Le Songe de Poliphile/Élégie d’un anonyme au Lecteur

Élégie d’un anonyme au Lecteur

Lecteur honnête, écoute bien le songe
Que narre ici Poliphile endormi.
C’est tout profit, je le dis sans mensonge,
Et te plaira, je crois, plus qu’à demi,

Car il enserre un infini de choses.
Que si ton front se ride tristement
En dédaignant le plaisir et ses roses,
Contemple au moins ce bel arrangement.
Tu ne le veux ? Admire au moins la langue
Toute nouvelle et le style nouveau
Et la sagesse et la grave harangue.
Possible est que tu ne le trouves beau.
Du moins regarde et l’art géométrique
Et les anciens hiéroglyphes du Nil,
Colosses, bains, maint obélisque antique,
Tous détenant leur primitif profil.
Mainte colonne et mainte pyramide,
Socles, travée et frise et piédestaux,
Bases, frontons, arc hémicycloïde,
Grande corniche et nobles chapiteaux.
Regarde aussi les demeures royales.
Connais aussi les succulents repas,
Cultes divers des nymphes virginales,
Fontaines où vont laver leurs appas.
De gardes, là, c’est un chœur bicolore.
Au labyrinthe exprimant le Destin
C’est l’existence humaine. Et puis, encore,
Vois ce qu’il dit du triple Esprit divin.
Vois ce qu’il fit entre les triples portes ;
De sa Polie admire la beauté,
Hautes vertus, grâces de toutes sortes,
Respects rendus en toute honnêteté.
Admire aussi comme elle est triomphante,
Et de Jupin vois le quadruple Ether.
Il conte après la puissance émouvante
Du Dieu d’amour qui baille un joug de fer,
Et puis après, à narrer s’ingénie
Comment Vertumne et Pomone se vont
À Priapus faire cérémonie.
On voit ici temple vaste et profond,
Tout empli d’art et mystères antiques.
Un autre temple auprès se laisse voir
Qu’a mis le Temps sous sa dent famélique.

Tu verras là, de même, sans falloir,
Inscriptions et demeure infernale.
Que sais-je bien ? Mêmement un bateau
Qui de Vénus tient l’enfant en sa cale
Et le promène au royaume de l’eau
Où, comme gens de son obédience,
Les dieux marins, Néréïdes, Tritons,
Lui font hommage en toute révérence.
Voilà Cythère, île aux riches festons,
Avec jardins et noble amphithéâtre ;
Là grand triomphe est au divin enfant,
Là de Paphos est la reine folâtre
En belle image et galbe triomphant,
Là sa fontaine et d’Adonis la tombe
Où par Vénus l’anniversaire deuil
Est célébré sous forme d’hécatombe
Pour honorer son mignon au cercueil.
C’en est assez pour la prime partie.
Mais de rechef Poliphile en sommeil
Songe à Polie et, toute en modestie,
Elle lui conte, en parler non pareil,
Et sa naissance et sa race et ses pères ;
Lui dit par qui Trévise la cité
Prit origine en terres bocagères.
Et long amour est ici récité.
Puis, à la fin, s’ensuit un appendice
Qui, nettement, met terme au manuscrit,
Très-congrûment fait à bel artifice
Pour le plaisir de quiconque le lit.
Qu’à lire tout un chacun ne rechigne ;
Pour moi n’en veux parler plus longuement.
Reçois les fruits que sa corne condigne
À grand’ copie épanche abondamment.
Tels sont, lecteur, tous les biens que te livre
Ce très-plaisant et très-utile écrit :
Sera ta faute, et non celle du livre,
Si, le pouvant, tu n’en fais ton profit.

FIN