Contes en prose (Leconte de Lisle)/Le Songe d’Hermann

Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 27-52).


LE SONGE D’HERMANN


Là où est l’amour, une pensée, une forme, il se fait un corps.
Lamennais.



I

Le bord d’une petite rivière. — Le jour baisse.

Entrent Hermann et Siegel, étudiants.



SIEGEL, chantant.

Il était un roi dans Thulé
Jusqu’au tombeau toujours fidèle.

Par l’âme de Gœthe ! j’ai beau chanter, la fatigue me serre la gorge et me plombe les jambes. Je meurs de sommeil.

HERMANN.

Nous sommes encore à trois lieues de la ferme de mon père ; l’air est tiède ; si nous passions la nuit ici ? Cette belle mousse vaut bien quelque coin enfumé de la dernière taverne que nous avons rencontrée, et d’où j’ai eu tant de peine à t’arracher.

SIEGEL.

Mousse, ma mie, vous êtes pleine et molle comme la plume de l’eider ! dussiez-vous même renfermer une feuille de rose, je ne suis pas assez sybarite pour vous la reprocher. — Je me couche. — Diable ! les courroies de mon havresac m’ont blessé l’épaule.

HERMANN.

Vois donc comme cette rivière est charmante, Siegel.

SIEGEL.

Frère Hermann, la science est un mauvais oreiller : mes Institutes commentées m’écorchent le cou, et mon Digeste est dur comme une pierre. — Enfin, tout est pour le mieux dans le pire des mondes possibles.

HERMANN.

On dirait le calme dans la grâce. Les glaïeuls frissonnent et se plaignent, la lune se lève là-bas derrière la montagne et l’eau s’argente de lueurs mélancoliques.

SIEGEL.

Un poète fantastique prendrait cela pour une ronde d’ondines en train de danser sous leur plafond liquide. Grand bien lui fasse ! je suis payen ce soir, et je regrette infiniment de ne pouvoir emboucher la flûte syracusaine du fils de Praxagoras. Que ne suis-je Tytirus de Mantoue ! — Ô blanches naiades qui tressez vos cheveux azurés au fond de vos grottes de nacre ! — Dryades et Amadryades, faunes et satyres, divines formes des bois, soyez-moi propices ! — J’ai ce soir des instincts particulièrement idylliques ; j’ai soif de combats alternés. — Faites, ô dieux, que ma pipe soit bonne et que mon tabac morave brûle bien! — Dixi .(Il allume sa pipe.)

HERMANN.

Frère, il y a dix ans que je n’ai revu cette rivière.

SIEGEL.

Le proverbe arabe dit ; Il vaut mieux être assis que debout, et couché qu’assis. Le proverbe a raison et la rivière l’emporte sur beaucoup de gros fleuves fort laids.

HERMANN.

Si je ne savais, Siegel, que tu te fais souvent un jeu de feindre une froide ironie à l’endroit des choses que tu admires le plus, je croirais parfois que tu n’as rien dans le cœur et rien dans la tête.

SIEGEL.

Grand merci, frère Hermann.

HERMANN.

Voici bien des années que nous nous connaissons. J’étais le souffre-douleurs de l’Université. Plus fort et plus considéré que moi, tu m’as pris sous ta protection, et je t’ai aimé pour ta bonté et ta bravoure ; mais pourquoi railles-tu mon émotion ? Tu n’es pas né comme moi sur le bord de cette rivière. Pourquoi ris-tu de tout ?

SIEGEL.

Je ris pour ne pas pleurer.

HERMANN.

Que veux-tu dire ? ne saurais-tu me répondre sérieusement ?

SIEGEL.

Pleurer est facile, ne rit pas qui veut. À vrai dire, notre pauvre monde ressemble un peu aux parades de la foire. Chacun, à son heure et en son lieu, monte sur les tréteaux du paillasse. Or, le paillasse qui pleure est hué. Heureux ceux qui rient ! ce sont les sages. — Le monde antique était plus indulgent ; il accordait un masque à l’histrion ; libre à lui de pleurer dessous. Mais, de notre temps, on cloue le rire aux lèvres. Vois-tu, frère Hermann, il faut entrer dans la vie sociale, et se faire place, à la blafarde lueur des quinquets enfumés de la rampe, sur ce vaste théâtre où grimace la divine humanité. — Ah ! ah ! j’étudie mon rôle, moi ! Je commence à rire assez agréablement de l’amour, de la beauté, de Dieu ! que sais-je ! — Il est bon de comprendre son siècle. Que faut-il pour cela ? se prosterner devant un écu, et salir une sainte admiration de la justice et de la beauté éternelles, par cette maxime stupide « Tout cela est bel et bon, mais il faut manger pour vivre ! — Je te le dis, frère Hermann, je rirai de tout, afin de ne pas pleurer des larmes de sang.

HERMANN.

Il y a une profonde amertume dans tes paroles, Siegel ; une amertume que je n’avais jamais soupçonnée. D’où vient cela ? ainsi tu étais malheureux, et tu ne m’en disais rien ! Mais ici, frère, par cette soirée calme et pure, seul avec un homme qui t’aime, ne te sens-tu pas pénétré d’un bonheur mélancolique ? Écoute, comme tous les bruits du jour décroissent dans un ensemble parfait. On dirait que tout chante avant le sommeil.

LE VENT DANS LES FEUILLES.

L’ombre efface, peu à peu, les contours du fleuve, et voile le ciel comme un rideau. Beaux arbres que tout le jour j’ai agités de mon haleine, chers oiseaux que j’ai bercés sur les branches mobiles, fleurs charmantes dont j’ai porté le doux parfum sur la montagne et dans la plaine, adieu. Voici le soir : le hameau se cache dans un pli du vallon ; l’horizon sommeille déjà, toute la nature se recueille, je vais dormir.

L’OISEAU SUR LE BORD DU NID.

Les rayons du couchant pâlissent, le vent murmure à peine dans les arbres, et mes petites ailes fatiguées se ferment d’elles-mêmes.Chantons le dernier air de la journée et endormons-nous. Aux premières lueurs qui s’éveilleront à l’est, il me faudra quitter ma retraite et bâtir un beau nid pour ma compagne.

L’EAU DU FLEUVE.

Les demoiselles vertes et bleues qui me ridaient de leurs ailes diaphanes, s’enfuient avec le soleil. Les frileuses ont peur de moi, et pourtant je suis encore tiède et limpide. Mais le jour baisse, les glaïeuls se penchent d’un air mélancolique, et je roule en murmurant comme la voix d’un enfant qui récite sa prière.

L’ABEILLE CESSANT DE BUTINER.

Les plus fraîches d’entre les fleurs m’ont tendu leurs calices, et, dès l’aurore, je me suis abreuvée de leur encens. J’ai tout effleuré, j’ai tout baisé de mes petites lèvres avides, depuis le lys royal jusqu’à l’humble marguerite, et mes quatre ailes se sont couvertes de la poussière brillante de mes bien-aimées. Il est temps de rentrer à la ruche ; voici le soir, et mes compagnes s’impatientent.

LES INSECTES DANS L’HERBE.

Il se fait un grand silence. La luciole s’allume là-bas comme une pâle étoile des champs, et l’oiseau met son cou sous son aile. C’est assez babiller dans nos palais de gazon ; endormons-nous sur nos brins de mousse.

LES TRAVAILLEURS REVENANT DE LA MOISSON.

Tout repose déjà. Retournons à notre foyer, la faulx sur l’épaule, et chantons gaiement. La moisson est belle et le travail facile. Le sourire de nos femmes et de nos filles nous appelle de loin. Allons boire avant le sommeil un verre de bonne bière allemande.

LE ROSSIGNOL PRÉLUDANT.

Les fioritures vont s’échapper à pleines volées de mon gosier frémissant, et j’ai le bec tout rempli de gammes chromatiques. Taisez-vous, taisez-vous ; je ne chanterai que lorsque vous serez tous endonnis.

HERMANN.

La nature est une lyre vivante. Malheureux mille fois ceux qui ne sentent pas chacune de ses cordes divines vibrer dans leur cœur !

SIEGEL.

Hermann, Hermann ! ceux-là sont les heureux de la terre.

HERMANN.

Oh ! les pauvres heureux !

SIEGEL.

Ô mon frère ! ce langage est bien étranger à mes lèvres, mais sache-le : la contemplation constante de la beauté visible et invisible dans la nature, cette seconde ouïe de l’âme, qui prête des chants mélodieux ou sublimes aux diverses formes organiques, cette étincelle divine qui vivifie le bois et l’argile, développent dans l’âme d’immenses désirs irréalisables, des aspirations généreuses, mais vaines, vers un but à peine entrevu, un vague besoin d’irrésistible tendresse pour ce qui n’est peut-être pas ! c’est la soif de Tantale ! prends garde !

HERMANN.

Quoi ! Siegel, la beauté n’est-elle donc pas ? Ces aspirations qui m’éntraînent à elle, ce désir de justice et d’harmonie qui brûle mon coeur, cet amour de l’humanité qui souffre et se lamente, ô cette admiration filiale du globe où je suis né, Siegel ! tout cela n’est-il donc pas ? Dieu nous a-t-il créés pour l’enfer éternel, avec la vision splendide du bonheur et de la beauté, comme une raillerie infernale de notre faiblesse et de notre douleur ? non, non ! Ô Siegel, j’aime une femme.

SIEGEL.

Une femme ! Je ne savais pas cela. Où l’as-tu vue ?

HERMANN.

Je ne l’ai jamais vue et j’ignore son nom. Nulle bouche humaine ne m’en a parlé, aucun livre n’a décrit sa beauté.

SIEGEL.

Et tu aimes cette femme ?

HERMANN.

Je l’aime d’un grand amour.

SIEGEL.

Frère Hermann, tu es fou.

HERMANN.

Il y a une chose triste à penser, c’est que le doute et la foi de l’homme n’ont en général aucune raison d’être.

SIEGEL.

À la bonne heure ! Mais cette femme est un rêve.

HERMANN.

Non, Siegel. Cette femme est le type humain de la beauté que j’aime dans la nature. Les plus sublimes créations du cœur ont une réalité, sois-en sûr. Je rencontrerai cette femme sur la terre ou dans un autre monde, je ne sais, mais je l’y rencontrerai.

SIEGEL.

Soit ; mais tu la cherches sans la trouver, et tu souffres.

HERMANN.

Je souffre, mais ma douleur m’est sacrée ; je pleure, mais non des larmes de sang, comme les tiennes.

SIEGEL.

Hélas ! elles sont de sang parce qu’elles tombent d’un cœur vide. Je suis désenchanté sans avoir vécu.

HERMANN.

Ne dis pas cela. Tu as en toi une force divine qui te sauvera : la jeunesse !

SIEGEL.

Je suis vieux, te dis-je, j’ai vingt ans. L’amertume déborde de mon âme. Va ! je me connais bien. Les cordes d’or de l’intelligence ont été faussées en moi. Je les fais vibrer encore, mais elles ne rendent plus qu’un son vague et incomplet, comme si elles pleuraient sur elles-mêmes... (Un silence.)

Bah ! au diable la lune et la tristesse ! Ma pipe est achevée, rallumons-la et fumons. — Vois-tu, Hermann, je t’en veux des fariboles que je t’ai dites ; ne va pas en croire un seul mot, au moins ! — Tu es fou, fou à lier ; tu finiras à l’hôpital. — L’Assyrien, ivre de libations et de courtisanes, le divin Sardanapale avait raison : — Tout cela ne vaut pas une chiquenaude ! — Je me suis moqué de toi, mon pauvre Hermann, et j’ai eu tort. Tiens, si tu veux m’en croire, nous irons boire un ou deux pots de bière à la taverne du village, tout près d’ici. La place n’est plus tenable ; voici, le diable m’emporte ! les grenouilles qui commencent à chanter, ce qui est peu réjouissant auprès des joues roses des servantes de taverne. Allons, en route !

HERMANN.

Frère, tu souffres, et ton rire me fait mal.

SIEGEL.

Viens-tu à la taverne ?

HERMANN.

Qu’y ferais-je ?

SIEGEL.

On y danse, on y joue, on y jase, on y rit, on y fait l’amour ! Tout comme dans la nuit de Walpurgis. Trouve-moi quelque chose de mieux, disait Mephistophelès à Faust. Viens-tu à la taverne ?

HERMANN.

Siegel, écoute-moi.

SIEGEL.

Tu ne viens pas ? Mes yeux se ferment, je suis fatigué, bonsoir. (Il s’endort.)

HERMANN.
Pauvre Siegel ! et il riait toujours !

II


Il fait nuit ; — la lune monte dans le ciel.


HERMANN.

Voilà donc le coin de terre où je suis né ! — Je l’ai quitté bien enfant ; mais je m’en souviens toujours. — Je vois d’ici la maison de mon père toute tapissée de treilles et de roses, — le grand banc de pierre à gauche de la porte et la petite baie que formait la rivière à quelques pas sur la droite. — Étais-je heureux alors ? l’étais-je plus qu’aujourd’hui ? hélas ! je le crains. — Demain, je reverrai les choses chères que j’ai quittées durant tant de jours peut-être stériles. Ô doux pays ! ô maison paternelle, si vous ne deviez plus reconnaître celui qui revient à vous ! Laissez-moi m’agenouiller devant votre souvenir, devant cet humble toit où je fus heureux, ignorant le bonheur ! Je le vois toujours, caché aux regards des indifférents, à l’ombre des grands arbres qui abritèrent tant de fois le petit vagabond aux pieds nus, qui courait dans la rosée, cherchant les fleurs les plus belles et les fruits les plus éclatants. Je vois encore le vieil étang où j’aimais à suivre mon image inquiète, tout en écoutant les bruits mélodieux qui sortaient des touffes de jonc et des arbustes épais. Ô douce quiétude ! ô belles heures du jeune âge, vous êtes-vous enfuies ? L’étang sourit-il toujours aux enfants curieux ? Les grands arbres s’agitent-ils toujours graves et majestueux ? La blanche maison regarde-t-elle encore la vaste prairie qui s’étendait à ses pieds comme un tapis velouté ? Et la petite fille aux yeux bleus, aux cheveux blonds, qui venait quelquefois jouer avec son ami Hermann, qu’est-elle devenue ? mariée sans doute, c’est-à-dire morte ! Demain, demain, je saurai tout cela. (Un silence. — Le rossignol chante.)

Chante, douce lyre de la nuit, harmonie vivante de la solitude ! Chante mélodieusement ton hymne à Dieu. Voix charmante, que tu es pure et limpide ! Dans ta pudeur sublime, tu attends l’heure du sommeil universel, alors que les habitants du ciel descendent seuls ici-bas. Chante, tu remplis mon cœur d’un ineffable sentiment de douce tristesse. Chante ! tu es pour moi comme le prélude d’une voix plus chère encore, et qu’il me sera donné d’entendre un jour, sur la terre ou dans le ciel, la voix de la femme que j’aime et qui m’aimera. Ô doux oiseau, ne serais-tu pas sa voix elle-même ? (Le rossignol se tait.)

Je l’ai effrayé. Si c’était un présage ! Allons, il faut dormir une heure ou deux : la nuit avance, et je veux arriver de bonne heure. (Il s’endort.)


III

Entre Alice. — Hermann et Siegel endormis.


ALICE.

J’étouffais dans ma petite chambre ; une agitation inaccoutumée troublait mon sommeil. Qu’il fait bon ici ! J’ai bien fait de sortir ; il n’est pas encore très tard, la route passe loin de la rivière et nul au monde ne me verra. (Elle s’assied sur le bord de l’eau.)

La nuit est pleine de silence, et pourtant on dirait que tout parle autour de moi dans une langue dont les mots m’échappent, mais dont le sens est rempli de charme. Petites créatures cachées sous l’herbe humide, est-ce là votre voix ? Gnomes moqueurs, est-ce votre rire qui résonne si harmonieusement à mon oreille ? Répondez-moi, esprits charmants des belles nuits ; j’aime vos paroles mystérieuses ; je rêve souvent de vos formes invisibles, et je voudrais suivre vos courses parfumées, alors que vous vous égarez dans les feuilles des roses et dans le cœur des jeunes filles !

LES INSECTES RIVERAINS.

Non, non, belle jeune fille, ce n’est pas notre voix qui trouble à cette heure le silence nocturne. Nous avons assez babillé durant toute la journée.

LES GNOMES QUI PASSENT.

Non, non, blonde enfant de la terre, ce n’est pas notre rire qui fait battre ton cœur... Notre rire est plus malin que tendre, et plus gai que mélancolique.

ALICE.

Ô rossignol ! serait-ce un écho lointain de ta voix qui ravit mon âme ?

LE ROSSIGNOL.

J’ai déjà chanté, je me suis tu. Une voix plus douce chante dans ton cœur.

ALICE.

Songes que j’aime, pressentiments de bonheur, espérances célestes qui êtes en moi, vos accents sont-ils donc aussi pénétrants ?

LES SONGES D’ALICE.

Nous ne chantons rien que tu ne chantes ; nous ne savons rien que tu ne saches ; nous sommes flottants et incertains comme ton désir.

L’OMBRE DE LA NUIT.

Mon enfant, fais silence ; écoute la voix qui s’élève dans mon sein.

LE SONGE D’HERMANN.

Jeune fille aux cheveux blonds, c’est moi qui te parle. Le sommeil est une vie plus subtile et plus mystérieuse que celle des hommes éveillés. Je dors, mais ma pensée s’unit à la tienne et te contemple dans ta beauté réelle. Écoute, écoute ! Je suis Hermann, l’étudiant, et tu es Alice, la vierge charmante. Étant enfants, nous nous aimions ; ne t’en souvient-il plus ? Oh ! que de fois nous avons confondu nos sourires et nos baisers, nos larmes de joie ou de tristesse passagère ! Alice, ne te souvient-il plus d’Hermann ? Il y a bien des jours de cela ! la petite fille est devenue femme ; l’enfant joyeux est devenu grand et triste. Ô Alice, n’as-tu rien oublié ? Réponds-moi, réponds-moi !

ALICE.

Comme mon cœur bat délicieusement ! Jamais musique plus céleste n’a été entendue. Il me semble que ces notes mélodieuses qui vibrent dans mon cœur m’emportent sur leurs ailes vers une époque passée dont le souvenir m’avait quittée.

LE SONGE D’HERMANN.

Alice, comme nous étions heureux ! Nous ne nous séparions point comme les autres enfants, avec un sourire insouciant et une frivole promesse de retour ; oh ! non, une heure d’absence était une peine, un jour passé sans nous revoir était une amère douleur ! Nous nous aimions tant, que nos mères nous disaient mari et femme. Oh ! le bonheur charmant ! Alice, Alice, n’as-tu rien oublié ?

ALICE.

Je ne sais pourquoi cette musique insaisissable qui flotte autour de moi me rappelle mes premiers jeux si doux à la ferme du vieil Hermann. Il avait un fils qui était alors mon plus cher ami ; qu’est-il devenu ?

LE SONGE D’HERMANN.

Alice, un jour je partis pour la ville éloignée : je quittai le toit natal et l’amour de mes jeunes années pour apprendre à vivre en homme. Hélas ! que sais-je aujourd’hui qui vaille les beaux jours de mon bonheur passé ? Nous nous embrassâmes longtemps, des larmes plein les yeux, des sanglots plein le cœur, et je ne t’ai plus revue durant dix années ! et durant dix années, même à mon insu, ton image est restée en moi toujours vivante et toujours adorée ; et alors comme aujourd’hui, enfant charmante et belle jeune fille, je t’ai aimée, je t’aime encore ! Alice, Alice, n’as-tu point oublié Hermann ?

ALICE.

Oh ! oui, c’était mon compagnon favori, je me le rappelle bien maintenant ! Il avait une figure fière et pensive, quoique tout jeune ; ses yeux étaient bleus comme les miens ; son sourire était grave et mélancolique, même au milieu de nos plus grandes joies. Il m’aimait beaucoup et je l’aimais aussi... Il me semble que je l’aime encore !

LE SONGE D’HERMANN.

Alice, je suis revenu vers toi, me voici. Mon souvenir renaît dans ton cœur ; ma présence invisible t’agite. Oh ! vois si je t’aime ! Mon souffle est bien celui d’un homme endormi, et pourtant il chante à ton oreille comme une voix tendre et persuasive, comme un écho mélodieux de notre doux matin ! Alice, Alice, je rêve de nos jeunes félicités, nulle parole ne s’échappe de mes lèvres closes, et pourtant n’as-tu pas entendu ton nom chastement murmuré dans le repos de la nuit ? C’est Hermann qui te parle et qui t’aime !

ALICE.

Ô jeunesse naïve et sublime, ô cher printemps des espérances fleuries ! pourquoi me bercez-vous ainsi de vos images enchanteresses ? Hermann est parti, reviendra-t-il jamais ? Et s’il revenait, m’aimerait-il encore ? Hélas ! que d’amours ont dû passer dans son cœur ! Que de joies étrangères ont effacé de son âme le souvenir lointain d’Alice ! Je m’imagine parfois qu’il est là, près de moi, invisible et présent tout ensemble. Je suis follement agitée. (Un silence.) Je vais partir. Si mon père venait à s’apercevoir de mon absence !... La nuit est fort avancée, j’aurais froid peut-être ; il faut rentrer.

HERMANN, s’éveillant.

Il fait nuit encore. J’ai fait un rêve singulier : il m’a semblé revoir, belle et grande, la petite Alice d’autrefois ! Alice ! je me suis rappelé ce nom dans mon rêve. C’est étrange. Me voici vraiment troublé de cette folle imagination.

ALICE, effrayée.

J’ai entendu remuer sous ces grands arbres. Ô mon Dieu, ne suis-je donc pas seule ici ! (Elle se lève.)

HERMANN.

Il y a quelqu’un vêtu de blanc sur le bord de la rivière ; on dirait une femme. (Il se lève et sort de l’ombre. La lune éclaire son visage)

ALICE, s’enfuyant.

Hermann !

HERMANN, la reconnaissant.

Ô mon rêve, sois béni ! Siegel ! Siegel !

SIEGEL, s’eveillant.

Qu’est-ce ? que me veut-on ? Ah ! c’est toi, Hermann ; laisse-moi donc dormir.

HERMANN.

Je l’ai vue, te dis-je ; c’était elle !

SIEGEL.

Qui ? quoi ? un voleur, une fée, une sorcière, un ange, le diable ? as-tu vu les ombres lamentables de ceux qui se sont noyés ici marcher sur l’eau, drapés dans leurs linceuls mortuaires ? Imposes-tu une élégie ou un dithyrambe funèbre ? As-tu peur ? es-tu fou ? Moi, j’ai sommeil ; bonsoir.

HERMANN.

C’est elle, c’est Alice !

SIEGEL.

Qu’est-ce que c’est qu’Alice ?

HERMANN.

Ma compagne d’enfance, ma maîtresse, ma femme !

SIEGEL.

Ah ! bah ! mon cher, quand on a le déplorable défaut de parler en rêvant, il faudrait au moins ne pas réveiller aussi brusquement les pauvres diables qui, n’ayant point le pied fourchu de Mephistophélès ont bravement fourni dix lieues éternelles entre le lever et le coucher du soleil. Tu es fou à trente-six carats. Lorsque je verrai ton brave homme de père, lequel doit être un bon Allemand de pure race, en guise de remerciements de sa patriarcale hospitalité, je le persuaderai de t’envoyer à l’hôpital, car tu es timbré à tout jamais. En attendant, voici le jour qui monte là-bas comme une vapeur blanche. Partons-nous ?

HERMANN.

Solitude charmante où j’ai entrevu le bonheur, onde limpide où se sont réfléchis ses regards, belle herbe fleurie qu’elle a foulée, adieu ! car si je ne la revois pas, je mourrai !

SIEGEL.

Nos dulcia linquimus arva ! Donne-moi du tabac. Bien. J’aurai une faim d’anthropophage à l’heure du déjeuner. (Il chante.)

Il était un roi dans Thulé,
Jusqu’au tombeau toujours fidèle,
Auquel avait laissé sa belle
Une coupe en or ciselé.

(Ils sortent.)