

Quand elle eut racheté le nom du Survenant, elle s’enferma seule avec sa peine dans la maison. En proie à une insondable détresse, la nuit, le jour, elle ne faisait rien d’autre, de son regard avide, que de fouiller la route. Elle pleurait avec tant de cœur que les yeux lui en brûlaient autant que si elle eût dormi dans l’ortie. Et ses mains sans cesse agitées pétrissaient je ne sais quel pain invisible, comme si c’eût été là sa douleur qu’elles tournaient et retournaient en tous sens. Après avoir frappé en vain plusieurs fois à la porte, les voisins finirent par s’inquiéter de ne pas voir un filet de fumée s’élever de la cheminée, même à l’heure des repas, et aucun morceau de linge à sécher sur la corde.

Beau-Blanc prétendit avoir aperçu en pleine nuit la lueur d’un fanal briller au coin de la maison. Mais personne n’ajouta foi à la parole d’un tel menteur, noir, chétif, peureux comme un lièvre et maraudeur en plus.

Au matin du quatrième jour, Alphonsine n’y tint plus :

— Pour ben faire, dit-elle à Didace, il faudrait le faire dire à Marie-Amanda, sa meilleure amie. Faut y voir. Après tout, on est les premiers voisins de David Desmarais.

Sur le soir Marie-Amanda arriva au Chenal.

Marie-Amanda ne sait pas seulement assaisonner le manger, bien tenir une maison et élever une famille. Marie-Amanda est semblable à un phare. Semblable à un phare, haute, lumineuse et fidèle, toute blanche de clarté, elle se dresse au milieu de la nuit et de la tempête des êtres pour indiquer à chacun la bonne route. En entrant, elle ne se lamente point : Mon enfant est malade. La récolte nous inquiète. J’appréhende l’hiver. Mais au seuil même de la porte, elle interroge, anxieuse : Vous avez besoin de moi ?

À sa vue Angélina défaillit. Elle se mit à sangloter par petits sanglots ramassés et drus. Marie-Amanda la tint serrée contre elle, la berça tendrement, de même qu’elle aurait veillé sur une enfant malade. Sous l’étreinte plus maternelle qu’amicale, l’infirme se calma peu à peu, puis se prit à pleurer silencieusement, les larmes arrondies en graines de rosaire roulant une à une, à la suite, sur sa figure terreuse.

— Venant, c’est le mien, cria-t-elle soudainement, dans un sursaut de révolte. Et il est parti. Je le reverrai plus. Dire que je me serais arraché le cœur pour lui. Un chignon de pain sur le coin de la table, je m’en serais contentée, pourvu que lui fût tout proche. Je demandais rien pourtant. Rien que de le voir lever la vue sur moi, de temps à autre, même sans le faire exprès.

Marie-Amanda pleurait à son tour. De son corsage elle aveignit un large mouchoir éblouissant de blancheur, le tendit d’un coup sec comme la voile d’une barque et, avec la sollicitude qu’elle apportait à toutes choses, essuya son beau visage, d’ordinaire si serein, maintenant ruisselant de pleurs.

— Écoute, Angélina…

Longtemps elle parla, tâchant, de ses paroles toutes de patience et de sagesse, de dénouer les liens enserrant le cœur de l’infirme. Mais à tout instant celle-ci se rebellait :

— On voit ben que t’as jamais connu de peine d’amour…

— Tu penses ça ? Dans le temps que mon Ludger naviguait, que je voyais pas jour qu’il débarquerait pour tout de bon, — il se disait tanné d’être navigateur de fosset et il voulait à tout prix s’en aller à l’eau salée, et puis il restait des semaines et des semaines sans répondre à mes lettres, — les soirs que je me suis couchée, une angoisse au cœur, je pourrais pas les compter. Dans ce temps-là, je priais à toute reste, je m’endormais sur mon chapelet. Et souvent ce qui m’avait paru une montagne, le soir, c’était plus que de la grosseur d’une tête d’épingle, le lendemain matin. Seulement il faut prier et faut se raisonner…

— Me raisonner pour oublier le Survenant ? Jamais !

— Non, mais pour venir à bout de ta peine. Tu penseras encore à lui, mais d’une meilleure manière.

— Ah ! s’il avait voulu ! je l’aurais suivi pas à pas, comme son ombrage… comme Z’Yeux-ronds…

— Avant de connaître le Survenant, t’avais ta maison, tes fleurs. Tu les as encore. De plus pendant un an il t’a donné son cœur. Il t’a pas appauvrie ? T’as rien à regretter ? Et tu regrettes tout ! Sois plus raisonnable que ça.

Une hostilité subite brilla dans le regard d’Angélina.

— Le Survenant s’est toujours conduit envers moi en vrai monsieur. S’il avait agi autrement, je te dis ben franchement que je sais pas si j’aurais eu de quoi à lui refuser.

— Je veux pas dire ça, Angélina, protesta Marie-Amanda, chagrinée.

Le Survenant, appauvrir Angélina ? Il fallait donc que Marie-Amanda fût folle à lier pour penser des choses semblables. Lui qui a appris à Angélina à reconnaître ce qu’il y a de chantant sur la terre, lui qui parlait des fleurs comme de personnes avec qui il se serait trouvé en pays de connaissance. Et à Pâques, le cornet de bonbons qu’il lui avait donné en présent ?

Mais sa peine reprenant vite le dessus, au milieu d’un silence l’infirme demanda péniblement :

— Marie-Amanda, penses-tu… si je partais à sa recherche, que je réussirais à le ramener ?

Marie-Amanda hésita avant de lui donner une ombre d’espoir :

— Peut-être que tu le ramènerais, mais tôt ou tard il repartirait et tout serait à recommencer. À supposer que tu l’attacherais à toi, que tu le riverais à toi, même avec une chaîne de fer, si tu le voyais, chaque jour par ta faute, rongé d’ennui, le cœur ailleurs, et toi, pareille à une déjetée à ses yeux, pauvre Angélina !… tu le perdrais plus que tu le perds à c’t’heure. Si telle est sa volonté d’aller seul sur les routes, laisse-le à sa volonté. Même si c’est son bonheur de faire le choix d’une autre femme, accorde-lui son bonheur. Autrement, tu ne l’aimes pas d’amour. Aimer, ma fille, c’est pas tant d’attendre quoi que ce soit de l’autre que de consentir à lui donner ce qu’on a de meilleur. Abandonne-le, Angélina. Sans quoi, tu connaîtras jamais une minute de tranquillité.

— Je peux pas comprendre…

— Cherche pas à comprendre. Plus tard tu comprendras. De la peine, ma fille, ça meurt comme de la joie. Tout finit par mourir à la longue. C’est dans l’ordre des choses. Depuis huit jours t’es là, sans un accent de vie, penchée sur ton mal, comme une plante morte sur la commune. Ton père est à la veille de revenir. Faut pas qu’il te retrouve de même. Redresse-toi.

Au rappel de son père, Angélina s’était roidie. Les yeux secs, sans même exhaler un soupir, elle sortit de la maison. Marie-Amanda, inquiète, la regarda faire. Elle la vit se hisser sur la pointe des pieds, puis souffler deux fois, trois fois, sur la flamme du fanal. Tantôt haute, tantôt basse, la flamme fuyait à gauche, à droite, comme si elle n’eût pas voulu mourir. Alors Angélina saisit la mèche allumée et l’écrasa à pleins doigts. Ensuite elle alla rabattre le couvercle de l’harmonium et retourna à sa place auprès de Marie-Amanda. Mais elle était méconnaissable : on eût dit une agonisante.

Là, le visage enchâssé dans ses mains veineuses et transparentes à force de maigreur, elle se recueillit. Son sort, elle l’acceptait. Son sacrifice, elle l’accomplissait. Le passant qui, un soir d’automne, au Chenal du Moine, avait heurté à la porte des Beauchemin, pouvait s’éloigner à pas tranquilles, sur la voie sans retour. Dans un geste de résignation, les mains de la pauvre fille s’ouvrirent ainsi que pour délivrer un oiseau captif.

Quand elle parla de nouveau du Survenant, ce fut comme d’un être qui vient de passer de vie à trépas :

— Il avait ses défauts, j’en conviens. Il fêtait parfois. Et s’il éprouvait pas plus de sentiment pour moi, il est pas à blâmer. J’ai pas su le tour de me faire aimer. On marchait point du même pas tous les deux. Seulement… seulement… je veux lui donner son dû : il m’a jamais appelée boiteuse.

Un pâle sourire éclaira le visage de l’infirme en larmes. Ainsi le ciel parfois s’irise au milieu de la pluie.

— Ah ! il avait ses qualités, renchérit Marie-Amanda : il était ni malamain, ni ravagnard. Et franchement il était beau à voir. Si droit… si vaillant ! Avec des belles manières…

— C’est cette démarche qu’il vous avait !

— Une chanson attendait pas l’autre.

Angélina admit fièrement :

— Et toujours la tête haute, le rire aux lèvres.

Le grand rire clair ! Toujours quand la Pèlerine de Sainte-Anne-de-Sorel enverrait une bordée de sons jusqu’au Chenal du Moine, Angélina entendrait le grand rire s’égrener sur les routes. Elle pensa :

— Pourvu que quelqu’un prenne soin de lui et qu’il mange pas trop de misère.

Allait-elle s’attendrir de nouveau ? Marie-Amanda chercha par tous les moyens à la divertir.

— Faudra que tu viennes passer quelque temps avec moi, à l’Île de Grâce. Ça te changera les idées. Tu verras comme les enfants ont profité.

— Jamais, à partir d’aujourd’hui, je m’éloignerai de la maison.

Marie-Amanda n’insista pas.

— Sais-tu qu’il fait pas chaud dans ta maison, lui dit-elle. Si tu voulais j’irais quérir quelques quartiers de bois dans la remise et j’allumerais un bon feu.

L’infirme tressauta :

— Aie pas le malheur ! il y a une manière de mettre le bois dans le poêle. J’allumerai tantôt.

Marie-Amanda sourit, rassurée. Son amie redevenait la femme ménagère d’autrefois, elle reprendrait vigueur.

— Dans ce cas-là, viens te chauffer chez nous. Mon père est là.

— J’oserai jamais regarder personne en face.

— Il faut que tu recommences de suite. Profites-en pendant que je suis icitte.

Angélina se laissa emmener chez Didace Beauchemin. Mais à peine entrée, de nouveau elle se mit à pleurer.

— Voyons, voyons, gronda Didace, quasiment aussi ému qu’elle. On se désole pas de même. Qui c’qui sait : Peut-être ben que le Survenant est allé au Congrès eucharistique et qu’il va nous revenir avec une foule de nouvelles à raconter, à en plus finir. Tu sais s’il parle ben ! Peut-être ben aussi qu’il est parti visiter sa famille pendant quelque temps ? D’après-moi, c’est le garçon de quelque gros habitant. Il en sait trop long… sur la terre.

Alphonsine demanda :

— Je sais pas s’il avait eu une femme qui aurait su le prendre…

— Ah ! interrompit Amable, un homme qui a une passion, c’est comme des glaires, ça se prend pas.

— Que je vous l’aurais donc dompté, quand il était petit, si j’avais été sa mère ! s’exclama Alphonsine.

Le père Didace, étonné d’entendre la bru parler ainsi, se retourna tout d’un pain, pour mieux la regarder. Alphonsine rougit. Non, le beau-père ne se doutait pas qu’elle attendait un enfant. Autrement il n’aurait pas pour elle un regard aussi strict.

Angélina ne voulut pas en entendre davantage. Didace sortit après elle. Marie-Amanda chercha à l’en empêcher :

— Laissez-la aller seule, mon père. Faut que la peine fasse son œuvre.

Marie-Amanda et Alphonsine s’assirent, songeuses, auprès du poêle. Amable, le premier, rompit le silence. Il dit légèrement :

— Ah ! elle s’en sentira plus le soir de ses noces.

— Voyons, Amable. T’as pas coutume, pourtant…

— Non, mais vous pensez pas qu’elle en a de la grâce de tant prendre de peine pour un passant ?

— On dirait que t’en veux encore au Survenant ? remarqua Marie-Amanda.

— Pas tant comme je la trouve folle à mener aux loges, elle, de verser des larmes pour un fend-le-vent qui prenait son argent et qui allait le boire avec des rien-de-drôle. Et les chimères qu’il lui contait après, c’est pas disable !

— Ce que tu dis là, Amable, je le cré pas, dit Marie-Amanda. Mais si c’est la vérité qu’il était mal bâti de même, il devait se sentir assez misérable, assez honteux, qu’il avait déjà sa punition.

— C’était toujours ben un cœur d’or, prêt à tout donner, affirma Alphonsine. Il avait rien à lui.

— Pas malaisé, quand t’as pas une cenne qui t’adore, répliqua Amable.

Mais Marie-Amanda ne démordait pas de son idée.

— Ce qu’il avait appris, sur les routes ou ailleurs, c’était son bien. Il était maître de le garder et il s’en montrait jamais avaricieux. Ni de sa personne. Ni de son temps. Tu peux pas dire autrement, Amable ?

Amable ne répondit pas.

— De même, reprit Marie-Amanda, tu trouves qu’un pauvre, toujours paré à partager avec son semblable le petit brin qu’il a, est moins donnant que le richard qui échappe ses grosses piastres seulement quand il en a de trop ?

— Ah ! je sais pas, mais en tout cas, c’est moins forçant. Et penses-tu qu’on lui a rien donné au Survenant, nous autres ? Il était à même de tout.

— Oui, dit Marie-Amanda, mais si tu donnes et que tu prends plaisir à t’en vanter, que t’es toujours à le renoter à tous les vents, pour moi c’est comme si tu donnais rien, puisque des deux, t’es celui à en avoir le plus de profit.

— On appelle ça de la charité d’orgueil, affirma Alphonsine. Le Survenant, lui, avait le tour et il possédait le don !

— Ouais, le vrai don ! répondit Amable : le don de tout prendre avec l’air de donner mer et monde.

— Tu seras donc toujours de la petite mesure, Amable, lui reprocha Marie-Amanda.

Amable s’emporta :

— Voulez-vous me faire damner, vous deux ? Mais quoi c’est que vous avez tous à vous pâmer devant lui ? Vous a-t-il jeté un sort, le beau marle, avec ses chansons ? Depuis un an, il fait la loi au Chenal du Moine. Icitte il était comme le garçon de la maison. Ben plus même. Il dépensait notre argent. Il a fait boire Joinville Provençal. À vous entendre il a pilé sur le cœur d’Angélina Desmarais. Et c’est pas tout ; le père, là… oui, le père Didace…

Mais voyant Alphonsine pâlir, il se radoucit et changea sa phrase :

— Remarquez ben ce que je vous dis : on en saura peut-être jamais la fin de tout ce qu’il nous a pris, ce survenant-là. C’est une permission du bon Dieu qu’il soit parti !

Des pas approchaient de la maison : les trois se turent et attendirent pensivement.