Le Socialisme et la Guerre/Chapitre 1
CHAPITRE PREMIER
LES PRINCIPES DU SOCIALISME
ET LA GUERRE DE 1914-1915
L’ATTITUDE DES SOCIALISTES VIS-À-VIS DES GUERRES
Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise de barbares et de brutes. Cependant notre attitude à nous, vis-à-vis de la guerre, est foncièrement différente de celle des pacifistes bourgeois (partisans et propagandistes de la paix) et des anarchistes. Des premiers nous nous distinguons en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays ; nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans fonder le socialisme ; nous nous distinguons encore en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressif et la nécessité des guerres civiles, c’est-à-dire des guerres faites par la classe opprimée contre la classe qui l’opprime, par les esclaves contre les esclavagistes, par les paysans serfs contre les propriétaires fonciers, par les salariés contre la bourgeoisie. Des pacifistes et des anarchistes, nous nous distinguons, nous autres marxistes, en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’étudier historiquement (au point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part. L’histoire a connu maintes guerres qui, malgré toutes les horreurs, les atrocités, les calamités et les tortures que comporte inévitablement toute guerre, quelle qu’elle soit, étaient progressives, c’est-à-dire qu’elles furent utiles au développement de l’humanité et aidèrent à détruire les institutions particulièrement nuisibles et réactionnaires (par exemple, l’autocratie ou le servage), les despotismes les plus barbares en Europe (turc et russe). Aussi importe-t-il d’examiner les particularités historiques précisément de la guerre actuelle.
LES TYPES HISTORIQUES DES GUERRES
DU TEMPS NOUVEAU
La grande révolution française a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité. Depuis lors jusqu’à la Commune de Paris, de 1789 à 1871, un des types de guerres furent celles à caractère progressif bourgeois, de libération nationale. Autrement dit, le principal contenu et la portée historique de ces guerres consistaient à renverser l’absolutisme et le féodalisme, à les saper, à secouer le joug étranger. Ce furent là, par conséquent, des guerres progressives ; aussi tous les démocrates honnêtes et révolutionnaires, de même que tous les socialistes, dans les guerres de ce genre, se sont toujours montrés sympathiques au succès du pays (c’est-à-dire de la bourgeoisie), qui avait contribué à renverser ou à saper les assises les plus dangereuses du féodalisme, de l’absolutisme et de l’oppression exercée sur les peuples étrangers. Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France il y eut un élément de pillage et de conquête des terres d’autrui par les Français ; toutefois cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres, qui démolissaient et ébranlaient le féodalisme et l’absolutisme de toute la vieille Europe, de l’Europe servagiste. Dans la guerre franco-allemande, l’Allemagne avait dépouillé la France, mais cela ne change rien à la portée historique essentielle de cette guerre, qui a affranchi des dizaines de millions d’Allemands du morcellement féodal et de l’oppression exercée sur eux par deux despotes, le tsar russe et Napoléon III.
GUERRE OFFENSIVE OU GUERRE DÉFENSIVE ?
L’époque de 1789-1871 a laissé des traces profondes et des réminiscences révolutionnaires. Avant le renversement du féodalisme, de l’absolutisme et du joug étranger, il ne pouvait être question du développement de la lutte du prolétariat pour le socialisme. Parlant du caractère légitime de la guerre « défensive » par rapport aux guerres d’une telle époque, les socialistes ont toujours poursuivi précisément les buts visant à une révolution contre le régime médiéval et le servage. Les socialistes ont toujours entendu par guerre « défensive » une guerre « juste » dans ce sens (W. Liebknecht s’est justement exprimé un jour ainsi). C’est dans ce sens seulement que les socialistes reconnaissaient et continuent de reconnaître le caractère légitime, progressif, équitable de la « défense de la patrie » ou d’une guerre « défensive ». Par exemple, si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l’Inde à l’Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres « justes », « défensives », quel que soit le premier agresseur, et tout socialiste se montrerait sympathique à la victoire des États opprimés, dépendants, ne jouissant pas de la plénitude de leurs droits, contre les « grandes » puissances oppressives, servagistes, spoliatrices.
Mais imaginez-vous qu’un propriétaire de 100 esclaves fasse la guerre à un autre propriétaire qui en possède 200, pour un plus « juste » partage des esclaves. Il est évident qu’appliquer à un tel cas l’idée de guerre « défensive » ou de « défense de la patrie » ce serait falsifier l’histoire et, pratiquement, une mystification du bas peuple, de la petite bourgeoisie, des gens ignorants, par d’habiles esclavagistes. C’est ainsi précisément que la bourgeoisie impérialiste de nos jours trompe les peuples au moyen d’une idéologie « nationaliste » et de l’idée de défense de la patrie, dans la guerre actuelle entre esclavagistes pour aggraver et renforcer l’esclavage.
LA GUERRE ACTUELLE EST UNE GUERRE
IMPÉRIALISTE
Presque tous reconnaissent la guerre actuelle comme une guerre impérialiste, mais la plupart du temps ils déforment cette idée, ou bien ils l’appliquent à un seul côté, ou bien ils laissent entrevoir la possibilité pour cette guerre d’avoir une portée progressive bourgeoise, de libération nationale. L’impérialisme est le degré supérieur du développement du capitalisme, que celui-ci a atteint seulement au XXe siècle. Le capitalisme se sent désormais à l’étroit dans les vieux États nationaux, sans la formation desquels il ne pouvait renverser le féodalisme. Le capitalisme a développé la concentration au point que des industries entières ont été accaparées par les consortiums, les trusts, les unions de capitalistes milliardaires, et que presque tout le globe a été partagé entre ces « puissances du capital », sous forme de colonies ou en enveloppant des pays étrangers par mille liens d’une exploitation financière. À la liberté du commerce et de la concurrence se sont substituées des tendances au monopole, à la conquête de terres pour y faire valoir les capitaux, pour exporter les matières premières, etc. De libérateur des nations que le capitalisme était dans la lutte contre le féodalisme, le capitalisme impérialiste est devenu un puissant oppresseur des nations. De progressif le capitalisme est devenu réactionnaire ; il a développé les forces productives au point que l’humanité n’a plus qu’à passer au socialisme, ou connaître durant des années et même des dizaines d’années, la lutte armée des « grandes » puissances pour la conservation artificielle du capitalisme à l’aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d’oppressions nationales de toute nature.
LA GUERRE ENTRE LES PLUS GROS PROPRIÉTAIRES
D’ESCLAVES POUR LE MAINTIEN ET LE
RENFORCEMENT DE L’ESCLAVAGE
Pour montrer le rôle de l’impérialisme, nous citerons des données précises sur le partage du monde par ce qu’on appelle les « grandes » puissances (c’est-à-dire celles qui connaissent le succès dans le grand pillage) :
ESCLAVAGISTES
« Grandes » puissances | Colonies | Métropoles | Total | |||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
1876 | 1914 | 1914 | ||||||
kilomètres carrés | habitants | kilomètres carrés | habitants | kilomètres carrés | habitants | kilomètres carrés | habitants | |
en millions | en millions | en millions | en millions | |||||
Angleterre | 22, 5 | 251, 9 | 33, 5 | 393, 5 | 0, 3 | 46, 5 | 33, 8 | 440, 0 |
Russie | 17, 0 | 15, 9 | 17, 4 | 33, 2 | 5, 4 | 136, 2 | 22, 8 | 169, 4 |
France | 0, 9 | 6, 0 | 10, 6 | 55, 5 | 0, 5 | 36, 9 | 11, 1 | 95, 1 |
Allemagne | — | — | 2, 9 | 12, 3 | 0, 5 | 64, 9 | 3, 4 | 77, 2 |
Japon | — | — | 0, 3 | 19, 2 | 0, 4 | 53, 0 | 0, 7 | 72, 2 |
États-Unis de l’Amérique du Nord | — | — | 0, 3 | 9, 7 | 9, 4 | 97, 0 | 9, 7 | 106, 7 |
Six « grandes » puissances | 40,4 | 273,8 | 65,0 | 523,4 | 16,5 | 437,2 | 81,5 | 960,6 |
Colonies appartenant non aux grandes puissances (mais à la Belgique, à la Hollande et d’autres États) | 9,9 | 45,3 | 9,9 | 45,3 | ||||
Trois pays « semi-colonies » (Turquie, Chine et Perse | 14,5 | 361,2 | ||||||
Total | 105,9 | 1367,1 | ||||||
Autres États et pays | 28,0 | 289,9 | ||||||
Tout le globe (excepté la région polaire) | 133,9 | 1657,0 |
Il ressort de là que les peuples qui, en 1789-1871, ont combattu la plupart du temps à la tête des autres pour la liberté, se sont transformés maintenant, après 1876, sur la base d’un capitalisme hautement évolué et « trop mûr », en oppresseurs et spoliateurs de la majorité des populations et des nations du globe. De 1876 à 1914 six « grandes » puissances ont accaparé 25 millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire une superficie deux fois et demie celle de toute l’Europe ! Six puissances se sont asservi au delà d’un demi-milliard (523 millions) d’habitants des colonies. Sur 4 habitants des « grandes » puissances il en revient 5 dans « leurs » colonies. Tout le monde sait que les colonies ont été conquises par le feu et le fer ; qu’on inflige à la population des colonies un traitement sauvage ; qu’on l’exploite par mille moyens (au moyen de l’exportation de capitaux, de concessions, etc. ; en la trompant sur les marchandises qui lui sont vendues, en la subordonnant aux autorités de la nation « dominante », et ainsi de suite à l’infini). La bourgeoisie anglo-française trompe le peuple, lorsqu’elle prétend mener la guerre pour la liberté des peuples et de la Belgique : en réalité, elle mène la guerre pour conserver les colonies qu’elle a volées outrageusement. Les impérialistes allemands auraient immédiatement affranchi la Belgique, etc., si les Anglais et les Français avaient « honnêtement » partagé avec eux leurs colonies. La situation a ceci d’original que dans cette guerre le sort des colonies est décidé par la guerre sur le continent. Du point de vue de la justice bourgeoise et de la liberté nationale (ou du droit des nations à l’existence), l’Allemagne aurait eu raison contre l’Angleterre et la France, car elle a été « lésée » en fait de colonies ; ses ennemis oppriment infiniment plus de nations qu’elle ne le fait elle-même, et chez son alliée, l’Autriche, les Slaves opprimés jouissent incontestablement d’une plus grande liberté qu’en Russie tsariste, cette véritable « prison des peuples ». Cependant l’Allemagne, elle, fait la guerre non pour affranchir, mais pour opprimer les nations. Il n’appartient pas aux socialistes d’aider un brigand plus jeune et plus vigoureux (l’Allemagne) à piller des brigands plus vieux et plus repus. Les socialistes doivent profiter de la guerre que se font les brigands pour les renverser tous. Il faut pour cela, avant tout, que les socialistes disent la vérité au peuple, à savoir que cette guerre est, dans un triple sens, une guerre d’esclavagistes pour la consolidation de l’esclavage. C’est une guerre, premièrement, pour la consolidation de l’esclavage des colonies au moyen d’un partage plus « juste » et d’une exploitation ultérieure, plus « coordonnée », de ces colonies ; en second lieu, pour renforcer l’oppression sur les nations étrangères dans les « grandes » puissances elles-mêmes, car et l’Autriche et la Russie (la Russie beaucoup plus et bien pire que l’Autriche) ne se maintiennent qu’au moyen de cette oppression, qu’elles renforcent par la guerre ; en troisième lieu, pour la consolidation et la prolongation de l’esclavage salarié, car le prolétariat est divisé et accablé, tandis que les capitalistes gagnent en s’enrichissant de la guerre, en excitant les préjugés nationaux et en accentuant la réaction qui a relevé la tête dans tous les pays, même dans les pays républicains les plus libres.
« LA GUERRE EST UN PROLONGEMENT
DE LA POLITIQUE PAR D’AUTRES MOYENS »
(SAVOIR : VIOLENTS)
Cette célèbre sentence appartient à Clausewitz, un des écrivains les plus pénétrants dans les problèmes militaires. Les marxistes ont toujours considéré avec juste raison cette thèse comme la base théorique des conceptions sur le rôle de chaque guerre donnée. C’est de ce point de vue précisément que Marx et Engels ont toujours envisagé les différentes guerres.
Appliquez ce point de vue à la guerre actuelle. Vous verrez que, durant des décades, pendant presque un demi-siècle, les gouvernements et les classes dirigeantes de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de Autriche et de la Russie, ont fait une politique de pillage des colonies, d’oppression des nations étrangères, d’écrasement du mouvement ouvrier. C’est cette politique, seulement cette politique, qui se poursuit dans la guerre actuelle. En Autriche et en Russie notamment la politique du temps de paix comme du temps de guerre consiste à asservir les nations, et non à les affranchir. Au contraire, en Chine, en Perse, dans l’Inde et les autres pays dépendants, nous assistons durant ces dernières décades à une politique de réveil à la vie nationale de dizaines et de centaines de millions d’hommes, politique tendant à les libérer du joug des « grandes » puissances réactionnaires. La guerre sur ce terrain historique peut aujourd’hui encore être une guerre progressive bourgeoise, de libération nationale.
Il suffit de considérer la guerre actuelle du point de vue de la continuation, pendant cette guerre, de la politique des « grandes » puissances et des classes fondamentales qui en font partie, pour constater aussitôt le flagrant antihistorisme, le mensonge et l’hypocrisie de cette opinion selon laquelle on peut justifier l’idée de la « défense de la patrie » dans la guerre de nos jours.
L’EXEMPLE DE LA BELGIQUE
Les social-chauvins de la triple (aujourd’hui quadruple) entente (en Russie Plékhanov et Cie) aiment surtout invoquer l’exemple de la Belgique. Mais cet exemple est contre eux. Les impérialistes allemands ont violé sans vergogne la neutralité de la Belgique, comme l’avaient fait toujours et partout les États belligérants qui, au besoin, foulaient aux pieds tous les traités et engagements. Admettons que tous les États qui ont intérêt à respecter les traités internationaux aient déclaré la guerre à l’Allemagne, en exigeant d’elle l’évacuation et le dédommagement de la Belgique. En ce cas la sympathie des socialistes serait, bien entendu, du côté des ennemis de l’Allemagne. Or, le fait est justement que la guerre est menée par la « triple (et quadruple) entente », non pas pour la Belgique : cela est parfaitement connu, et seuls les hypocrites le dissimulent. L’Angleterre pille les colonies de l’Allemagne et la Turquie ; la Russie en fait autant pour la Galicie et la Turquie ; la France cherche à obtenir l’Alsace-Lorraine et même la rive gauche du Rhin ; avec l’Italie un traité a été conclu sur le partage du butin (Albanie, Asie mineure) ; avec la Bulgarie et la Roumanie, des négociations se poursuivent également pour le partage du butin. Sur le terrain de la guerre actuelle des actuels gouvernements il est impossible d’aider la Belgique autrement qu’en aidant à étrangler l’Autriche ou la Turquie, etc. ! Que vient faire alors ici la « défense de la patrie » ?? C’est là précisément le caractère particulier de la guerre impérialiste, guerre menée entre les gouvernements bourgeois réactionnaires qui ont fait historiquement leur temps, en vue d’opprimer les autres nations. Quiconque justifie la participation à cette guerre, perpétue l’oppression impérialiste des nations. Quiconque prêche l’exploitation des difficultés actuelles des gouvernements en vue de lutter pour la révolution sociale, défend réellement la liberté réelle de toutes les nations, liberté qui n’est réalisable qu’en régime socialiste.
POURQUOI LA RUSSIE FAIT-ELLE LA GUERRE ?
L’impérialisme capitaliste de type nouveau en Russie s’est pleinement révélé dans la politique du tsarisme à l’égard de la Perse, de la Mandchourie, de la Mongolie ; mais ce qui, d’une façon générale, domine en Russie, c’est l’impérialisme militaire et féodal. Nulle part au monde l’oppression ne s’exerce sur la majorité de la population du pays, comme en Russie : les Grands-Russes ne forment que 43% de la population, c’est-à-dire au-dessous de la moitié, tandis que tous les autres sont privés de droits, en tant qu’allogènes. Sur 170 millions d’habitants de la Russie près de 100 millions sont opprimés et privés de droits. Le tsarisme fait la guerre pour s’emparer de la Galicie et étrangler définitivement la liberté des Ukrainiens, s’emparer de l’Arménie, de Constantinople, etc. Le tsarisme voit dans la guerre un moyen de détourner l’attention du mécontentement croissant à l’intérieur du pays et écraser le mouvement révolutionnaire ascendant. Aujourd’hui sur deux Grands-Russes on compte en Russie deux ou trois « allogènes » privés de droits ; c’est au moyen de la guerre que le tsarisme s’efforce d’augmenter le nombre des nations opprimées par la Russie, de consolider leur oppression et de faire échec à la lutte pour la liberté des Grands-Russes eux-mêmes. La possibilité d’opprimer et de piller les autres peuples stabilise le marasme économique, car au lieu de développer les forces productives, c’est souvent l’exploitation semi-féodale des « allogènes » qui constitue la source des revenus. Ainsi, du côté de la Russie, la guerre se distingue par une réaction effrénée et un caractère hostile à l’œuvre de libération.
QU’EST-CE QUE LE SOCIAL-CHAUVINISME ?
Le social-chauvinisme plaide en faveur de la « défense de la patrie » dans la guerre actuelle. De cette idée découle, ensuite, l’abandon de la lutte de classes pendant la guerre, le vote des crédits militaires, etc. En réalité les social-chauvins pratiquent une politique antiprolétarienne, bourgeoise, car ils préconisent en réalité non la « défense de la patrie » dans le sens de la lutte contre le joug étranger, mais le « droit » de telles ou telles « grandes » puissances de piller les colonies et d’opprimer les autres peuples. Les social-chauvins renouvellent la mystification du peuple par la bourgeoisie, prétendant que la guerre est menée pour la défense de la liberté et de l’existence des nations, et c’est ainsi qu’ils passent aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. Aux social-chauvins appartiennent aussi bien ceux qui justifient et exaltent les gouvernements et la bourgeoisie d’un des groupes belligérants des puissances que ceux qui, pareils à Kautsky, reconnaissent aux socialistes de toutes les puissances belligérantes le même droit de « défendre la patrie ». Le social-chauvinisme qui préconise en fait la défense des privilèges, des prérogatives, des pillages et violences de « sa propre » bourgeoisie impérialiste (ou de toute autre, en général), constitue une trahison totale envers toutes les convictions socialistes et la décision du congrès socialiste international de Bâle4.
LE MANIFESTE DE BÂLE
Le manifeste sur la guerre, adopté à l’unanimité en 1912, à Bâle, entend justement la guerre qui a éclaté en 1914 entre l’Angleterre et l’Allemagne avec leurs alliés actuels. Le manifeste déclare nettement que nul intérêt du peuple ne peut justifier une telle guerre, menée pour « les profits des capitalistes et les privilèges des dynasties », sur la base d’une politique impérialiste, spoliatrice des grandes puissances. Le manifeste déclare nettement que la guerre est un danger « pour les gouvernements » (tous sans exception) ; il marque la peur qu’ils ont devant « la révolution prolétarienne » ; il rappelle avec la plus parfaite précision l’exemple de la commune de 1871 et celui d’octobre-décembre 1905, c’est-à-dire l’exemple de la révolution et de la guerre civile. C’est ainsi que le manifeste de Bâle, précisément pour la guerre actuelle, établit la tactique de la lutte révolutionnaire des ouvriers, à l’échelle internationale, contre leurs gouvernements, la tactique de la révolution prolétarienne. Le manifeste de Bâle reprend les termes de la résolution de Stuttgart, disant qu’au cas où la guerre éclaterait, les socialistes devraient exploiter « la crise économique et politique » due à cette guerre, afin de « hâter la chute du capitalisme », c’est-à-dire exploiter les difficultés imposées par la guerre aux gouvernements, ainsi que la colère des masses, en vue de la Révolution socialiste.
La politique des social-chauvins, politique tendant à justifier la guerre du point de vue de la libération bourgeoise, à admettre l’idée de « la défense de la patrie », à voter les crédits, à faire partie des ministères, etc., etc., c’est une trahison directe du socialisme, qui ne s’explique, comme on le verra plus loin, que par La victoire de l’opportunisme et de la politique ouvrière libérale-nationaliste au sein de la majorité des partis européens.
LES FAUSSES RÉFÉRENCES À MARX ET ENGELS
Les social-chauvins russes (avec Plékhanov à leur tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d’Engels en 1891 sur la nécessité impérieuse pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre avec la Russie et la France réunies ; enfin les social-chauvins genre Kautsky, désireux de réconcilier et de légitimer le chauvinisme international, invoquent le fait que Marx et Engels, tout en condamnant les guerres, se rangeaient néanmoins avec constance, de 1854-1855 à 1870-1871 et 1876-1877, aux côtés de tel ou tel État belligérant, une fois que la guerre était déclenchée.
Toutes ces références ne sont qu’une déformation révoltante des conceptions de Marx et d’Engels pour servir la bourgeoisie et les opportunistes, de même que les écrits des anarchistes Guillaume et Cie déforment les conceptions de Marx et Engels pour justifier l’anarchisme. La guerre de 1870-1871 a été, du côté de l’Allemagne, une guerre historiquement progressive jusqu’à la défaite de Napoléon III qui, en commun avec le tsar, avait longuement opprimé l’Allemagne, en y entretenant la dispersion féodale. Dès que la guerre eut tourné au pillage de la France (annexion de l’Alsace et de la Lorraine), Marx et Engels condamnèrent résolument les Allemands. Au reste, dès le début de cette guerre Marx et Engels avaient approuvé le refus de Bebel et ide Liebknecht de voter les crédits et recommandaient à la social-démocratie de ne pas fusionner avec la bourgeoisie, mais de lutter pour la sauvegarde des intérêts de classe particuliers au prolétariat. Reporter l’appréciation de cette guerre, progressive-bourgeoise et de libération nationale, sur le terrain de la guerre impérialiste de nos jours, c’est se moquer de la vérité. Il en va de même, de façon encore plus frappante, pour la guerre de 1851-1855 et pour toutes les guerres du XIXe objectives déjà mûres du socialisme, ni partis socialistes de masse dans tous les pays belligérants, c’est-à-dire que les conditions faisaient défaut, dont le manifeste de Bâle tirait la tactique de la « révolution prolétarienne » en relation avec la guerre entre les grandes puissances.
Invoquer aujourd’hui l’attitude de Marx vis-à-vis des guerres de l’époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : « Les ouvriers n’ont pas de patrie », paroles qui se rapportent justement à l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui avait fait son temps, à l’époque de la révolution socialiste, c’est déformer cyniquement Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois.
LA FAILLITE DE LA IIe INTERNATIONALE
Les socialistes du monde entier ont déclaré solennellement en 1912, à Bâle, qu’ils considèrent la future guerre européenne comme une entreprise « criminelle » et ultra-réactionnaire de tous les gouvernements, entreprise qui doit hâter le naufrage du capitalisme, en provoquant inévitablement la révolution contre ce dernier. La guerre est venue, la crise a éclaté. Au lieu de la tactique révolutionnaire, la majorité des partis social-démocrates réalisent une tactique réactionnaire et se rangent aux côtés de leurs gouvernements et de leur bourgeoisie. Cette trahison contre le socialisme marque la faillite de la IIe Internationale (1889-1914), nous devons donc nous rendre compte de ce qui a déterminé cette faillite, à quoi est dû le social-chauvinisme et ce qui lui donne de la vigueur.
LE SOCIAL-CHAUVINISME,
C’EST DE L’OPPORTUNISME ACHEVÉ
Durant toute l’époque de la IIe Internationale, partout la lutte s’est poursuivie à l’intérieur des partis social-démocrates entre l’aile révolutionnaire et l’aile opportuniste. Dans plusieurs pays la scission s’est faite sur ce point (Angleterre, Italie, Hollande, Bulgarie). Aucun marxiste ne doutait que l’opportunisme traduisait la politique bourgeoise dans le mouvement ouvrier, traduisait les intérêts de la petite bourgeoisie et de l’alliance d’une partie minime des ouvriers embourgeoisés avec « leur » bourgeoisie contre les intérêts de la masse des prolétaires, de la masse des opprimés.
Les conditions objectives de la fin du XIXe siècle accentuaient tout particulièrement l’opportunisme ; elles transformaient l’utilisation de la légalité bourgeoise en servilité à son égard, créaient une faible couche de bureaucratie et d’aristocratie de la classe ouvrière, et attiraient dans les rangs des partis social-démocrates nombre de « compagnons de route » petit-bourgeois.
La guerre avait impulsé le développement et transformé l’opportunisme en social-chauvinisme, transformé l’alliance secrète des opportunistes avec la bourgeoisie en une alliance ouverte. En outre, les autorités militaires introduisirent partout la loi martiale et la muselière pour la masse ouvrière, dont les vieux chefs étaient passés, à peu près en bloc, du côté de la bourgeoisie.
La base économique de l’opportunisme est la même que celle du social-chauvinisme : les intérêts de la faible couche des ouvriers privilégiés et de la petite bourgeoisie qui défendent leur situation privilégiée, leur « droit » aux miettes des profits réalisés par « leur » bourgeoisie nationale dans le pillage des autres nations, des avantages attachés à sa situation de grande puissance, etc.
Le contenu politique et idéologique de l’opportunisme et du social-chauvinisme est le même : collaboration des classes au lieu de leur lutte, abandon des moyens révolutionnaires de lutte, aide à « leur » gouvernement en difficulté au lieu de l’utilisation de ses difficultés pour la révolution. Si l’on considère tous les pays européens dans leur ensemble, si l’on fait attention non point à des particuliers (si grand que soit leur prestige), on constatera que c’est le courant opportuniste qui est devenu le principal rempart du social-chauvinisme, et que du camp des révolutionnaires s’élève presque partout une protestation plus ou moins suivie contre ce courant. Et si l’on considère, par exemple, le groupement de tendances au congrès socialiste international de Stuttgart, en 19075, on constatera que le marxisme international était contre l’impérialisme, et que, déjà à l’époque, l’opportunisme international était pour lui.
L’UNITÉ AVEC LES OPPORTUNISTES, C’EST
L’ALLIANCE DES OUVRIERS AVEC « LEUR »
BOURGEOISIE NATIONALE ET LA SCISSION
DE LA CLASSE OUVRIÈRE RÉVOLUTIONNAIRE
INTERNATIONALE
Bien qu’à l’époque antérieure à la guerre, l’opportunisme fût considéré souvent comme un « écart », une « extrémité », il n’en était pas moins considéré comme partie intégrante du parti social-démocrate. La guerre a montré que cet état de choses était impossible dans l’avenir. L’opportunisme est venu à maturité, il a tenu jusqu’au bout son rôle d’émissaire de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier. L’unité avec les opportunistes est devenue un tissu d’hypocrisies, dont nous voyons l’exemple dans le parti social-démocrate allemand. Dans toutes les grandes occasions (par exemple, lors du vote du 4 août6) les opportunistes se présentent avec leur ultimatum qu’ils mettent en œuvre en faisant intervenir leurs nombreuses relations avec la bourgeoisie, leur majorité dans les directions des syndicats, etc. Pratiquement l’unité avec les opportunistes, c’est aujourd’hui la soumission de la classe ouvrière à « sa » bourgeoisie nationale, l’alliance avec celle-ci en vue d’opprimer les autres nations et de lutter pour les privilèges impérialistes, tout en étant la scission du prolétariat révolutionnaire de tous les pays.
Si dure que soit, en certains cas, la lutte contre les opportunistes qui règnent dans maintes organisations ; si original que soit, dans certains pays, le processus d’épuration des partis ouvriers, des opportunistes, ce processus est inévitable et fécond. Le socialisme réformiste agonise ; le socialisme renaissant « sera révolutionnaire, irréconciliable, insurrectionnel », selon le mot si juste du socialiste français Paul Goley.
LE « KAUTSKISME »
Kautsky, la plus grande autorité de la IIe Internationale, offre l’exemple éminemment typique et éclatant de la façon dont la reconnaissance verbale du marxisme a abouti en fait à le transformer en « strouvisme7 » ou « brentanisme8 ». Nous en voyons un autre exemple chez Plékhanov. À l’aide de sophismes patents, on vide le marxisme de son âme vivante, révolutionnaire. On admet tout dans le marxisme, excepté les moyens révolutionnaires de lutte, leur propagande et leur préparation, l’éducation des masses précisément dans ce sens. Au mépris de tout principe, Kautsky « concilie » la pensée fondamentale du social-chauvinisme, l’acceptation de la défense de la patrie dans la guerre actuelle, avec des concessions diplomatiques et ostentatoires aux gauches, telles que l’abstention au vote des crédits, l’aveu verbal de son esprit d’opposition, etc. Kautsky, qui écrivit en 1909 tout un livre sur l’imminence d’une époque de révolutions et sur les liens qui rattachent la guerre à la révolution ; Kautsky, qui signa en 1912 le manifeste de Bâle sur l’utilisation révolutionnaire de la guerre de demain, s’emploie aujourd’hui à justifier et à camoufler de toutes les manières le social-chauvinisme. Comme Plékhanov, il se joint à la bourgeoisie pour railler toute idée de révolution, toutes dispositions visant à une lutte révolutionnaire directe.
La classe ouvrière ne peut accomplir son rôle révolutionnaire mondial sans soutenir une lutte implacable contre ce reniement, cette veulerie, cette basse complaisance envers l’opportunisme, cet incroyable avilissement théorique du marxisme. Le kautskisme n’est pas dû au hasard, c’est le produit social des contradictions de la IIe Internationale, de la fidélité en paroles au marxisme, alliés à la soumission de fait à l’opportunisme.
Dans les différents pays, ce mensonge fondamental du « kautskisme » se manifeste sous des formes diverses. En Hollande, Roland-Holst, repoussant l’idée de la défense de la patrie, plaide la cause de l’unité avec le parti des opportunistes. Trotski en Russie, repoussant à son tour cette idée, plaide aussi la cause de l’unité avec le groupe opportuniste et chauvin de Nacha Zarid9, Rakovski en Roumanie, déclarant la guerre à l’opportunisme, auteur de la faillite de l’Internationale, est prêt à reconnaître du même coup le caractère légal de l’idée de la défense de la patrie. Ce sont là les manifestations du mal que les marxistes hollandais (Gorter, Pannekoek) appelaient le « radicalisme passif », et qui vise à substituer au marxisme révolutionnaire l’éclectisme en matière de théorie et la servilité ou l’impuissance devant l’opportunisme dans la pratique.
LE MOT D’ORDRE DES MARXISTES EST CELUI
DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE RÉVOLUTIONNAIRE
La guerre a engendré incontestablement la crise la plus violente et aggravé à l’extrême la misère des masses. Le caractère réactionnaire de cette guerre, le mensonge éhonté de la bourgeoisie de tous les pays, qui dissimule ses visées de brigandage sous le manteau d’une idéologie « nationaliste », créent nécessairement, dans une situation révolutionnaire objective, des tendances révolutionnaires dans les masses. Notre devoir est d’aider à comprendre ces tendances, de les approfondir et de leur faire prendre corps. Seul le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile exprime correctement cette tâche, et toute lutte de classes conséquente pendant la guerre, toute tactique sérieusement appliquée d’actions de masse, y mène inévitablement. On ne peut savoir si c’est à la suite de la première ou de la seconde guerre impérialiste des grandes puissances, si c’est pendant ou après cette guerre, qu’éclatera un vigoureux mouvement révolutionnaire. De toute façon notre devoir impérieux est de travailler systématiquement et sans relâche précisément dans cet ordre d’idées.
Le manifeste de Bâle invoque directement l’exemple de la Commune de Paris, c’est-à-dire la transformation de la guerre des gouvernements en guerre civile. Il y a un demi-siècle le prolétariat était trop faible, les conditions objectives du socialisme n’étaient pas encore venues à maturité, il ne pouvait y avoir ni concordance ni coopération des mouvements révolutionnaires dans tous les pays belligérants ; l’engouement d’une partie des ouvriers parisiens pour « l’idéologie nationaliste » (tradition de 1792) était leur faiblesse petite-bourgeoise, signalée en temps opportun par Marx, et aussi une des causes de l’effondrement de la Commune. Un demi-siècle plus tard, les conditions qui affaiblissaient la révolution d’alors avaient disparu, et à l’heure actuelle il est impardonnable pour un socialiste de faire abandon de son activité précisément dans l’esprit des communards de Paris.
EXEMPLE DE FRATERNISATION DANS LES TRANCHÉES
Les journaux bourgeois de tous les pays belligérants ont cité des exemples de fraternisation entre soldats des nations belligérantes même dans les tranchées. Et les décrets draconiens promulgués par les autorités militaires (Allemagne, Angleterre) contre cette fraternisation, ont démontré que les gouvernements et la bourgeoisie y attachaient une importance sérieuse. Si, sous la pleine domination de l’opportunisme au sommet des partis social-démocrates de l’Europe occidentale, et avec le soutien du social-chauvinisme par toute la presse social-démocrate, par toutes les autorités de la IIe Internationale, des exemples de fraternisation avaient pu se produire, cela nous montre à quel point il serait possible de réduire la guerre criminelle, réactionnaire et esclavagiste d’aujourd’hui, et d’organiser le mouvement international révolutionnaire, à condition qu’un travail systématique soit fait dans ce sens ne serait-ce que par les socialistes de gauche de tous les pays belligérants.
LE RÔLE DE L’ORGANISATION ILLÉGALE
Des anarchistes marquants du monde entier, tout autant que les opportunistes, se sont laissés couvrir de honte par leur social-chauvinisme (dans l’esprit de Plékhanov et de Kautsky) dans cette guerre. Un de ses résultats utiles sera, sans doute, que cette guerre tuera l’opportunisme comme l’anarchisme.
Sans renoncer en aucun cas et sous aucun prétexte à utiliser la plus minime possibilité légale pour organiser les masses et diffuser le socialisme, les partis social-démocrates doivent rompre avec le servilisme devant la légalité. « Tirez les premiers, messieurs les bourgeois », écrivait Engels, en faisant justement allusion à la guerre civile et à la nécessité pour nous de violer la légalité après que celle-ci l’aura été par la bourgeoisie. La crise a montré que la bourgeoisie l’enfreint dans tous les pays même les plus libres, et qu’il est impossible de mener les masses à la révolution, sans constituer une organisation illégale pour préconiser, discuter, apprécier et préparer les moyens de lutte révolutionnaires. En Allemagne, par exemple, tout ce que les socialistes font d’honnête, se fait contre l’odieux opportunisme et le « kautskisme » hypocrite, cela d’une manière illégale. En Angleterre on envoie au bagne pour impression d’appels invitant à refuser le service militaire,
Considérer comme compatible avec l’appartenance au parti social-démocrate, la négation des procédés illégaux de propagande et les railler dans la presse légale, c’est trahir le socialisme.
DE LA DÉFAITE DE « SON » GOUVERNEMENT DANS
LA GUERRE IMPÉRIALISTE
Les partisans de la victoire de leur gouvernement dans la guerre actuelle, de même que les partisans du mot d’ordre « ni victoire ni défaite », se placent à titre égal sur le terrain du social-chauvinisme. Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut pas ne pas souhaiter la défaite de son gouvernement ; elle ne peut manquer de voir le lien entre ses échecs militaires et la facilité pour le renverser. Seul le bourgeois qui croit que la guerre engagée par les gouvernements finira de toute nécessité comme une guerre entre gouvernements, et qui en exprime le souhait, trouve « ridicule » ou « absurde » l’idée que les socialistes de tous les pays belligérants affirment leur souhait de défaite à tous « leurs » gouvernements. Au contraire, pareille déclaration correspondrait aux idées intimes de tout ouvrier conscient et rentrerait dans le cadre de notre activité visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile.
Il est hors de doute qu’un travail d’agitation sérieux contre la guerre d’une partie des socialistes anglais, allemands et russes « affaiblissait la puissance militaire » des gouvernements respectifs, mais cette agitation était un mérite pour les socialistes. Ceux-ci doivent expliquer aux masses qu’il n’est point de salut pour eux hors le renversement révolutionnaire de « leurs » gouvernements, et que les difficultés de ces gouvernements dans la guerre actuelle doivent être exploitées précisément à cette fin.
DU PACIFISME ET DU MOT D’ORDRE DE PAIX
L’état d’esprit des masses en faveur de la paix exprime souvent le début d’une protestation, d’une effervescence et de la conscience qu’elles ont de la nature réactionnaire de la guerre. Profiter de cet état d’esprit est le devoir de tous les social-démocrates. Ils prendront la part la plus énergique à tout mouvement et à toute manifestation sur ce terrain, mais ils ne tromperont pas le peuple en admettant l’idée que, en l’absence d’un mouvement révolutionnaire, la paix devient possible sans annexions, sans oppression des nations, sans pillage, sans le germe de nouvelles guerres entre les gouvernements actuels et les classes dirigeantes. Tromper ainsi le peuple ferait purement et simplement le jeu de la diplomatie secrète des gouvernements belligérants et de leurs plans contre-révolutionnaires. Quiconque désire une paix solide et démocratique, doit s’affirmer pour la guerre civile contre les gouvernements et la bourgeoisie.
DU DROIT DES NATIONS À DISPOSER
D’ELLES-MÊMES
La mystification du peuple la plus largement pratiquée par la bourgeoisie dans cette guerre, est qu’elle camoufle ses fins de brigandage derrière l’idée de « libération nationale ». Les Anglais promettent la liberté à la Belgique ; les Allemands à la Pologne, etc. En réalité, nous l’avons bien vu, c’est une guerre des oppresseurs de la majorité des nations du monde pour consolider et étendre cette oppression.
Les socialistes ne peuvent atteindre leur grand but, sans lutter contre toute oppression des nations. Aussi doivent-ils exiger absolument que les partis social-démocrates des pays qui oppriment (dits les « grandes » puissances, en particulier) reconnaissent et défendent le droit des nations opprimées à disposer d’elles-mêmes, précisément dans l’acception politique du mot, c’est-à-dire le droit à la séparation politique. Le socialiste d’une nation impérialiste ou possédant des colonies, qui ne défendrait pas ce droit, est un chauvin.
La défense de ce droit, loin d’encourager la formation de petits États, mène au contraire à former plus librement, sans nulle crainte et, par suite, d’une façon plus large et plus vaste, de grands États et alliances entre États, plus avantageux pour les masses et qui correspondent mieux au développement économique.
Les socialistes des nations opprimées, à leur tour, doivent lutter absolument pour l’unité complète (y compris organique) des ouvriers des nationalités opprimées et oppressives. L’idée de la séparation juridique d’une nation d’avec l’autre (ce qu’on appelle « autonomie culturelle-nationale » de Bauer et Renner) est une idée réactionnaire.
L’impérialisme est une époque d’oppression progressive des nations du monde entier par une poignée de « grandes » puissances ; aussi la lutte pour la révolution internationale socialiste contre l’impérialisme est impossible sans la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. « Un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre » (Marx et Engels). Ne peut être socialiste un prolétariat qui prend son parti de la moindre violence exercée par « sa » nation sur d’autres nations.
4. Le congrès de Bâle de la IIe Internationale se tint du 24 au 25 novembre 1912. Il fut convoqué comme congrès extraordinaire en relation avec la guerre dans les Balkans et l’imminence de la guerre européenne. Le congrès adopte un manifeste dans lequel il souligne l’essence impérialiste de la future guerre mondiale, et appelle les socialistes de tous les pays à une lutte active contre la guerre. (Sur le manifeste de Bâle voir aussi Lénine ; La faillite de la IIe Internationale, Œuvres, 4e édition, t. 21, pp. 184-193.). — 15
5. Le congrès de Stuttgart de la IIe Internationale eut lieu du 18 au 24 août 1907. Le P.O.S.D.R. y était représenté par 37 délégués. Du côté des bolchéviks, assistaient Lénine, Lounatcharski, Litvinov et d’autres.
Les travaux essentiels du congrès se sont poursuivis dans les commissions, où des projets de résolutions sont rédigés en vue des séances plénières. Lénine prit part aux travaux de la commission chargée de préparer une résolution sur le militarisme et les conflits internationaux. Avec Rosa Luxembourg, Lénine apporte dans le projet de résolution de Bebel un amendement historique disant que les socialistes ont le devoir d’utiliser la crise due à la guerre pour alerter les masses et renverser le capitalisme. L’amendement est adopté par le congrès. (Sur le congrès voir les articles de Lénine « Le congrès socialiste international à Stuttgart », Œuvres, 4e éd., t. 13, pp. 59-65 ; 66-77.) — 19.
6. Le 4 août 1914 la fraction social-démocrate du Reichstag votait en faveur des crédits militaires au gouvernement de Guillaume II, en faveur du soutien de la guerre impérialiste. Les chefs de la social-démocratie allemande ayant trahi la classe ouvrière, passèrent sur les positions du social-chauvinisme et de la défense de leur bourgeoisie impérialiste. — 19.
7. Voir p. 45 de la présente édition. — 20.
8. Brentanisme, doctrine réformiste bourgeoise « reconnaissant l’ « école du capitalisme », mais rejetant l’école de la lutte révolutionnaire de classe » (Lénine). L. Brentano, économiste bourgeois allemand, partisan de ce qu’on appelle le « socialisme d’État », a essayé de démontrer que l’égalité sociale était réalisable dans le cadre du capitalisme au moyen de réformes et en conciliant les intérêts des capitalistes et des ouvriers. Sous le manteau d’une phraséologie marxiste, Brentano et ses partisans ont voulu subordonner le mouvement ouvrier aux intérêts de la bourgeoisie. — 20.
9. Nacha Zaria, revue légale mensuelle des menchéviks-liquidateurs. Parut en 1910-1914, à Pétersbourg. C’est autour de Nacha Zaria que s’est formé le centre des liquidateurs en Russie. — 21.